1 Je voudrais d’abord remercier l’afse de me faire l’honneur de m’inviter à cette conférence plénière. Et c’est avec beaucoup d’émotion, vous pouvez l’imaginer, que je donne aujourd’hui la conférence Jean-Jacques Laffont.
2 Je vais parler de travaux menés avec Roland Bénabou à la frontière entre économie et psychologie, sur le lien entre incitations, normes sociales et motivation.
3 Nous revisitons un débat, aussi vieux que l’économie, sur le rôle des incitations. Ce débat oppose parfois les économistes, qui reconnaissent l’existence de la motivation intrinsèque, mais constatent qu’elle ne suffit pas et qu’il faut y ajouter des incitations ; et les spécialistes des autres sciences sociales, qui bien sûr ne nient pas forcément le rôle des incitations mais qui ont, disons-le, parfois quelques doutes à leur sujet et se réfèrent à des expériences donnant lieu à des effets d’éviction. (Un effet d’éviction correspond à une situation où l’offre diminue en présence d’incitations, c’est-à-dire où la courbe d’offre est décroissante.)
4 Une digression : la science économique, dans les vingt-cinq dernières années, a beaucoup travaillé sur des situations où les incitations ne sont pas forcément très bonnes, c’est-à-dire où elles devraient être assez peu puissantes. Il y a à cela différentes raisons : a) la performance dans la tâche n’est pas bien mesurée, b) les acteurs au sein de l’organisation font collusion, c) l’organisation fait face à de l’anti-sélection et donc risque de surpayer si elle laisse ses agents être titulaires en dernier ressort du droit au revenu résiduel sur leur production (residual claimants), d) les incitations proviennent déjà d’une relation répétée. Finalement, e) une vaste littérature sur le multitâches met un bémol à l’utilisation des incitations (report d’effort d’une tâche vers l’autre, conflits d’intérêts). J’ai eu la grande chance de travailler, en particulier avec Jean-Jacques Laffont, sur certains de ces sujets.
5 Je voudrais aussi motiver ce travail par des observations classiques. La plupart des gens entreprennent des tâches ou choisissent des actions ayant des bénéfices privés extrêmement faibles : voter, ne pas polluer même quand on ne peut pas se faire prendre, donner à des organisations caritatives, aider des étrangers, risquer sa vie, etc. Ces comportements ne sont pas toujours faciles à expliquer par la théorie économique classique. On pourrait supposer que les gens considèrent leur intérêt personnel en premier, mais qu’ils internalisent aussi le bien-être des autres, c’est-à-dire qu’ils sont au moins un peu altruistes. C’est une approche utile, mais elle ne va pas assez loin parce qu’un certain nombre de phénomènes ne peuvent pas être expliqués ainsi ; un exemple en est l’effet d’éviction. Les altruistes veulent aider les autres ; si vous les payez, ils aideront encore davantage : l’altruisme pur ne peut pas générer d’effet d’éviction.
6 Des préférences altruistes ne peuvent pas non plus expliquer l’observation courante selon laquelle l’on accomplit certaines tâches simplement pour « acheter » du prestige social. Lorsque je choisis d’aider ou non une vieille dame à traverser la place de la Sorbonne, le fait que vous me regardiez en même temps va m’encourager à le faire. Nous essayons tous d’acheter du prestige social en montrant aux autres que l’on est généreux. Et, comme Adam Smith l’avait remarqué il y a bien longtemps, nous essayons aussi de nous montrer généreux à nos propres yeux, construisant par là même notre auto-réputation. L’auto-réputation est, à peu de chose près, conceptuellement identique à la réputation sociale, excepté qu’elle porte sur ses incarnations futures au lieu d’être vis-à-vis des autres personnes.
7 Toujours dans les digressions, Roland Bénabou et moi avons mis en évidence des effets d’éviction dans deux articles. Je ne veux pas trop insister sur ces effets d’éviction car ils ne représentent que des formes extrêmes d’incitations n’engendrant pas les effets recherchés. Une grande partie de ma carrière a été consacrée à travailler sur les incitations, qui ont prouvé leur efficacité dans un certain nombre de contextes. Il faut cependant en connaître les limites et essayer de comprendre pourquoi, dans certains cas très précis, on peut avoir des effets d’éviction ou, plus généralement, une faible efficacité du système incitatif.
8 La première approche, envisagée dans notre article de 2003 sur le « principal informé », suppose qu’une personne (le principal) construisant un schéma d’incitation pour une autre (l’agent) a de l’information sur la tâche, ou sur la capacité de l’agent à accomplir cette tâche, ou encore sur les résultats qu’on peut attendre de cette tâche. Lorsque le principal construit ce schéma d’incitation, il envoie nécessairement de l’information vers l’agent, qui va essayer de l’interpréter ; ce schéma d’incitation doit être pris au sens large et peut concerner tout choix organisationnel pour lequel le choix du principal a le potentiel de changer la perception qu’a l’agent de sa tâche – ce peut être de l’argent, de la délégation, de l’aide, etc.
