Notes
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Université de Cergy-Pontoise, thema. Correspondance : F-95000 Cergy-Pontoise. Courriel : beraud@u-cergy.fr ; site web : http://beraud.u-cergy.fr/.
Je remercie les deux rapporteurs anonymes pour leurs remarques et suggestions qui ont permis d’améliorer le texte initial. Je remercie également pour leurs critiques les participants à la sixième conférence de l’Association internationale Walras où une version antérieure de ce texte avait été présentée. Je reste seul responsable des erreurs et omissions. -
[1]
Il est vrai que Hicks avait, dans sa Théorie mathématique de la valeur qu’il avait publiée en français peu avant l’édition de Valeur et Capital, proposé un exposé purement mathématique d’une partie des propositions qu’il présente, dans Valeur et Capital, sous une forme littéraire.
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[2]
Marshall écrit, à ce propos : « Le prix d’équilibre [du marché] est affecté par des calculs touchant ce que seront dans l’avenir les rapports de la production et de la consommation. » ([1890], p. 281.) Hicks oppose sa démarche à celle des Autrichiens qui, plutôt que d’introduire dans leur raisonnement les anticipations, choisissent de raisonner dans le cadre de l’équilibre stationnaire.
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[3]
Allais ne répond pas explicitement à l’analyse de Hicks. Il convient cependant de noter qu’il en avait eu connaissance puisque la Théorie mathématique de la valeur en régime de libre concurrence, ouvrage que Hicks publia en 1937 en français, fait partie du répertoire des ouvrages qu’Allais dit avoir consultés. Allais cite le livre de Hicks à plusieurs reprises dans son Traité.
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[4]
La définition que Pareto donnait du surplus est légèrement différente, car son point de comparaison est l’état final. Le surplus parétien, que l’on peut qualifier de surplus équivalent, est « la quantité du bien A, qui, si elle était distribuée aux membres de la communauté, procurerait à chacun d’eux le même plaisir que lui procure la consommation » des marchandises .
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[5]
On doit comparer cette définition avec celle que Pareto donne de l’optimum : « Nous dirons que les membres d’une collectivité jouissent, dans une certaine position, d’un maximum d’ophélimité, quand il est impossible de trouver un moyen de s’éloigner très peu de cette position, de telle sorte que l’ophélimité dont jouit chacun des individus de cette collectivité augmente ou diminue. » ([1906], p. 354.)
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[6]
Léon Walras (Éléments d’économie pure [1874], p. 98) soutient de façon analogue qu’un équilibre est stable si, « au-delà de ce point, l’offre de la marchandise est supérieure à sa demande, ce qui doit amener une baisse de prix, c’est-à-dire un retour vers le point d’équilibre. […] En deçà du point d’équilibre, la demande de la marchandise est supérieure à son offre, ce qui doit amener une hausse de prix, c’est-à-dire un acheminement vers le point d’équilibre ».
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[7]
Ce qui est le plus frappant dans l’analyse de Hicks est qu’il considère que si la condition de stabilité parfaite qu’il postule est satisfaite, l’ajustement des autres prix conduira nécessairement à l’équilibre (Hahn [1991], p. 64).
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[8]
On notera qu’à l’époque où il rédige le Traité Allais n’avait pas pris connaissance de Valeur et Capital, mais il cite, dans sa bibliographie, la Théorie mathématique de la valeur (1937), ouvrage où Hicks expose, pour la première fois, l’analyse de la stabilité qu’il développera dans Valeur et Capital.
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[9]
Ce qui montre que la critique que faisait Hicks de Walras est mal fondée et même, à vrai dire, étrange.
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[10]
La formulation d’Allais est la suivante : « Les échanges ne sont supposés s’effectuer qu’une fois réalisé l’équilibre général, c’est-à-dire lorsque se trouve déterminé un système de prix réalisant l’égalité de l’offre et de la demande sur les différents marchés aux différents instants. » Walras ([1885], p. 69, note 1), répondant à l’objection de Bertrand, écrivait : « Sur le marché théorique, en cas d’excédent de la demande sur l’offre ou de l’offre sur la demande, on ne satisfait personne. […] l’échange demeure suspendu jusqu’à ce que la hausse ou la baisse ait amené l’égalité de l’offre et de la demande ; après quoi on satisfait alors tout le monde. »
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[11]
Allais ([1943], p. 134) dit que deux services sont indépendants quand la satiété de l’un n’est pas modifiée par la consommation de l’autre. Bien que l’indépendance complète soit naturellement extrêmement rare, il soutient que l’hypothèse de faible dépendance paraît introspectivement vérifiée. Il montre (ibid., p. 146) que si les services sont indépendants, la satisfaction d’un individu peut être décrite par une fonction d’utilité additive. Ainsi, comme l’explique Lenfant [2005], l’hypothèse de séparabilité de la fonction d’utilité est une hypothèse d’« indépendance psychologique » qu’Allais cherche patiemment, mais à notre sens vainement, à justifier.
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[12]
« Notre théorie de l’équilibre qui fait intervenir le temps est une théorie dynamique alors que les théories de l’équilibre de Walras, Pareto et Fisher étaient purement statiques. »
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[13]
« La raison de la stérilité du système de Walras réside en grande partie […] dans le fait qu’il n’étudie pas les lois de variation de son système d’équilibre général. Il déduit les conditions auxquelles doivent satisfaire les prix dans une situation de ressources et de préférences données ; mais il n’explique pas ce qui se passe si les goûts ou les ressources viennent à changer. » Les critiques qu’Allais et que Hicks adressent à Walras apparaissent excessives et montrent, à l’évidence, que leur lecture de Walras a été trop rapide. On sait, d’ailleurs, qu’à l’époque où il rédigeait le Traité, Allais ne disposait pas des Éléments d’économie politique pure mais seulement de l’Abrégé.
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[14]
Allais est, de toute évidence, moins critique. S’il ne fait guère référence à Böhm-Bawerk dans le Traité, son influence est évidente dans Économie et Intérêt où il reprend et analyse les concepts fondamentaux de la théorie autrichienne du capital, notamment la notion de durée du détour de production. Il évoque souvent les régimes permanents comme modèle de référence dans ses analyses.
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[15]
Quand Debreu ([1959], p. 106) introduisit l’incertitude dans son modèle, il évita cette difficulté en supposant qu’un « contrat de livraison d’une marchandise spécifie maintenant, outre ses propriétés physiques, son lieu et sa date de disponibilité, un événement dont la réalisation conditionne la livraison ».
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[16]
Selon son célèbre adage, « dire que le taux d’intérêt sur les valeurs absolument sûres est déterminé exclusivement par l’incertitude qui pèse sur l’évolution éventuelle des taux d’intérêt, semble faire dépendre l’intérêt uniquement de lui-même ; on est obligé de penser que la question ne peut se résumer à cela » (Hicks [1939], p. 152).
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[17]
Aucun achat et aucune vente ne se font à terme et tous les prêts sont accordés pour la période minimale, la semaine. La structure du modèle est donc à l’opposé du système de marchés complets sur lequel raisonne Allais dans le Traité. Chaque lundi, on repart à zéro : toutes les créances doivent être considérées comme liquidées et aucun contrat n’est en vigueur. Comme il est impossible de souscrire des contrats à terme, tous les agents doivent fonder leurs plans sur l’estimation qu’ils font des prix futurs.
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[18]
La position de Hicks ([1939], p. 112) sur ce point est subtile mais ambiguë : les agents peuvent se tromper, mais leurs prévisions n’en sont pas moins « claires et précises ». Les individus se trompent mais continuent à penser que les prix futurs seront exactement les prix qu’ils avaient anticipés. Hicks est bien conscient des limites de son approche, mais élaborer une théorie du risque va bien au-delà de l’objectif qu’il s’est fixé : élaborer une théorie dynamique.
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[19]
Baumol et Tobin [1989] reconnaissent qu’Allais fut le premier à formaliser une analyse de la demande de monnaie pour les transactions.
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[20]
Que faut-il entendre par l’augmentation du prix d’un bien ? Hicks écrit ([1939], p. 230) que cette variation est purement hypothétique et qu’il s’agit de « comparer le système de prix effectivement en vigueur pendant une semaine déterminée au système qui aurait été établi pendant la semaine si les données (goûts, ressources ou prévisions) avaient été autres ». Son analyse relève, donc, de la statique comparative. Le lecteur peut, toutefois, avoir l’impression fugitive que Hicks n’est pas fidèle à la définition qu’il a lui-même donnée.
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[21]
Grandmont ([1991], p. 9) souligne que cette conclusion optimiste est mal fondée car l’existence d’un équilibre temporaire pour une économie monétaire n’est pas assurée quand on suppose que la monnaie est externe et que l’élasticité des anticipations est égale à 1.
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[22]
Allais n’explicite pas, dans Économie et Intérêt, la structure de l’équilibre intertemporel qu’il étudie. Cependant, il raisonne généralement en supposant que « la prévision de l’évolution future du marché tant du point de vue psychologique qu’au point de vue technique est parfaite » ([1947], p. 33). Il s’appuie donc, implicitement, sur la structure de l’équilibre intertemporel qu’il analysait dans le Traité.
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[23]
On pourrait penser que cette analyse s’inspire de la distinction que Walras ([1874], p. 477) fait entre le taux d’intérêt sur le marché du capital fixe et le taux de l’escompte sur le marché du capital circulant, mais Allais ne fait aucune référence à Walras sur ce point dans Économie et Intérêt.
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[24]
L’intérêt pur est le prix des services du capital, abstraction faite de tout risque et de tout travail d’administration. Dans une économie monétaire, il est égal au rendement d’une créance qui n’offre aucun avantage de liquidité et dont le remboursement est certain. Sa détention ne doit impliquer aucun frais de gestion et de conservation.
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[25]
Le modèle n’est pas dichotomique au sens fort car les variables réelles dépendent des conditions monétaires.
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[26]
Sur les 83 articles recensés par jstor qui évoquent le Traité, 70 sont écrits par des francophones. À titre de comparaison, jstor recense 4 604 articles qui évoquent Valeur et Capital. Certes, cet indice est frustre, mais il ne laisse guère place au doute.
1Quand les historiens de la pensée (Ingrao et Israël [1987]) analysent le processus complexe qui a conduit de Walras aux modèles néo-walrassiens, ils mettent l’accent sur les analyses de Pareto, sur les contributions des mathématiciens (Schlesinger, Wald et von Neumann) et sur l’œuvre de Hicks, en particulier sur Valeur et Capital ([1939]). Ils évoquent rarement les travaux de Maurice Allais. Pourtant, même si le Traité d’économie pure (Allais [1943]) est rarement cité explicitement par les auteurs des modèles néo-walrassiens, sa contribution ne peut être négligée pour trois raisons. Il a construit un modèle d’équilibre intertemporel dont la structure est similaire à celui sur lequel raisonnèrent plusieurs de ses successeurs, en particulier Arrow et Debreu. En utilisant la notion de fonction caractéristique, il a pu démontrer que l’équilibre est, sous des hypothèses clairement restrictives, stable. Il a établi les deux théorèmes fondamentaux du bien-être.
2Hicks et Allais plaident, l’un comme l’autre, pour le recours à la méthode de l’équilibre général. Ils justifient cette idée en soulignant que la plupart des problèmes que se pose la théorie économique concernent les liaisons qui s’établissent entre les marchés. Mais leurs ouvrages sont différents. Celui d’Allais se présente comme un exposé systématique de la science économique, comme un Traité. « Tout a été dit, tout a été vu, sous les aspects les plus subtils. […] Mais devant cet extraordinaire bouillonnement d’idées, […] on est saisi par l’absence de toute vue d’ensemble réalisant la synthèse de toutes les idées justes déjà exprimées, mais partielles et éparses. » ([1943], p. 19.) Le projet que poursuit Allais, c’est de combler cette lacune en réalisant une synthèse entre les théories de l’équilibre général de Walras et de Pareto, la théorie de l’intérêt de Fisher et la théorie de la détermination du niveau général des prix qui résulte des travaux de Fisher et de Divisia. Hicks ([1939], p. 1), au contraire, souligne que son livre n’est pas un Traité, car il se préoccupe « presque entièrement de choses nouvelles ». Il s’agit de repenser la théorie de la valeur de Pareto pour l’appliquer ensuite aux problèmes dynamiques du capital « que Wicksell, insuffisamment outillé, ne pouvait aborder » (ibid., p. 3). La conclusion la plus importante qu’il tire de cette étude est l’idée qu’un système à prix et salaires flexibles, caractérisé par une élasticité des anticipations égale ou supérieure à 1, peut être instable (Rubin [2011]). Même si Valeur et Capital ne fut pas conçu comme une réponse à Keynes, il apparut à ses lecteurs comme une tentative d’analyser les problèmes que posait la Théorie générale dans le cadre des modèles d’équilibre général.
3Le style est différent. Le Traité est destiné, très spécifiquement, aux ingénieurs. Alors que, longtemps, les économistes français avaient été réticents vis-à-vis de l’emploi d’un raisonnement mathématique, Allais ([1943], p. 32) en fait un usage systématique et soutient que « l’avenir de la science économique ne peut être que dans le développement de l’emploi des mathématiques ». Mais les mathématiques auxquelles il a recours sont bien différentes de celles qu’utiliseront ses successeurs. Contrairement à Debreu, Allais n’a pas, de toute évidence, subi l’influence de Bourbaki et, plus tard ([1954] et [1971]), il critiquera ceux qui, essentiellement soucieux de la rigueur mathématique de leurs modèles, négligent de discuter leur structure, leurs hypothèses et leurs résultats du point de vue de l’analyse des faits. Hicks se dispense presque entièrement des mathématiques dans le texte. Il les renvoie systématiquement en appendice [1]. Cette parcimonie tient, sans doute, au fait que l’ouvrage de Hicks s’adresse, avant tout, aux économistes dont il nous dit qu’ils ne sont pas très forts en algèbre.
