Couverture de RECO_716

Article de revue

De l’analyse économique aux politiques publiques en économie de l’éducation

Pages 943 à 961

Notes

  • [1]
    L’expérience du test de la guimauve est éloquente à cet égard : https://www.youtube.com/watch?v=cwyAYplxLng&feature=youtu.be.
  • [2]
    Le modèle de Mincer a été utilisé des centaines de fois sous diverses formes. Certaines de ses limites ont été discutées par Heckman, Lochner et Todd [2003].
  • [3]
    Le modèle a été estimé par les moindres carrés généralisés dans le contexte de données non cylindrées.
  • [4]
    Statistique Canada, entre avril et juin 1991, a mené une vaste enquête auprès d’un échantillon aléatoire stratifié de 18 000 jeunes sortants, « persévérants » ou diplômés. De nombreuses questions ont été posées sur les caractéristiques familiales, la performance à l’école, les habitudes de vie, les interactions sociales ainsi que les activités sur le marché du travail.
  • [5]
    Ce type de fonction à maximiser représente un défi de calculs numériques et sans l’apport inestimable de notre collègue et ami Marcel Dagenais, un éminent économètre, cet exercice n’aurait pu être réalisé. Marcel Dagenais est décédé avant que cet article soit rédigé.
  • [6]
    « Income-Share Agreement Are a Novel Way to Pay Tuition Fees », The Economist, 19 juillet 2018.
  • [7]
    Une exception importante est l’étude de Duru et Mingat [1979]. Il convient aussi de souligner l’étude qui porte sur les données marocaines de Montmarquette, Mourji et Mahseredjian [1998]. À partir d’une enquête réalisée auprès des élèves de terminale de cinq lycées de Casablanca, l’article analyse le comportement de ces jeunes en matière de décision de poursuivre ou non des études universitaires et les préférences annoncées pour les disciplines existantes. L’article met en relief les motivations et les contraintes à l’origine des préférences et le rôle de l’information et des signaux émis par le marché du travail. Les résultats économétriques montrent que les élèves optent pour des disciplines qui leur garantissent le plus de chances de trouver un emploi et dans lesquelles ils ont une forte possibilité de réussir.
  • [8]
    Une restriction bien connue du modèle mixte Multinomial Logit est l’indépendance des alternatives non consistantes, qui ignore la possibilité de changer de discipline (IIA, independance of irrelevant alternatives). Pour éviter cette restriction, nous avons utilisé le modèle de valeur extrême hétéroscédastique (HEV) développé par Bhat [1995] et le modèle Multinomial Probit (MNP). Les résultats obtenus sont pour l’essentiel les mêmes que ceux du modèle mixte Multinomial Logit.
  • [9]
    Par exemple, Boudarbat et Montmarquette [2009] analysent des déterminants du domaine d’études choisi par les étudiants des universités canadiennes. Les auteurs construisent une variable de revenus anticipés en fonction de la probabilité qu’un étudiant puisse trouver un emploi qui correspond à ses études dans chaque domaine. Les résultats obtenus montrent que la variable qui a trait aux revenus anticipés est déterminante dans la décision des étudiants. Toutefois, il y a des différences significatives quant à l’impact de cette variable selon le sexe. Les femmes sont, en général, moins sensibles aux variations de revenu que les hommes. De plus, nous trouvons que des variations de revenu substantielles seraient nécessaires pour attirer certains étudiants (les femmes, par exemple) vers les domaines d’études qu’ils sont moins susceptibles de choisir. Nos résultats montrent également qu’il y a un rapport important entre le niveau de scolarité des parents et le choix de leurs enfants, mais que ce lien est fonction du sexe du parent et de l’enfant. Enfin, nous concluons que le choix du domaine d’études est faiblement lié à l’obtention d’un prêt étudiant.

Introduction et motivation

1À l’âge de 76 ans, avoir la chance et l’honneur de donner une conférence inaugurale dans le cadre des Journées de microéconomie appliquée permet une intéressante rétrospective sur sa carrière et offre l’occasion de mieux saisir, en toute humilité, ce que signifient certaines de ses contributions.

2Mes recherches sont le produit de deux éléments qui ont marqué non seulement mon cheminement de carrière en éducation et en capital humain, mais aussi l’ensemble de mes travaux. Ces éléments sont liés à ma volonté de trouver des réponses à des questions qui m’interpellent et à ma connaissance de multiples modèles économétriques cherchant des thèmes appliqués.

3J’ai abandonné l’école à 16 ans, sans diplôme du secondaire. Je suis retourné aux études à 19 ans. Ce vécu a sûrement alimenté mon intérêt pour le domaine de l’éducation. J’étais animé de cette volonté de mieux comprendre les éléments économiques liés à l’éducation et à l’investissement en capital humain.

4Cette présentation porte sur plusieurs décennies de recherche et couvre plusieurs sujets. L’idée est d’illustrer une démarche qui consiste à poser des questions pertinentes et de trouver des réponses rigoureuses qui débouchent sur des considérations en matière de politiques économiques dans le domaine de l’éducation et du capital humain. Dans ce sens, je crois bien rejoindre l’esprit des Journées de microéconomie appliquée. Sans actualiser tous les sujets discutés, j’indiquerai la direction dans laquelle les études récentes s’orientent pour plusieurs des thèmes abordés.

5À quelques exceptions près, mes recherches sont le fruit de collaborations avec plusieurs collègues, notamment l’un des fondateurs des Journées de microéconomie appliquée, Louis Lévy-Garboua, et Fouzi Mourji, notre hôte de la 36e édition.

6Il est facile de motiver ce sujet de conférence. Le concept du capital humain, fortement lié aux travaux de Gary S. Becker, a marqué un moment décisif dans l’histoire des concepts et des idées en sciences économiques. L’investissement en éducation tant social que privé est l’un des éléments fondamentaux du capital humain. L’éducation se trouve au cœur de l’affranchissement des individus à l’égard de la servitude. Elle est porteuse de croissance économique et représente un outil d’égalisation des chances pour tous.

