Notes
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[*]
Université d’Évry et phare. Correspondance : Université d’Évry, Département d’économie, boulevard François Mitterrand, 91025 Évry cedex. Courriel : diatkine@univ-evry.fr.
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[1]
Dans l’avertissement ajouté en 1790 à la dernière édition de la Théorie des sentiments moraux publiée de son vivant.
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[2]
« The very violent attack I had made upon the whole commercial system of Great Britain », Lettre à Andreas Holt du 26 octobre 1780, dans Smith ([1977], p. 251) ; souligné par moi.
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[3]
« La division du travail une fois généralement établie […] chaque homme subsiste d’échanges et devient une espèce de marchand, et la société elle-même devient une société commerçante. » (Smith [1776], I, p. 91].) (La date entre crochets indique l’édition originale, mais la référence complète et la pagination des citations renvoient, le cas échéant, à une autre édition plus récente qui est celle que l’auteur a utilisée [NdE].)
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[4]
La tradition « whig », parti qui domine la vie politique britannique au xviiie siècle, qualifie de « polybienne » l’organisation des pouvoirs apparue après la révolution de 1688 parce que mêlant harmonieusement, comme celle de la République romaine décrite par Polybe, les éléments monarchiques (le Roi), aristocratiques (la Chambre des lords) et démocratiques (la Chambre des communes). Ces pouvoirs étaient censés s’équilibrer les uns les autres en évitant de dégénérer respectivement en tyrannie, en oligarchie ou en démagogie.
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[5]
Cette influence des institutions sur les mœurs, et donc la nécessité de modifier les premières pour influencer les secondes, est un thème transversal de la philosophie politique. On le retrouve par exemple au xixe siècle en France, chez Tocqueville et Le Play, comme le montre Sabéran [2014] dans ce volume.
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[6]
Le terme « monopole » a le plus souvent chez Smith le sens de privilège. Supprimer les monopoles signifie donc souvent l’abolition des privilèges.
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[7]
Marshall [1998] pose cette question sans y répondre.
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[8]
Ce rapport a été publié en 1772 sous le titre « The Principles of money applied to the present state of the coin of Bengal », dans Steuart [1805].
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[9]
C’est pour permettre à la Compagnie de rembourser ces « secours » gouvernementaux dans les meilleurs délais que celle-ci obtint le privilège d’importer directement son thé dans les colonies anglaises. La Tea Party de Boston fut la conséquence immédiate de cette mesure.
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[10]
Kanta Ray [1998] évalue à dix millions de morts les victimes de cette famine, soit un tiers de la population du Bengale.
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[11]
L’article de Walraevens [2014] dans ce numéro revient sur la dimension morale du prix naturel chez Smith, et donc aborde d’une autre manière qu’ici le lien entre politique, éthique et économie.
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[12]
« Mais si l’esprit qui dirige naturellement une compagnie exclusive s’est jamais bien fait voir, c’est surtout dans la manière dont celles-ci gouvernent l’une et l’autre leurs nouveaux sujets. Dans les îles à épices, les Hollandais brûlent de ces denrées tout ce qu’en produit une année fertile au-delà de ce qu’ils peuvent espérer en débiter en Europe avec un profit qui leur paraisse suffisant. […] Par différentes mesures oppressives, ils ont réduit la population de plusieurs des Moluques au nombre d’hommes seulement suffisant pour fournir des provisions fraîches et les choses de première nécessité aux garnisons presque nulles qu’ils y tiennent, et à ceux de leurs vaisseaux qui viennent de temps en temps y prendre leur cargaison d’épices. Cependant, sous le gouvernement même des Portugais, ces îles étaient, dit-on, passablement peuplées. La compagnie anglaise n’a pas encore eu le temps d’établir dans le Bengale un système aussi complètement destructeur. Toutefois, le plan suivi par l’administration de cette compagnie a eu exactement la même tendance. » (Smith [1776], II, p. 252.)
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[13]
On le sait bien, que l’opium du Bengale puisse compléter l’argent requis par le commerce du thé à Canton n’a rien d’anecdotique. Cette politique conduira aux guerres de l’opium et à la fondation de la colonie de Hong Kong.
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[14]
Cf. supra, note 4.
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[15]
Il est amusant de constater que cette expression célèbre est souvent considérée comme typiquement française, inventée par Bonaparte. C’est ainsi que Cobbett, dans une lettre à Chateaubriand écrit : « Vous nous appelez une nation de boutiquiers » (cité par Chateaubriand [1838], p. 346). Il est bien possible que Bonaparte ait lu cette formule dans la Richesse des nations !
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[16]
Il existe une exception, celle de la Compagnie de la baie d’Hudson. Smith s’en explique sans difficulté, puisque les territoires qu’elle domine sont incultivables.
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[17]
Cette théorie est développée dans le dernier chapitre du Livre II, où Smith postule que le taux de croissance du revenu et de l’emploi est le plus élevé quand les investissements se succèdent selon la séquence suivante : agriculture, manufacture et « commerce lointain ». Il suppose que cet ordre est respecté en Amérique du Nord.
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[18]
Sur ce point, cf. Winch [1978], [1996].
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[19]
On sait que cet argument classique sera utilisé par Madison pour défendre l’idée d’un État fédéral. Cf. Winch [1978].
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[20]
Souligné par moi. Traduction rectifiée : Garnier traduit « indifferent » par « indifférentes », ce qui n’a guère de sens ici. Je remercie L. Frobert de cette remarque.
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[21]
Voir la dernière phrase du livre I de la Richesse des nations : « Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce, qui vient de la part de cette classe de gens, doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d’une classe de gens dont l’intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l’intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l’un et l’autre en beaucoup d’occasions » (Smith [1776], I, p. 336).
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[22]
La célèbre proposition de Smith (« À la vérité, s’attendre que la liberté du commerce puisse jamais être entièrement rendue à la Grande-Bretagne, ce serait une aussi grande folie que de s’attendre à y voir jamais réaliser la république d’Utopie ou celle d’Océana » ([1776], II, p. 60)) s’inscrit dans l’analyse des obstacles politiques et économiques qui, selon lui, s’opposent à ce que cette liberté du commerce soit « complète ». Un législateur, précisément parce qu’il serait impartial, devra, comme Solon, s’accommoder de compromis lorsqu’ils sont nécessaires. Comprendre ces nécessités est l’objet même de la science du législateur.
Introduction
1Comme la Bible, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (Richesse des nations par la suite) fait partie de ces ouvrages peu lus mais très cités. C’est presque toujours en référence à ce livre qu’est exprimée l’idée selon laquelle le marché est l’institution la plus efficace pour allouer les richesses, pourvu que les agents soient laissés libres d’utiliser au mieux les informations (les prix) engendrées par le marché. Que cette idée soit partagée ou critiquée, elle apparaît aussi ancienne que cet ouvrage.
2Pourtant, les lecteurs de ce livre, peu nombreux donc, et se connaissant à peu près tous, savent que cette idée est dans le fond assez récente et ne doit pas grand-chose à Adam Smith. En effet, de nombreux textes ont été écrits depuis Viner [1927] jusqu’à Pack [1991] et Samuels et Medema [2005, 2010], pour montrer que Smith était fort éloigné du libéralisme économique. Malheureusement, ils ne sont parvenus à convaincre (peut-être) que certains libéraux, tel Rothbard [1995] qui voit désormais en Smith le fourrier du marxisme.
3Cette note mélancolique ne doit pas empêcher d’aller un peu plus loin et de tenter d’éclairer la façon dont Smith conçoit les rapports entre, d’un côté, les législateurs (c’est à dessein que je n’emploie pas la notion d’État) et, de l’autre, les marchands et manufacturiers (qui désignent les capitalistes dans la Richesse des nations). Pour essayer de progresser dans cette direction, il semble utile de se poser quelques questions que l’on peut considérer comme nouvelles, ou qui n’ont pas été traitées avec assez d’attention. Si, par hypothèse, les liens entre les législateurs et l’économie ne sont pas ceux de l’abstention pure et simple, quelle est l’organisation politique nécessaire à la mise en pratique de ce que Smith désigne comme le système de la liberté naturelle ? À ma connaissance, cette question assez simple n’a jamais été posée par les économistes parce qu’elle a toujours été oblitérée par une réponse aveuglante : le système de la liberté naturelle serait celui qui s’imposerait en même temps que la concurrence parfaite, celle-ci étant, en principe, définie indépendamment de la structure politique de la cité.