4Allais et Hicks font référence et s’appuient principalement sur la théorie de l’équilibre général telle que Walras et Pareto l’avaient développée. Mais leurs approches sont différentes. On a souvent dit, non sans raison, que Hicks avait introduit Walras dans la tradition marshallienne. Il s’appuie aussi, comme il le reconnaît dans la préface de la seconde édition de Valeur et Capital, sur les analyses de Lindhal et de Myrdal pour élaborer la notion d’équilibre temporaire. Le résultat est complexe. Si Hicks rompt sur certaines questions avec les positions de Marshall préférant suivre Walras, il reste fidèle, dans d’autres domaines, à l’approche marshallienne. C’est le cas, en particulier, quand il traite de la dynamique économique. Hicks ([1939], p. 105) considère ici, comme Marshall [2], que, dans ce contexte, les offres et les demandes dépendent, non seulement des prix courants, mais tout autant des prix futurs anticipés. Certes, il ne reprend pas, telle quelle, la division tripartite que pratiquait Marshall entre l’équilibre temporaire du premier jour, la courte et la longue période mais, en élaborant son propre cadre d’analyse, il s’en inspire « en cherchant à garder à l’esprit la part de vérité qu’elle contient : c’est-à-dire la construction d’une période d’ajustement » (ibid., p. 109). Il peut ainsi proposer des réponses aux questions que Keynes avait posées dans la Théorie générale. Sur cette influence de Keynes, il est tout à fait explicite ; il souligne que la seconde partie de Valeur et Capital « eût été tout autre si nous n’avions pas eu la Théorie générale à notre disposition en la rédigeant » (ibid., p. 3).
5Allais n’a guère subi l’influence de Marshall, il lit donc Walras et Pareto de toute autre façon en s’appuyant sur ce que Divisia [1928] lui a enseigné, donc sur la tradition des ingénieurs économistes français. Il hérite ainsi d’une interprétation de Walras où l’équilibre apparaît comme un équilibre statique et aussi de l’idée que l’on ne peut définir l’ophélimité élémentaire d’une monnaie considérée uniquement comme moyen d’échange. Ceci le conduira à raisonner, dans le Traité, sur une économie de compte. Allais a été impressionné par Keynes, mais il a été aussi irrité. Même s’il a, en 1943, lu la Théorie générale, il ne s’en inspire guère dans la rédaction du Traité ; sa réponse viendra plus tard dans Économie et Intérêt.
6Pour comprendre les apports de Hicks et d’Allais à la théorie de l’équilibre général, pour analyser les points sur lesquels ils se rejoignent et ceux sur lesquels ils s’opposent, on s’intéressera successivement à trois questions qui nous semblent essentielles : la définition du cadre de l’analyse, la stabilité de l’équilibre et son optimalité.
7La différence entre Allais et Hicks est d’abord une question de méthode. Hicks s’appuie sur la notion d’équilibre temporaire alors qu’Allais, en 1943, étudie un modèle d’équilibre intertemporel. Pour l’un comme pour l’autre, la question centrale est l’introduction du temps dans un modèle d’équilibre général. Allais ([1943], p. 23) soutient que, jusqu’alors, la théorie de l’équilibre général s’est bornée à la détermination des différents paramètres à un instant déterminé. Elle ne ferait jamais intervenir explicitement le temps et serait donc incapable de rendre compte de la détermination du taux d’intérêt. Allais se fixe donc comme objectif d’élaborer une synthèse entre les théories de l’équilibre général de Walras et Pareto, la théorie de l’intérêt de Fisher et les analyses que Fisher et Divisia ont faites de la détermination du niveau des prix. Pour ce faire, il raisonne sur un modèle intertemporel (ibid., p. 62) et il admet que la prévision de l’évolution future du marché est parfaite (ibid., p. 60). L’approche de Hicks ([1939], p. 103) est différente. Elle s’appuie sur l’opposition entre la statique, définie comme la partie de la théorie économique où l’on fait abstraction du temps, et la dynamique où chaque quantité est située dans le temps. Ce qui caractérise la dynamique, c’est que les offres et les demandes ne dépendent pas seulement des prix courants mais des prix que les agents économiques avaient prévus antérieurement. Écartant l’hypothèse chimérique d’un état stationnaire, Hicks raisonne sur une partition du temps en semaines. Le marché n’est ouvert que le premier jour de la semaine, de sorte que l’on ne peut passer des contrats que le lundi. C’est le lundi que sont prises, à la lumière de la situation qui se fait jour sur le marché, les décisions concernant l’utilisation des ressources dans l’avenir. Lorsque les marchés ferment, le lundi soir, les prix sont fixés et chaque agent a effectué les achats et les ventes qu’il a jugés, à ces prix, avantageux. Les décisions qu’il prend dépendent des prix qui, selon lui, prévaudront dans l’avenir. Bien que Hicks admette que les prévisions sont imprécises, il suppose qu’elles sont certaines. Le processus d’évolution apparaît comme une suite d’équilibres temporaires, de situations où l’offre et la demande sont égales mais où les anticipations des agents ne se réalisent pas nécessairement Ainsi Hicks peut continuer à utiliser l’analyse d’équilibre dans le domaine de la dynamique.
8Le problème qui intéresse Hicks et Allais n’est pas celui de l’existence de l’équilibre mais celui de sa stabilité. Les définitions qu’ils en donnent sont similaires. L’équilibre est stable si le système revient dans sa position initiale après avoir été légèrement perturbé. Hicks soutient que l’équilibre d’un marché isolé est stable si, en cas d’une hausse des prix, l’offre en vient à excéder la demande. Il s’écarte ainsi de la position de Marshall ([1890], p. 665) qui affirmait qu’un équilibre est stable si une légère baisse de la production rend le prix de demande plus élevé que le prix d’offre. Il cherche, ensuite, à étendre cette proposition au cas de marchés multiples. La difficulté tient au fait que la variation du prix d’un bien n’affecte pas seulement l’offre et la demande de ce bien mais l’offre et la demande des autres marchandises. Quand on affirme que l’équilibre est stable si une hausse du prix d’un bien i rend son offre plus grande que sa demande, doit-on considérer que les prix des autres biens sont constants ou que les prix des autres biens s’ajustent de façon à maintenir l’équilibre sur les autres marchés ? La démarche d’Allais est différente. Il cherche à construire un modèle dynamique en s’appuyant sur la loi d’évolution des prix qui stipule que « lorsque sur un marché l’offre d’un bien est supérieure à sa demande, le prix observé de ce bien baisse et inversement » (Allais [1943], p. 445). L’équilibre est stable lorsqu’un tel processus conduit à une situation où, sur chaque marché, l’offre est égale à la demande et où les prix n’ont plus alors aucune raison de changer.
9Marshall avait, comme Walras, construit son analyse de la demande en s’appuyant sur la loi de l’utilité marginale décroissante. Allais et Hicks tirent des conclusions différentes – on peut même dire opposées – du débat suscité par les critiques que Pareto et Fisher avaient adressées aux fonctions d’utilité cardinale. Hicks ([1939], p. 16) considère qu’il n’existe pas de « mesure quantitative satisfaisante de l’utilité ou du désirable ». Comme il n’est pas nécessaire de mesurer l’utilité pour expliquer les phénomènes de marché, il écarte cette idée et se fixe pour objectif de reconstruire la théorie de la demande du consommateur à partir de la seule notion d’échelle de préférence. Allais, comme Hicks, souligne que l’on peut analyser les décisions des agents en s’appuyant seulement sur la notion de surface d’indifférence. Mais il maintient qu’« il est possible de mesurer la satisfaction éprouvée par un individu pour une consommation donnée par une fonction. […] Cette fonction est une fonction croissante [des quantités consommées] ; elle est arbitraire, mais les rapports deux à deux de ses dérivées partielles sont bien déterminées et résultent de l’expérience » (Allais [1943], p. 119). Introduire dans le raisonnement la notion d’utilité ordinale, c’est, selon Allais, admettre, quoi qu’en dise Hicks [3], que l’utilité est mesurable. Allais va même plus loin en s’efforçant de justifier la notion de satisfaction absolue, autrement dit de construire des fonctions d’utilité cardinale. Il n’exploite guère cette idée dans le Traité mais il s’appuiera, plus tard, sur elle pour étudier les choix en univers incertain.
10Walras avait critiqué la notion de surplus que Dupuit [1844] avait développée. Ni Allais, ni Hicks ne reviennent sur cette controverse. Ce qui les intéresse, ce sont les analyses que Pareto faisait du surplus. Mais ce n’est pas la même question qui retient leur attention. Hicks part de la critique qu’il faisait de la notion marshallienne de surplus du consommateur et de l’hypothèse de constance de l’utilité marginale. Il admet qu’il faut l’abandonner et il propose de mesurer le bénéfice qu’un consommateur tire d’une baisse des prix par la variation compensatrice du revenu. Le point de départ des idées d’Allais se trouve dans la reconstruction de la notion de surplus que Pareto ébauchait dans son Manuel d’économie politique ([1906], p. 656). En s’appuyant sur la notion de surplus distribuable, il propose une démonstration du Théorème du rendement social, c’est-à-dire de ce qu’il est convenu d’appeler les deux théorèmes fondamentaux du bien-être.
L’héritage parétien
11Pareto (ibid., p. 584) avait montré que, quand le prix d’un bien i varie, l’utilité marginale de la monnaie ne reste constante que si la somme que l’individu consacre à l’achat de ce bien – ou le revenu qu’il tire de la vente de ce bien – reste constante. L’analyse, que Marshall faisait de la demande et du surplus du consommateur, repose sur cette hypothèse. Que devient-elle quand on admet que l’utilité marginale de la monnaie est variable ? Tel est le problème que Hicks cherche à résoudre dans les premiers chapitres de Valeur et Capital. Mais Pareto avait posé, au moins, trois autres questions : l’existence de fonctions de satisfaction, la mesurabilité de l’utilité et les propriétés d’efficacité de l’équilibre. C’est à elles qu’Allais veut donner une réponse.
12Jevons et Edgeworth s’appuyaient volontiers pour fonder leur conception de l’utilité sur les tentatives qui avaient été faites de mesurer l’intensité des sensations. Ce projet fut rapidement abandonné, et nombreux furent les économistes qui en vinrent à penser que les difficultés que l’on rencontre dans la mesure de l’utilité pouvaient discréditer l’ensemble de la théorie économique. Le vieux concept d’utilité leur apparaissait comme un concept métaphysique qui n’avait pas sa place dans une construction scientifique (Bruni et Guala [2001], p. 23). Hicks est l’un d’entre eux, et il tire de ce rejet de la psychophysique deux conclusions : 1) il faut substituer à l’utilité telle que la concevait la psychophysique un indice des préférences ; 2) pour analyser les choix du consommateur, on n’a pas besoin de supposer que cet indice est cardinal. Du point de vue qui est le sien, les idées que Pareto soutient sur l’utilité – son existence, son rôle, sa mesurabilité – sont confuses, voire contradictoires :
« Même après qu’il eut établi son idée maîtresse [le concept quantitatif d’utilité n’est pas nécessaire à l’explication des phénomènes de marché], Pareto ne cessa de se servir d’arguments inspirés de ces conceptions antérieures. La raison en est, peut-être, qu’il ne se donna pas la peine de réviser ses conclusions primitives à la lumière d’une proposition qu’il découvrit alors que ses travaux étaient déjà très avancés. »
14La position d’Allais est précisément l’inverse : la démarche de Pareto est, selon lui, logiquement cohérente. Le point de départ est l’existence des surfaces d’indifférence considérée comme un fait d’expérience. Il s’agit, alors, de savoir sous quelles hypothèses la satisfaction constitue une grandeur susceptible d’être mesurée et dans quelles conditions on peut construire une échelle absolue de la satisfaction.
Courbes d’indifférence, fonctions de satisfaction et mesure absolue de l’utilité
15La position d’Allais peut sembler ambiguë, mais elle ne l’est pas. D’un côté, il soutient – comme Pareto ([1906], p. 542) – que la seule proposition dont on a besoin pour établir la théorie de l’équilibre économique est l’existence des surfaces d’indifférence. Cela n’implique pas que l’utilité n’est pas mesurable. Sous des hypothèses qu’il estime peu restrictives, on peut représenter les surfaces d’indifférence par une fonction d’utilité définie à une transformation croissante près. Pour lui, un tel indice de satisfaction est une mesure de l’utilité. Mais, de l’autre côté, il explique comment l’on peut construire une mesure absolue de l’utilité. Il reprendra par la suite cette démarche en s’appuyant sur le questionnaire qu’il diffusa après le Colloque International sur le Risque qui s’était tenu en 1952.
« Les questions VI de ce questionnaire avaient pour objet de montrer que l’utilité cardinale n’était pas un “mythe”… et qu’il était effectivement possible de la déterminer à partir de questions appropriées, indépendamment de tout choix aléatoire […] et que dans un large domaine cet indice [de l’utilité cardinale] varie comme le logarithme de l’argument. »
17On est tenté de penser que, dans le Traité, cette notion de mesure cardinale de l’utilité ne joue aucun rôle. Il n’en est, cependant, pas ainsi. Quand Allais étudie la stabilité de l’équilibre, il raisonne sur un modèle walrassien où les individus maximisent des fonctions d’utilité séparables, donc cardinales. Il y a bien une relation entre la théorie de l’équilibre général que développe Allais et l’analyse qu’il fait de la mesure cardinale de l’utilité (Lenfant [2005], p. 878). Certes, il aurait pu s’en passer en introduisant dans son raisonnement l’hypothèse de substituabilité brute, mais son projet était plus ambitieux car il entendait fonder les propriétés de l’équilibre sur l’analyse du comportement des agents.