7Après cette brève introduction, nous abordons une série de thèmes généralement couverts en économie de l’éducation, et nous présentons ensuite une conclusion et des suggestions de recherche.

Principaux thèmes étudiés en économie de l’éducation

Préférence pour le présent ou pour l’investissement

8Pour investir en capital humain ou autre, il n’y a pas de doute que le coût d’opportunité, excluant toute forme d’incertitude, consiste à renoncer à une forme de gratification ou de consommation immédiate [1]. Dans sa forme la plus simple, le modèle de Mincer d’acquisition de capital humain compare deux individus identiques, sauf quant à leur préférence pour le présent.

9La figure 1 illustre cette version simplifiée du modèle.

Figure 1

Modèle de Mincer de base

Figure 1

Modèle de Mincer de base

10La ligne horizontale en continu représente le revenu d’un individu qui n’investit pas dans le capital humain au cours de sa vie active. La ligne continue qui se déplace au point S est le revenu d’un individu qui investit S années en éducation. À l’équilibre, les deux surfaces sont les mêmes et le rendement de l’éducation correspond au taux de préférence temporel qui égalise les deux revenus sur le cycle de vie des individus identiques, par ailleurs.

11Dans ce modèle, pour une période donnée, on observe une distribution inégale des revenus qui ne signifie évidemment rien. Au début des années 1970, j’étais étudiant en doctorat à l’Université de Chicago et Gary S. Becker avait accepté de diriger ma thèse. L’idée était d’appliquer le modèle de Mincer aux données canadiennes, en distinguant cependant revenus bruts et revenus après impôts. N’ayant pu obtenir les données individuelles canadiennes nécessaires, j’ai dû abandonner ce projet, qui s’est retrouvé dans une note théorique publiée dans le Journal of Political Economy (Montmarquette [1974]). Les résultats sont clairs : le modèle de Mincer, dans sa variante « scolarisation sans différences de capacité ou de qualité entre les individus », implique que les revenus nets demeurent inchangés, quelle que soit la structure d’imposition (progressive, proportionnelle ou régressive) [2]. Comme l’illustre la figure 1, l’ajustement se fait par les revenus bruts (lignes pointillées associées à un système progressif d’imposition). Bref, dans sa forme la plus simple, le modèle de Mincer souligne que les inégalités de revenus résultent de décisions volontaires et que la progressivité fiscale ne se justifie pas comme mesure de compensation. Si l’investissement en capital humain est souvent reconnu comme un outil privilégié pour réduire les inégalités de revenus, c’est que les individus diffèrent en qualité, que leurs rendements, donc, diffèrent eux aussi, et peut-être, dans une plus large mesure encore, que la chance ne touche pas toutes les personnes de la même façon. La partie non explicable de la distribution des revenus demeure importante.

Résultats scolaires

12La question des préférences temporelles, qui pourrait aussi signifier une volonté d’investir, ne se pose pas de façon significative avant la fin des études secondaires, alors qu’une grande majorité de pays démocratiques ont légiféré sur un âge moyen obligatoire de 16 ans pour demeurer à l’école.

13Au niveau des études primaires et secondaires, les questions des déterminants des résultats scolaires, des interventions scolaires, de la persévérance et de l’abandon sont importantes.

14Avec un échantillon de 872 élèves de première année élémentaire de la Commission scolaire francophone de Montréal, nous avons examiné à l’aide de trois formes fonctionnelles – linéaire, Logit et inverse power transformation (IPT) – les déterminants des résultats d’un test standardisé de mathématiques (Montmarquette et Mahseredjian [1985]).

15L’IPT étant identifiée comme la meilleure forme fonctionnelle pour expliquer les données, nous avons noté des différences substantielles pour plusieurs variables statistiquement significatives : notamment, le QI de l’élève et les variables de la mère sur le plan de l’éducation présentent des élasticités ponctuelles plus élevées quand on les associe à la spécification IPT plutôt qu’à la fonction linéaire. Un cas particulièrement intéressant concerne la variable « Taille de la classe », qui montre une élasticité au point d’inflexion (le point d’inflexion avec l’IPT est de 68 %, très près de la valeur moyenne obtenue au test de mathématique) beaucoup plus grande (en termes absolus) avec la fonction IPT.

Figure 2

Distribution des notes scolaires (illustration)

Figure 2

Distribution des notes scolaires (illustration)

16Il convient aussi de noter qu’avec une forme en S pour expliquer les notes scolaires, il est plus difficile de faire progresser les élèves très faibles et les élèves très forts que ceux qui se situent autour du point d’inflexion. Cette observation pourrait inciter à la ségrégation des classes, les moins doués étant mieux entourés et les plus doués étant plongés dans un programme plus exigeant. Cela demeure également un débat d’une grande actualité sur l’effet des pairs (voir la recension de la littérature théorique et empirique sur la question d’Epple et Romano [2011]) et l’influence de la taille des classes sur la réussite scolaire. L’étude de Connolly et Haeck [2018] souligne l’efficacité des petites classes en milieux défavorisés.

17Avec Sophie Mahseredjian, dans un article publié dans Journal of Applied Econometrics [1989], nous avons constaté que malgré plusieurs variables sur les caractéristiques et les variables socio-économiques des élèves, sur leur milieu familial et scolaire, les résultats des régressions permettent d’expliquer moins de 30 % des résultats scolaires aux tests standardisés de français et de mathématiques d’un échantillon de plus de 500 élèves de la première et de la quatrième année de l’élémentaire du secteur francophone de Montréal. Nous avons cherché à répondre à la question suivante : d’où pourraient provenir les variables latentes (non observées) qu’il serait important de recueillir pour mieux expliquer les résultats scolaires de ces élèves ?

18L’équation estimée est la suivante :

20Avec, comme terme aléatoire μijk = vi + eij + εijk ; yijk est le résultat scolaire au test de l’élève i dans la classe j de l’école k ; xijkm concerne 20 variables explicatives (plus une constante) dans les équations estimées.