4En revanche, les historiens des idées politiques (Winch [1978], [1983], [1996], Haakonssen [1981], Hunt [2005]) ont cherché à montrer l’unité de l’œuvre de Smith, fondée sur le projet de produire la science du législateur – un projet partagé avec David Hume, dans lequel l’économie, loin d’être dissociée de la pratique politique, est, au contraire, destinée à étudier les contraintes qui pèsent sur celle-ci.
5Cet article s’inscrit dans cette interrogation et cherche à préciser les perspectives politiques que la Richesse des nations peut dégager. Je souhaite montrer que le système de la liberté naturelle, du point de vue de la pratique politique, n’est pas seulement un pur projet (« a mere project »), comme l’a suggéré Hunt ([2005], p. 388), et que l’on peut lire dans la Richesse des nations des indications assez précises des réformes constitutionnelles nécessaires à sa mise en place, réformes qui seront mises en œuvre de façon certes inattendue par les révolutions de 1776 et de 1789.
6Pour commencer, il convient de rappeler ce qu’entend Smith par systèmes d’économie politique. Il s’agit à la fois de formes d’organisation politique et économique et des principes intellectuels qui président à celles-ci. La Richesse des nations en distingue trois.
7En premier chef, le système mercantile, issu de l’histoire de l’Europe depuis le Moyen Âge, et dont la partialité (tant théorique que pratique) identifie l’intérêt des marchands et des manufacturiers avec l’intérêt général. Il est mis en œuvre sous des formes diverses que Smith étudie avec attention, car le mercantilisme qui prévaut en Espagne diffère du colbertisme manufacturier français ou du système commercial britannique.
8En second lieu, on trouve le système agricole, qui se caractérise (en réaction au colbertisme, nous dit Smith) par la confusion des intérêts du secteur agricole et de l’intérêt général. Il n’existe que sous la forme de position de principe, mise en évidence par Quesnay, car il est douteux, nous dit Smith, qu’il ait jamais été et qu’il soit jamais mis en place où que ce soit.
9Enfin, il y a le système de la liberté naturelle, dont Smith tente de penser les principes au travers de la science du législateur, dont la Richesse des nations constitue certes un élément important mais qui doit être complété, nous dit Smith, dans un de ses derniers textes [1] par la « théorie de la jurisprudence ». Ce système de la liberté naturelle n’existe nulle part et constitue, de ce fait, une « utopie » (dans un sens que je vais tout de suite préciser), mais il en existe des approximations.
10Ces trois systèmes sont trois variations politiques de ce que Smith désigne comme l’« état avancé » des sociétés où coexistent salaires, profits et rentes. De sorte que lorsque Smith décrit la Richesse des nations comme une « très violente attaque contre le système commercial de la Grande-Bretagne [2] », nous devons comprendre cette proposition comme l’expression de sa critique du système mercantile et non, par exemple, comme une critique de la « société commerciale », terme général qui désigne dans la Richesse des nations n’importe quelle économie qui connaît la division du travail et donc l’échange régulier [3].
11La question que je souhaite poser ici est celle de savoir si l’on peut trouver dans la Richesse des nations des éléments, même fragiles, qui permettent de penser la transition du système mercantile au système de la liberté naturelle. Autrement dit, quelle est, dans les termes de Smith, la forme politique adéquate au système de la liberté naturelle ?
12Faute d’une « théorie de la jurisprudence », il est difficile d’y répondre complètement, bien que le texte même de la Richesse des nations offre quelques pistes. Je me bornerai donc à un préalable, et l’apport de cet article est de tenter de montrer comment s’articulent, dans la Richesse des nations, le système mercantile et le système de la liberté naturelle. Nous verrons qu’il est alors possible de penser la transition entre les deux systèmes, alors que cela était jusqu’à présent apparu difficile aux commentateurs.
13Je vais montrer :
141° Qu’il n’existe pas de solution de continuité entre ces deux systèmes. Le système de la liberté naturelle se caractérise par une distance optimale entre législateurs d’un côté et marchands et manufacturiers de l’autre. Tel n’est pas le cas dans le système mercantile, où les législateurs se trouvent placés trop près des acteurs économiques, ce qui les incite à confondre certains d’entre eux avec l’ensemble ; de cette confusion résulte leur partialité. Parfois, en revanche, les législateurs se trouvent trop loin de la scène. Les acteurs, laissés à eux-mêmes, sombrent dans l’anarchie. Pour montrer ce qui fonde ce continuum, je vais m’appuyer sur le fait que les formes empiriques qui se rapprochent le plus de ces deux cas opposés sont coloniales. Comme l’ont montré Rosier [1996] et Winch [1996], les colonies anglaises d’Amérique du Nord sont très proches du système de la liberté naturelle. Leur situation est compliquée. Soumises au régime de l’exclusif colonial, elles en subissent les conséquences de façons diverses. En particulier, les colonies du Nord (Massachussetts, Pennsylvanie), ne produisant quasiment pas de marchandises visées par l’exclusif (marchandises dites énumérées), semblent indemnes de ce dernier. De ce fait, elles représenteraient assez bien le système de la liberté naturelle, si ce n’est que ce dernier, du fait de l’éloignement des législateurs, y est poussé trop loin. Les possessions de l’East India Company, quant à elles, représentent la forme la plus pure du système mercantile. Entre ces deux extrêmes coloniaux, l’Europe occidentale présente une variété de situations intermédiaires, relevant toutes du système mercantile. Cependant, la Grande-Bretagne se trouve, de par son « heureuse constitution [4] », plus proche du système de la liberté naturelle que ne le sont la France ou l’Espagne, par exemple. Il doit donc exister, quelque part entre le modèle politique de la Grande-Bretagne (conforme au système mercantile) et celui de ses colonies d’Amérique du Nord (où la liberté naturelle est d’une certaine façon poussée trop loin), un modèle intermédiaire qui est celui de la liberté naturelle.
152° Que ce dernier système, tout comme le système mercantile, est avant tout un système politique, caractérisé par une forme particulière des « mœurs républicaines », c’est-à-dire par une forme d’organisation politique (constitutionnelle, si l’on veut) qui favorise, au lieu de contrarier, la pratique de la justice et donc de l’impartialité. Ce n’est donc pas tellement le degré plus ou moins élevé d’intervention de l’État qui caractérise l’opposition entre les deux systèmes, mais le caractère plus ou moins partial (ou impartial) des législateurs, ou, ce qui revient au même, le caractère plus ou moins républicain de leurs mœurs, caractère qui dépend en dernière analyse de la distance séparant les législateurs des marchands et des manufacturiers. Lorsque cette distance est nulle, nous nous trouvons dans le cas du Bengale, forme extrême du mercantilisme (I). J’évoquerai ensuite le système mercantile en Europe (II) puis la situation anarchique des colonies anglaises d’Amérique du Nord (III). Je montrerai enfin comment les « mœurs républicaines » qui caractérisent ces dernières sont, selon Smith, en voie d’« altération » et comment l’auteur envisage un plan de réforme de l’Empire britannique qui permettrait alors (peut-être) aux « mœurs républicaines » de s’imposer en Grande-Bretagne (IV) [5].
Une forme extrême du mercantilisme : le Bengale
16Je vais chercher à montrer qu’il existe une relation entre, d’une part, la distance (pas seulement géographique) séparant les marchands et les manufacturiers des législateurs et, d’autre part, les bénéfices mutuels engendrés par l’extension des marchés, qui est une des conséquences de la colonisation.