9 L’autre approche que Roland Bénabou et moi avons considérée correspond à des situations où le principal ne dispose pas forcément d’information privée. Par exemple, si un principal (l’État, un hôpital) vous paie pour donner votre sang, il est peu probable qu’il ait beaucoup d’information privée sur les différents paramètres du problème. Cependant, et c’est une idée tout à fait classique en psychologie, payer quelqu’un équivaut à changer la signification de son acte ; en économie, ce changement de signification sera réinterprété comme un problème d’extraction de signal. Je reviendrai en détail par la suite sur ce sujet, qui a fait l’objet d’un certain nombre d’articles.
10 La troisième partie de ma présentation fera une synthèse des deux premières et tentera d’en saisir les implications pour encourager les agents économiques à adopter des comportements pro-sociaux. Un apport essentiel de l’économie et du droit est l’idée selon laquelle des incitations telles que les taxes, les subventions ou les lois sont nécessaires pour encourager les acteurs économiques à internaliser les externalités. Les psychologues, sociologues et politologues considèrent habituellement qu’il faut également utiliser la persuasion et les normes sociales, éduquer les gens sur les conséquences de leurs actes, et les inciter à être de bons citoyens. Formaliser l’idée selon laquelle on peut changer la perception de l’acte lui-même pour in fine changer la norme sociale, nécessitera d’avoir recours aux deux approches développées au préalable.
Quand la motivation extrinsèque change la motivation intrinsèque…
11 L’idée de départ est le looking glass self, ou modèle du principal informé. C’est un modèle extrêmement simple dans lequel un agent décide ou non d’entreprendre une tâche et un principal biaisé dans ses préférences par rapport à celles de l’agent qui voudrait bien que cet agent entreprenne cette tâche. L’agent va entreprendre la tâche seulement s’il la trouve suffisamment attractive, c’est-à-dire s’il est confiant que sa réussite lui procurera un gain important à un coût faible. L’agent, lorsqu’il entreprend la tâche, subit un coût de l’effort c (peut-être un coût d’opportunité), a une probabilité ? de réussir, et un gain V en cas de réussite. En l’absence d’incitants matériels, l’espérance d’utilité est donc pour l’agent lorsqu’il entreprend la tâche. Elle est normalisée à 0 lorsqu’il ne l’entreprend pas.
12 Le principal gagne W s’il y a effort et réussite. Comme l’agent réussit avec la probabilité ?, l’utilité du principal est, toujours en l’absence d’incitant matériel, ?W, contre 0 si l’agent n’essaie pas. Le principal a un biais : il voudrait que l’agent essaie. Les parents voudraient que leurs enfants travaillent bien à l’école ; nous voudrions tous que nos collègues travaillent dur, etc. Dans de nombreuses applications quelqu’un voudrait que l’autre fasse des efforts. Nous modélisons cela de façon extrême (le principal veut toujours que l’agent essaie), mais l’idée est beaucoup plus générale (ce qui compte est l’existence de taux marginaux de substitution différents pour le principal et l’agent).
13 Il peut y avoir de l’information privée des deux côtés. Dans les modèles économiques, l’information privée est habituellement du côté de l’agent. Ici, ce dernier peut avoir plus d’information sur son vécu : ses performances dans le passé et les circonstances auxquelles il a fait face et ses efforts. Toutefois, dans un certain nombre de circonstances, le principal a aussi de l’information sur l’agent, que l’agent lui-même n’a pas, par exemple la difficulté de la tâche courante. Si vous êtes enseignant, par exemple, vous savez que telle tâche est difficile ou facile, attractive ou pas, et vous pouvez aussi être mieux à même d’interpréter les performances passées de l’agent. Un directeur de thèse comprend parfois mieux la performance d’un étudiant dans sa thèse que l’étudiant lui-même.
14 Considérons un jeu très simple à deux périodes. Dans la première période, un principal a de l’information sur la probabilité ? de réussite, sur l’utilité V de l’agent en cas de réussite (par exemple, le rendement de l’éducation), ou sur l’attractivité/pénibilité c de la tâche. Il choisit une politique au sens large (incitation monétaire, non monétaire, aide à la personne, délégation de tâches, etc.). L’agent, lui, peut avoir son information privée que l’on modélise par un signal ? et peut choisir à ce moment-là de faire un effort ou pas, c’est-à-dire d’essayer ou de ne pas essayer. Nous recherchons un équilibre bayésien parfait. L’agent reçoit le signal et il essaie de l’interpréter. Dans cet article, nous mettons l’emphase sur deux points principaux. 1) La motivation intrinsèque n’est pas bien définie en général : elle est endogène. 2) Deux effets font qu’une récompense, contrairement à la théorie classique, peut réduire l’effort ; nous les appelons effet de confiance et effet de profitabilité.