21Dans cette étude, nous profitons de la structure des données pour diviser l’aléa en trois composantes que nous pouvons associer à un effet-classe, un effet-école et un effet résiduel que nous associons aux caractéristiques non observées des élèves et de leur milieu socio-économique et familial. La structure de la covariance du terme aléatoire s’exprime comme suit :

23Utilisant la technique de Fuller et Battese [1973] que nous avons adaptée pour des données non cylindrées [3], l’emboîtement de la variable aléatoire permet d’expliquer le pourcentage de la variance non expliquée par les sous-groupes des variables inobservables. Répartis sur 70 %, par exemple, l’effet-classe est négligeable, l’effet-école est en moyenne de 2 %, et la véritable explication proviendrait des variables socio-économiques et personnelles non observées. Bref, du milieu familial.

24De façon générale, il faut reconnaître, comme l’ont souligné Larré et Plassard [2013] dans une recension de la littérature, que l’analyse économique des facteurs de performance scolaire reste très dispersée et incomplète.

Persévérance scolaire

25Dans Montmarquette, Viennot-Briot et Dagenais [2007], nous avons examiné les déterminants de l’abandon scolaire d’élèves canadiens du niveau secondaire [4]. Le modèle économétrique suppose l’existence (non directement observée) de préférences hétérogènes quant à la volonté de poursuivre ou non des études : pour les uns, la priorité est d’entrer sur le marché du travail et non les études, et pour les autres, c’est l’inverse.

26Pour l’étudiant i du secondaire désireux d’entrer sur le marché du travail, la priorité est d’expérimenter ce marché pendant ses études. L’équation 1 décrit son utilité de travailler (variable latente) pendant ses études comme fonction d’un ensemble de variables exogènes xi :

28Les variables observées de cette variable latente retiennent quatre catégories croissantes d’heures travaillées pendant les études. Le terme d’erreur μi suit une fonction normale standardisée qui génère un Probit ordonné.

29Cet étudiant tire également une utilité de l’étude qui est fonction d’heures travaillées contre rémunération et de variables exogènes zi. Nous avons retenu trois niveaux croissants de notes scolaires comme variable observée de la variable latente G*i :

31Aj = 1 si W = j, autrement Aj = 0. Le terme d’erreur vi suit une fonction normale standardisée qui génère un Probit ordonné.

32Enfin, une troisième équation a trait à l’utilité, pour cet étudiant, de décrocher :

34wi est un ensemble de variables exogènes. Aj = 1 si W = j, autrement Aj = 0 ; Mk = 1 si G = k, autrement Mk = 1. ηi est une variable aléatoire normale standardisée conduisant à un Probit binaire.

35Pour l’étudiant qui manifeste une préférence pour les études, les équations suivantes s’appliquent.

37Nous reprenons les trois niveaux de notes scolaires observées. Les variables yi sont exogènes et le terme d’erreur εi suit une fonction normale standardisée qui génère un Probit ordonné.

39L’équation 5 décrit l’utilité, pour ce type d’étudiant, de travailler en fonction de variables exogènes t et des trois catégories de notes scolaires observées. Le terme d’erreur ϑi suit une fonction normale standardisée conduisant à un Probit ordonné.

40L’équation 6 a trait à l’utilité d’abandonner pour l’étudiant qui a une préférence pour les études. Cette équation est analogue à l’équation 3 :

42Le type auquel appartient l’étudiant i n’est pas observable, mais on peut présumer des déterminants des types retenus. Considérons l’équation 7 :

44P*i est une variable non observable pour l’économètre. Elle représente la préférence de l’étudiant i pour les études ou le travail. si est un ensemble de variables exogènes comme le sexe, la fréquentation d’une école publique ou privée, l’éducation des parents, etc. Le terme d’erreur ωi suit une fonction normale standardisée, de sorte que la probabilité que l’étudiant i soit du type préférant les études au travail P*i > 0i est l’intégrale de equation im12. Pour le type qui préfère le travail, cette probabilité est equation im13. Nous supposons que pour chaque type, les termes d’erreurs de leurs équations sont corrélés et le sont aussi avec le terme d’erreur de l’équation de préférence. En considérant l’ensemble des équations, nous obtenons une fonction de vraisemblance de 48 éléments dont plusieurs supportent une fonction de densité normale standardisée quadrivariée (quatre dimensions) [5].

45Pour ce qui est de la fonction de préférence, nous avons trouvé que les filles plus que les garçons préfèrent les études au travail. La probabilité que cette préférence se manifeste augmente significativement chez ceux et celles qui fréquentent une école privée et dont les parents ont terminé des études postsecondaires. Les résultats de l’estimation montrent que travailler moins de quinze heures par semaine à l’extérieur de l’école n’est pas nécessairement préjudiciable à la réussite scolaire. Au-delà de trente heures, la probabilité d’abandonner augmente considérablement. L’âge légal pour accéder au marché du travail s’est révélé un facteur important dans la décision d’abandonner. Puisque les études secondaires prennent fin vers l’âge de 17 ou 18 ans, il est surprenant que l’âge de la scolarité obligatoire, établie à l’époque à 16 ans au Canada, n’ait pas été modifié en conséquence. Nous avons également observé que pour nombre de jeunes, le niveau du salaire minimum influe sur la décision d’abandonner leurs études. Pour réduire les taux d’abandon, il serait préférable d’instituer deux taux de salaire minimum, avec un niveau plus bas pour les jeunes de 17 ans. La province de l’Ontario applique cette politique, mais non le Québec, qui continue de faire face à des taux d’abandon scolaire très élevés chez les garçons.

46Plusieurs recherches ont étudié l’effet du contexte institutionnel, comme l’âge légal pour travailler et le salaire minimum, sur l’abandon scolaire. Notons, en particulier, l’analyse comparative des pays de l’Union européenne sur ces questions réalisée par De Witte et al. [2013]. De plus, Neyt et al. [2019] ont analysé les résultats de nombreuses études touchant le travail pendant les études et son effet sur l’éducation des jeunes, et concluent que travailler semble avoir un effet plus défavorable sur la décision de poursuivre ses études que sur les performances scolaires.