18C’est précisément cette notion d’utilité cardinale qu’Hicks cherche à éliminer de façon systématique :
« Il nous faut maintenant entreprendre un travail d’assainissement et rejeter tous les concepts qui portent en eux la trace de l’utilité quantitative pour les remplacer, où cela est nécessaire, par des notions qui en sont totalement exemptes. La première victime est évidemment l’utilité marginale. […] La deuxième victime est le principe de l’utilité marginale décroissante. »
20La troisième victime est la fonction de demande marshallienne qui repose sur une double hypothèse : la fonction d’utilité est séparable et l’utilité marginale de la monnaie est constante. Hicks reformule cette analyse en s’appuyant sur la distinction que faisait Slutsky entre l’effet de substitution et l’effet revenu. Il conclut que « la simple loi de la demande – c’est-à-dire la courbe de demande décroissante – se vérifie presque infailliblement. Les exceptions sont rares et sans importance » (Hicks [1939], p. 30).
21Alors que ses prédécesseurs, en particulier Pareto, avaient essayé d’analyser le passage des fonctions de demande individuelles aux fonctions globales en étudiant la répartition des revenus, Hicks considère que :
« la demande de marché a les mêmes propriétés, à peu de choses près, que la demande individuelle. […] La variation de la demande émanant d’un groupe d’individus n’est autre que la somme des variations des demandes individuelles ; elle aussi peut donc être divisée en deux parties, l’une correspondant à la somme des effets de revenu individuels, l’autre à la somme des effets de substitution individuels. Des propositions analogues à celles qui étaient valables dans le cas d’effets individuels sont tout aussi valables en ce qui concerne les effets de groupe. »
23Cette assertion ne peut pas faire illusion. Les propriétés des fonctions de demande globales ne sont pas déduites d’une analyse des comportements individuels, elles résultent d’hypothèses posées directement sur les fonctions de demande agrégées.
Le surplus
24Dans Valeur et Capital, Hicks présente une première version, qu’il reprendra et développera dans ses articles de 1941 et de 1942, de son analyse de la théorie marshallienne du surplus. Opposant Marshall à Dupuit, il soutient que la présentation de Marshall tire sa force de ce qu’elle repose clairement sur l’hypothèse de constance de l’utilité marginale de la monnaie. Mais ceci revient à négliger les effets sur la demande des variations du revenu. C’est là que se situe, selon Hicks, la faiblesse de la construction marshallienne. La meilleure manière de surmonter cette difficulté est de revenir à la définition même du surplus comme l’expression monétaire du bénéfice que le consommateur tire d’une baisse des prix. Hicks propose de mesurer le surplus par la variation compensatrice du revenu, c’est-à-dire par la perte qui compenserait exactement la baisse des prix et laisserait la satisfaction du consommateur inchangée. Curieusement, il propose dans Valeur et Capital d’estimer, par défaut, le bénéfice que le consommateur tire d’une baisse des prix par la diminution de sa dépense s’il laisse inchangée la quantité de biens qu’il acquiert. C’est la solution que proposait Cournot ([1838], p. 73). Dans ses travaux ultérieurs, Hicks ([1941] et [1942]) abandonnera cette thèse et suggéra que, pour retrouver l’idée que le surplus du consommateur est égal au triangle curviligne situé sous la courbe de demande, c’est sur la construction de la courbe de demande qu’il faut revenir. Il suffit d’ajuster la courbe marshallienne de demande pour prendre en compte les effets sur le revenu réel d’une baisse des prix. On obtient ainsi une courbe de demande compensée que l’on qualifie souvent d’hicksienne.
25L’objectif que poursuit Hicks dans ce long débat est de préserver un concept qui joue un rôle central dans ce que l’on peut appeler l’analyse du bien-être en équilibre partiel. C’est précisément ce qu’Allais ([1981], p. 298) lui reproche quand il lui oppose sa propre approche qui « repose sur la considération d’un surplus global pour toute l’économie, défini à partir des champs de choix, dégagé de toute notion d’utilité cardinale et tenant effectivement compte de toutes les interdépendances de l’économie » (ibid., p. 300).
26Allais ([1943], p. 595) s’appuie sur un passage, à vrai dire sibyllin du Manuel de Pareto ([1906], p. 655-656), pour définir le surplus. Considérons un individu h qui, dans un état économique initial (?) consomme des quantités des différents biens x1, …, xi, … xn. Supposons que dans un nouvel état (??) cet individu dispose des quantités des mêmes biens. Allais suggère que l’on peut mesurer le surplus dont dispose l’individu quand il passe de la situation (?) à la situation (??) par la quantité du bien x1 qui, si elle lui était retirée, ramènerait sa satisfaction à ce qu’elle était dans l’état initial :
28Le surplus distribuable [4] est simplement la somme de ces surplus :
30La perte, c’est-à-dire la valeur maximale du surplus distribuable, est un indicateur d’efficacité.
Le théorème du rendement social
31À partir de cette notion du surplus, Allais reformule la théorie parétienne de l’optimum. Il définit un état supérieur? [5] comme une situation où l’on ne peut améliorer la situation d’un individu sans que la situation d’un autre se détériore. « La condition nécessaire et suffisante pour qu’un état économique soit supérieur est, que pour toutes les modifications virtuelles compatibles avec les liaisons, le surplus disponible soit négatif ou nul. » ([1943], p. 595.) Lorsque l’état économique est supérieur, le rendement social est maximal.
32Pareto distinguait deux types de situations. Dans les phénomènes de type (I), les individus acceptent les prix qu’ils trouvent sur le marché et cherchent à satisfaire leurs goûts à ces prix. Dans les phénomènes de type (II), ils cherchent à modifier les prix pour en tirer avantage. Pareto soutenait que, « pour les phénomènes de type (I), quand l’équilibre a lieu à un point où sont tangentes les courbes d’indifférence des contractants, les membres de la collectivité jouissent d’un maximum d’ophélimité » (Pareto [1906], p. 354). Il suggérait, d’autre part (ibid., p. 363), que, pour obtenir un maximum d’ophélimité, un État collectiviste devrait déterminer les coefficients de production et distribuer le produit comme il le serait par la libre concurrence. La différence entre l’État collectiviste et les situations de type (I) réside donc principalement dans la répartition des revenus.
33Reprenant ce problème, Allais ([1994], p. 88 et [1943], p. 603) établit les théorèmes d’équivalence ou théorème du rendement social : toute situation d’efficacité maximale est un équilibre de marché ; tout équilibre de marché est une situation d’efficacité maximale. En d’autres termes, « pour que le rendement social soit maximum ; il est nécessaire et suffisant que l’état économique considéré puisse être regardé comme l’état d’équilibre d’une économie en concurrence, c’est-à-dire qu’il existe, explicitement ou implicitement, un système de prix concurrentiels » (Allais [1943], p. 619). Il est possible cependant que, dans une activité, le nombre optimal d’entreprises soit faible ou égal à 1. Allais généralise le théorème du rendement social pour prendre en compte de tels cas. Une condition nécessaire pour que le rendement social soit maximal est que, quel que soit le type d’entreprise considéré, le prix de vente soit égal au coût marginal et la taille des entreprises, telle que le coût moyen de la production globale, soit minimale.
La stabilité, statique comparative et dynamique
34Hicks et Allais ne s’intéressent guère à l’existence et à l’unicité de l’équilibre (Bliss [1994], p. 88-90) ; pour eux, la question centrale est celle de la stabilité du système. Hicks est tout à fait explicite sur ce point. Non sans nuances il est vrai, il critique l’attention que Walras portait à la question de l’existence d’un équilibre, et il lui reproche de ne pas avoir étudié, dans toute sa complexité, la question de la stabilité. Ce jugement est à vrai dire étrange puisque Walras traite longuement de la stabilité et se borne à compter équations et inconnues quand il évoque le problème de l’existence. Le mérite que lui reconnaît Hicks est d’avoir développé, dans le cas de deux biens, une analyse complète du système, d’avoir montré que la condition de stabilité est qu’une baisse du prix d’un bien fasse augmenter sa demande excédentaire. Pour Hicks, la question est de savoir si l’on peut généraliser ce résultat au cas d’une économie à n biens. Il va donc chercher à montrer dans quelles conditions une baisse du prix d’un bien tend, compte tenu des effets qu’elle a sur les autres marchés, à rendre la demande de ce bien supérieure à son offre. Son analyse relève de la statique comparative.
35L’approche d’Allais est différente, elle est dynamique : elle repose sur l’analyse du processus d’ajustement. Supposons que si l’offre d’un bien excède sa demande, son prix diminue. Cette variation suscitera un déséquilibre sur les marchés de tous les autres biens dont les prix devront, à leur tour, s’ajuster. Pour déterminer si un tel processus peut conduire à l’équilibre, Allais étudie son effet sur la somme des valeurs absolues de l’ensemble des demandes excédentaires. Si cette somme diminue, l’équilibre est stable.
36Dans ce débat, il y a un troisième homme. Samuelson ([1941], [1944], [1947], t. 2, p. 8), critiquant l’approche de Hicks, explicite un modèle dynamique qui analyse l’évolution dans le temps des variables endogènes du système. Il distingue la stabilité globale et la stabilité locale. À la différence d’Allais et de Hicks, il suppose que tous les prix s’ajustent simultanément. Un système est globalement stable si, à partir de conditions initiales quelconques, toutes les variables tendent vers leurs valeurs d’équilibre lorsque le temps devient infini. Le système est localement stable si, quand il s’écarte légèrement de sa position d’équilibre, il y revient quand le temps devient infini. L’influence de Samuelson fut déterminante. On opposa la stabilité hicksienne à la stabilité véritable, autrement dit à la stabilité dynamique au sens de Samuelson. Metzler [1945] montra sous quelles hypothèses les conditions de la stabilité hicksienne sont celles de la stabilité d’un modèle dynamique. Dans un second temps, la redécouverte, vraiment tardive, des analyses de la stabilité du mouvement que Lyapunov avait élaborées en 1892 permirent, entre autres, à Arrow et Hurwicz [1958] et à McKenzie [1960] d’analyser la stabilité d’un processus d’ajustement dans lequel aucun échange n’a lieu tant que l’équilibre n’est pas atteint.
Hicks et les définitions de la stabilité
37Pour qu’un équilibre soit stable, il faut qu’un léger mouvement, à partir de la position d’équilibre, fasse intervenir d’autres forces qui tendront à rétablir l’équilibre. Telle est la définition que Hicks ([1939], p. 55) donne de la stabilité. Allais parle de cette proposition comme de la loi de la modération ([1943], p. 446). Il la présente comme la transposition dans le domaine de l’économie de ce que les physiciens appellent la loi de Le Chatelier. Marshall ([1890], p. 665) disait que « l’équilibre de la demande et de l’offre correspondant au point d’intersection des courbes d’offre et de demande est stable ou instable selon que la courbe de demande se situe au-dessus ou en dessous de la courbe d’offre à gauche de ce point ». Son raisonnement implicite est le suivant : si une légère baisse de la production rend le prix de demande supérieur au prix d’offre, l’équilibre est stable puisque l’excès du prix de demande incitera les entreprises à augmenter leur production, ce qui ramènera le système à son état initial. Hicks abandonne cette analyse de la stabilité par rapport aux quantités pour s’intéresser à une stabilité par rapport aux prix. Il soutient que l’équilibre est stable si « une hausse de prix rend l’offre plus importante que la demande, une baisse des prix rend la demande plus importante que l’offre » (Hicks [1939], p. 55) [6].
38L’analyse de l’échange de deux biens conduit à mettre en évidence le rôle des effets de répartition. Hicks, quand il étudie les variations de l’offre et de la demande en fonction des prix, oppose, en s’appuyant sur l’article de Slutsky [1915], les effets de substitution et de revenu (Chipman et Lenfant [2002]). Tant que le bien n’est pas un bien inférieur, une baisse des prix accroît, par ces deux biais, la demande ; mais, comme elle réduit le revenu des vendeurs, elle tend aussi, par l’intermédiaire de l’effet revenu, à accroître l’offre. Ainsi, l’effet d’une variation des prix sur la demande excédentaire est indéterminé. Hicks suggère cependant que cette difficulté n’est pas insurmontable. « Si les acheteurs et les vendeurs sont des personnes semblables, dans une situation analogue, il est alors très probable que les effets de revenu s’annuleront. » ([1939], p. 57.) S’il en est ainsi, l’équilibre est nécessairement stable puisqu’une hausse des prix tend, à travers un effet de substitution pur, à diminuer la demande et à augmenter l’offre. L’instabilité ne peut résulter que d’effets de revenu qui joueraient en sens opposé, les vendeurs du bien X étant plus désireux d’augmenter leur consommation de ce bien quand leur situation s’améliore que les acheteurs de X. « Des effets revenu asymétriques sont la seule cause d’instabilité. » (Ibid., p. 294.) Le problème est que cette analyse, si elle est suggestive, reste imprécise. On ne sait pas précisément pourquoi les effets se compenseraient : parce que tous les agents ont des goûts similaires ou parce que leurs dotations ne sont pas trop différentes ?
39Comment faut-il interpréter la condition de stabilité dans le cas d’échanges multiples ? De toute évidence, elle implique qu’une baisse du prix d’un bien accroît sa demande excédentaire ; mais faut-il comprendre que la baisse du prix du bien accroît sa demande excédentaire lorsque le prix des autres biens est donné ? Lorsque les autres prix s’adaptent pour maintenir l’équilibre sur leur marché ? Hicks soutient que ce qui importe, c’est cette dernière condition. Il dit que l’équilibre est imparfaitement stable si une baisse du prix d’un bien accroît sa demande excédentaire, une fois que tous les autres prix se sont ajustés. L’équilibre est parfaitement stable si la baisse du prix d’un bien accroît sa demande excédentaire même si n’importe quel ensemble d’autres prix est maintenu arbitrairement constant [7].