17Examinons d’abord le cas où cette distance entre les marchands, les manufacturiers et les législateurs est très courte, et même parfois nulle. C’est ce qui advient dans les colonies soumises à des compagnies privilégiées. Dans ce cas, qui est le pire, l’exclusif colonial ne privilégie pas l’ensemble des marchands de la métropole, mais seulement une compagnie particulière. Le souverain garantit alors le monopole [6] de la compagnie à l’égard des marchands nationaux, mais non à l’égard des concurrents étrangers. Face à eux, la compagnie se doit de conquérir et de protéger ses possessions elle-même, les armes à la main. Elle dispose donc de pouvoirs régaliens dans ses possessions. C’est à ce titre que les compagnies privilégiées sont l’expression la plus pure du système mercantile. Le jugement de Smith sur leur nocivité est sans appel : « Le gouvernement d’une compagnie exclusive de marchands est peut-être, pour un pays quelconque, le pire de tous les gouvernements » ([1776], II, p. 178).
18Ce fut particulièrement le cas dans les Indes orientales. Non seulement la première grande compagnie souveraine, la compagnie hollandaise voc (Vereenigde Oostindische Compagnie), poursuit au xviiie siècle son commerce d’Indes en Europe et d’Indes en Indes, mais l’East India Company, fondée tout au début du xviie siècle dans la foulée de la création de la voc, a commencé pendant la guerre de Sept Ans sa conquête du sous-continent indien. Aux yeux de Smith, l’action de ces compagnies est coûteuse pour les métropoles, ruineuse pour les compagnies elles-mêmes et désastreuse pour les colonies. C’est ici que le système mercantile peut faire « prendre une marche rétrograde » à une économie. De même que le système de l’exclusif colonial concentre tous les aspects négatifs du système mercantile, de même les compagnies privilégiées, et tout particulièrement l’East India Company, expriment l’essence du système de l’exclusif colonial. Le régime que l’East India Company impose au Bengale et dans ses autres possessions est le modèle de ce qui peut advenir dans une économie entièrement soumise à l’intérêt des marchands et des manufacturiers, lorsque ce dernier est complètement identifié à l’intérêt général. Là, la partialité et l’oppression trouvent leur expression la plus pure.
19Il n’est pas facile de comprendre pourquoi les compagnies des Indes orientales (car la compagnie française en fit autant), ou leurs commis en Inde, tels Dupleix et Clive, jugèrent à propos d’ajouter à leurs activités commerciales celles de collecteurs d’impôt [7]. En tout cas, ces opérations furent au début si calamiteuses qu’elles engendrèrent, au début des années 1770, une pénurie monétaire qui s’ajouta – et même, ainsi que l’affirme Smith, qui provoqua – une famine catastrophique au Bengale en même temps que la détresse de la Compagnie. Sir James Steuart fut chargé d’un rapport sur la situation monétaire de l’Inde [8] et la Compagnie dut être secourue par le gouvernement britannique pour éviter la banqueroute. William Pulteney, membre du Parlement, proposa à Smith d’être nommé membre de la commission qui devait enquêter sur la situation de la Compagnie, ce qu’il refusa d’ailleurs (Smith [1977], p. 132). Smith fait clairement allusion à cette crise, dont ont souffert simultanément et le Bengale et la Compagnie, lorsqu’il écrit :
Il semble qu’il n’y ait pas deux caractères plus incompatibles que celui de marchand et celui de souverain. Si l’esprit mercantile des directeurs de la Compagnie des Indes anglaise en fait de très mauvais souverains, l’esprit de souveraineté paraît aussi les avoir rendus de très mauvais marchands. Tant qu’ils ne furent que marchands, ils conduisirent leur commerce avec succès, et se virent en état de payer sur leurs profits un dividende honnête à leurs actionnaires. Depuis qu’ils sont devenus souverains, ils se sont vus obligés, avec un revenu qui était originairement, à ce qu’on dit, de plus de 3 millions sterling, d’implorer humblement des secours extraordinaires du gouvernement, pour éviter une banqueroute imminente [9].
21Avec son ironie coutumière, Smith énonce ici ce qui est le cœur de son analyse du système mercantile : l’identification désastreuse du marchand et du souverain. Son ton n’était cependant pas ironique lorsque, dans le Livre I, il décrivait la situation du Bengale comme celle d’une économie rétrograde :
Mais il en serait autrement dans un pays où les fonds destinés à faire subsister le travail viendraient à décroître sensiblement. […] Les classes les plus basses se trouvant surchargées non seulement de leurs propres ouvriers, mais encore de ceux qui y reflueraient de toutes les autres classes, il s’y établirait une si grande concurrence pour le travail, que les salaires seraient bornés à la plus chétive et à la plus misérable subsistance de l’ouvrier. Beaucoup d’entre eux, même à de si dures conditions, ne pourraient pas trouver d’occupation ; ils seraient réduits à périr de faim, ou bien à chercher leur subsistance en mendiant ou en s’abandonnant au crime. La misère, la famine et la mortalité désoleraient bientôt cette classe, et de là s’étendraient aux classes supérieures, jusqu’à ce que le nombre des habitants du pays se trouvât réduit à ce qui pourrait aisément subsister par la quantité de revenus et de capitaux qui y seraient restés, et qui auraient échappé à la tyrannie ou à la calamité universelle. Tel est peut-être, à peu de chose près, l’état actuel du Bengale et de quelques autres établissements anglais dans les Indes orientales. Dans un pays fertile qui a déjà été extrêmement dépeuplé, où, par conséquent, la subsistance ne devrait pas être très difficile, et où, malgré tout cela, il meurt de faim, dans le cours d’une année, trois à quatre cent mille personnes, il n’y a nul doute que les fonds destinés à faire subsister le travail du pauvre ne décroissent avec une grande rapidité.
23C’est donc le capital en tant que fond de salaire qui diminue au Bengale, engendrant une détérioration dramatique du sort de ses habitants [10].
24Une des raisons qui persuade Smith que le Bengale est un « pays ruiné » est l’existence d’un taux de profit naturel très élevé, comme en témoigne, et Smith semble très sûr de son fait, l’énormité des taux d’intérêt :
Toutefois, une diminution survenue dans la masse des capitaux d’une société, ou dans le fonds destiné à alimenter l’industrie, en amenant la baisse des salaires, amène pareillement une hausse dans les profits et, par conséquent, dans le taux de l’intérêt. […] Les grandes fortunes faites si subitement et si aisément, au Bengale et dans les autres établissements anglais des Indes orientales, nous témoignent assez que les salaires sont très bas et les profits très élevés dans ces pays ruinés. L’intérêt de l’argent suit la même proportion. Au Bengale, on prête fréquemment aux fermiers à raison de 40, 50 et 60 p. 100, et la récolte suivante répond du payement.
26En Grande-Bretagne et en Europe, les compagnies privilégiées, en tant que monopoles, entravent le mécanisme de gravitation et vendent à un prix de marché supérieur au prix naturel [11]. Mais l’intérêt des compagnies privilégiées en Asie, parce qu’elles sont monopsones, est de limiter l’étendue du marché des produits qu’elles achètent en veillant à éliminer tout compétiteur sur les marchés locaux.
27Cette asymétrie est ce qui permet à Smith d’opposer de façon radicale l’intérêt des « compagnies de marchands » et l’intérêt général dans la métropole et dans les colonies. Après avoir évoqué les destructions de richesses opérées par les compagnies privilégiées [12], Smith ajoute :
Mais il semble qu’il soit tout à fait hors du pouvoir d’une compagnie de marchands de se considérer comme souverain, même après qu’elle l’est devenue. Trafiquer ou acheter pour revendre est toujours ce que ces gens-là regardent comme leur affaire principale et, par une étrange absurdité, ils ne considèrent le caractère de souverain que comme accessoire de celui de marchand, comme quelque chose de subordonné à ce dernier titre, et qui doit leur servir seulement comme un moyen d’acheter à plus bas prix dans l’Inde, et par là de revendre avec un plus gros profit. […] L’intérêt de la Compagnie des Indes considérée comme souverain, c’est que les marchandises européennes qui sont apportées dans les États soumis à sa domination y soient vendues au meilleur marché possible, et que les marchandises indiennes qu’on tire de ces mêmes États y rendent le plus haut prix possible ou s’y vendent le plus cher possible. Mais, considérée comme compagnie de marchands, son intérêt est entièrement opposé. Comme souverain, son avantage est précisément le même que celui des pays qu’elle gouverne ; comme compagnie marchande, il se trouve directement contraire à celui-ci.