Investir dans les études postsecondaires

47Au milieu des années 1990, je me suis intéressé aux données expérimentales. Avec Cathleen Johnson, une formidable expérimentaliste, nous avons œuvré dans le domaine de l’investissement en capital humain, en particulier sur les déterminants et les obstacles à l’investissement dans les études postsecondaires. Entre 2000 et 2008, nous avons réalisé une série d’études sur le terrain (field experiments) au Canada auprès de différentes populations d’adolescents et d’adultes. Pour étudier cette question, nous avons combiné enquêtes et expériences comportementales.

48Sur le plan expérimental, les éléments de base consistaient à proposer aux participants de choisir entre un montant d’argent comptant et diverses bourses (ou prêts) d’études. Les montants étaient toujours substantiels. Par exemple, 50, 100 ou 200 dollars, contre une bourse de 1 000 dollars. En optant pour la bourse d’études (accordée sur présentation d’une preuve d’inscription dans un établissement d’enseignement), le participant renonçait à recevoir une somme d’argent qui lui était promise pour la semaine suivante. Par exemple, comme l’illustre la figure 3, en optant pour le choix B, soit une bourse de 1 000 dollars, le participant renonçait à recevoir 25 dollars. En d’autres termes, ce choix faisait en sorte que le coût d’opportunité de choisir un dollar de bourse était de 2,5 cents.

Figure 3

Choix éducationnels

Figure 3

Choix éducationnels

49D’autres choix visaient à déterminer si le participant préférait accepter maintenant un montant donné ou attendre plusieurs semaines et bénéficier de taux de rendement de 10 à 200 %. Divers choix de loteries leur étaient également proposés pour éliciter leur attitude à l’égard du risque. Les participants étaient informés qu’un seul de ces choix serait tiré au hasard et que leur rémunération dépendrait de ce choix. De toutes les variables possibles, y compris diverses variables personnelles – dont leur niveau de numératie – et des variables socio-économiques et attitudinales (sentiment de contrôle, crainte de ne pas réussir, niveau de connaissance de l’éducation et du marché du travail, etc.), la variable déterminante et fortement robuste qui les porte à renoncer à l’argent comptant et à choisir une bourse d’études est leur préférence ou non pour l’investissement dans le capital humain, qui les amènera à choisir le futur plutôt que le présent. On revient ici à l’importance relative de la préférence temporelle discutée au début de cette présentation. Dans le document de travail intitulé « Fostering Adult Education : A Laboratory Experiment on the Efficient Use of Loans, Grants, and Saving Incentives » (Johnson, Montmarquette et Eckel [2003]), nous avons pu prouver qu’influencer les adultes pour qu’ils retournent aux études est très difficile : même dans les conditions les plus généreuses (bourse de 1 000 $ pour des études à temps partiel au lieu de 50 $ en espèces), 41 % des participants n’ont pas choisi l’éducation ! Il existe plusieurs obstacles à franchir pour réintégrer le système éducatif, notamment un faible taux de numératie. Par ailleurs, nous constatons que les jeunes adultes peuvent être influencés par des informations plus complètes sur les liens entre le marché du travail et l’éducation (meilleur salaire, plus grande probabilité de trouver un emploi) lorsqu’ils choisissent les études ou une formation. Bref, une politique d’éducation et de meilleure formation des adultes comporte certaines limites. Il y aurait une période optimale pour réaliser des études et l’investissement gouvernemental en éducation, si l’on en croit cette étude, doit se concentrer sur les jeunes.

50Dans Eckel, Johnson et Montmarquette [2013], nous avons trouvé que chez les travailleurs les plus pauvres, l’aversion à l’égard du risque réduit leur intérêt pour un retour aux études. Ici, le risque de ne pas réussir dans un environnement que les adultes ne connaissent plus, soit le système éducatif par rapport à leur connaissance du marché du travail, s’est avéré un frein important.

51Johnson et Montmarquette [2015] ont mobilisé essentiellement la même approche méthodologique que dans les études précédentes et ont émis l’hypothèse d’une aversion qu’éprouvent les finissants du secondaire (high school) ou l’équivalent au Québec (première année de cégep) à l’idée de devoir emprunter pour poursuivre des études postsecondaires. Spécifiquement, nous nous sommes intéressés aux questions suivantes : l’aversion pour l’emprunt existe-t-elle ? Comment cela influence-t-il la décision d’investir ? Qui est particulièrement touché ? Certains types d’incitations financières seraient-ils plus efficaces que d’autres ? Notre étude expérimentale sur le terrain portait sur 1 248 élèves canadiens du secondaire et montre que plusieurs facteurs influencent la décision des étudiants au moment de choisir un emprunt ou d’accepter une bourse pour financer leurs études.

52L’étude comporte des décisions expérimentales payées entre 25 et 700 $ en espèces et entre 500 à 4 000 $ pour financer leurs études, évaluer leur niveau de numératie et obtenir les résultats d’une enquête auprès d’étudiants et d’un sondage téléphonique mené auprès de parents. L’échantillon cible comprend les élèves à risque du secondaire, c’est-à-dire des jeunes qui proviennent d’un milieu socio-économique faible et qui sont issus des Premières Nations, et les étudiants de première génération, dont les parents et les membres de la fratrie n’ont pas fait d’études postsecondaires. Les décisions binaires rémunérées impliquant de choisir entre des dollars et divers types d’aide financière nous ont permis de générer un coût par dollar du financement de l’éducation (bourses, prêts, mélanges de prêts et de bourses). Les coûts pour les bourses et pour les prêts se chevauchent suffisamment pour permettre de distinguer l’existence d’une aversion à tout emprunt pour effectuer des études. Les participants ont été légèrement influencés par la forme de financement (subvention ou prêt), mais aucune preuve d’aversion pour les prêts n’a été décelée. Notre étude renforce les résultats de Carneiro et Heckman [2002] et de Cameron et Taber [2004], qui minimisent l’impact des contraintes financières sur les choix en matière d’éducation. Cependant, certains groupes montraient des probabilités non négligeables de comportement pour éviter de contracter une dette.