40Notons aij la dérivée partielle de la demande excédentaire pour le bien i par rapport au prix du bien j évaluée à l’équilibre. La condition de stabilité globale au sens de Hicks est que le signe des mineurs principaux de la matrice
42soit alternativement négatif et positif :
44Il convient sans doute de porter attention au cas où tous les biens sont des substituts bruts, c’est-à-dire si tous les aij sont positifs pour i ? j. S’il en est ainsi, une augmentation du prix de la ième marchandise, les autres prix restant inchangés, réduit la demande de ce bien et augmente la demande de toutes les autres marchandises. Quand tous les biens sont des substituts bruts, Metzler (1945) a montré que les conditions pour les stabilités hicksiennes et dynamiques coïncident. Comme, dans ce cas, le modèle dynamique est stable, il apparaît que l’approche suivie par Hicks lui a permis de mettre en évidence des résultats significatifs.
Allais et le processus d’ajustement
45Allais ([1981], p. 374) a soutenu, bien après la publication du Traité, que l’analyse qu’il y avait faite de la stabilité était profondément différente de celle de Hicks. Commentant la démonstration qu’il proposait dans son Traité, il soutient que « c’est là la première approche qui ait posé correctement le problème de la stabilité de l’équilibre général. Elle échappe notamment aux critiques que Samuelson a présentées à l’encontre de la théorie de Hicks [8] ». Quel est l’objet de ce débat ? Ce que Samuelson ([1941], p. 109) reproche à Hicks, c’est de poser les conditions de la stabilité comme des définitions de la stabilité ; ce qu’il convient de faire, c’est de déduire les conditions de la stabilité d’un modèle dynamique explicite. Ce qui manque dans l’analyse de Hicks, c’est la définition du processus d’ajustement.
46Allais spécifie ce processus. Mieux, il en évoque deux. Le premier s’inspire de l’approche qui avait été celle de Walras dans les Éléments. Il s’agit de démontrer que si l’existence sur le marché d’un bien d’une demande excédentaire provoque la hausse de son prix, le système économique tend vers une situation où, sur chaque marché, la demande excédentaire est nulle. L’hypothèse centrale, ici, est qu’aucun échange n’a lieu hors des prix d’équilibre. Le second processus est rapidement évoqué dans le Traité ([1943], p. 631), mais Allais en reprendra l’analyse quand il élaborera sa Théorie générale des surplus. L’idée est de considérer que l’économie s’ajuste en passant par une série de situations telles qu’à chaque transition le surplus distribuable et distribué soit positif. Allais montre – mais il admettra, plus tard, que la démonstration qu’il proposait dans le Traité est inexacte – que ce processus converge nécessairement vers une situation d’efficacité maximale. On portera ici l’attention sur la première approche.
47Pour démontrer la stabilité de l’équilibre, Allais considère ce qu’il appelle une économie walrassienne. La référence aux Éléments est évidente et explicite [9]. Elle porte, en particulier, sur trois points. À des prix criés au hasard, la demande et l’offre totales de chaque marchandise sont, en général, inégales. « Ce cas échéant, que fait-on sur le marché ? Si c’est la demande qui est supérieure à l’offre, on fait la hausse du prix de la marchandise en le numéraire : si c’est l’offre qui est supérieure à la demande, on fait la baisse. » (Walras [1874], p. 189.) On retrouve chez Allais ([1943], p. 445) la même loi d’évolution des prix : lorsque sur un marché l’offre d’un bien est supérieure à la demande, le prix de ce bien baisse et inversement. Les prix ne s’ajustent pas simultanément sur les différents marchés comme dans l’analyse de Samuelson, mais successivement d’abord sur le marché qui est en déséquilibre puis sur les autres marchés. Enfin, l’échange n’a lieu qu’aux prix d’équilibre (Walras [1874], p. 70, et [1885], p. 69 note ; Allais [10] [1943], p. 484).
48Le problème est d’analyser la convergence du système vers l’équilibre. Walras suggérait que s’il existait initialement, pour un vecteur p des prix, un déséquilibre sur le marché d’un bien i, l’ajustement de son prix puis du prix des autres marchandises conduit à un nouveau vecteur p’ plus proche de l’équilibre. Plus précisément, il soutenait ([1874], p. 195) que la valeur absolue de la demande excédentaire pour le bien i diminue. La difficulté est que les autres marchés peuvent être aussi en déséquilibre et que la convergence n’est pas assurée si la valeur absolue de la demande excédentaire, tout en diminuant sur le marché du bien i, s’accroît sur les autres marchés. Pour surmonter cette difficulté, Allais utilise une fonction caractéristique définie comme la somme des valeurs absolues des différences entre les valeurs des offres et des demandes :
50Admettons que si la demande pour le bien i excède son offre, son prix augmente et qu’il diminue dans le cas contraire. Si cette variation des prix réduit la valeur de la fonction caractéristique, alors « il en résulte que d’une part l’ensemble de l’économie considérée évolue vers une position d’équilibre bien déterminée définie par l’égalité des offres et des demandes et par ailleurs que cette position d’équilibre est stable » (Allais [1943], p. 472).
51Allais démontre la stabilité de l’équilibre sous des hypothèses qu’il considère, lui-même, comme restrictives. À nouveau, il reprend, ici, des hypothèses de Walras. D’ailleurs, il parle, pour caractériser l’économie qu’il analyse, d’un marché walrassien. Il considère une économie d’échange où les facteurs sont indépendants [11], ce qui revient à dire, dans la terminologie qui est la sienne, que la fonction d’utilité est séparable ([1943], p. 146). Dans ces conditions, il montre (ibid., p. 421) que lorsque le prix d’un service varie :
- la demande de ce service varie en sens inverse du prix. La valeur de la demande varie dans un sens indéterminé ;
- la valeur de l’offre de service varie dans le même sens que le prix. Le sens de la variation de l’offre est indéterminé ;
- la valeur de la demande des autres services varie en sens inverse de la valeur de la demande du service dont le prix varie. On notera que la demande des autres services varie dans un sens qui reste indéterminé : l’hypothèse de substituabilité brute n’est pas nécessairement satisfaite ;
- la valeur de l’offre des autres services varie en sens inverse de la valeur de l’offre du service dont le prix varie.
53Puisqu’on a supposé que la valeur de l’offre du bien 1 excède la valeur de sa demande, son prix diminue. Si la fonction d’utilité est séparable, la baisse du prix du bien 1 entraîne, de la part des individus qui l’offrent, une baisse de la valeur de l’offre de ce service et corrélativement une baisse de la valeur de la demande des autres services et une augmentation de l’offre des autres services (ibid., p. 421). On a, en notant par un exposant s les individus qui offrent le bien 1 :
55Cependant, le comportement des agents qui demandent le bien 1 est plus complexe. Leur demande pour le bien 1 augmente à la suite de la baisse de son prix mais la valeur de leur demande peut aussi bien augmenter que diminuer. Si la valeur de la demande du bien 1 augmente, tout est simple. En effet, la réduction du prix du bien 1 entraîne, de la part des agents qui demandent ce bien, une réduction de la valeur de leur demande des autres services et une augmentation de la valeur de leur offre des autres services. En notant par un exposant d les individus qui demandent le bien 1, on a :
57Dans ce cas, la baisse du prix du bien 1 provoque une réduction de la valeur de la demande excédentaire nette des marchandises pour lesquelles il existait une demande excédentaire de biens. La variation de la fonction caractéristique est négative :
59Le système est stable.
60Supposons maintenant que la valeur de la demande du bien 1 diminue quand le prix de ce bien baisse. La réduction du prix du bien 1 provoque, de la part des individus qui le demandent une augmentation de la valeur de la demande des autres biens et une réduction de leur offre des autres biens :
Les effets d’une variation des prix sur la valeur de l’offre et de la demande
Les effets d’une variation des prix sur la valeur de l’offre et de la demande
(Allais [1943], p. 473)62Le sens de la variation de la fonction caractéristique est incertain. Il faut donc introduire des hypothèses plus restrictives. Allais suppose qu’au voisinage de l’équilibre, comme l’indique la figure 1, la valeur de la demande d’un bien croît moins vite que la valeur de son offre quand son prix augmente.
63L’idée est que les effets de revenu se compensent au voisinage de l’équilibre. Si une baisse du prix du bien 1 améliore la situation des individus qui l’achètent tout en détériorant celle des vendeurs, les deux effets sont de même ordre. On retrouve, ainsi, la proposition que défendait Hicks ([1939], p. 57). À l’échelle globale, seul joue l’effet de substitution qui tend à stimuler l’offre et à freiner la demande. S’il en est ainsi, l’augmentation de la demande nette des autres services de la part des acheteurs du bien 1 est moindre que l’augmentation de l’offre des autres services de la part des vendeurs du bien 1. Dès lors, l’ajustement du prix du bien 1 diminue la valeur de la fonction caractéristique.
64On s’est interrogé sur les rapports qu’il convenait d’établir entre l’analyse d’Allais et l’hypothèse de substituabilité brute que Metzler [1945] introduisit pour démontrer la stabilité du processus de tâtonnement. Negishi ([1958] et [1962], p. 656) a soutenu que les démonstrations d’Allais et de Metzler reposent sur des hypothèses similaires. Allais ([1981], p. 374, note) soutiendra une thèse similaire. Il en est bien ainsi même si cette similitude n’est guère, a priori, évidente. Les modèles sont différents. Metzler analyse l’évolution des prix vers leur valeur d’équilibre. Allais étudie les variations des demandes excédentaires. L’opposition est, toutefois, plutôt formelle puisque la somme des valeurs absolues des demandes excédentaires tend vers zéro quand les prix tendent vers leur valeur d’équilibre. Une seconde différence tient à la façon dont le processus d’ajustement est spécifié. Allais suppose que les marchés s’ajustent en deux temps : d’abord le marché qui est initialement en déséquilibre puis les autres marchés. Metzler, qui s’appuie sur la définition que Samuelson donnait des modèles dynamiques, admet que les divers marchés s’ajustent simultanément. Une troisième différence tient au fait que Metzler raisonne directement sur les demandes globales du marché, comme le faisait Hicks, alors qu’Allais fait reposer son raisonnement sur les choix des agents et les demandes individuelles. Mais, comme on l’a vu, il ne peut mener cette tentative jusqu’à son terme, et il doit, pour démontrer la stabilité, compléter les hypothèses qu’il a faites sur les comportements individuels par des hypothèses qui permettent d’assurer que les fonctions globales ont les bonnes propriétés. Restent les hypothèses elles-mêmes. Supposer, comme le fait Allais, que les fonctions d’utilité sont séparables ne suffit pas pour démontrer que le processus de tâtonnement est stable. Allais introduit donc des hypothèses « plus restrictives » dont l’objectif est de permettre d’assurer qu’une baisse du prix du bien i diminue la demande excédentaire des autres biens. C’est précisément l’hypothèse connue sous le nom de substituabilité brute : quand le prix d’un bien diminue sa demande augmente, alors que la demande des autres biens, après prise en compte de l’effet de revenu, diminue. On peut donc conclure que si Allais ne suppose pas explicitement que les biens sont des substituts bruts, il fait des hypothèses qui, si on les considère dans leur ensemble, impliquent qu’il en est bien ainsi. Réciproquement, on peut prouver (Negishi, [1962], p. 656) que si les biens sont des substituts bruts, le processus d’Allais converge vers l’équilibre.
65Negishi ([1962], p. 656) a établi que « l’argument d’Allais, s’il est convenablement reformulé, est la preuve de la stabilité par la méthode de Lyapunov ». Belloc et Moreau [1987] et Grandmont [1989] reprirent cette idée, assurant qu’Allais utilisait, en fait, dans sa démonstration le concept de stabilité de Lyapunov [1892]. Weintraub ([1991], p. 393, et [1991 b], p. 77-78) soutint qu’ils allaient trop loin et leur reprocha de lire, comme les Whigs, le passé à travers le présent. Pour défendre sa thèse, il invoque deux arguments. Il soutient (ibid., p. 388) que nulle part, ni dans le Traité, ni dans ses ouvrages ultérieurs Allais ne fait référence à l’ouvrage de Lyapunov. Sur ce point, on ne peut que lui donner raison. Il remarque, d’autre part, que, pour que l’on puisse s’appuyer sur l’analyse de Lyapunov pour démontrer la stabilité de l’équilibre, il faut supposer que les fonctions de demande excédentaires sont continûment différentiables (ibid., p. 393). Or, Allais n’introduit pas cette hypothèse dans sa démonstration. Ce serait donc une erreur grave de soutenir qu’Allais utilise la méthode de Lyapunov ou prouve la stabilité de l’équilibre dans le sens d’Arrow et d’Hurwicz [1958]. Grandmont ([1989], p. 29) lui avait, par avance, répondu que « la démonstration de M. Allais n’est pas entièrement correcte, puisque la fonction de Lyapunov qu’il utilise n’est pas partout différentiable. On peut probablement lui pardonner d’avoir négligé ce point technique ». Ceci clôt, à mon sens, la controverse.
Construire un modèle dynamique
66Allais et Hicks introduisent explicitement dans leur modèle d’équilibre général l’idée que les choix des agents dépendent des prix futurs ; mais alors qu’Allais suppose que les anticipations sont parfaites ou, ce qui revient au même, qu’il existe un système de marchés complets pour les biens futurs, Hicks admet qu’elles peuvent se révéler erronées. Telle est l’opposition centrale entre leurs approches. On peut penser – mais ce n’est qu’une hypothèse – que cette opposition reflète des attitudes très différentes vis-à-vis de la Théorie générale. Dans le Traité, Allais ne discute pas l’œuvre de Keynes. Il n’entreprendra cette tâche que plus tard dans Économie et Intérêt. Au contraire, la seconde partie de Valeur et Capital apparaît, quoi qu’en dise Hicks, comme une réponse à Keynes. Son objectif est d’expliquer, à partir de l’étude de la stabilité de l’équilibre temporaire, pourquoi la politique monétaire peut se révéler incapable de permettre de surmonter les crises économiques.