29On le voit, l’opposition principale ici est celle existant entre, d’une part, la croissance du revenu national et, d’autre part, le profit issu du privilège, puisque c’est en sacrifiant la croissance, c’est-à-dire en diminuant l’étendue du marché, que les compagnies luttent contre la baisse du taux de profit naturel. De plus, cette politique est considérablement aggravée parce qu’elle est mise en œuvre par des commis qui, poursuivant leurs propres objectifs, restreignent encore plus l’horizon temporel de leurs gains :
On m’a assuré qu’on y avait vu assez communément le chef, c’est-à-dire le premier commis d’une factorerie, donner ordre à un paysan de passer la charrue sur un riche champ de pavots, et d’y semer du riz ou quelque autre grain. Le prétexte dont il se servait était l’intention de prévenir une disette de subsistances ; mais la véritable raison, c’était de laisser à ce chef la facilité de vendre à un meilleur prix une grande quantité d’opium dont il se trouvait chargé pour le moment. Dans d’autres occasions, l’ordre a été donné en sens inverse, et il a fallu passer la charrue sur un champ de riz ou d’autre grain pour faire place à une plantation de pavot, quand le chef prévoyait la possibilité de faire quelque profit extraordinaire sur l’opium. En maintes circonstances, les facteurs de la compagnie ont tâché d’établir pour leur propre compte le monopole de quelques-unes des plus importantes branches, non seulement du commerce étranger, mais même du commerce intérieur du pays [13].
31Concluons cette étude du cas des compagnies privilégiées. Elle permet de comprendre que la distance, moins géographique que politique, que Smith va proposer d’établir entre le législateur et les marchands n’est pas seulement le résultat de la dénonciation d’un État édictant des réglementations protectrices permettant aux marchands d’utiliser la concurrence à leur profit, en entravant le mécanisme de gravitation, au lieu de s’y soumettre. Ici Smith montre que le caractère désastreux de ces compagnies tient au fait que les compagnies sont souveraines. En Asie, elles ne cherchent pas à corrompre ni même à séduire les hommes d’État. Elles sont devenues les législateurs.
32C’est donc cette tendance à identifier complètement l’État et l’intérêt des marchands et des manufacturiers que mènent à son terme les compagnies privilégiées aux Indes orientales. C’est très exactement ce qui définit le système mercantile sous sa forme la plus pure, la plus tyrannique.
Le système mercantile en métropole
33Si le système mercantile est mortel au Bengale, il est dangereux en métropole. Le texte de la Richesse des nations expose avec soin les formes prises par le système mercantile en Europe. En Espagne et au Portugal, où ce système s’est développé selon Smith pour le motif de l’enrichissement imaginaire consécutif à la recherche de l’Eldorado, ses effets furent particulièrement graves ; Smith pense que l’Espagne et le Portugal se sont appauvris de ce fait : « L’Espagne et le Portugal étaient des pays à manufactures avant qu’ils eussent aucune colonie considérable ; ils ont l’un et l’autre cessé de l’être depuis qu’ils ont les colonies les plus riches et les plus fertiles du monde » (ibid., II, p. 223).
34En revanche, selon lui, le système mercantile français ne s’est pas développé pour ces « motifs imaginaires », mais pour le motif du profit. C’est pourquoi l’encouragement donné aux manufactures et au commerce extérieur caractérise le système de Colbert, que Smith considère comme une variante du système mercantile moins corrompue que sa variante britannique. Celle-ci, en revanche, et ce point est maintenant très important pour mon exposé, est moins oppressive (less illiberal) que sa rivale continentale (ibid., II, p. 194).
35Le cas de la Grande-Bretagne est en effet particulier, puisque le gouvernement britannique est le seul gouvernement d’un grand pays qui bénéficie d’une « constitution républicaine ». Les guillemets sont utiles pour le lecteur contemporain, mais au xviiie siècle, avant la Révolution américaine, ils n’auraient guère été nécessaires. L’organisation anglaise, puis britannique des pouvoirs, souvent qualifiée de « polybienne [14] », affirmée (ou réaffirmée selon la tradition whig) à l’occasion de la révolution de 1688, confère un statut tout particulier à la Grande-Bretagne. Si la monarchie reste héréditaire, les lois, en particulier fiscales et budgétaires, sont votées par les communes et la Chambre des lords.
36Ainsi, le « style » du système mercantile varie considérablement entre l’Espagne, où la monarchie absolue a été séduite par la représentation du « rêve d’or » proposée par Colomb, la France dont la monarchie absolue est organisée par la bureaucratie manufacturière de Colbert et enfin la Grande-Bretagne, commerçante et financière :
Aller fonder un vaste empire dans la vue seulement de créer un peuple d’acheteurs et de chalands, semble, au premier coup d’œil, un projet qui ne pourrait convenir qu’à une nation de boutiquiers. C’est cependant un projet qui accommoderait extrêmement mal une nation toute composée de gens de boutique, mais qui convient extrêmement bien à une nation dont le gouvernement est sous l’influence des boutiquiers [15].
38Les conséquences économiques bénignes du système mercantile se traduisent par une ponction exercée sur l’épargne et donc par un affaiblissement du taux de croissance. Smith analyse ces privilèges (mesures protectionnistes, subventions aux exportations) avec précision, mais il n’est pas nécessaire d’entrer ici dans plus de détail.
39Les effets économiques directs de l’exclusif colonial sont également bénins. Si, par exemple, les colonies de Virginie et du Maryland ne peuvent vendre leur tabac qu’à la Grande-Bretagne, le premier effet de cet exclusif colonial est (peut-être) que cette dernière paiera son tabac meilleur marché que si le commerce était libre, mais il semble évident à Smith qu’il n’en est rien, parce que l’exclusif maintient le taux de profit des planteurs et des importateurs au-dessus de leur niveau naturel et empêche le prix du tabac de baisser autant qu’il le pourrait sous l’effet de la concurrence. L’exclusif ne profite donc qu’aux planteurs américains et aux importateurs ré-exportateurs britanniques. Il tend à maintenir le taux de profit du commerce colonial à un niveau supérieur à son niveau naturel. Les prix britanniques sont donc plus élevés et les marchés non coloniaux sont perdus. Selon Smith, le monopole du marché colonial ne compense pas cette perte. Ainsi, dans le cas britannique, les effets positifs (les colonies accroissent la demande effective des produits britanniques) et les effets négatifs (l’exclusif colonial appauvrit les concurrents européens et donc diminue leur demande effective de produits britanniques) ne sont pas loin de s’annuler mutuellement.
40De plus, un taux de profit supérieur au taux naturel engendre également un taux d’intérêt supérieur à son niveau naturel, ce qui tend à affaiblir le prix des actifs, en particulier celui des terres. Mais ceci n’est pas dramatique et les conséquences économiques des privilèges qui sont certes inadmissibles sur le plan des principes, ne possèdent, par elles-mêmes, aucun contenu létal à l’égard du corps social.
41Il n’en va pas de même des conséquences politiques du système mercantile. Elles sont de deux ordres. Le premier est celui de la croissance de la dette publique britannique, qui impressionne la plupart des contemporains et sur laquelle se termine la Richesse des nations. Le système mercantile est en effet avant tout un système belliqueux et les guerres extraordinairement coûteuses qu’il occasionne engendrent une croissance considérable de la dette publique. C’est elle qui épuisera de façon inexorable les ressources de l’épargne qui, jusqu’alors, avaient permis de résister aux gaspillages provoqués par le système mercantile. J’ai longtemps supposé que Smith, comme Hume, craignait avant tout la banqueroute de l’État et ses conséquences politiques directes. Pourtant, je vais montrer que la position de Smith est plus originale : la menace politique que fait peser le système mercantile est à la fois plus directe et plus subtile. En identifiant l’intérêt des marchands et des manufacturiers avec l’intérêt général, la partialité du système mercantile remet en cause le régime polybien, et menace de rapprocher (au moins partiellement) la situation de la Grande-Bretagne de celle du Bengale. L’expansion de la République romaine a conduit à la tyrannie du Prince ; celle de la Grande-Bretagne peut la conduire à la tyrannie des compagnies de marchands.
42Il est donc nécessaire de regarder maintenant comment le système de la liberté naturelle peut écarter ce danger.