53Si la demande en matière d’éducation est vue comme une demande d’investissement dans le capital humain, alors le prix à payer est le principal facteur pour prédire le comportement des personnes. Dans la figure 4, nous avons tracé la demande prévue pour chaque type de prêt ou d’aide à partir d’un modèle économétrique qui explique quels sont les déterminants (dont 40 variables de caractéristiques individuelles ou de groupe ; toutes les variables explicatives, sauf le prix, ont été prises à leurs valeurs moyennes) du choix de l’option d’accepter une forme de subvention en éducation plutôt qu’un montant en argent comptant.

Figure 4

La demande en matière d’éducation

Figure 4

La demande en matière d’éducation

Source : Johnson et Montmarquette [2015].

54Nos résultats montrent qu’après la variable « Prix à payer », la volonté d’épargner (préférence pour le futur) est le second facteur le plus important pour expliquer la demande de subventions destinées à l’éducation. En fait, la régression avec seulement deux variables – le prix et la volonté d’épargner (et une constante) – donne un R2 global de 0,3077. En ajoutant 40 variables de caractéristiques individuelles ou de groupe au modèle parcimonieux, nous augmentons le R2 global à 0,3936. La principale conclusion de cette étude est la suivante : puisque le prix a tellement d’importance pour expliquer la demande de subventions destinées à l’éducation, un outil politique évident pour attirer plus d’étudiants vers les études postsecondaires consiste à réduire le coût des prêts étudiants. Les prêts peuvent être subventionnés – comme nous l’avons fait dans cette étude – en les jumelant à des subventions. Le remboursement des prêts pourrait être en partie annulé selon la performance, par exemple, lorsque l’étudiant réussit son cursus à l’intérieur d’une période donnée. En complément, afin de réduire « le prix net de l’éducation », une stratégie consisterait à renforcer la « volonté de payer » pour l’éducation. Une série de politiques déjà en place œuvrent dans ce sens. La correction des perceptions erronées au sujet des avantages de l’éducation en général – en soulignant la stabilité d’emploi qu’offre un diplôme d’études supérieures – et l’augmentation des occasions offertes aux diplômés universitaires sont comprises dans le matériel promotionnel des études postsecondaires. Les avantages de l’enseignement postsecondaire et universitaire se trouvent dans tous les domaines, pour les apprenants jeunes et moins jeunes, et pour tous les groupes raciaux et ethniques. La volonté d’épargner ou d’investir est une caractéristique individuelle qui augmente la volonté de payer pour s’instruire. Développer ce type de comportement en général est une question complexe. Sous plusieurs juridictions fiscales, il existe des incitatifs pour amener les parents ou un tiers à créer des fonds d’études pour les jeunes. Dans le cadre d’un comité ministériel québécois que j’ai présidé, nous avons soutenu l’approche d’un remboursement inversement proportionnel au revenu pour les étudiants (RPR) qui emprunteraient au gouvernement pour financer leurs études postsecondaires (Montmarquette [2006]). L’idée est de réduire le risque associé à ces études en assurant à l’étudiant qu’il n’aura à rembourser que ce qu’il lui sera possible de faire en fonction des revenus qu’il percevra à l’issue de ses études. Cette politique serait particulièrement attrayante pour les jeunes des milieux défavorisés. Dans ce type d’approche, le diable est dans les détails, mais nous disposons de tous les moyens technologiques pour tenir compte des situations familiales, personnelles ou autres. Depuis peu, des universités américaines collaborent avec le secteur privé pour financer une partie des études des jeunes à l’aide d’une entente sur le partage des revenus futurs (income-share agreement) [6]. La flexibilité de cette entente permet à l’étudiant de rembourser ce qu’il peut grâce à son revenu tout en assurant un rendement raisonnable aux prêteurs privés.

55Utilisant les données de notre expérience, Belzil, Maurel et Sidibé [2017] ont montré que la plupart des participants sont prêts à payer une prime d’intérêt nettement supérieure au taux en vigueur sur le marché pour pouvoir contracter un prêt. Selon les auteurs, le consentement à payer pour obtenir de l’aide financière est très hétérogène parmi les étudiants.

Inégalités sociales en matière de choix éducatifs

56L’étude précédente n’invalide cependant pas l’existence d’inégalités sociales largement observées dans l’investissement en éducation. Pour comprendre ces inégalités, Boudon [1973] a proposé un type d’explication qui diffère des contraintes financières. Ce sociologue et d’autres confrères invoquent les différences initiales dans les niveaux d’aspiration. Cette explication a tardé à intéresser les économistes, la notion d’aspiration étant a priori quelque peu étrangère à la notion de préférence. Page [2005] a toutefois montré que l’impact des niveaux d’aspiration sur les résultats éducatifs peut être modélisé avec la notion de point de référence à partir de la théorie de la prospective de Kahneman et Tversky [1979].

57Page, Lévy-Garboua et Montmarquette [2007] ont mené une expérience en laboratoire pour tester cette idée. Dans le cadre de notre expérience, nous avons alors reproduit les caractéristiques pertinentes des choix éducatifs des modèles d’investissement en capital humain, soit l’investissement à la fois de temps et d’argent nécessaire pour effectuer des tâches laborieuses de formation en vue d’obtenir des récompenses monétaires. Les tâches de cette expérience consistent à résoudre des anagrammes qui ont un niveau de difficulté varié et qui sont regroupées par étape (15 étapes réparties sur trois groupes), ce qui nécessite un minimum de succès pour passer à l’étape suivante. En outre, deux fois au cours de l’expérience (aux étapes 9 et 12), les participants peuvent choisir de s’arrêter et de toucher le gain accumulé ou de continuer et d’avoir une chance de gagner davantage. Le choix de poursuivre est cependant coûteux et le résultat de cet investissement est incertain, car tout dépend du succès de l’individu dans les dernières étapes de l’expérience. Dans un cadre expérimental, il est évidemment impossible de reproduire toutes les caractéristiques d’un choix éducatif qui comporte des enjeux importants et qui a des conséquences à long terme. Expliquer ces inégalités sociales en utilisant des différences sur le plan des niveaux d’aspiration ne dépend cependant pas de la taille des enjeux ou de la dimension temporelle du choix. Notre expérience vise donc à reproduire un type de situations simples où les niveaux d’aspiration ont été proposés et à évaluer l’impact prévu des différences de niveaux d’aspiration sur les choix éducatifs. L’expérience comporte deux traitements, comme l’indique le tableau 1. Dans le cas de l’un des traitements, les résultats sont affichés sous forme de gains, encadrant un point de référence bas sans dotation initiale. Dans l’autre cas, les résultats sont présentés sous forme de pertes, encadrant un point de référence élevé de 35 $.