15 Commençons par le modèle classique (celui de l’homo economicus), c’est-à-dire la version de ce modèle en information symétrique. Si le principal promet une récompense y, contingente à réussir dans la tâche, l’agent va essayer si et seulement si son gain est supérieur à son coût, c’est-à-dire si ?, la probabilité de succès, que multiplie V plus la récompense extrinsèque, est plus grand que c :
17 ou
19 On peut définir la motivation intrinsèque comme étant , c’est-à-dire la motivation nette à accomplir la tâche en l’absence de récompense. Et ?y, la probabilité de succès multipliée par le bonus en cas de réussite, est la motivation extrinsèque. C’est exactement l’homo economicus classique : si le principal augmente la récompense, il y a une gamme plus grande de coûts, de probabilités de réussite ou de gains tels que l’agent va essayer. La fonction d’offre est très classiquement croissante.
20 Introduisons maintenant de l’information asymétrique ; prenons l’exemple de l’information asymétrique sur c ; le principal sait si la tâche est pénible ou non. Supposons que l’information asymétrique soit uniquement sur c, – elle pourrait de façon alternative porter sur ?, ou sur V. Pour simplifier, l’agent, lui, n’a qu’un signal ? imprécis sur la valeur de c ; supposons qu’un ? élevé corresponde à une bonne nouvelle sur le niveau de c. En information asymétrique, l’impact des incitations change complètement. L’agent va inférer quelque chose du « signal » que lui envoie le principal, dans ce cas particulier la récompense y. Sa perception de c va être l’espérance de c étant donné l’information que lui-même possède, qui est ?, plus l’information que lui envoie le principal à travers son choix de schéma d’incitation y. Sa perception de c s’écrit donc : . Il n’exercera un effort que si sa propre information ? dépasse un seuil ?* ; mais ce seuil ?* va dépendre de y :
22 L’on voit tout de suite qu’il n’y a plus de séparation nette entre la motivation intrinsèque et extrinsèque puisque la perception de c, qui fait partie de la motivation intrinsèque, dépend de y. Donc la motivation intrinsèque dépend de la motivation extrinsèque.
23 Pourquoi peut-on avoir des effets d’éviction ? Un effet d’éviction correspond à des circonstances dans lesquelles le principal offre une récompense et l’offre diminue. Il y a deux raisons potentielles à cela : la première est l’« effet de confiance », provenant du fait que l’agent s’interroge : « Est-ce que le principal a confiance en moi ? », « Est-ce qu’il pense que je vais essayer de moi-même ? », et peut supputer : « S’il me donne une récompense, cela veut dire qu’il croit que je ne vais pas essayer de moi-même ; par conséquent, je vais en inférer des mauvaises nouvelles sur moi-même ou des mauvaises nouvelles sur la tâche. » Ce qui réduit les incitations intrinsèques. Et par ce phénomène, il se peut effectivement qu’une récompense soit une mauvaise nouvelle et que l’on obtienne un effet d’éviction. Je reviendrai sur la nature de cet effet d’éviction.
24 L’autre effet est l’« effet de profitabilité ». Il n’existe pas quand l’information asymétrique est sur c ; mais supposons que l’information asymétrique soit maintenant sur ?, la probabilité de succès ; c’est-à-dire le principal a une meilleure information que l’agent sur la probabilité de succès, liée, disons, au talent de l’agent. Cela coûte plus cher pour le principal de payer un agent qui a beaucoup de talent parce que l’agent a une probabilité de réussir supérieure quand il a beaucoup de talent. Par conséquent, ceteris paribus, le principal est prêt à donner un bonus à un agent qui n’a pas beaucoup de talent puisque cela coûte moins cher. Pour vérifier cette intuition, il suffit de considérer l’utilité du principal : . Le coût de y croît quand ? est élevé ; et donc, donner un y élevé est un signal que ? est faible ; c’est donc une mauvaise nouvelle pour l’agent, qui est découragé.
25 Ce modèle permet de montrer que les récompenses offertes à un agent peuvent être de mauvaises nouvelles sur l’agent lui-même, ou sur la tâche. Cependant, dans le court terme les récompenses induisent quand même une courbe d’offre légèrement croissante ; c’est même une propriété d’équilibre : sinon le principal ne donnerait pas de récompense ! Mais, par la suite, lorsque le principal ôte la performance, alors l’agent essaie moins. On trouve de nombreuses expériences donnant ce type de résultat en psychologie : si on récompense un enfant pour accomplir une tâche, l’enfant pense que la tâche n’est pas très intéressante mais cette récompense l’incite à travailler dur quand même ; mais si on ne lui donne pas de récompense la prochaine fois, il ne travaillera pas car il pensera que la tâche n’est pas très intéressante. On obtient donc un effet d’éviction, mais avec décalage temporel contrairement à l’effet d’éviction dont nous allons parler bientôt.