La situation anarchique des colonies anglaises d’Amérique du nord
43Pour se faire une idée du caractère positif du système de la liberté naturelle, il faut continuer notre voyage vers l’Ouest, ce qui peut paraître étrange, sans au fond réellement l’être. Après le Bengale, soumis à l’oppression du régime des compagnies privilégiées ; après la métropole, où la confusion entre l’intérêt des marchands et l’intérêt général est dominante, où certes le système mercantile engendre un enrichissement réel plus faible que celui qu’il pourrait être, mais où les gouvernants, bien qu’influencés par les marchands, ne sont pas des marchands eux-mêmes, il faut examiner comment Smith décrit les colonies anglaises d’Amérique du Nord. Là est instauré un système qui, par bien des aspects, est relativement proche du système de la liberté naturelle.
44Selon Smith, « la différence qui se trouve entre l’état de l’Amérique septentrionale et celui des Indes orientales est peut-être le fait le plus propre à faire sentir la différence qui existe entre l’esprit de la constitution britannique, qui protège et gouverne le premier de ces pays, et l’esprit de la compagnie mercantile qui maîtrise et qui opprime l’autre » ([1776], I, p. 144).
45Cette proposition me paraît très éclairante, car elle témoigne bien, d’une part, que le système mercantile en Grande-Bretagne n’a pas (encore ?) atteint le développement complet qui est le sien au Bengale et, d’autre part, que, selon Smith, il existe un antagonisme complet entre « l’esprit de la constitution britannique » et l’esprit de la « compagnie mercantile » – ce qui montre enfin que c’est bien dans le domaine politique et constitutionnel que s’éprouve, pour Smith, la spécificité des « systèmes d’économie politique ».
46L’exemple des colonies d’Amérique du Nord montre que Smith est convaincu que le système de la liberté naturelle peut exister. Cependant, il faut préciser que, selon la Richesse des nations, la situation de ces colonies est telle que le système de la liberté naturelle y est porté trop loin, à la limite de la licence. Tout dépend de la distance établie entre les législateurs d’un côté et les marchands et manufacturiers de l’autre. Pour comprendre cela, il faut examiner la situation des colonies d’Amérique, telle qu’elle est décrite dans la Richesse des nations.
47De fait, les compagnies privilégiées n’ont généralement pu se maintenir dans les Indes occidentales. Les premières colonies américaines ont été placées directement sous la tutelle des monarchies espagnoles et portugaises, sans compagnie exclusive. Surtout, les colonies françaises et anglaises, parce qu’elles étaient des colonies de peuplement (comme les colonies antiques), n’ont pu permettre aux premières compagnies exclusives d’y prospérer.
48En effet, l’abondance de terres et la grande distance de la métropole rendent inefficaces, le plus souvent [16], les « pires des gouvernements », c’est-à-dire ceux des compagnies exclusives. Smith ajoute ensuite : « Mais il n’y a pas de colonies dont le progrès ait été plus rapide que celui des colonies anglaises dans l’Amérique septentrionale » (ibid., II, p. 180).
49La proposition selon laquelle le taux de croissance de l’emploi et du taux de salaire réel est plus rapide dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord que dans les autres colonies est affirmée par Smith à chaque occasion, sans être étayée par la moindre donnée empirique – on peut se demander d’ailleurs où il les aurait trouvées. Il s’agit très probablement d’une proposition déduite de la théorie smithienne du cours naturel de l’opulence [17]. Selon Smith, les colonies d’Amérique du Nord, en effet, sont encore dans la première phase des investissements, les investissements dans l’agriculture. S’appuyant sur sa théorie, il en déduit alors que le taux naturel de profit y est particulièrement élevé.
50Acceptons donc cette proposition de Smith. Il importe de souligner que la prospérité des colonies anglaises possède des causes tant économiques (l’abondance de terres) que politiques. En effet, Smith ajoute immédiatement à la citation précédente : « L’abondance de terres fertiles et la liberté de diriger leurs affaires comme elles le jugent à propos, voilà, à ce qu’il semble, les deux grandes sources de prospérité de toutes les colonies nouvelles » (ibid.).
51« L’abondance de terres fertiles » n’est donc pas un facteur de la prospérité indépendant de « la liberté de diriger leurs affaires ». C’est la conjonction de ces deux facteurs qui explique la situation exceptionnelle des colonies britanniques. Ces institutions politiques qui prévalent en Amérique du Nord sont dégagées des institutions féodales qui, en revanche, caractérisent le système mercantile. En effet :
Premièrement, si l’accaparement des terres incultes est un abus qui n’a pu être, à beaucoup près, totalement prévenu dans les colonies anglaises, au moins y a-t-il été plus restreint que dans toute autre colonie. La loi coloniale, qui impose à chaque propriétaire l’obligation de mettre en valeur et de cultiver, dans un temps fixé, une portion déterminée de ses terres, et qui, en cas de défaut de sa part, déclare que ces terres négligées pourront être adjugées à un propriétaire, est une loi qui, sans avoir été peut-être très rigoureusement exécutée, a néanmoins produit quelque effet.
Secondement, il n’y a pas en Pennsylvanie de droit de primogéniture, et les terres se partagent comme des biens meubles, par portions égales, entre tous les enfants. Dans trois des provinces de la Nouvelle-Angleterre, l’aîné a seulement double portion, comme dans la loi de Moïse.
53Après avoir montré comment cette législation dégage les colonies anglaises d’Amérique des institutions féodales, alors que ces dernières, tel le majorat qui protège, par exemple, la seigneurie du démantèlement successoral dans les colonies espagnoles ou portugaises ou le droit de retrait en faveur du seigneur dans les colonies françaises qui répond aux mêmes exigences, sont bien présentes dans les autres colonies d’Amérique, Smith ajoute : « Or, la réunion des terres en grandes propriétés détruit, par le fait, et cette quantité et ce bon marché [des terres]. […] D’ailleurs, la réunion des terres incultes en grandes propriétés est ce qui s’oppose le plus à leur amélioration » (ibid.).
54Le contraste avec le cas des métropoles européennes, prisonnières de leur héritage médiéval, est donc saisissant. Les conséquences en sont immédiates :
Chaque colon a plus de terre qu’il ne lui est possible d’en cultiver. Il n’a ni fermages à acquitter, ni presque point d’impôts à payer. Il n’y a pas de propriétaire qui vienne partager le produit de son travail, et la part qu’y prend le souverain n’est ordinairement qu’une bagatelle. Il a tous les motifs possibles d’augmenter, autant qu’il le peut, un produit qui lui appartiendra presque tout entier.
56Les colons ne sont donc pas dans le système mercantile. La raison apparaît toute simple : le système mercantile est le fruit de l’histoire médiévale de l’Europe, fertile en privilèges et donc en monopoles (au sens de Smith). Or les colons sont dans un espace vierge de toute histoire : la propriété seigneuriale n’existe pas et la fiscalité est d’autant plus légère qu’elle est débarrassée du lourd appareil des redevances seigneuriales dont elle est encore encombrée en Europe. Le colon, exploitant en faire valoir direct, n’a donc pas de rente ni de droits seigneuriaux à payer.
57En outre, le système de la liberté naturelle n’est nullement indépendant des formes politiques de l’exercice du pouvoir (cf. Diatkine [2007]). Smith affirme que les libertés politiques des colonies d’Amérique sont d’abord au moins égales à celles qui règnent en Grande-Bretagne depuis la révolution de 1688. Les libertés des colons sont assurées par les assemblées des représentants du peuple, qui réclament le droit d’être les seules à voter l’impôt. Ces assemblées, dont la représentativité pourrait être meilleure, selon lui ([1776], II, p. 195], tiennent en respect et parfois même (dans le Connecticut et à Rhode Island) élisent le pouvoir exécutif. Aucun colon respectueux des lois n’y peut donc craindre quoi que ce soit de ce dernier. Cette sûreté, cette protection contre l’arbitraire de l’État, est d’autant plus grande que l’exécutif, disposant de peu de moyens, n’a qu’un faible pouvoir de corruption. Quand il existe des chambres hautes, elles ne sont pas héréditaires, et elles sont élues, du moins en Nouvelle-Angleterre. La noblesse est donc absente. Le respect conféré par le mérite ou la fortune ne donne droit à aucun privilège vexatoire.