Tableau 1

Encadrement des paiements pour les deux traitements

Dotation initialeÉtape réussie
Aucune123
Traitement « Gains »Aucune2 $10 $20 $35 $
Traitement « Pertes »35 $– 33 $– 25 $– 15 $0 $

Encadrement des paiements pour les deux traitements

Source : Page, Lévy-Garboua et Montmarquette [2007].

58À la fin des étapes 1 et 2, les participants qui ont réussi à solutionner au moins les deux tiers des anagrammes peuvent choisir de continuer ou de s’arrêter. Continuer comporte un coût qui représente le coût d’opportunité et les frais engagés pour s’instruire.

59La figure ci-après présente l’arbre de décision.

Figure 5

Arbre de décision

Figure 5

Arbre de décision

Source : Page, Lévy-Garboua et Montmarquette [2007].

60Selon la théorie de la prospective, cadrer les résultats monétaires en pertes devrait avoir deux effets : 1) les participants seraient plus enclins à choisir de continuer aux étapes 9 et 12 ; 2) les participants doivent déployer plus d’efforts pour accomplir la tâche.

61Cette situation peut être facilement comprise en termes de choix éducatifs réels. Par exemple, imaginez deux personnes ayant des antécédents sociaux différents. Émilie est issue d’un milieu social pauvre et ses parents sont peu scolarisés, tandis qu’Émile est issu d’un milieu social élevé et a des parents qui ont un niveau de scolarité très élevé. Si le milieu social et le niveau d’éducation des parents agissent comme point de référence, Émilie et Émile auront alors des aspirations éducatives différentes. Pour Émilie, tout niveau d’éducation qui dépasse celui de ses parents sera perçu comme une réussite. Notre expérience visait à reproduire les situations d’Émilie et d’Émile, respectivement dans nos traitements de gains et de pertes.

62En accord avec les prédictions issues de la théorie de la prospective, nous trouvons dans notre expérience que les participants ayant un point de référence élevé (traitement « Pertes ») choisissent plus souvent de poursuivre le jeu éducatif que ceux dont le point de référence est bas (traitement « Gains »). Le cadrage au point de référence élevé semble également avoir un effet sur le niveau d’effort. Cependant, de manière surprenante, cet effet ne semble apparaître que chez les hommes qui améliorent leur performance face aux pertes. En revanche, les performances des femmes ne diffèrent pas entre les deux types de traitement ou même diminuent dans le traitement « Pertes ».

63Par conséquent, cela conforte les idées selon lesquelles les niveaux d’aspiration peuvent jouer un rôle important dans les choix éducatifs et les différences sociales dans les niveaux d’aspiration peuvent être une cause majeure des inégalités sociales dans les résultats scolaires.

64Devant un tel constat, le concept visant à égaliser les chances pour tous demeure un défi et souligne la nécessité d’investir davantage et autrement dans les milieux défavorisés. La piste d’analyse méthodologique soulevée par notre étude rejoint les remarques de Leaver [2016], qui soutient que les biais comportementaux tels que l’ancrage, le cadrage, l’aversion aux pertes, l’heuristique et la théorie des perspectives peuvent influer sur les décisions en matière d’éducation et permettent à l’économie de l’éducation de nouvelles découvertes intéressantes.

Choix du domaine d’études

65Je termine mon aperçu général par une étude de Montmarquette, Cannings et Mahseredjian [2002] sur les choix du domaine d’études. Les études précédentes sur les déterminants du choix du domaine d’études avaient supposé une probabilité de succès constante de toutes les disciplines [7] ou un flux constant de revenus dans les disciplines sans tenir compte du salaire que l’on touchera si l’on n’obtient pas le diplôme convoité. Notre modèle ignore ces deux hypothèses restrictives dans le calcul des gains attendus – qui est soumis aux agents extérieurs – pour expliquer la probabilité qu’un étudiant choisisse parmi quatre disciplines : sciences, affaires, éducation, arts libéraux et lettres.

66Le modèle théorique suppose que pour des préférences données, l’espérance d’utilité d’un individu i de choisir la discipline j dépend des revenus anticipés.

68x et z sont des facteurs qui influencent respectivement la probabilité de succès pij(x) et les gains des diplômés eij(z). Dans ce modèle, ei0(z) est l’autre source de gains si on ne réussit dans aucune discipline.

69Un individu i choisira donc la discipline j plutôt que la solution k si Euij > Euik.

70Soit U*ij le niveau attendu d’utilité indirecte pour l’individu i dans la discipline j, exprimé sous forme de fonction linéaire des gains attendus de l’équation 8, des caractéristiques de l’individu (w) et une composante aléatoire non observée (ε) qui reflète les particularités des préférences de cet individu pour la discipline j :

72U*ij n’est pas observable, mais le choix Cij de l’individu l’est :

74En supposant que les résidus εij sont distribués de manière indépendante et identique à la distribution de valeur extrême de type 1 (ou loi de Gumbell), nous pouvons dériver un modèle mixte Multinomial Logit du choix discret de la probabilité Pij pour l’individu i qui opte pour la discipline j[8] :

76La construction de la variable de gains attendus y*ij nécessite que l’on dispose des informations sur la probabilité de réussite prédite par l’élève pour chacune des quatre disciplines retenues, sur les gains prévus des diplômés dans toutes les disciplines et sur les gains attendus pour les étudiants qui ne réussissent pas à terminer leur programme collégial (équation 8).