26 Pourquoi s’intéresser à l’effet d’éviction obtenu dans ce modèle théorique, me direz-vous ? Les critiques formulées par les psychologues et les sociologues à l’encontre des modèles économiques portent sur des effets d’éviction généralement démontrés dans un contexte éducatif, avec un parent ou un éducateur comme principal et un enfant ou un élève comme agent. Pour que la théorie génère un effet d’éviction, il faut que le principal possède de l’information importante que l’agent n’a pas. On rencontre cette situation fréquemment en milieu éducatif où les « principaux » ont souvent de l’information privée. Par contre, il est moins clair que les principaux aient de l’information privée dans la plupart des relations hiérarchiques du monde du travail.
27 Par ailleurs, la condition de « Spence Mirrlees »/de single crossing/de sorting stipule que le principal doit avoir plus d’incitations à récompenser l’agent quand celui-ci est peu talentueux ou quand la tâche est pénible. Cela est vrai dans certaines circonstances et pas du tout dans d’autres. Dans la vie quotidienne, on a parfois une incitation à récompenser les agents que l’on sait plus talentueux. Ces principes ne peuvent pas être appliqués sans discernement. De façon générale, on ne peut pas affirmer a priori, même si le principal a de l’information privée, qu’il y aura effet d’éviction ; il faut analyser de façon fine les incitations du principal.
28 Les récompenses monétaires ne sont pas les seules applications possibles. Déléguer à quelqu’un, par exemple, c’est lui faire confiance, c’est donc changer sa motivation intrinsèque. Aider quelqu’un peut aussi changer sa motivation intrinsèque, mais de façon très complexe : par exemple, un professeur peut passer plus de temps avec des étudiants qui ont de fortes difficultés (parce que, sans aide, ils n’y arriveraient pas) et avec ceux qui marchent le mieux (parce que c’est très excitant). Cet exemple montre combien les inférences tirées d’un comportement d’aide peuvent être subtiles.
29 Enfin, notons que de tels modèles de type « principal informé » peuvent aussi être utilisés afin de mieux comprendre l’utilité et les limites du coaching.
Quand les récompenses matérielles changent la signification des actes…
30 Passons à la deuxième approche, et à la deuxième raison pour laquelle on peut avoir un effet d’éviction : l’« extraction de signal » (liée à la notion d’overjustification effect en psychologie). Comme je l’ai noté plus haut, une idée tout à fait classique en psychologie veut qu’on change la signification sociale de l’acte lorsqu’on commence à donner des récompenses monétaires. Cette idée, que Roland Bénabou et moi avons reprise, se transpose très bien dans un modèle, classique en économie, d’extraction du signal.
31 On considère une situation dans laquelle, contrairement au modèle du principal informé, celui qui construit un schéma d’incitation (le principal) n’a aucune information particulière. Par contre, l’agent signale sa personnalité, son identité par une contribution au bien public. L’agent choisit un niveau de participation, a, compris entre zéro et l’infini (donner son sang, faire du bénévolat, recycler des produits, etc.) afin de contribuer ainsi au bien-être social, au détriment de son intérêt purement économique. Ce choix peut être une variable continue, ou binaire (0 ou 1, je participe ou je ne participe pas, je vote ou je ne vote pas). Le coût ca est proportionnel à l’effort, et les incitations extrinsèques, que l’on va supposer pour l’instant exogènes, sont dénotées ya, proportionnelles elles aussi à l’effort.
32 La première partie des préférences est tout à fait classique et comprend l’altruisme et l’intérêt matériel. L’utilité provenant de l’altruisme est dénotée vaa ; va est le paramètre de générosité. vaa est l’utilité intrinsèque que l’agent va tirer d’être généreux et de contribuer au niveau a. Les agents sont hétérogènes par rapport à leur altruisme. L’utilité provenant des incitations matérielles est vy , l’utilité marginale de l’argent pour l’agent (« paramètre de cupidité », lui aussi variable selon les individus), que multiplie ya, où y est la récompense unitaire. On peut aussi soustraire ca, où c est un coût d’opportunité par unité contribuée.
33 Pour l’instant, c’est le modèle classique ; ce dernier ne fonctionne pas parfaitement en pratique, car il n’explique pas un certain nombre de phénomènes liés à l’altruisme ; mais il est un point de départ.