58Et Smith de conclure : « Il y a donc plus d’égalité parmi les colons anglais que parmi les habitants de la mère patrie. Leurs mœurs sont plus républicaines, et leurs gouvernements, particulièrement ceux de trois des provinces de la Nouvelle-Angleterre, ont aussi jusqu’à présent été plus républicains » (ibid.).
59Ces « mœurs républicaines » sont donc des facteurs que Smith juge importants pour expliquer la croissance (supposée) remarquable des colonies d’Amérique du Nord. Plus important encore, les colons américains, précisément parce qu’ils sont éloignés de la capitale impériale, ne purent obtenir de privilèges et recréer le système mercantile auquel leur absence de passé médiéval leur a permis d’échapper.
60Je pense que c’est exactement cette abolition des privilèges qui doit per -mettre la mise en place du système de la liberté naturelle en Grande-Bretagne. L’absence des privilèges en Amérique n’est pas due au caractère spontanément vertueux des Américains, ni même au fait qu’ils ont échappé à l’histoire européenne dont le système mercantile est le fruit. Les privilèges n’existent pas dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord à cause de la grande distance qui sépare les colons américains des législateurs. L’égalité n’est donc pas une vertu particulièrement cultivée par les Américains, puisque cette passion est, comme toujours chez Smith, contrebalancée par la passion de la distinction. Celle-ci, du fait de l’éloignement du pouvoir central, s’exerce plus difficilement dans les colonies que dans la métropole, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne s’exerce pas et surtout qu’elle ne risque pas de le faire de façon de plus en plus pressante.
61Pour le voir, il convient maintenant de dresser un premier bilan de cette exploration du système de la liberté naturelle. Celui-ci est donc presque réalisé dans les colonies d’Amérique du Nord. Doit-on alors en déduire qu’il suffirait que ces colonies accèdent à l’indépendance, telles les colonies grecques de l’Antiquité, pour entrer de plain-pied dans le système de la liberté naturelle ?
62La réponse à cette question devrait être évidente ; pourtant, elle ne l’est pas. Car Smith n’est nullement favorable à l’indépendance des colonies d’Amérique du Nord. Il s’oppose sur ce point crucial aux premiers insurgés et au courant néorépublicain qui les a en partie inspirés [18].
63Certes, Smith évoque lui-même l’indépendance, assortie d’un traité de commerce équitable, comme une solution envisageable, établissant entre la Grande-Bretagne et ses colonies des relations analogues à celles qui, selon lui, liaient les colonies grecques à leurs métropoles (Smith [1776], II, p. 231). Il sait cependant qu’une « telle solution n’a jamais été adoptée et ne sera jamais adoptée par aucune nation du monde ».
64Surtout, Smith n’éprouve aucune sympathie à l’égard des insurgés américains et n’est pas favorable à l’indépendance des colonies ou, si l’on préfère, il pense que l’indépendance, même assortie d’un traité de commerce, ne serait qu’un pis-aller malheureusement impossible à atteindre sans passer par le conflit armé. La solution « grecque » n’est donc pas envisageable ni même souhaitable.
Un plan de réforme de l’empire britannique pour instaurer les « mœurs républicaines » en Grande-Bretagne
65En effet, Smith pense que l’indépendance risque fortement d’altérer les mœurs républicaines des colons et donc leurs libertés politiques. Chaque colonie risquerait de devenir une petite république indépendante et donc, comme les cités grecques et leurs colonies (ou comme les républiques italiennes de la Renaissance), risquerait d’être déchirée par les factions animées par les dirigeants, membres de l’« aristocratie naturelle » des colons. On le sait, un des lieux communs les plus souvent discutés par les penseurs politiques du xviiie siècle est la thèse selon laquelle la démocratie ne peut être pratiquée que dans de petites cités et est donc condamnée à périr sous les coups des factions qui se disputent le pouvoir. De ce point de vue, ce n’est pas seulement de l’ironie que Smith déploie à l’encontre des dirigeants des insurgés « turbulents et factieux ». Leur refus de payer une taxe votée par le Parlement de Londres, où ils ne sont pas représentés, est analysé par lui d’une façon qui évoque facilement son discours de la Théorie des sentiments moraux au sujet de la distinction des rangs :
Les hommes désirent avoir part au maniement des affaires publiques, principalement pour l’importance que cela leur donne. C’est du plus ou moins de pouvoir que la plupart des meneurs (les aristocrates naturels du pays) ont de conserver ou de défendre leur importance respective, que dépendent la stabilité et la durée de toute constitution libre. C’est dans les attaques que ces meneurs sont continuellement occupés à livrer à l’importance l’un de l’autre, et dans la défense de leur propre importance, que consiste tout le jeu des factions et de l’ambition domestique. Les meneurs de l’Amérique, comme ceux de tous les autres pays, désirent conserver leur importance personnelle. Ils sentent ou au moins ils s’imaginent que si leurs assemblées, qu’ils se plaisent à décorer du nom de parlements, et à regarder comme égales en autorité au Parlement de la Grande-Bretagne, allaient être dégradées au point de devenir les officiers exécutifs et les humbles ministres de ce parlement, ils perdraient eux-mêmes à peu près toute leur importance personnelle. Aussi ont-ils rejeté la proposition d’être imposés par réquisition parlementaire, et comme tous les autres hommes ambitieux qui ont de l’élévation et de l’énergie, ils ont tiré l’épée pour maintenir leur importance.
67Clairement, l’attitude des insurgés américains est analysée comme une illustration du principe selon lequel le souci d’être distingué est une des expressions les plus importantes, et non des plus vulgaires, du désir d’améliorer son sort. Or ce désir de distinction est ici à l’origine même de l’insurrection.
68Ce sont donc les luttes de factions, animées par « ces aristocraties naturelles », que craint Smith pour les colonies et qui caractérisent les « petites républiques ». C’est pourquoi il refuse leur indépendance. En revanche, il est tout à fait favorable à leur intégration au sein de l’Empire britannique :
Aucune aristocratie oppressive [comme celle qui exerce le pouvoir en Irlande] ne s’est encore fait sentir dans les colonies [d’Amérique du Nord]. Toutefois, elles n’en auraient pas moins elles-mêmes à gagner considérablement, sous le rapport du bonheur et de la tranquillité, à une union avec la Grande-Bretagne. Au moins cette union les délivrerait-elle de ces factions haineuses et emportées, toujours inséparables des petites démocraties ; factions qui, dans ces États dont la constitution se rapproche tant de la forme démocratique, ont trop souvent fait naître des divisions parmi le peuple et troublé la tranquillité de leurs divers gouvernements. En cas d’une séparation totale d’avec la Grande-Bretagne, événement qui paraît très probable, si on ne le prévient par une union de ce genre, ces factions vont devenir dix fois plus envenimées que jamais.
70Si Smith semble donc républicain dans la mesure où les mœurs républicaines sont nécessaires au système de la liberté naturelle, il craint les petites républiques déchirées par les factions, tout autant qu’il craint de voir la constitution britannique « polybienne » dégénérer en tyrannie, au moment précis où la Grande-Bretagne prend conscience du caractère colonial de son Empire. De plus, il est probable – et cette éventualité serait dramatique pour les colonies une fois devenues indépendantes – que le rapprochement des hommes d’État et des marchands y engendre alors l’apparition du système mercantile.
71Ainsi l’indépendance des colonies n’est-elle pas la plus heureuse des solutions, parce que les colonies sont trop petites pour éviter la promiscuité du pouvoir et des marchands [19]. C’est pourquoi leur intégration dans un empire britannique renouvelé, c’est-à-dire leur union avec la Grande-Bretagne, semblerait préférable.
72Cependant, il est bien trop tard pour envisager une pareille solution en 1776. La Grande-Bretagne doit alors être ramenée à « la médiocrité réelle de sa fortune » (« the real mediocrity of her circumstances »), pour citer les derniers mots de la Richesse des nations. C’est dans ce cadre restreint que Smith propose un projet de réforme de l’Empire, dont le point de départ serait la convocation d’États Généraux (« states-general of the British Empire, a fair and equal representation of all those different provinces ») avec des représentants des différentes parties de l’Empire :
Dans tous les grands pays qui sont unis sous un gouvernement uniforme, les provinces éloignées sont bien moins exposées à l’influence de l’esprit de parti que ne l’est le centre de l’empire. La distance où ces provinces sont de la capitale, du siège principal où se passent les grandes luttes de l’ambition et des factions, fait qu’elles entrent moins dans les vues d’aucun des partis opposés, et qu’elles demeurent, entre eux tous, spectatrices impartiales et neutres [20].