77Utilisant des données de l’enquête longitudinale américaine (National Longitudinal Survey of Youth, NLSY), soit un échantillon de 851 personnes qui, en mai 1979, étudiaient à des niveaux différents dans l’une des quatre disciplines retenues, nous avons évalué les chances de succès dans toutes les disciplines pour toutes les personnes de l’échantillon.

78Le tableau 2 présente les résultats obtenus.

Tableau 2

Moyennes observées et probabilités prédites de succès

Tableau 2
Observées Prédites Affaires Arts libéraux Sciences Éducation H F H F H F H F H F Affaires 0,52 0,38 0,52 0,37 0,45 0,47 0,44 0,21 0,48 0,63 Arts libéraux 0,42 0,50 0,45 0,38 0,42 0,50 0,41 0,24 0,51 0,76 Sciences 0,57 0,36 0,60 0,49 0,45 0,54 0,57 0,35 0,52 0,78 Éducation 0,45 0,64 0,35 0,31 0,35 0,43 0,31 0,19 0,46 0,64

Moyennes observées et probabilités prédites de succès

Source : Montmarquette, Cannings et Mahseredjian [2002].

79Plusieurs variables ont été utilisées pour effectuer ces estimations, en particulier celles qui mesurent les habiletés des étudiants dans différentes sphères, comme la connaissance des mathématiques, des mots ou du vocabulaire, et ainsi de suite. Ces tests (armed services vocational aptitude battery tests), dont les scores sont dérivés d’une courbe de réponse d’items psychométriques, sont censés ne pas tenir compte de la race, du contexte socio-économique et de la scolarité de l’élève. Les variables qui ont le plus fort impact sur la probabilité de réussite en finances sont les connaissances en mathématiques et le vocabulaire. Pour ceux qui ont choisi les arts libéraux et l’éducation, un modèle Probit prédit que la probabilité prédite (ou estimée) de leur succès en sciences est bien inférieure à la probabilité observée chez ceux qui ont opté pour les sciences. Ceux qui ont entrepris des études en sciences auraient très bien réussi en affaires et en éducation. Le tableau 2 montre également que les étudiants masculins qui ont choisi l’éducation sont particulièrement bien adaptés à cette discipline, alors qu’ils n’auraient pas très bien réussi dans les autres disciplines. Les femmes qui se spécialisent en sciences montrent une probabilité prévue de succès meilleure ou égale aux probabilités de succès observées chez les hommes et chez les femmes dans les domaines des affaires, des arts libéraux et de l’éducation. À l’autre bout du spectre, les femmes qui ont choisi l’éducation auraient eu peu de succès en affaires et en sciences.

80Pour chaque individu de notre échantillon, nous avons évalué les gains prévus dans toutes les disciplines grâce aux résultats de régression sur les données d’une enquête SRCG menée en 1987 auprès de nouveaux diplômés par Rumberger et Thomas [1993]. L’exercice était possible puisqu’une dizaine de variables se chevauchaient entre l’enquête de la NLSY et celle de la SRCG. La moyenne des gains prévus des diplômés par discipline indique que les revenus des femmes sont sensiblement plus bas que ceux des hommes. Nous avons observé que c’est le domaine des sciences qui offre les revenus les plus élevés pour les hommes et les femmes, suivi de près par les affaires.

81Nous avons aussi obtenu des estimations idiosyncrasiques des revenus que touchent ceux et celles qui ne choisissent pas d’aller à l’université ou qui décrochent en appliquant la condition de participation aux études universitaires à notre échantillon d’étudiants. Puisque la décision d’aller au collège précède le choix de la discipline, les revenus attendus après des années d’études doivent être égaux ou supérieurs aux revenus escomptés sans aucune année d’études universitaires, plus les droits de scolarité et autres coûts afférents :

83n est le nombre d’années prévues comme membre de la population active et r le taux d’actualisation de l’étudiant. scij comprend les droits de scolarité et autres coûts afférents.

84En résolvant les intégrales, en supposant que s = 5, en ignorant les droits de scolarité et en supposant un taux d’escompte de 3 %, on obtient :

86Les résultats du modèle mixte Multinomial Logit montrent (tout en contrôlant 14 autres variables) que les revenus attendus sont la variable la plus importante dans le choix d’une discipline d’études. Autrement dit, si vous voulez de meilleurs enseignants, il faut mieux les rémunérer pour attirer les meilleurs candidats. En utilisant des échantillons stratifiés, on observe que les femmes sont moins influencées par cette variable que les hommes, et que les Blancs sont moins sensibles aux gains attendus que les gens de couleur.

87Le choix de la discipline d’études est un sujet qui a été largement étudié [9]. Aujourd’hui, tout en reconnaissant l’importance des revenus anticipés et de la perception de la réussite selon les différentes disciplines, les auteurs montrent que les préférences hétérogènes constituent le facteur déterminant du choix d’une discipline (voir, sur ce point, l’excellente étude de Wiswall et Zafar [2015]). La manière de modifier les préférences est, par ailleurs, une tout autre question sur le plan des politiques, mais on pourrait offrir une information plus adéquate sur les revenus anticipés et sur les taux de réussite par discipline.

Conclusion

88L’économie de l’éducation, l’investissement en capital humain et, de façon générale, l’économie du développement humain sont des sujets d’études d’une importance grandissante dans notre société. L’égalité des chances, l’inégalité des revenus et la manière d’assurer une croissance économique responsable en dépendent. Aujourd’hui, nous avons les moyens financiers et techniques nécessaires, et en appliquant les politiques appropriées, telles celles liées à la petite enfance, nous pouvons mieux encadrer les enfants issus de milieux défavorisés et donner à tous des chances égales. Valoriser sur le plan individuel et de la société le travail des éducateurs mieux formés et mieux sélectionnés demeure un des défis importants. Conditionner les jeunes à plus de patience dans leur désir de consommer rapidement et les amener à élever leurs aspirations sociales nécessite des informations précises sur l’adéquation entre le marché du travail et les études et des appuis familiaux indispensables.

89Dans plusieurs pays démocratiques, le vieillissement de la population réduit la participation au marché du travail des aînés et ouvre davantage ce marché pour les jeunes. Mais en même temps, cette population vieillissante est plus active que les jeunes sur la sphère politique et risque de créer une situation où l’État est invité à moins se préoccuper de l’éducation et davantage de la santé. C’est une dynamique qu’il faudra surveiller.