34 Les agents sont hétérogènes, c’est-à-dire qu’ils sont différents dans leur générosité va et leur cupidité vy . L’hétérogénéité correspond donc à un espace bidimensionnel. Quand l’agent adopte (ou n’adopte pas) un comportement prosocial, les autres vont inférer quelque chose à la fois sur sa cupidité et sur sa générosité.
35 Pour rendre la situation plus intéressante, il faut introduire une attention de l’agent à sa réputation ; nous ajouterons donc un troisième terme à notre fonction d’utilité. L’agent voudra être perçu comme généreux (voulant contribuer au bien public). De plus il ne voudra pas apparaître comme cupide. L’on peut imaginer des endogénéisations différentes de cette hypothèse selon laquelle les gens s’intéressent à leur réputation (leur prestige social) et à leur auto-réputation (chacun veut se sentir généreux et non intéressé par l’argent).
36 Soient ? a et ? y les poids que l’agent met sur sa réputation en termes de générosité et de cupidité. Le troisième terme de la fonction objectif de l’agent peut alors être écrit :
38 Le conditionnement dans les espérances mathématiques réfère au fait que l’audience (les autres ou les futures incarnations de l’agent) révise son jugement sur va et vy à partir des observables a (la contribution choisie par l’agent) et y (l’incitation monétaire à laquelle il fait face). Les signaux reflètent bien l’hypothèse selon laquelle l’agent veut paraître généreux et désintéressé par l’argent.
39 , l’intérêt que l’on porte à l’image que l’on projette, peut aussi être de l’information privée ; dans ce cas, l’information privée a quatre dimensions. Dans un premier temps, l’hétérogénéité sur ? sera ignorée, mais elle est importante car certaines personnes sont obsédées par leur image sociale, alors que d’autres y sont indifférentes.
40 En résumé, l’agent est motivé par trois incitations : la motivation intrinsèque, c’est-à-dire la générosité, la motivation extrinsèque, et enfin la motivation réputationnelle. Techniquement, l’utilité de l’agent est :
42 D’un point de vue de politique économique, on s’intéresse aux incitations monétaires, c’est-à-dire y (rémunère-t-on les personnes pour qu’elles donnent leur sang ? Autorise-t-on des déductions fiscales pour les donations caritatives ? Donne-t-on des primes pour l’achat d’une Toyota Prius ?) L’autre dimension de politique économique est la publicité que l’on donne aux comportements pro-sociaux (médailles, honneurs, diffusion sur un site Web – une mode parfois inquiétante aux États-Unis consiste à clouer au pilori, par exemple à diffuser sur les sites Web le portrait des personnes ayant commis un délit). On peut par là jouer sur les ?, c’est-à-dire changer les incitations réputationnelles.
43 L’exemple qui suit modélise le phénomène d’extraction du signal dont parlent les psychologues ; il est dérivé dans le cas où ces distributions sont normales, auquel cas on peut tout résoudre en forme fermée.
44 Supposons que les ? soient les mêmes pour tout le monde. Dans cette figure, on regarde ce qui se passe quand on augmente la récompense y. Quand , il y a juste de l’altruisme et des incitations extrinsèques. C’est le cas dans lequel l’agent n’est pas observé par les autres, et n’a pas d’auto-réputation. C’est l’homo economicus classique du premier cours d’économie. L’offre est une offre moyenne (comme les gens sont hétérogènes, ils n’ont pas tous la même offre).
45 Augmentons ?, c’est-à-dire rendons les gens de plus en plus conscients de leur image – image sociale, image personnelle – en augmentant par exemple la publicité/visibilité de ces actions. Nous voyons apparaître un phénomène étrange. Au bout d’un certain temps, il y a exactement un intervalle sur lequel les agents diminuent leur offre lorsque y augmente. Si les agents sont payés suffisamment, alors il n’y a pas de problème, ils augmentent leur offre. Par contre, on observe un effet d’éviction sur un intervalle, où la théorie du prix ne marche pas. Cela se produit tout simplement parce que, lorsqu’on rémunère l’agent, l’audience à laquelle fait face ce dernier, ne sait plus si l’agent agit pour l’argent ou s’il agit parce qu’il est généreux. Alors, le signal envoyé en se comportant de façon généreuse n’est plus nécessairement un signal de générosité, mais pourrait être un signal de cupidité.
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Théoriquement, on peut obtenir un certain nombre d’autres prédictions :
- Tout d’abord les gens donnent davantage quand ils sont observés par les autres ; cette prédiction a été testée un certain nombre de fois et correspond à l’intuition commune. Il est plus probable que j’aide une vieille dame à traverser la place de la Sorbonne si vous me regardez que si personne ne me regarde. Ou alors il est plus probable que je donne à une organisation caritative si un ami m’appelle pour m’y inciter que si l’appel vient d’un inconnu. C’est pour cela que l’on utilise toujours les collègues ou la famille pour « tordre le bras » des autres.