67Pour Allais, c’est l’introduction du temps qui permet de passer de la statique à la dynamique : « Un système économique sera dit statique lorsque tous ses éléments, productions, consommations, prix, etc., ne font pas intervenir le temps. Dans l’hypothèse contraire, le système sera dit dynamique. » ([1943], p. 216.) Hicks affirme, de la même façon, que
« la statique économique [est] la partie de la théorie économique où nous pouvons nous dispenser du facteur temps ; nous appelons dynamique économique l’autre partie où il est nécessaire de situer chaque quantité dans le temps. En statique économique, par exemple, nous considérons un entrepreneur qui utilise telle ou telle quantité de facteurs dans le but de produire telle ou telle quantité de produits ; nous ne cherchons cependant pas à savoir à quelle date les facteurs seront utilisés, ni quand les produits seront prêts. Telles seront les questions posées en dynamique économique, où l’on s’interroge même sur les répercussions que peut avoir une variation de ces dates sur les rapports entre facteur et produit. »
69L’un comme l’autre considèrent que le modèle walrassien est un modèle statique (Allais [12] [1943], p. 216 ; Hicks [13] [1939], p. 54). Il existe, certes, un modèle dynamique : celui sur lequel Böhm-Bawerk [1889] s’est appuyé pour développer sa théorie du capital. Mais Hicks [14] ne considère pas cette tentative comme parfaitement satisfaisante. Böhm-Bawerk souligne que toute production exige du temps et que l’usage, à un instant t, de moyens de production est justifié par le prix que l’on espère tirer du produit dans les périodes postérieures. Mais pour étudier ce problème, il raisonne dans un état stationnaire, c’est-à-dire dans un état où les goûts, les ressources et les techniques restent les mêmes au cours du temps de sorte que les prix attendus sont égaux aux prix courants. Les prix qui prévaudront dans un tel système sont ceux qui auraient prévalu dans un modèle statique. S’il en est ainsi, c’est parce que l’hypothèse de stationnarité gomme, si l’on peut dire, les effets de l’introduction du temps. Dans une économie qui, de période en période, se reproduit à l’identique, tout se passe comme si la production était instantanée. Les moyens de production ou, au moins, certains d’entre eux sont durables. Mais, dans un état stationnaire, le stock de capital est constant, si bien que la fonction de production établit une relation entre le produit et l’apport actuel de facteurs de production. Les hypothèses de stationnarité sont trop restrictives et Hicks conclut que « la notion de l’état stationnaire a véritablement entravé le développement de la théorie de l’intérêt par l’omission de tant d’aspects vitaux du problème » ([1939], p. 107). Il faut aborder la question de la construction de la dynamique de toute autre façon.
70La dynamique de Hicks s’inspire plus de Marshall que de Böhm-Bawerk. Mais, si la trilogie marshallienne – le jour de marché, la courte et la longue période – suffit pour étudier un marché isolé, elle est inappropriée pour l’analyse du système tout entier. La difficulté, selon Hicks, tient au fait qu’il n’existe pas de temps assez court pour garantir l’équilibre temporaire au sens que Marshall donne à ce terme. La période sera toujours assez longue pour que la production de certains biens puisse s’ajuster. Il propose donc d’admettre, dans la période la plus courte qu’il considère – la semaine –, une variabilité minimale de la production. On imaginera que le marché n’est ouvert qu’un seul jour par semaine, le lundi. C’est le lundi que sont établis les plans de production et de consommation et que les contrats sont conclus ; ils sont exécutés durant les autres jours de la semaine.
71Reste la question des échanges qui seraient conclus avant que les prix d’équilibre ne soient établis. Ils donnent naissance à des effets de revenu. Si, par exemple, des biens sont vendus en dessous de leur prix d’équilibre, les acheteurs sont favorisés aux dépens des vendeurs. Walras et Edgeworth pensaient que de tels échanges affectent les prix d’équilibre. Ils introduisaient donc dans le processus de formation des prix des clauses qui assurent que les échanges n’ont lieu qu’aux prix d’équilibre. Le problème est que les marchés concrets sont rarement assujettis à de telles règles. Marshall, s’appuyant sur l’hypothèse de constance de l’utilité marginale de la monnaie, soutenait, au contraire, que ces effets de revenu sont négligeables. La position de Hicks est ambiguë. Il remarque que ce que les uns gagnent est perdu par les autres et que les effets de revenu suscités par des échanges en dehors du prix d’équilibre sont des purs effets de répartition. Il prie simplement « le lecteur de bien vouloir accepter l’hypothèse d’une transition facile vers l’équilibre temporaire » ([1939], p. 110), ce qui implique que le marché s’achemine rapidement et sans heurt vers cette position. L’imprécision de la formulation laisse perplexe. Donzelli [2010] et de Vroey [2006] concluent qu’implicitement Hicks accepte l’idée que tous les échanges ont lieu, le lundi soir, quand les prix d’équilibre sont établis.
72La division du temps sur laquelle Allais ([1943], p. 62, et annexe 1 A) s’appuie n’est pas sans évoquer la semaine hicksienne. Il suppose que toutes les opérations économiques étudiées se déroulent dans une période finie, T. Cette période est divisée en n intervalles égaux T1, T2,…, T?,…, Tn. Toutes les transactions d’une période T? sont concentrées à la fin de cette période et ont lieu aux prix de cet instant. On retrouve le schéma de Hicks à ceci près que les transactions sont concentrées à la fin et non au début de chaque période et qu’il n’y a pas de distinction entre le lundi et le reste de la semaine.
73La différence entre Allais et Hicks porte sur le traitement des anticipations. Allais suppose que les prévisions sont parfaites.
« Dans ces conditions, toute décision économique prise dans le présent et engageant l’avenir se trouve vérifiée. Il n’y aura donc aucune erreur et le risque sera totalement absent ; tout emprunt sera intégralement remboursé dans les conditions prévues, tout équipement industriel se trouvera intégralement utilisé, les amortissements seront exactement répartis, la production sera rigoureusement équilibrée par la consommation. Tout risque étant absent, il n’y aura d’autres limitations aux transactions engageant l’avenir que celle résultant des prix eux-mêmes. »
75Cette hypothèse conduit à considérer qu’il existe autant de marchés élémentaires distincts que de biens et de services futurs (ibid., p. 534). Elle caractérise le modèle qu’Allais étudiait en 1943.
76Hicks admet que les anticipations peuvent se révéler erronées. L’économie hicksienne est toujours en équilibre dans ce sens que, sur chaque marché, l’offre est égale à la demande ; mais, quand les anticipations que forment les agents s’avèrent erronées, leurs plans sont inappropriés et doivent être révisés. L’équilibre qui s’était établi n’est que temporaire. Si, au contraire, les prévisions des agents se réalisent, on pourra parler d’un équilibre intertemporel. Néanmoins, Hicks admet que les anticipations des agents sont déterminées. Tout individu a une idée clairement définie des prix qui se formeront sur chacun des marchés dans l’avenir (ibid., p. 112) : dans les plans qu’il formule, il ne prend pas en compte l’incertitude qui pèse sur les prix qu’il prévoit.
L’équilibre temporaire
77L’analyse que fait Hicks de l’équilibre temporaire se fonde sur l’idée que les décisions des agents sont en fonction non seulement des prix et des taux d’intérêt courants mais des prix et des taux d’intérêt futurs. S’il en est ainsi, c’est parce que les ajustements demandent du temps. Une hausse du prix d’un bien n’exerce initialement guère d’effet sur son offre. C’est seulement si elle est durable que l’entrepreneur réagira en embauchant de la main-d’œuvre et en investissant pour pouvoir, ultérieurement, accroître sa production. De la même façon, la demande de biens est affectée, en particulier dans le cas des biens durables, par les anticipations que les agents forment sur les prix et leurs revenus futurs.
78On pourrait imaginer qu’il existe des marchés pour tous les biens futurs. « Si tous les biens étaient achetés et vendus à terme, non seulement les demandes et les offres courantes s’équilibreraient mais aussi les demandes et les offres prévues. » (Hicks [1939], p. 123.) Tout serait déterminé à l’avance jusqu’à une date très éloignée. Les plans seraient coordonnés et, puisque, pour prévoir les prix futurs, les agents se borneraient à observer les cours sur les marchés à terme, les prévisions seraient, elles aussi, coordonnées. Le déséquilibre ne pourrait naître que de modifications non attendues des besoins ou des ressources. Hicks soutient (ibid.) que c’est cette incertitude qui vient limiter les échanges à terme [15]. Personne n’ignore que les demandes et les offres qui peuvent être établies, aujourd’hui, pour une date déterminée n’auront que peu à faire avec les offres et les demandes qui s’exerceront effectivement à cette date. Tous savent qu’il leur est impossible de prévoir avec exactitude les quantités de biens dont ils disposeront ou dont ils auront besoin à une date future. Cette incertitude limite le développement des marchés à terme. On peut, certes, imaginer une économie à terme intégrale, mais « elle ne peut prétendre approcher la réalité de près, car pour pouvoir tout déterminer à l’avance il faudrait un monde dont l’incertitude serait totalement absente et où toutes les prévisions seraient définitives » (ibid., p. 126).
79Les prix futurs ne sont pas observés, ils sont anticipés. Ces anticipations dépendent, entre autres facteurs (ibid., p. 192), des prix passés et les prix courants. Puisque les prix passés n’interviennent dans la formation des anticipations que comme des données, le problème est de formaliser l’influence des prix courants sur les prévisions. Hicks définit l’élasticité des prévisions, , du prix d’un bien i comme le rapport de l’accroissement relatif du prix anticipé de ce bien, , à l’accroissement relatif du prix actuel, pi :
81Cette élasticité est nulle si le prix anticipé ne dépend pas du prix courant. Quand il en est ainsi, l’individu perçoit la variation du prix courant comme un phénomène transitoire et s’attend à un retour du prix à son niveau antérieur. Elle est égale à l’unité quand les prix prévus varient comme les prix courants. C’est le taux pivot auquel se référeront, par la suite, les modèles macroéconomiques keynésiens. Si l’élasticité est unitaire, les variations de prix sont interprétées comme des variations permanentes. Quand les prix ont augmenté, il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils baissent.
82Hicks soutient que l’équilibre temporaire est susceptible d’être instable. Des anticipations sur les prix fortement élastiques, une faible élasticité des anticipations sur le taux d’intérêt peuvent rendre le système instable. On retrouve, ici, des problèmes que Keynes abordait dans la Théorie générale. La baisse du taux d’intérêt peut être incapable d’enrayer un mouvement cumulatif des prix à la baisse (ibid., p. 246). Le seul frein sûr est, alors, la rigidité du taux de salaire monétaire à la baisse.
83Cette analyse de l’instabilité de l’équilibre conduit à reposer la question des rapports des œuvres d’Allais et de Hicks aux analyses que Keynes développe dans la Théorie générale. Dès le Traité, Allais paraît vivement impressionné mais, en même temps irrité, par ce livre qu’il présente comme « un ouvrage extraordinairement inégal, tantôt d’une intelligence extrêmement pénétrante […] tantôt au contraire diffus, incompréhensible ou sans intérêt ». Il ajoute qu’il doit être lu par quiconque veut pénétrer la théorie économique tout en le déconseillant formellement aux débutants ([1943], p. 871). Mais, en dehors de cette note qui apparaît dans la bibliographie de l’ouvrage, Allais ne fait guère référence à Keynes dans le Traité. Plus tard, dans Économie et Intérêt ([1947], p. 318), il discutera de façon systématique les idées de Keynes et il reconnaîtra que l’exposé qu’il fait de la théorie de l’intérêt « n’est que l’aboutissement logique des travaux des éminents économistes qui nous ont précédés, au premier rang desquels nous devons placer ceux de I. Fisher, E. von Böhm-Bawerk, J. M. Keynes et J.E. Meade » (ibid., p. 19). L’influence de Keynes sur les analyses que Hicks développe dans Valeur et Capital est évidente. Pourtant, Hicks la considère comme limitée en soulignant, dans son introduction à l’édition française de l’ouvrage, que les principes sur lesquels il s’appuie étaient déjà établis quand il lut, en 1936, la Théorie générale et qu’ils avaient été conçus sous l’influence de Lindhal et de Myrdal. Quoi qu’il en soit, la référence à Keynes sur la question de la stabilité est explicite (Hicks [1939], p. 242). Exposer et discuter la thèse que Keynes défendait sur ce point est certainement un des objectifs essentiels que poursuivait Hicks en rédigeant la quatrième partie de Valeur et Capital.
84La méthode préconisée par Hicks repose sur l’idée que les agents établissent, chaque semaine, des plans en fonction des prix courants et des prix qu’ils anticipent. Ils déterminent ainsi leurs offres et leurs demandes. Si, quand s’ouvre le marché le lundi, les prix annoncés ne permettent pas d’équilibrer tous les marchés, les prix s’ajustent, ils diminuent quand l’offre excède la demande et augmentent dans le cas inverse. Si on définit simplement l’équilibre comme une situation où, sur chaque marché, l’offre est égale à la demande, l’économie est toujours à l’équilibre.