90Des débats directement liés à l’économie de l’éducation demeurent et devront être éclairés par des études rigoureuses et innovantes. Mentionnons, par exemple, le rôle des pairs dans les rendements scolaires, la taille des classes, le rôle de la concurrence sur l’efficacité des écoles. Comment hausser la qualité de l’éducation à tous les niveaux ou, de façon plus générale, définir et optimiser une fonction de production en éducation, et finalement comment évaluer l’efficacité des institutions vouées à l’éducation.

91Toute cette recherche ne saura se faire sans données et sans considérations théoriques de base. L’importance des données est fondamentale dans la démarche scientifique. Encore faut-il qu’elles soient accessibles.

92Très certainement, il faut davantage d’études sur les décrocheurs et les rendements sociaux et privés de l’éducation, mais durant cette période de fausses nouvelles et où les croyances religieuses ou culturelles défient les connaissances scientifiques, je crois que faire accéder davantage de jeunes gens aux formations scientifiques et leur fournir un haut niveau de numératie, de compétences et d’esprit critique, constitue l’un des sujets d’étude de l’heure. Bref, il faut apprendre à rechercher la vérité et elle n’est pas toujours facile à trouver.

93Pour paraphraser Frédéric Bastiat (1801-1850), un bon économiste est celui qui non seulement voit les choses, mais qui également découvre ce que l’on ne voit pas.

94S’investir en économie de l’éducation est un champ de recherche qui s’intéresse à des questions pertinentes et nécessite des réponses autres qu’idéologiques. Les retombées des recherches dans ce domaine sont cruciales pour garantir l’épanouissement de tous et elles favoriseront la croissance économique des nations.

Je remercie Fouzi Mourji pour ses commentaires et sa lecture attentive de ce texte. Je profite également de l’occasion pour remercier mes coauteurs de leur apport à ce texte. Celui-ci a été amélioré grâce aux remarques d’un rapporteur externe et aux interventions de plusieurs participants à la conférence inaugurale. Omissions et erreurs demeurent ma seule responsabilité.

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Mots-clés éditeurs : modèle économétrique, économie expérimentale, résultats scolaires, préférence temporelle, travail pendant les études, choix du domaine d’études

Date de mise en ligne : 02/12/2020

https://doi.org/10.3917/reco.716.0943

Notes

  • [1]
    L’expérience du test de la guimauve est éloquente à cet égard : https://www.youtube.com/watch?v=cwyAYplxLng&feature=youtu.be.
  • [2]
    Le modèle de Mincer a été utilisé des centaines de fois sous diverses formes. Certaines de ses limites ont été discutées par Heckman, Lochner et Todd [2003].
  • [3]
    Le modèle a été estimé par les moindres carrés généralisés dans le contexte de données non cylindrées.
  • [4]
    Statistique Canada, entre avril et juin 1991, a mené une vaste enquête auprès d’un échantillon aléatoire stratifié de 18 000 jeunes sortants, « persévérants » ou diplômés. De nombreuses questions ont été posées sur les caractéristiques familiales, la performance à l’école, les habitudes de vie, les interactions sociales ainsi que les activités sur le marché du travail.
  • [5]
    Ce type de fonction à maximiser représente un défi de calculs numériques et sans l’apport inestimable de notre collègue et ami Marcel Dagenais, un éminent économètre, cet exercice n’aurait pu être réalisé. Marcel Dagenais est décédé avant que cet article soit rédigé.
  • [6]
    « Income-Share Agreement Are a Novel Way to Pay Tuition Fees », The Economist, 19 juillet 2018.
  • [7]
    Une exception importante est l’étude de Duru et Mingat [1979]. Il convient aussi de souligner l’étude qui porte sur les données marocaines de Montmarquette, Mourji et Mahseredjian [1998]. À partir d’une enquête réalisée auprès des élèves de terminale de cinq lycées de Casablanca, l’article analyse le comportement de ces jeunes en matière de décision de poursuivre ou non des études universitaires et les préférences annoncées pour les disciplines existantes. L’article met en relief les motivations et les contraintes à l’origine des préférences et le rôle de l’information et des signaux émis par le marché du travail. Les résultats économétriques montrent que les élèves optent pour des disciplines qui leur garantissent le plus de chances de trouver un emploi et dans lesquelles ils ont une forte possibilité de réussir.
  • [8]
    Une restriction bien connue du modèle mixte Multinomial Logit est l’indépendance des alternatives non consistantes, qui ignore la possibilité de changer de discipline (IIA, independance of irrelevant alternatives). Pour éviter cette restriction, nous avons utilisé le modèle de valeur extrême hétéroscédastique (HEV) développé par Bhat [1995] et le modèle Multinomial Probit (MNP). Les résultats obtenus sont pour l’essentiel les mêmes que ceux du modèle mixte Multinomial Logit.
  • [9]
    Par exemple, Boudarbat et Montmarquette [2009] analysent des déterminants du domaine d’études choisi par les étudiants des universités canadiennes. Les auteurs construisent une variable de revenus anticipés en fonction de la probabilité qu’un étudiant puisse trouver un emploi qui correspond à ses études dans chaque domaine. Les résultats obtenus montrent que la variable qui a trait aux revenus anticipés est déterminante dans la décision des étudiants. Toutefois, il y a des différences significatives quant à l’impact de cette variable selon le sexe. Les femmes sont, en général, moins sensibles aux variations de revenu que les hommes. De plus, nous trouvons que des variations de revenu substantielles seraient nécessaires pour attirer certains étudiants (les femmes, par exemple) vers les domaines d’études qu’ils sont moins susceptibles de choisir. Nos résultats montrent également qu’il y a un rapport important entre le niveau de scolarité des parents et le choix de leurs enfants, mais que ce lien est fonction du sexe du parent et de l’enfant. Enfin, nous concluons que le choix du domaine d’études est faiblement lié à l’obtention d’un prêt étudiant.

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