- Plus subtil est l’effet dérivée croisée. Notre théorie prédit que l’impact de y est plus faible lorsqu’on est observé. Car, c’est justement lorsqu’on est observé que l’on se pose la question : « Si je suis payé, les gens vont peut-être penser que je le fais pour l’argent et non parce que je suis généreux. »
47 On peut aussi jouer sur la publicité, c’est-à-dire augmenter les ? (ce point a été moins documenté par les psychologues). Par exemple, en ce moment certains débats se focalisent sur la publicité à donner aux actes courageux ou généreux, et aux actes de caractère délictueux. Quand ? est élevé, on peut alors se demander si telle personne se comporte de façon généreuse parce qu’elle est généreuse ou parce qu’elle désire acheter du prestige social.
48 L’impact d’une telle politique est particulièrement intéressant quand les gens sont hétérogènes par rapport à ?, c’est-à-dire qu’ils diffèrent non seulement dans leur générosité et leur cupidité mais aussi dans l’importance qu’ils attribuent à leur image. La vie quotidienne fournit de nombreux exemples de comportements bayésiens : vais-je vous dire aujourd’hui que j’ai été généreux dans telle ou telle dimension ? Il est probable que non ; je voudrais bien dire « j’ai fait ça et ça », mais je n’en ferai rien, car si je vous le dis, vous penserez que mon ? est élevé et que j’essaie d’acheter du prestige social ; vous allez donc mettre en cause la motivation même de mon acte. Il y a un certain nombre de conséquences de ces inférences, toutes théoriques certes, mais qui ont une résonance certaine dans la vie courante. Nos relations interpersonnelles montrent que l’on est très apte à comprendre le signal envoyé par les autres, et que l’on a appris à tirer ces inférences.
Normes sociales et incitations
49 À présent, je voudrais dire quelques mots sur le problème des normes. Ce qui est acceptable ou non varie beaucoup selon les sociétés, les pays ou les époques.
50 Un facteur important pour essayer de comprendre les normes sociales a trait aux compléments stratégiques et aux substituts stratégiques. En termes plus habituels, le fait que je participe à une activité pro-sociale vous encouragera-t-il à participer à cette activité ou non ?
51 Simplifions nettement le modèle et supposons que la cupidité est connue de tous, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’hétérogénéité par rapport à l’évaluation marginale de l’argent. Le paramètre de cupidité vy est normalisé à 1. Appelons, pour simplifier la notation, et . L’inconnue ici est la générosité. Le modèle est alors particulièrement simple. L’anti-sélection est de dimension 1 (la générosité des personnes). Supposons que a soit égal à 0 ou 1 (choix binaire). Si je participe , je dérive l’utilité intrinsèque que j’ai à être généreux, plus la récompense y, moins mon coût à participer, plus ma réputation pondérée par ?. Si je ne participe pas, mon utilité est égale à ma réputation, c’est-à-dire l’espérance de v étant donné que je ne participe pas .
52 Ma décision de participer va dépendre de la différence entre la « gloire » que je vais tirer de ma participation et le stigma dont je vais souffrir si je ne participe pas. Ceux qui participent sont ceux qui ont un v tel que le bénéfice net est positif ; on va donc avoir un seuil v * tel que l’agent participe s’il est suffisamment généreux , et ne participe pas s’il l’est moins . La réputation en cas de participation (non-participation) est la moyenne de v étant donné que v est plus grand (petit) que v *. Lorsque davantage de gens participent, c’est-à-dire quand le seuil v * se déplace vers la gauche, participer devient moins glorieux, puisque davantage de gens, moins généreux, participent. Le stigma augmente puisque les plus généreux des moins généreux se mettent à participer. La différence entre la gloire et le stigma va varier de façon ambiguë ; et c’est l’objet de notre étude suivante.
53 Appelons ? l’incitation réputationnelle :
55 Le seuil est déterminé par l’équation
57 Notons que la participation est très élastique quand est négatif. négatif veut dire que quand v * augmente (la participation diminue), et donc le stigma et la gloire diminuent, la gloire diminue moins que le stigma. Si la participation diminue, chaque agent a donc moins d’incitation à participer. On a donc des compléments stratégiques. La courbe d’offre est alors très élastique puisque, si on parvient à inciter quelques personnes de plus à participer, d’autres seront attirées, par effet multiplicateur. Par conséquent, le cas négatif est un cas où les incitations seront assez puissantes.