74Nous nous trouvons ici face à la seule occurrence de la notion de spectateur impartial dans la Richesse des nations. Il est difficile de penser qu’elle soit fortuite, quand on sait la place que cette notion occupe dans la Théorie des sentiments moraux. Comme l’a montré Dupuy [1992], la construction du spectateur impartial, destinée à expliquer le sentiment de l’obligation, met en œuvre le jeu théâtral qui relie acteur et spectateurs. Je pense que la réforme de l’Empire britannique suggérée ici par Smith vise à étendre cette relation aux rapports entre législateurs (spectateurs) et marchands (acteurs). Il convient de permettre aux législateurs (aux citoyens) de juger avec impartialité, et donc en toute connaissance, l’action et les discours des marchands et des manufacturiers, comme de l’ensemble des citoyens.
75Ce jeu théâtral, s’il est réussi, s’il permet aux législateurs d’atteindre l’impartialité, doit permettre d’instaurer dans l’Empire les « mœurs républicaines » qui sont menacées par l’esprit de faction qui s’instille dans les colonies d’Amérique du Nord. C’est ce cadre impérial qui doit permettre aux législateurs d’être ni trop loin des marchands, comme c’est le cas en 1776 en Amérique du Nord, ni trop près, comme c’est le cas à Londres et surtout au Bengale, et comme cela sera sans doute le cas dans les colonies devenues indépendantes.
76Les éditeurs de la Richesse des nations soulignent donc à juste titre, selon moi, que l’impartialité, ici, comme dans la Théorie des sentiments moraux, est affaire de distanciation (Campbell et Skinner [1976], p. 945), c’est-à-dire, ajouterais-je, de mise en scène et de mise au point, au sein de cet espace politique qu’est l’Empire et qui relie nécessairement acteurs et spectateurs. Est-ce à dire que, spectateurs, les législateurs doivent contempler passivement le jeu des marchands et des manufacturiers ? Certainement pas. Car les législateurs sont aussi nécessaires aux marchands que les spectateurs le sont aux acteurs. Il revient aux législateurs, informés de la science du législateur, d’observer, de critiquer et de juger les marchands et les manufacturiers avec l’impartialité, l’objectivité nécessaire à la reproduction du corps politique que l’action de ces derniers est toujours susceptible de menacer [21].
77Smith introduit donc, en quelque sorte, un curseur qui permet de se déplacer de façon presque continue de l’oppression la plus brutale provoquée par la confusion complète (au Bengale) entre les marchands et les législateurs, jusqu’au régime d’une liberté sombrant dans l’anarchie provoquée par l’éloignement excessif, tant géographique qu’institutionnel, des marchands et des législateurs. On peut donc conclure qu’il doit nécessairement exister une distance optimale qui sépare et réunit en même temps marchands et législateurs.
78Le tableau ci-contre permet de résumer l’analyse que l’on peut tirer de la présentation donnée des formes du système mercantile et du système de la liberté naturelle, et de voir que le système de la liberté naturelle proprement dit se situe entre la forme britannique du système mercantile et la forme nord- américaine (exagérée) du système du système de la liberté naturelle.
Les variantes de la société commerciale
Les variantes de la société commerciale
Avec D* : distance optimale séparant législateurs et marchands ; g* : taux de croissance optimal ; Di et gi : distance et taux de croissance caractérisant la situation des sociétés des colonies anglaises de l’Amérique du nord (am), du système de la liberté naturelle (n) ; de la Grande-Bretagne (gb), de la France (f), de l’espagne (e) et du Bengale (b).79Ce tableau fait apparaître les deux facteurs politiques qui, selon Smith, influencent le taux de croissance. D’une part, la distance qui sépare les législateurs des marchands, sur lequel cet article insiste particulièrement. D’autre part, la forme même du gouvernement (petite démocratie, république polybienne, monarchie absolue « continentale », tyrannie d’une compagnie marchande) qui nécessiterait ici de plus longs développements, pour montrer comment sont hiérarchisées les distances séparant le législateur et les marchands et manufacturiers dans les monarchies européennes.
80Par ailleurs, Smith ([1776], I, p. 190) suppose que les colonies anglaises d’Amérique du Nord (et elles seules) bénéficient du système mercantile, au sens où leur taux de croissance est supérieur au taux de croissance naturel.
81Enfin, la Richesse des nations oppose les colonies espagnoles (et portugaises) d’Amérique et les colonies anglaises d’Amérique du Nord. Les premières sont le produit de la recherche infructueuse de l’or.
Conclusion
82Cette distance entre législateurs et marchands et manufacturiers que veut installer la réforme constitutionnelle proposée par Smith vise à mettre en place ce que je propose de nommer la « cité impériale », parce que le système de la représentation qui n’existait pas dans les cités antiques permet à la république, dont la constitution mixte peut être ainsi préservée, de se transformer en empire sans sombrer dans la tyrannie. C’est en cela que cette cité, quoiqu’impériale, sera régie selon le système de liberté naturelle qu’elle définit. Et c’est aussi en cela que le système de la liberté naturelle est, tout comme le système mercantile, un système politique.
83Ainsi le système de la liberté naturelle devrait-il être le produit de la réforme de l’Empire britannique, c’est-à-dire, aux yeux mêmes de Smith ([1776], II, p. 583) d’une utopie, au sens exact de lieu sans consistance géographique, quelque part entre la Grande-Bretagne et l’Amérique du Nord, comme l’Utopie de More. En même temps, et de façon contradictoire, cette réforme de l’Empire peut devenir, sous certaines conditions, le produit du système mercantile lui-même. Après tout, la construction de l’Empire américain, en même temps que l’abolition des privilèges en France, était parfaitement d’actualité à la mort de Smith en 1790. Nous ne saurons sans doute jamais son opinion sur ces événements en partie inspirés, on le sait, par son œuvre.
84Pour conclure, peut-on, dans les termes de Smith, penser la transition entre le système mercantile et le système de la liberté naturelle ? En d’autres termes comment les législateurs peuvent-ils atteindre l’impartialité ?
85Winch ([1983], p. 503) souligne que si les législateurs sont inspirés par les principes généraux mis en lumière par la science, ils se différencient de cet « être insidieux et rusé qu’on appelle vulgairement homme d’État ou politique » (Smith [1776], II, p. 56), soumis aux clameurs des marchands et des manufacturiers et qui mettent en œuvre cette politique partiale caractéristique du système mercantile. Dans le même article, Winch suggère que c’est un certain sens esthétique, certes revendiqué par Smith dans la Théorie des sentiments moraux, qui fera préférer le système de la liberté naturelle et abandonner le système mercantile : le système de la liberté naturelle s’imposera parce qu’il est le plus beau. Si cette stratégie de pédagogie esthétique est efficace, le législateur impartial sera alors en état d’appliquer avec prudence (en suivant l’exemple de Solon) les principes généraux dégagés par la science du législateur. L’esthétique ainsi invoquée est certes séduisante. Mais est-elle suffisante ? Je ne pense pas que Smith puisse s’en contenter. Pour un auteur aussi attentif à critiquer l’utopisme (de Quesnay, par exemple), la pédagogie ne saurait se substituer à la politique. Une utopie n’est pas tant une proposition politique nouvelle (c’est pourquoi elle n’existe nulle part) et difficile à mettre en œuvre qu’une proposition qui néglige les contraintes, aussi fortes soit-elles, dont la réalisation doit tenir compte. En d’autres termes, une utopie est sans histoire (Moreau [1982]). Elle jaillit du néant, une fois les législateurs éclairés par les savants. C’est pourquoi la pédagogie, même renforcée par l’esthétique, semble bien insuffisante pour échapper à l’utopie. Selon Smith, le système mercantile n’est pas le produit de l’ignorance des législateurs, il est le produit de l’histoire de l’Europe depuis la chute de l’Empire romain. C’est pourquoi la mise en place du système de la liberté naturelle, cet ajustement de la distance qui sépare les législateurs des marchands et des manufacturiers, ne peut être que le fruit de l’histoire (de la pratique politique). Il faut alors pouvoir penser la transition (aussi difficile à franchir soit-elle) du système mercantile au système de la liberté naturelle, et Smith esquisse une voie qui reste encore à explorer. Car si le système de la liberté naturelle est celui qui permet une politique conforme à la justice, sa mise en place n’est pas indépendante du régime politique en place. Il se trouve que les dernières pages de la Richesse des nations suggèrent un plan de réforme de l’Empire britannique, comportant la convocation des « États généraux de l’Empire », ce qui n’est pas seulement la réunion d’un Parlement dont la Chambre des communes accueillerait des représentants des colonies qui pourraient ainsi voter les lois les concernant. Suggérer une telle réforme de la constitution impériale est naturel dans le contexte très ancien de la pensée politique qui affirme que la justice (l’impartialité) n’est nullement indépendante des formes de la cité. Penser ces formes de la cité, et penser les moyens de transformer la cité, est une tâche écrasante, et Smith le sait parfaitement [22].