85La détermination des prix, le premier lundi, implique la détermination des plans que les agents exécuteront durant le reste de la semaine. Le second lundi, sur la base des nouvelles ressources disponibles et des nouveaux besoins, une nouvelle série de prix se formera de façon à assurer l’équilibre sur les divers marchés. Si ces prix sont précisément les prix que les agents avaient anticipés le lundi précédent, alors les agents pourront poursuivre, sans modification, l’exécution de leurs plans. Si cette situation se reproduit de période en période, l’économie est en équilibre intertemporel. Mais il n’y a pas de raison pour qu’il en soit ainsi, et la divergence entre les prix anticipés et les prix effectifs témoigne d’un déséquilibre, d’une mauvaise orientation de l’investissement et d’un gaspillage des ressources. L’égalité de l’offre et de la demande, l’existence d’un équilibre temporaire ne garantissent pas l’efficacité du système économique.
86Le Traité d’Allais se présente comme une Théorie générale de la détermination des salaires, des prix et de l’intérêt dans une économie de compte fermée. Nulle monnaie circulante n’intervient dans les échanges. L’économie qu’étudie Hicks est, au contraire, une économie monétaire. La monnaie est un titre qui ne porte pas d’intérêt. Le problème est donc de savoir « pourquoi les gens sont prêts à payer plus cher les titres qui passent pour de la monnaie que les autres créances » (Hicks [1939], p. 151). La théorie keynésienne de préférence pour la liquidité justifie ce comportement par la peur du risque qu’ils supporteraient s’ils détenaient des titres au sens étroit de ce terme : risque de défaillance d’une part, risque de moins-value d’autre part. Une telle approche qui réduit l’intérêt à une prime de risque est inacceptable pour Hicks [16], ce sont les coûts de transaction qui expliquent que les agents puissent préférer détenir de la monnaie plutôt que des créances portant intérêt. Si les gens sont payés en monnaie, convertir cette monnaie en titres entraîne des coûts susceptibles d’excéder l’intérêt que rapporterait le titre.
87Pour analyser la stabilité de l’équilibre temporaire, Hicks ramène l’ensemble des taux d’intérêt à un seul. Les taux pratiqués varient selon le risque de défaillance du débiteur et selon la durée du prêt. C’est sur cette seconde question que Hicks concentre son attention en s’appuyant sur l’idée que le taux long est la moyenne arithmétique des taux courts courants et anticipés. Il nuance cette proposition en observant que si le prêt à long terme ne rapportait pas un taux supérieur au taux court, la plupart des individus préféreraient prêter à court terme de façon à éviter les risques de moins-value auxquels ils sont exposés s’ils sont obligés de vendre leurs titres avant qu’ils n’arrivent à échéance. En d’autres termes, si l’on ne prévoit pas d’augmentation du taux court, le taux long doit excéder le taux court du montant de la prime de risque. C’est seulement si l’on prévoit une baisse du taux court que le taux long peut ne pas excéder le taux court courant.
88Hicks conclut que, si l’on veut simplifier l’exposé, il est commode de n’étudier d’abord qu’une économie intégralement au comptant où seuls sont admis les prêts à court terme [17]. C’est sur ce modèle qu’il s’appuie. Il observe cependant qu’au lieu de raisonner sur le taux court on peut, comme le fait Keynes, raisonner sur un taux long, disons sur le taux d’une rente perpétuelle. Si seul ce titre est disponible sur le marché, les prêts d’une durée limitée seront soumis à conjecture. En effet, l’intérêt de ces prêts dépendra du cours de la rente perpétuelle au moment de l’échéance.
Le modèle d’équilibre intertemporel
89Allais ([1943], p. 534) justifie l’hypothèse de perfection de la prévision « par la nécessité d’éliminer le risque qui n’est pas susceptible d’une représentation simple ». Il n’y a aucune erreur et le risque [18] est absent. En l’absence d’erreurs de prévision, il lui a semblé logique d’introduire autant de marchés élémentaires distincts qu’il y a de biens et de services futurs. L’opposition sur ce point avec le modèle d’équilibre temporaire est claire et significative.
90L’équilibre est défini comme « une situation où il existe un système unique de prix pour tous les opérateurs, où l’indice de préférence de toute unité de consommation et le revenu net de toute unité de production sont maximaux, les prix étant considérés par les opérateurs comme des données, et où il y a équilibre, pour ces prix, des offres et des demandes de tous les biens » (Allais [1994], p. 77). L’économie analysée est une économie de compte. Un tel système ne doit pas être confondu avec une économie de troc qui, dans le langage habituel, désigne un échange direct d’un bien contre un autre.
« Il faut y supposer un vaste système de caisse de compensation qui puisse effectuer à chaque instant la compensation des recettes et des dépenses en unités de compte des individus et des entreprises. Ainsi tous les paiements se trouvent effectués par virements et la vie économique tout entière se trouve chiffrée sur des registres de comptabilité. »
92Allais est conscient du fait que le fonctionnement effectif d’un tel système se heurterait à des difficultés insurmontables, il justifie son hypothèse en soutenant que l’économie de compte est une approximation de l’économie monétaire. Pour passer de l’une à l’autre, il suffirait d’introduire, dans les contraintes budgétaires, les fonds de roulement des agents. Ces termes seraient, en général, petits et négligeables en première approximation. Quand, dans Économie et Intérêt ([1947], p. 255), il introduit dans l’analyse une monnaie circulante, il s’appuie explicitement sur Hicks. Il fait, alors, référence non à Valeur et Capital mais à l’article que Hicks avait publié en 1935 sous le titre « A suggestion for simplifying the theory of money ». Si les agents économiques préfèrent conserver leur richesse sous la forme d’une monnaie apparemment stérile plutôt que d’acquérir des titres qui leur rapporteraient un intérêt pur, c’est en raison de l’existence de coûts de transaction [19]. « La monnaie circulante apparaît […] comme un bien indirect nécessaire à l’équilibre des recettes et des dépenses dans un monde où les possibilités de crédit sont limitées par les frais qui leur sont attachés » (ibid., p. 236).
La stabilité du système et le taux d’intérêt
93Comment Allais et Hicks utilisent-ils leur modèle dynamique pour étudier le fonctionnement du système économique, sa stabilité et la possibilité de l’occurrence de crises ? Hicks ([1939], p. 231) soutient que l’équilibre temporaire peut être imparfaitement stable : si certains prix, disons le taux d’intérêt, restent constants, une économie initialement en équilibre qui subit une perturbation ne reviendra pas nécessairement dans sa position initiale. Il met, dans son analyse, l’accent sur le rôle que joue l’élasticité des anticipations dans le processus d’ajustement. Dans le Traité, Allais n’avait pas évoqué ce type de question qui ne se pose guère dans une économie de compte. Dans Économie et Intérêt, il met, pour expliquer les crises, l’accent sur le rôle que joue le taux d’intérêt dans la dynamique du déséquilibre. À l’équilibre, le taux d’intérêt réel est déterminé indépendamment des conditions monétaires. En déséquilibre, il faut distinguer deux taux selon que l’on considère l’intérêt comme le coût d’usage de la monnaie ou comme celui du capital. Le premier taux se forme sur le marché monétaire, le second sur le marché financier. Si ces taux diffèrent, il existe un déséquilibre, et la question est de savoir comment il est susceptible d’être résorbé.
Les anticipations et la stabilité de l’équilibre temporaire
94Considérons un système économique au comptant avec prêt à court terme. L’unique taux d’intérêt est celui pratiqué sur les prêts pour une semaine. Toutefois, les décisions des agents ne dépendent pas seulement du taux courant mais aussi des taux d’intérêt futurs qu’ils anticipent. Si les anticipations sur les prix et sur les taux sont statiques, les prix escomptés de tous les biens à venir sont donnés. Ainsi, tant que l’élasticité des prévisions est nulle, le système d’équilibre temporaire fonctionne comme un système statique, et Hicks (ibid., p. 234) soutient qu’il est raisonnable de le considérer comme stable. Les variations des prix courants sont considérées comme temporaires et provoquent des effets de substitution. Une hausse des prix courants incite les agents à remettre à plus tard leurs achats, tandis que les producteurs sont incités à vendre, dès aujourd’hui, leurs produits. Cette substitution dans le temps a un effet fortement stabilisateur.
95Admettons, au contraire, que l’élasticité des prévisions soit égale à 1 et que le prix d’un des biens, disons du bien i, augmente [20]. Pour que le système soit parfaitement stable, au sens de Hicks ([1939], p. 59), il faudrait que l’augmentation de pi entraîne une offre excédentaire de i aussi bien lorsque les prix des autres biens ou de certains des autres biens sont donnés que lorsque les prix des autres biens s’adaptent de façon à maintenir l’équilibre sur les autres marchés.
96Considérons le cas où le taux d’intérêt est constant alors que les prix de tous les autres biens s’ajustent. Peut-on soutenir qu’une hausse de pi entraînera, dans ces conditions, l’apparition d’une offre excédentaire du bien i ? On peut bien penser que les prix de certaines marchandises augmenteront mais, pour que l’équilibre soit rétabli, il faudrait que les prix de toutes les marchandises augmentent dans les mêmes proportions que pi. Si les prix relatifs de tous les biens retrouvent leur niveau initial, si le rapport entre prix actuels et prix anticipés reste le même et si le taux d’intérêt est inchangé, alors les offres et les demandes de tous les biens resteront les mêmes. Elles étaient initialement égales, elles le seront de nouveau. La hausse généralisée et proportionnelle des prix rétablira l’équilibre sur les marchés de tous les autres biens, mais cette hausse est incapable de provoquer un excédent de l’offre sur la demande sur le marché du bien i. « En ce qui concerne le seul marché des biens, le système fonctionne comme celui de Wicksell. Il est “en équilibre neutre”, c’est-à-dire que l’équilibre est possible à n’importe quel niveau de prix en monnaie. » (Hicks [1939], p. 237.) Hicks note que son raisonnement s’appuie sur l’hypothèse que l’équilibre est unique, mais cette hypothèse ne l’inquiète nullement. Il suppose aussi l’absence de tout effet d’encaisse réelle ou, plus généralement, de tout effet revenu. Il reviendra sur cette question dans l’annexe B de la seconde édition de Valeur et Capital. Si la monnaie n’est pas une pure monnaie de crédit, les soldes créditeurs en monnaie excèdent les soldes débiteurs. Une baisse de la valeur de la monnaie aura pour effet de réduire le pouvoir d’achat réel de sorte que, si les effets de revenu sont symétriques, la stabilité du système est assurée [21].
97Si l’élasticité des anticipations excède 1, les agents prévoient que les prix futurs augmenteront plus que les prix courants, donc une accélération de l’inflation. L’effet de substitution incite les individus à augmenter leurs achats courants et l’équilibre est instable si le taux d’intérêt reste constant. La conclusion de Hicks est que le système est stable si l’élasticité des anticipations est inférieure à 1 ; il est instable si cette élasticité excède 1. Le cas limite est celui où l’élasticité est égale à 1 : la stabilité du système est, alors, douteuse.
98Le système n’est pas parfaitement stable. Soumis à une perturbation, il ne revient pas dans sa position initiale si l’on laisse tous les prix, sauf un – le taux d’intérêt –, libres de s’ajuster. On peut se demander s’il est « imparfaitement » stable, c’est-à-dire si une hausse de pi entraîne une offre excédentaire du bien i quand on prend en compte l’ensemble des réactions, y compris les variations du taux d’intérêt.
99S’appuyant sur la loi de Walras, Hicks affirme que le débat entre les économistes qui soutiennent que le taux d’intérêt se forme sur le marché des fonds prêtables et ceux qui pensent qu’il se forme sur celui de la monnaie est sans objet. On peut indifféremment raisonner sur l’un ou l’autre marché ; les conclusions sont nécessairement identiques. Il est commode, ici, d’analyser le comportement du marché de la monnaie. Si, à la suite de l’augmentation du prix du bien i, les prix des autres marchandises augmentent, la demande d’encaisses monétaires augmente et si l’offre de monnaie reste inchangée, le taux d’intérêt augmente ce qui freine la hausse des prix. Les variations du taux d’intérêt sont stabilisatrices. Mais si l’on passe au cas inverse d’une baisse des prix, une difficulté se présente. La demande d’encaisses monétaires diminue mais « si le taux d’intérêt est à un niveau très bas, il est fort probable qu’il ne puisse baisser davantage » (Hicks [1939], p. 242). Le système est totalement instable. Hicks rejoint ainsi la thèse que Keynes défend dans la Théorie générale.
100Cette analyse ne porte cependant que sur le taux court et, pour étudier l’évolution des taux longs, il faut prendre en compte les anticipations sur les taux d’intérêt. Si ces anticipations sont inélastiques, les taux courts anticipés resteront inchangés et, même si la baisse des prix suscitait une baisse du taux court courant, elle n’aurait guère d’effet sur les taux longs. Par contre, si les anticipations sur les taux d’intérêt sont élastiques, une baisse même faible du taux court suscitera une réduction importante des taux longs. Ainsi, alors qu’une élasticité importante des anticipations de prix est un facteur d’instabilité, une élasticité importante des anticipations relatives aux taux d’intérêt est stabilisatrice. Malheureusement, il est vraisemblable que les anticipations en matière de prix sont fortement élastiques. Quand les prix augmentent, les agents ne s’attendent pas à ce qu’ils reviennent à leur niveau antérieur. Par contre, « les variations de l’intérêt compatibles avec le calme et le maintien des marchés organisés sont de faible ampleur » (ibid., p. 245).
101Quand les prix augmentent, la hausse du taux d’intérêt peut freiner cette hausse et stabiliser le système. Mais, quand les prix diminuent, la baisse du taux d’intérêt peut être trop limitée pour être efficace. Hicks suggère alors que le facteur stabilisateur peut être constitué par la rigidité de certains prix, en particulier du salaire monétaire. Le problème est que cette rigidité entraîne une contraction de la production et une hausse du chômage. On retrouve, ainsi, pour l’essentiel les arguments que Keynes développait dans la Théorie générale.