58 Pour pousser l’analyse plus loin, supposons que la densité est unimodale. Un résultat, dû à Ian Jewitt, montre alors que ? est une courbe en cloche inversée. En conséquence, l’effet de réputation est très fort à la fois pour des actes héroïques comme pour un acte banal que presque tout le monde accomplit. Par exemple, v * est élevé quand presque personne ne participe ; cette situation correspond au cas où quelques personnes seulement sont prêtes à se jeter à l’eau dans des conditions dangereuses pour aller sauver une vie. Inversement, v * est faible (tout le monde participe) quand presque personne ne participe à une activité criminelle. L’honneur dans le premier cas et l’opprobre dans le second créent déjà des incitations importantes et il est inutile d’y ajouter des motivations extrinsèques puissantes. Finalement, les actes « moyens » créent une incitation réputationnelle faible ; les incitations monétaires devront alors être fortes.
59 Ces idées sont liées à certaines autres contributions en sciences sociales. Posner a, par exemple, beaucoup insisté sur l’existence d’effets de sélection, et le fait qu’en changeant le niveau de participation, on change aussi la composition du pool de gens qui participent, et par là le signal qui est envoyé par cette participation.
60 L’analyse de bien-être doit tenir compte d’un élément important, le prestige social ; le prestige social est un jeu à somme nulle. Du point de vue d’un planificateur social, les agents achètent du prestige social aux dépens des autres. Dans la règle pigouvienne classique, c’est-à-dire sans demande d’image sociale, et dans le cas où il n’y a pas de coût fictif des fonds publics, l’incitation à donner doit être égale à l’externalité e exercée sur les autres. Mais en présence d’image sociale, la règle doit être corrigée pour tenir compte de la motivation due à l’effet réputationel. Comme cet effet réputationel est un jeu à somme nulle, on doit soustraire le bénéfice qu’obtient la personne en participant (différence entre l’honneur et stigma) de la référence pigouvienne qui prend seulement en compte l’externalité classique (pollution, etc.). La récompense optimale en fonction de la participation doit avoir une courbe en cloche. Comme il a été noté plus haut, l’acte banal ne doit pas être beaucoup récompensé puisque le stigma dû à la non-participation est fort ; on récompense peu aussi l’acte héroïque parce que la gloire de la participation est très forte et est une incitation suffisante. Pour ce qui concerne les actes au milieu, une incitation forte est nécessaire.
L’action de l’État sur les normes sociales
61 Considérons maintenant l’idée selon laquelle l’État ou le droit peut agir sur les normes sociales à travers le signal envoyé par les lois et leur application. Une importante littérature (essentiellement juridique) affirme que le droit a un double rôle ; fixer un prix pour les externalités (c’est l’objet du droit économique), et l’autre, moins conventionnel, d’expression des valeurs sociales. Cette littérature insiste sur l’utilisation de la persuasion pour changer les normes sociales et leur perception. On peut formaliser cette idée comme une situation de principal informé : la puissance publique ou le législateur envoie un signal de politique économique aux agents, et ce signal change leur incitation réputationnelle. Les agents eux-mêmes, en se comportant de façon plus ou moins pro-sociale, envoient des signaux à la société, à leurs amis, à leurs collègues, etc. On a alors un double comportement de signal : de la part de la puissance publique qui envoie un message aux agents économiques, et de la part des agents économiques qui s’envoient des messages entre eux.
62 Le signal envoyé par la puissance publique peut prendre une forme directe, c’est-à-dire peut porter sur une information donnée, ce qui correspond dans la littérature juridique anglo-saxonne à une norm-based intervention ; j’en donnerai quelques exemples concrets plus loin. Le signal peut de façon alternative être indirect, à travers un choix d’incitation, c’est-à-dire y (par exemple le niveau d’une sanction) ; dans la littérature juridique anglo-saxonne, on parle alors de l’expressive content of the law.
63 Dans la première catégorie, la puissance publique peut alors choisir de communiquer soit sur l’externalité e (par exemple coût de la pollution pour l’environnement, etc.). Elle peut aussi envoyer de l’information sur la distribution des préférences dans l’économie, c’est-à-dire la distribution des v. Ce deuxième cas suppose que la puissance publique ait de l’information sur la distribution des préférences soit directement, soit indirectement à travers la participation observée ; par exemple, la puissance publique peut avoir de l’information sur le nombre de personnes qui trichent dans leur déclaration fiscale ou font l’effort du tri sélectif ou celui d’économiser l’électricité. Il est aussi utile de distinguer normes prescriptives et normes descriptives. Les normes descriptives correspondent à des révélations d’information sur le comportement actuel d’un groupe social. Les normes prescriptives, quant à elles, sont caractérisées par des informations sur ce qui est perçu comme étant admissible. La distinction entre les deux n’est cependant pas chose aisée parce que l’attention que les gens portent au comportement des autres dépend de leur propre comportement : ? est relié à v.