Bibliographie
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- Viner J. [1927], « Adam Smith and Laissez-faire », Journal of Political Economy, 35 (2), p. 198-232.
- Walraevens B. [2014], « Vertus et justice du marché chez Adam Smith », Revue économique, 65 (2), p. 419-438.
- Winch D. [1978], Adam Smith’s Politics, Cambridge, Cambridge University Press.
- Winch D. [1983], « Science and the Legislator : Adam Smith and after », The Economic Journal, 93, p. 501-520.
- Winch D. [1996], « Adam Smith’s politique coloniale », Cahiers d’économie politique, 27-28, p. 39-55.
Notes
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[*]
Université d’Évry et phare. Correspondance : Université d’Évry, Département d’économie, boulevard François Mitterrand, 91025 Évry cedex. Courriel : diatkine@univ-evry.fr.
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[1]
Dans l’avertissement ajouté en 1790 à la dernière édition de la Théorie des sentiments moraux publiée de son vivant.
-
[2]
« The very violent attack I had made upon the whole commercial system of Great Britain », Lettre à Andreas Holt du 26 octobre 1780, dans Smith ([1977], p. 251) ; souligné par moi.
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[3]
« La division du travail une fois généralement établie […] chaque homme subsiste d’échanges et devient une espèce de marchand, et la société elle-même devient une société commerçante. » (Smith [1776], I, p. 91].) (La date entre crochets indique l’édition originale, mais la référence complète et la pagination des citations renvoient, le cas échéant, à une autre édition plus récente qui est celle que l’auteur a utilisée [NdE].)
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[4]
La tradition « whig », parti qui domine la vie politique britannique au xviiie siècle, qualifie de « polybienne » l’organisation des pouvoirs apparue après la révolution de 1688 parce que mêlant harmonieusement, comme celle de la République romaine décrite par Polybe, les éléments monarchiques (le Roi), aristocratiques (la Chambre des lords) et démocratiques (la Chambre des communes). Ces pouvoirs étaient censés s’équilibrer les uns les autres en évitant de dégénérer respectivement en tyrannie, en oligarchie ou en démagogie.
-
[5]
Cette influence des institutions sur les mœurs, et donc la nécessité de modifier les premières pour influencer les secondes, est un thème transversal de la philosophie politique. On le retrouve par exemple au xixe siècle en France, chez Tocqueville et Le Play, comme le montre Sabéran [2014] dans ce volume.
-
[6]
Le terme « monopole » a le plus souvent chez Smith le sens de privilège. Supprimer les monopoles signifie donc souvent l’abolition des privilèges.
-
[7]
Marshall [1998] pose cette question sans y répondre.
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[8]
Ce rapport a été publié en 1772 sous le titre « The Principles of money applied to the present state of the coin of Bengal », dans Steuart [1805].
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[9]
C’est pour permettre à la Compagnie de rembourser ces « secours » gouvernementaux dans les meilleurs délais que celle-ci obtint le privilège d’importer directement son thé dans les colonies anglaises. La Tea Party de Boston fut la conséquence immédiate de cette mesure.
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[10]
Kanta Ray [1998] évalue à dix millions de morts les victimes de cette famine, soit un tiers de la population du Bengale.
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[11]
L’article de Walraevens [2014] dans ce numéro revient sur la dimension morale du prix naturel chez Smith, et donc aborde d’une autre manière qu’ici le lien entre politique, éthique et économie.
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[12]
« Mais si l’esprit qui dirige naturellement une compagnie exclusive s’est jamais bien fait voir, c’est surtout dans la manière dont celles-ci gouvernent l’une et l’autre leurs nouveaux sujets. Dans les îles à épices, les Hollandais brûlent de ces denrées tout ce qu’en produit une année fertile au-delà de ce qu’ils peuvent espérer en débiter en Europe avec un profit qui leur paraisse suffisant. […] Par différentes mesures oppressives, ils ont réduit la population de plusieurs des Moluques au nombre d’hommes seulement suffisant pour fournir des provisions fraîches et les choses de première nécessité aux garnisons presque nulles qu’ils y tiennent, et à ceux de leurs vaisseaux qui viennent de temps en temps y prendre leur cargaison d’épices. Cependant, sous le gouvernement même des Portugais, ces îles étaient, dit-on, passablement peuplées. La compagnie anglaise n’a pas encore eu le temps d’établir dans le Bengale un système aussi complètement destructeur. Toutefois, le plan suivi par l’administration de cette compagnie a eu exactement la même tendance. » (Smith [1776], II, p. 252.)
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[13]
On le sait bien, que l’opium du Bengale puisse compléter l’argent requis par le commerce du thé à Canton n’a rien d’anecdotique. Cette politique conduira aux guerres de l’opium et à la fondation de la colonie de Hong Kong.
-
[14]
Cf. supra, note 4.
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[15]
Il est amusant de constater que cette expression célèbre est souvent considérée comme typiquement française, inventée par Bonaparte. C’est ainsi que Cobbett, dans une lettre à Chateaubriand écrit : « Vous nous appelez une nation de boutiquiers » (cité par Chateaubriand [1838], p. 346). Il est bien possible que Bonaparte ait lu cette formule dans la Richesse des nations !
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[16]
Il existe une exception, celle de la Compagnie de la baie d’Hudson. Smith s’en explique sans difficulté, puisque les territoires qu’elle domine sont incultivables.
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[17]
Cette théorie est développée dans le dernier chapitre du Livre II, où Smith postule que le taux de croissance du revenu et de l’emploi est le plus élevé quand les investissements se succèdent selon la séquence suivante : agriculture, manufacture et « commerce lointain ». Il suppose que cet ordre est respecté en Amérique du Nord.
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[18]
Sur ce point, cf. Winch [1978], [1996].
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[19]
On sait que cet argument classique sera utilisé par Madison pour défendre l’idée d’un État fédéral. Cf. Winch [1978].
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[20]
Souligné par moi. Traduction rectifiée : Garnier traduit « indifferent » par « indifférentes », ce qui n’a guère de sens ici. Je remercie L. Frobert de cette remarque.
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[21]
Voir la dernière phrase du livre I de la Richesse des nations : « Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce, qui vient de la part de cette classe de gens, doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d’une classe de gens dont l’intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l’intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l’un et l’autre en beaucoup d’occasions » (Smith [1776], I, p. 336).
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[22]
La célèbre proposition de Smith (« À la vérité, s’attendre que la liberté du commerce puisse jamais être entièrement rendue à la Grande-Bretagne, ce serait une aussi grande folie que de s’attendre à y voir jamais réaliser la république d’Utopie ou celle d’Océana » ([1776], II, p. 60)) s’inscrit dans l’analyse des obstacles politiques et économiques qui, selon lui, s’opposent à ce que cette liberté du commerce soit « complète ». Un législateur, précisément parce qu’il serait impartial, devra, comme Solon, s’accommoder de compromis lorsqu’ils sont nécessaires. Comprendre ces nécessités est l’objet même de la science du législateur.