La détermination du taux d’intérêt dans la « dynamique du déséquilibre »
102Quand il étudie l’instabilité potentielle d’une économie monétaire, Allais souligne le rôle crucial que joue le taux d’intérêt dans l’articulation entre la sphère réelle et le système monétaire. L’instabilité résulte, selon lui, de l’organisation de l’économie [22] et plutôt que de préconiser – comme le faisaient à l’époque la plupart des économistes – une politique du taux d’escompte, il soutient que c’est le système lui-même qu’il convient de réformer.
103Dans une économie de compte, le taux d’intérêt – le prix d’usage du capital – est déterminé par l’offre et la demande sur le marché du capital qu’Allais analyse comme un marché de flux. Le revenu net que l’on peut espérer d’un investissement est la différence entre la valeur actuelle des recettes et des dépenses anticipées. Si l’on appelle taux d’intérêt technique, le taux pour lequel le revenu net est nul, il apparaît qu’un investissement est réalisé quand ce taux excède le taux d’intérêt du marché. C’est sur cet argument qui évoque la notion d’efficacité marginale du capital qu’Allais s’appuie pour considérer la demande de capital comme une fonction décroissante du taux d’intérêt tout en remarquant que, si le marché était parfait, la moindre différence entre la productivité marginale du capital existant et le taux du marché induirait une demande infinie de capital. L’offre de capital, assimilée à l’épargne, est déterminée à la fois par le désir des individus d’échelonner leurs consommations dans le temps et par leur désir d’accroître leurs ressources en plaçant une fraction de leurs revenus. C’est une fonction du capital existant – et non seulement, comme le soutenait Keynes, du revenu – et du taux d’intérêt. Quand le taux d’intérêt est voisin de sa valeur minimale, ici – 1, le capital offert est négatif : les agents globalement sont emprunteurs. Quand le taux d’intérêt est très élevé, les individus sont conduits, pour équilibrer au mieux le flux temporel de leurs consommations, à réduire leur épargne. L’offre de capital apparaît comme une fonction successivement croissante puis décroissante du taux d’intérêt. En raisonnant sur le seul capital nouveau, on obtient la figure 2.
?La détermination du taux d’intérêt dans une économie de compte
?La détermination du taux d’intérêt dans une économie de compte
(Allais [1947], p. 143)104Ce schéma est différent de celui qui représente la formation du prix des biens. En effet, les courbes d’offre et de demande dépendent des prix de marché et en particulier des prix des biens durables qui sont, eux-mêmes, fonction du taux d’intérêt. On peut décrire la détermination du taux d’intérêt comme un processus de tâtonnement. Pour une valeur initiale du taux d’intérêt rf,0, on trace la courbe d’offre global de capital S(rf,0) et la courbe de demande D(rf,0) qui déterminent un taux rf,1 ; ce taux détermine à son tour la position de nouvelles courbes S(rf,1) et D(rf,1) jusqu’à ce que les courbes se coupent, comme sur le graphique, au taux pour lequel elles ont été tracées. On notera, aussi, qu’il n’y a pas, a priori, de raison de supposer que le taux d’intérêt ainsi déterminé est positif. Il peut, tout aussi bien, être négatif ou nul.
105Quand on introduit dans le modèle une monnaie circulante, sa logique est profondément modifiée, car le taux d’intérêt apparaît, à la fois, comme le prix de la disponibilité du capital et comme la valeur d’usage de la monnaie [23]. Ce double caractère du taux d’intérêt est analysé, dans l’ouvrage d’Allais, sous l’aspect de l’articulation entre le marché du capital et le marché monétaire.
106Si Allais évoque l’idée que la monnaie peut constituer une réserve de valeur, il met essentiellement l’accent sur son rôle de moyen de paiement, et il analyse la détermination de la demande de monnaie en s’appuyant sur un modèle de gestion de stock analogue à celui que Baumol [1952] développera quelques années plus tard. La prime marginale pour la liquidité, lm, est une fonction décroissante de l’encaisse monétaire M et une fonction croissante des prix pi et des quantités qi des biens qui sont acquis :
108La fonction lm est homogène de degré 0 dans l’encaisse monétaire et dans les prix. La figure 3 montre comment se détermine le montant de l’encaisse moyenne détenue par un agent économique. Tant que la prime marginale pour la liquidité excède le taux d’intérêt pur [24], l’agent préfère conserver son capital sous forme monétaire.
La détermination de l’encaisse monétaire
La détermination de l’encaisse monétaire
(Allais [1947], p. 239)109Sur le marché monétaire, les transactions – escompte, avances sur titres, … – reviennent toutes à un louage de monnaie circulante pour une courte période. Le taux d’intérêt pur sur le marché monétaire, rm, se fixe à un niveau tel que la somme des encaisses désirées est égale à la quantité de monnaie circulante. Simultanément, le taux d’intérêt pur sur le marché financier se fixe à un niveau tel qu’un équilibre s’établit entre l’offre et la demande de valeurs capitales nouvelles.
110Pour analyser la détermination du taux d’intérêt, le cas le plus simple est celui d’un régime permanent, c’est-à-dire d’une économie stationnaire où la quantité de monnaie et les prix sont constants. Dans une telle situation, la valeur du taux d’intérêt dépend de la préférence pour la liquidité [25] et le niveau auquel il s’établit excède celui qui serait atteint dans une économie de compte. Néanmoins, la monnaie est neutre : ni les divers paramètres physiques – consommation et production –, ni les prix relatifs, ni les encaisses réelles, ni le taux d’intérêt ne dépendent de la quantité de monnaie. Le cas d’un régime quasi permanent est plus complexe car, si l’économie réelle est toujours stationnaire, la masse monétaire est variable : elle peut croître à un taux constant si bien que les prévisions peuvent encore être considérées comme parfaites. Dans un équilibre dynamique, le taux d’intérêt nominal d’équilibre est égal à la somme du taux d’intérêt réel et du taux d’inflation. Plus le taux d’inflation est élevé, plus faibles sont les encaisses monétaires réelles et plus faible est le taux d’intérêt réel, ce qui affecte le niveau de l’investissement. Les variables réelles dépendent du taux d’inflation et donc du taux de croissance de la masse monétaire. Cependant, elles ne dépendent pas du niveau de la masse monétaire. La monnaie est neutre mais elle n’est pas superneutre.
111Dans la dynamique de l’équilibre, l’ordre des déterminations est, en première approximation, le suivant. La propension à épargner des consommateurs et la propension à investir des entreprises déterminent le taux d’intérêt réel. Le taux d’intérêt nominal est obtenu simplement en ajoutant au taux réel le taux d’inflation. Enfin, le taux d’intérêt nominal détermine la demande d’encaisses monétaires réelles qui, rapprochée de la quantité de monnaie, déterminent le niveau général des prix.
112Dans la dynamique du déséquilibre, le point de départ est l’existence d’une distorsion entre le taux d’intérêt sur le marché financier et le taux du marché monétaire. Il s’agit de montrer comment l’ajustement de ces taux va conduire à un taux réel qui réalise l’équilibre de l’épargne et de l’investissement. Pour étudier ce problème, Allais raisonne, d’abord, sur une économie où la quantité totale de monnaie circulante est donnée et où cette monnaie n’est pas susceptible d’être thésaurisée. Supposons qu’initialement le taux d’intérêt pur sur le marché financier, rf, excède le taux du marché monétaire, rm. Les agents ont avantage, dans une telle situation, à réduire leurs encaisses monétaires et à augmenter le montant de leurs placements sur le marché financier. Pour une courbe de demande donnée des entreprises, cette hausse de l’offre entraîne une baisse du taux d’intérêt sur le marché financier et une augmentation de l’investissement. Le prix des biens indirects et le niveau d’activité dans les secteurs qui les produisent s’accroissent. Le revenu augmente et, avec lui, les dépenses de consommation mais, aussi, la demande d’encaisses monétaires. L’augmentation des dépenses de consommation entraîne une hausse des prix des biens directs, alors que la demande accrue d’encaisses monétaires augmente le taux d’intérêt monétaire. « Ainsi l’évolution […] aboutit essentiellement à une élévation des prix qui accroît les primes de liquidité rm des encaisses et à une augmentation de l’activité d’investissement qui diminue le taux d’intérêt pur rf sur le marché financier. » (Allais [1947], p. 326.)
113Lorsque la quantité de monnaie circulante est variable – en raison de la couverture partielle des comptes créditeurs des banques, de la thésaurisation de la monnaie ou de sa convertibilité –, la stabilité du système n’est plus assurée. Supposons, comme précédemment, que le taux d’intérêt pur sur le marché financier excède le taux du marché monétaire. Les individus sont incités à réduire leurs encaisses monétaires et à augmenter le montant de leurs placements. Ce comportement suscite une augmentation des dépenses et des prix, mais il n’est nullement certain qu’il en résulte une réduction du taux d’intérêt sur le marché financier et une hausse du taux monétaire. En effet, l’atmosphère étant à l’optimisme, les banques, si leur taux de couverture excède le minimum possible, sont incitées à augmenter le montant de leurs prêts. L’émission de la monnaie scripturale que ce comportement implique interdit toute hausse du taux monétaire. Simultanément, les agents sont incités à dépenser la monnaie qu’ils avaient thésaurisée. Cette déthésaurisation stimule l’activité et la hausse des prix. D’autre part, la hausse des prix et de l’activité conduit les entreprises à réviser à la hausse les recettes qu’elles peuvent espérer tirer de leurs investissements. Les taux d’intérêt techniques augmentent, ce qui interdit toute baisse du taux d’intérêt sur le marché financier. Ainsi, l’écart entre le taux d’intérêt monétaire et le taux du marché financier loin de se réduire a tendance à s’accroître. Cette évolution a, certes, une limite. Quand les agents auront dépensé l’argent qu’ils avaient thésaurisé, quand le taux de couverture des banques aura atteint sa limite minimale, quand les possibilités de réescompte auprès de la Banque centrale auront été épuisées, le taux d’intérêt sur le marché monétaire finira par augmenter. On pourrait espérer que la quantité de monnaie ayant ainsi atteint son plafond, l’économie se stabilisera. Allais soutient qu’il est peu probable qu’il en soit ainsi et que l’issue la plus vraisemblable est qu’une dépression succédera à la récession. En fait, la hausse des prix a masqué une série de déséquilibres et les adaptations nécessaires qui avaient été jusqu’ici retardées se produiront alors. En particulier, les anticipations trop optimistes et le faible taux d’intérêt sur le marché financier ont suscité un développement excessif des industries d’équipement. Certaines des entreprises de ce secteur ne pourront pas faire face à leurs engagements et les banques dont les débiteurs ont fait défaut chercheront à restaurer leur taux de couverture en limitant les crédits qu’elles accordent. La diminution de la quantité de monnaie circulante qu’impliquent la déflation des crédits et la thésaurisation d’encaisses manuelles entraînera une réduction de la dépense. Allais conclut : « On peut alors avoir une surproduction générale, en ce sens que dans chaque industrie l’écoulement de la totalité de la production à un prix égal au coût s’avère irréalisable. La rupture du circuit monétaire entraîne alors la rupture du circuit des biens. » ([1947], p. 362.) La possibilité pour les banques d’émettre de la monnaie scripturale à découvert et la possibilité qu’ont les agents de thésauriser la monnaie apparaissent à Allais comme les causes déterminantes de l’instabilité économique. Ce sont ces causes qu’il entend supprimer en réclamant une couverture à 100 % des dépôts à vue et une séparation des deux fonctions que remplit actuellement la monnaie : les rôles d’unité de compte et de moyen de paiement.
114Dans sa tentative de construire une dynamique du déséquilibre, Allais (ibid., p. 328-329) se heurte à une difficulté qu’il ne parvient pas à surmonter mais qu’il ne manque pas de souligner. Les indications qu’il donne sur le processus d’ajustement sont « un point de départ intuitif » mais « la démonstration complète et rigoureuse, dans le cas le plus général, de ce que […] l’économie évolue précisément, à partir d’un état initial quelconque, vers un équilibre stable correspondant aux conditions indiquées d’équilibre reste à faire ».
Conclusion
115Hicks et Allais ont joué dans la reformulation de la théorie de l’équilibre général un rôle important. Tant en ce qui concerne la spécification de la structure temporelle du modèle que dans l’étude des propriétés de l’équilibre – sa stabilité et son optimalité –, ils ont ouvert des voies nouvelles pour la recherche. Si leurs préoccupations étaient, sur bien des points, voisines, ils ont abordé de façons différentes les questions qu’ils cherchaient à résoudre. L’exemple le plus typique est la réécriture du modèle walrasien. L’un comme l’autre considéraient ce modèle comme statique. Pour le transformer en modèle dynamique, il était nécessaire d’introduire le temps, donc les anticipations, dans le modèle. Allais, pour éviter de traiter du risque, supposa les anticipations parfaites ce qui le conduisit à proposer un modèle d’équilibre intertemporel, alors que Hicks admit qu’elles pouvaient être erronées, ce qui l’amena à concevoir un modèle d’équilibre temporaire. Des oppositions de nature similaire apparurent dans les autres domaines de recherche qu’ils abordèrent. Ils interprétèrent ainsi de façon différente ce que Pareto avait écrit sur l’utilité, l’optimalité et le surplus. Hicks chercha à réhabiliter la théorie marshallienne du surplus, tandis qu’Allais démontrait les deux théorèmes fondamentaux du bien-être. Quand ils voulurent s’appuyer sur la théorie de l’équilibre général pour analyser une série de questions que Keynes avait posées dans sa Théorie générale, ils suivirent des voies différentes. Hicks mit l’accent sur le rôle de l’élasticité des anticipations alors qu’Allais analysa une dynamique du déséquilibre en distinguant le taux d’intérêt qui s’établit sur le marché monétaire du taux d’intérêt du marché financier. Ainsi leurs successeurs disposaient d’une série de propositions qui permettaient d’aborder de façon différente les questions qu’ils avaient posées. Le problème est que leurs contributions reçurent des accueils très différents.