64 La puissance publique a-t-elle intérêt à révéler cette information ? Reprenons le jeu en deux étapes. La puissance publique choisit une politique de révélation de l’information ; ensuite, les agents réagissent. En équilibre, le droit change la norme et la norme a une influence sur le droit.
65 De nombreuses expériences ont été menées pour essayer de communiquer sur des situations de pénurie : appels à la population pour économiser l’électricité, l’eau, les vaccins, etc. Il s’agit là d’un signal sur l’externalité. Parfois, la puissance publique communique aussi sur la distribution des préférences ou sur µ (c’est-à-dire sur la participation des gens et sur ce qu’ils approuvent). Telle cette expérience menée en Californie où on a effectué un suivi de la consommation des gens ; ce suivi a été ensuite affiché sur leur porte en tenant compte de la comparaison avec les profils de consommation dans leur communauté. C’est une intervention descriptive : on donnait de l’information sur le comportement des autres. Il existe aussi un aspect prescriptif : sur un sous-groupe, on ajoutait un petit smiley pour indiquer un comportement de bonne ou mauvaise consommation. On obtient exactement ce que la théorie prédit, à savoir une convergence vers la valeur moyenne dans les situations descriptives. Dans tous les cas, l’obtention d’un smiley donne de l’incitation. Cette expérience apparaît étroitement liée à la recommandation de Cialdini selon laquelle la puissance publique doit bien choisir les informations qu’elle dévoile. Certaines expériences, dans lesquelles la puissance publique a dévoilé une dose insoupçonnée d’évasion fiscale, se sont révélées catastrophiques, car elles ont incité davantage de gens à tricher. Il est préférable d’affirmer, si on peut le prouver, que la population ne supporte pas que les gens trichent. En fait, la puissance publique devrait annoncer les bonnes nouvelles, et en cas de mauvaises nouvelles, ferait mieux de prétendre ne pas avoir l’information.
Conclusion
66 Je voudrais conclure par un résumé rapide de ce que nous avons parcouru. Les incitations ont clairement fait leurs preuves, mais il faut aussi en connaître les limites, en identifiant les situations où elles sont inopérantes ou même contreproductives. L’internalisation des externalités par les individus en général dépend de trois motifs, qui sont la motivation intrinsèque, la motivation extrinsèque et la réputation (l’image que l’on veut projeter de soi-même vis-à-vis des autres et vis-à-vis de soi-même). De façon intéressante, les trois incitations interagissent ; donner des incitations extrinsèques peut diminuer la motivation intrinsèque et modifier le gain d’image lié un à comportement prosocial.
67 Parmi les pistes de recherche, je voudrais mettre en exergue les aspects organisationnels. Comme nous l’avons vu, les choix organisationnels (dont les schémas d’incitation ne sont qu’un exemple) affectent la motivation intrinsèque et la motivation réputationnelle de deux manières : ils révèlent de l’information détenue par ceux qui conçoivent l’organisation interne ; et ils changent la signification des comportements et par là même les normes sociales au sein de l’organisation. Beaucoup reste à faire pour comprendre comment, au sein d’une entreprise ou d’une administration, mobiliser et changer les normes, et donner aux membres de l’organisation des incitations à coopérer entre eux. J’espère que les travaux décrits dans cette conférence s’avéreront utiles dans la poursuite de cet objectif.
68 Ces travaux, tout en s’inscrivant dans la lignée de la théorie économique classique, fournissent un pont vers les autres sciences sociales. La raison en est que les stratégies de signaux nous sont très familières et que les individus ont des comportements très sophistiqués quant à leur interprétation. La théorie est relativement bien en phase avec l’évidence empirique, et de plus a l’avantage d’ouvrir la voie à une analyse normative, et donc à la politique publique. J’espère avoir ainsi montré que l’économie pouvait sortir de son terrain de prédilection sans renoncer à ce qui fait sa force, et encourager certains d’entre vous à se joindre à la communauté de chercheurs contribuant actuellement à la fertilisation croisée entre économie, psychologie et sociologie. Je vous remercie de votre attention.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Ariely Dan, Bracha Anat, et Meier Stephan [2008], « Doing Good or Doing Well? Image Motivation and Monetary Incentives in Behaving Prosocially », à paraître dans American Economic Review.
- Bénabou Roland et Tirole Jean [2003], « Intrinsic and Extrinsic Motivation », Review of Economic Studies, 70, p. 489-520.
- Bénabou Roland et Tirole Jean [2006], « Incentives and Prosocial Behavior », American Economic Review, 96 (5), p. 1652-1678.
- Bénabou Roland et Tirole Jean [2009], « Laws and Norms », Mimeo.