116Valeur et Capital fut lu, commenté et discuté. Le Traité resta ignoré en dehors d’un cercle étroit d’économistes francophones [26]. S’il en fut ainsi, c’est, sans doute, en raison de la langue dans laquelle ils furent écrits mais pas seulement. Le compte rendu que fit Georgescu-Roegen [1956] de la seconde édition du Traité témoigne de l’agacement que le style d’Allais peut susciter chez certains de ses lecteurs. Cela ne signifie pas, cependant, que l’influence d’Allais fut négligeable.
117La publication du Traité, les cours qu’il donnait à l’École des Mines, les séminaires du groupe de recherches économiques et sociales qu’il animait attirèrent de jeunes économistes talentueux dont les plus connus sont Debreu, Malinvaud et Boiteux mais où l’on trouvait aussi Nataf, Lesourne, Verhust, Maillet, Nahon… Pour qualifier ce groupe informel, Drèze ([1964] et [1989]) parle de l’école marginaliste française. Ce qui, dans l’œuvre d’Allais, intéressait ces économistes – souvent des ingénieurs qui occupaient des postes de responsabilité dans la fonction publique ou dans les entreprises nationalisées – c’était le théorème du rendement social qui établissait les propriétés d’optimalité de l’équilibre concurrentiel et l’idée que les problèmes de politique économique devaient être posés du point de vue de l’équilibre général.
118Si Allais a joué un rôle dans l’histoire du développement de la théorie de l’équilibre général, c’est en partie par l’influence qu’il a eue sur Debreu. Cependant, par bien des aspects, leurs approches sont différentes. En particulier, les mathématiques d’Allais, ingénieur formé à l’École polytechnique, ne sont pas celles de Debreu qui avait, à l’École normale supérieure, subi l’influence de Bourbaki. Le plus sage, sans doute, pour comprendre leurs relations est d’admettre ce que Debreu en a dit :
« La tradition de l’école de Lausanne était restée vivante en France, notamment grâce à François Divisia et à Maurice Allais et c’est à travers la formulation qu’Allais en avait donnée dans À la recherche d’une discipline économique [1943] que je rencontrai d’abord la théorie de l’équilibre général et que je fus fasciné par elle. Pour quelqu’un formé à la rigueur sans compromission de Bourbaki, compter les équations et les inconnues du système walrassien ne pouvait pas être satisfaisant et la question rémanente de l’existence de l’équilibre était posée. »
120Ainsi, le cheminement semble clair. Le point de départ de Debreu fut le Traité d’Allais. Mais sa formation de mathématicien le mettait mal à l’aise vis-à-vis d’une approche qui laissait sans réponse la question, essentielle à ses yeux, de l’existence de l’équilibre. C’est à ce problème qu’il parvint à donner une réponse en s’appuyant sur une proposition mathématique – le théorème du point fixe de Kakutani – dont ni Allais, ni Hicks n’avaient connaissance. Mais, dans son analyse, il conserva le cadre de l’équilibre intertemporel d’une économie de compte qu’Allais avait défini. Gardons à l’esprit l’idée que ce ne fut pas le seul cheminement et que, pour étudier l’existence d’un équilibre, d’autres économistes, par exemple McKenzie, travaillèrent sur d’autres modèles. Il n’en demeure pas moins que le Traité d’Allais joue, comme Valeur et Capital, dans l’évolution de la théorie de l’équilibre général un rôle que l’on a eu le tort de négliger.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
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[*]
Université de Cergy-Pontoise, thema. Correspondance : F-95000 Cergy-Pontoise. Courriel : beraud@u-cergy.fr ; site web : http://beraud.u-cergy.fr/.
Je remercie les deux rapporteurs anonymes pour leurs remarques et suggestions qui ont permis d’améliorer le texte initial. Je remercie également pour leurs critiques les participants à la sixième conférence de l’Association internationale Walras où une version antérieure de ce texte avait été présentée. Je reste seul responsable des erreurs et omissions. -
[1]
Il est vrai que Hicks avait, dans sa Théorie mathématique de la valeur qu’il avait publiée en français peu avant l’édition de Valeur et Capital, proposé un exposé purement mathématique d’une partie des propositions qu’il présente, dans Valeur et Capital, sous une forme littéraire.
-
[2]
Marshall écrit, à ce propos : « Le prix d’équilibre [du marché] est affecté par des calculs touchant ce que seront dans l’avenir les rapports de la production et de la consommation. » ([1890], p. 281.) Hicks oppose sa démarche à celle des Autrichiens qui, plutôt que d’introduire dans leur raisonnement les anticipations, choisissent de raisonner dans le cadre de l’équilibre stationnaire.
-
[3]
Allais ne répond pas explicitement à l’analyse de Hicks. Il convient cependant de noter qu’il en avait eu connaissance puisque la Théorie mathématique de la valeur en régime de libre concurrence, ouvrage que Hicks publia en 1937 en français, fait partie du répertoire des ouvrages qu’Allais dit avoir consultés. Allais cite le livre de Hicks à plusieurs reprises dans son Traité.
-
[4]
La définition que Pareto donnait du surplus est légèrement différente, car son point de comparaison est l’état final. Le surplus parétien, que l’on peut qualifier de surplus équivalent, est « la quantité du bien A, qui, si elle était distribuée aux membres de la communauté, procurerait à chacun d’eux le même plaisir que lui procure la consommation » des marchandises .
-
[5]
On doit comparer cette définition avec celle que Pareto donne de l’optimum : « Nous dirons que les membres d’une collectivité jouissent, dans une certaine position, d’un maximum d’ophélimité, quand il est impossible de trouver un moyen de s’éloigner très peu de cette position, de telle sorte que l’ophélimité dont jouit chacun des individus de cette collectivité augmente ou diminue. » ([1906], p. 354.)
-
[6]
Léon Walras (Éléments d’économie pure [1874], p. 98) soutient de façon analogue qu’un équilibre est stable si, « au-delà de ce point, l’offre de la marchandise est supérieure à sa demande, ce qui doit amener une baisse de prix, c’est-à-dire un retour vers le point d’équilibre. […] En deçà du point d’équilibre, la demande de la marchandise est supérieure à son offre, ce qui doit amener une hausse de prix, c’est-à-dire un acheminement vers le point d’équilibre ».
-
[7]
Ce qui est le plus frappant dans l’analyse de Hicks est qu’il considère que si la condition de stabilité parfaite qu’il postule est satisfaite, l’ajustement des autres prix conduira nécessairement à l’équilibre (Hahn [1991], p. 64).
-
[8]
On notera qu’à l’époque où il rédige le Traité Allais n’avait pas pris connaissance de Valeur et Capital, mais il cite, dans sa bibliographie, la Théorie mathématique de la valeur (1937), ouvrage où Hicks expose, pour la première fois, l’analyse de la stabilité qu’il développera dans Valeur et Capital.
-
[9]
Ce qui montre que la critique que faisait Hicks de Walras est mal fondée et même, à vrai dire, étrange.
-
[10]
La formulation d’Allais est la suivante : « Les échanges ne sont supposés s’effectuer qu’une fois réalisé l’équilibre général, c’est-à-dire lorsque se trouve déterminé un système de prix réalisant l’égalité de l’offre et de la demande sur les différents marchés aux différents instants. » Walras ([1885], p. 69, note 1), répondant à l’objection de Bertrand, écrivait : « Sur le marché théorique, en cas d’excédent de la demande sur l’offre ou de l’offre sur la demande, on ne satisfait personne. […] l’échange demeure suspendu jusqu’à ce que la hausse ou la baisse ait amené l’égalité de l’offre et de la demande ; après quoi on satisfait alors tout le monde. »
-
[11]
Allais ([1943], p. 134) dit que deux services sont indépendants quand la satiété de l’un n’est pas modifiée par la consommation de l’autre. Bien que l’indépendance complète soit naturellement extrêmement rare, il soutient que l’hypothèse de faible dépendance paraît introspectivement vérifiée. Il montre (ibid., p. 146) que si les services sont indépendants, la satisfaction d’un individu peut être décrite par une fonction d’utilité additive. Ainsi, comme l’explique Lenfant [2005], l’hypothèse de séparabilité de la fonction d’utilité est une hypothèse d’« indépendance psychologique » qu’Allais cherche patiemment, mais à notre sens vainement, à justifier.
-
[12]
« Notre théorie de l’équilibre qui fait intervenir le temps est une théorie dynamique alors que les théories de l’équilibre de Walras, Pareto et Fisher étaient purement statiques. »
-
[13]
« La raison de la stérilité du système de Walras réside en grande partie […] dans le fait qu’il n’étudie pas les lois de variation de son système d’équilibre général. Il déduit les conditions auxquelles doivent satisfaire les prix dans une situation de ressources et de préférences données ; mais il n’explique pas ce qui se passe si les goûts ou les ressources viennent à changer. » Les critiques qu’Allais et que Hicks adressent à Walras apparaissent excessives et montrent, à l’évidence, que leur lecture de Walras a été trop rapide. On sait, d’ailleurs, qu’à l’époque où il rédigeait le Traité, Allais ne disposait pas des Éléments d’économie politique pure mais seulement de l’Abrégé.
-
[14]
Allais est, de toute évidence, moins critique. S’il ne fait guère référence à Böhm-Bawerk dans le Traité, son influence est évidente dans Économie et Intérêt où il reprend et analyse les concepts fondamentaux de la théorie autrichienne du capital, notamment la notion de durée du détour de production. Il évoque souvent les régimes permanents comme modèle de référence dans ses analyses.
-
[15]
Quand Debreu ([1959], p. 106) introduisit l’incertitude dans son modèle, il évita cette difficulté en supposant qu’un « contrat de livraison d’une marchandise spécifie maintenant, outre ses propriétés physiques, son lieu et sa date de disponibilité, un événement dont la réalisation conditionne la livraison ».
-
[16]
Selon son célèbre adage, « dire que le taux d’intérêt sur les valeurs absolument sûres est déterminé exclusivement par l’incertitude qui pèse sur l’évolution éventuelle des taux d’intérêt, semble faire dépendre l’intérêt uniquement de lui-même ; on est obligé de penser que la question ne peut se résumer à cela » (Hicks [1939], p. 152).
-
[17]
Aucun achat et aucune vente ne se font à terme et tous les prêts sont accordés pour la période minimale, la semaine. La structure du modèle est donc à l’opposé du système de marchés complets sur lequel raisonne Allais dans le Traité. Chaque lundi, on repart à zéro : toutes les créances doivent être considérées comme liquidées et aucun contrat n’est en vigueur. Comme il est impossible de souscrire des contrats à terme, tous les agents doivent fonder leurs plans sur l’estimation qu’ils font des prix futurs.
-
[18]
La position de Hicks ([1939], p. 112) sur ce point est subtile mais ambiguë : les agents peuvent se tromper, mais leurs prévisions n’en sont pas moins « claires et précises ». Les individus se trompent mais continuent à penser que les prix futurs seront exactement les prix qu’ils avaient anticipés. Hicks est bien conscient des limites de son approche, mais élaborer une théorie du risque va bien au-delà de l’objectif qu’il s’est fixé : élaborer une théorie dynamique.
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[19]
Baumol et Tobin [1989] reconnaissent qu’Allais fut le premier à formaliser une analyse de la demande de monnaie pour les transactions.
-
[20]
Que faut-il entendre par l’augmentation du prix d’un bien ? Hicks écrit ([1939], p. 230) que cette variation est purement hypothétique et qu’il s’agit de « comparer le système de prix effectivement en vigueur pendant une semaine déterminée au système qui aurait été établi pendant la semaine si les données (goûts, ressources ou prévisions) avaient été autres ». Son analyse relève, donc, de la statique comparative. Le lecteur peut, toutefois, avoir l’impression fugitive que Hicks n’est pas fidèle à la définition qu’il a lui-même donnée.
-
[21]
Grandmont ([1991], p. 9) souligne que cette conclusion optimiste est mal fondée car l’existence d’un équilibre temporaire pour une économie monétaire n’est pas assurée quand on suppose que la monnaie est externe et que l’élasticité des anticipations est égale à 1.
-
[22]
Allais n’explicite pas, dans Économie et Intérêt, la structure de l’équilibre intertemporel qu’il étudie. Cependant, il raisonne généralement en supposant que « la prévision de l’évolution future du marché tant du point de vue psychologique qu’au point de vue technique est parfaite » ([1947], p. 33). Il s’appuie donc, implicitement, sur la structure de l’équilibre intertemporel qu’il analysait dans le Traité.
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[23]
On pourrait penser que cette analyse s’inspire de la distinction que Walras ([1874], p. 477) fait entre le taux d’intérêt sur le marché du capital fixe et le taux de l’escompte sur le marché du capital circulant, mais Allais ne fait aucune référence à Walras sur ce point dans Économie et Intérêt.
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[24]
L’intérêt pur est le prix des services du capital, abstraction faite de tout risque et de tout travail d’administration. Dans une économie monétaire, il est égal au rendement d’une créance qui n’offre aucun avantage de liquidité et dont le remboursement est certain. Sa détention ne doit impliquer aucun frais de gestion et de conservation.
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[25]
Le modèle n’est pas dichotomique au sens fort car les variables réelles dépendent des conditions monétaires.
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[26]
Sur les 83 articles recensés par jstor qui évoquent le Traité, 70 sont écrits par des francophones. À titre de comparaison, jstor recense 4 604 articles qui évoquent Valeur et Capital. Certes, cet indice est frustre, mais il ne laisse guère place au doute.