Couverture de RECO_593

Article de revue

« Éviter le mal ou... faire le bien » : gestion des biens environnementaux et politiques de développement durable

Une étude expérimentale

Pages 685 à 692

Notes

Introduction

1En matière de défense de l’environnement, les politiques publiques affichent le plus souvent un double objectif : (1) préserver les biens publics environnementaux existants et (2) contribuer à la création de nouveaux biens publics. L’idée est d’écarter les risques de dégradation environnementale, tout en incitant à la création de nouveaux biens. Ainsi, en agriculture, les mesures agro-environnementales mises en œuvre par de nombreux pays européens visent à rémunérer les agriculteurs à la fois pour le maintien des biens existants mais aussi pour la création de nouveaux biens environnementaux. Par exemple, en matière de développement des haies bocagères, les mesures agro-environnementales visent à la fois à l’entretien des haies existantes mais également à la plantation de nouvelles haies [1]. Ces objectifs sont le plus souvent présentés comme concourant à la recherche de l’efficacité des politiques. Or, il n’est pas du tout évident que ces actions soient équivalentes en termes d’impact sur l’environnement. On pourrait en effet considérer que les agriculteurs privilégient le premier type d’actions au détriment des secondes dès lors que la création de nouvelles ressources est perçue comme plus coûteuse en effort qu’une action de préservation de ressources existantes. Dès lors, les incitations en termes de politiques publiques ne peuvent être symétriques.

2De manière générale, l’environnement peut être appréhendé comme une forme particulière de bien public. La question posée dans cet article est celle du niveau de fourniture du bien public, selon que celui-ci préexiste dans la collectivité ou au contraire qu’il doive être créé. Autrement dit, est-il plus facile pour un groupe de se coordonner afin de maintenir un bien public existant ou, au contraire, de constituer un nouveau bien public à partir des ressources privées ? Il s’agit alors de tester l’existence d’un effet de framing en comparant un contexte de création de ressources avec un contexte de préservation de ces ressources. Pour ce faire, la méthode utilisée est l’économie expérimentale. Nos expériences s’appuient sur un jeu de contribution volontaire au financement de bien public. Le traitement avec contexte « création » correspond à un jeu de bien public standard où les participants doivent décider combien ils souhaitent contribuer au financement du bien public. Dans le traitement avec contexte de « préservation », le bien public est déjà créé et la décision des participants consiste alors à exercer un droit de retrait sur les ressources affectées à ce bien public. Les prédictions théoriques des deux traitements sont identiques : le bien public n’est jamais créé dans le premier cas et est détruit dans le second. Enfin, nous avons réalisé un troisième traitement, intitulé contexte d’« allocation », correspondant à une situation intermédiaire entre les deux traitements précédents. Dans ce traitement, les participants doivent allouer leur dotation entre un bien privé et un bien public.

3Dans le domaine de l’économie expérimentale, la littérature sur l’effet de contexte est particulièrement riche. De nombreux travaux existent sur la décision individuelle (effet de dotation, Thaler [1980] ; effet de framing sur les pertes et gains, sur l’aversion au risque, Kahneman et al. [1991]) et montrent l’importance des effets de présentation des choix. Dans le domaine de la décision au sein de groupes d’individus, les travaux expérimentaux sont toutefois beaucoup plus rares. Une exception notable est celle de l’étude d’Andreoni [1995]. Andreoni [1995] étudie les contributions dans un jeu de bien public en plaçant les sujets dans deux contextes différents, l’un positif, l’autre négatif. Dans chaque contexte, les individus reçoivent une dotation privée qu’on leur demande d’affecter à deux investissements, l’un public, l’autre privé. Dans le contexte positif, les sujets sont face à une externalité positive de leur action (« si vous placez des jetons dans le bien public, vous générez un revenu pour les autres »). Au contraire, dans le contexte négatif, les sujets font face à une externalité négative de leur décision (« si vous placez vos jetons dans le bien privé, vous réduisez le revenu potentiel des autres sujets »). L’analyse des résultats suggère clairement que le niveau de contribution au bien public dans le contexte positif est supérieur au niveau de contribution dans le contexte négatif. Willinger et Ziegelmeyer [1999] ont répliqué l’étude d’Andreoni dans le cadre d’un jeu avec solution intérieure et retrouvent des résultats similaires.

4Notre article s’inscrit dans le prolongement de ces travaux et étudie expérimentalement l’effet de contexte d’une manière plus directe : dans le contexte de préservation, l’ensemble des dotations est placé dans le bien public et les sujets exercent des droits de retrait ; au contraire, dans le contexte de création, les dotations privées peuvent être utilisées pour contribuer à un bien public. Le second contexte correspond au jeu classique de contribution volontaire au bien public. Contrairement aux prédictions théoriques, nos résultats montrent l’existence d’un effet de contexte important. Ainsi le niveau de coopération est significativement plus élevé dans un contexte de création que dans un contexte de préservation.

5La première section détaille le protocole expérimental. La deuxième section présente les résultats. La troisième section conclut.

Protocole expérimental

6Notre protocole consiste à mettre en œuvre deux traitements expérimentaux, l’un qualifié de contexte de création, l’autre de contexte de préservation.

Les traitements expérimentaux

7Le contexte de création place les participants dans une situation de contribution au bien public (voir Leydard [1995] pour une revue exhaustive de la littérature) dans laquelle chaque individu d’un groupe de quatre membres est doté de 20 ecus (Experimental Currency Units). Chaque sujet doit alors décider quel montant compris entre 0 et 20 il souhaite affecter au bien public. La fonction de gain individuel est donnée ci-dessous :

8

equation im1

9ci est la contribution du joueur i, 20 le niveau de la dotation individuelle. 0,4 et 1 sont respectivement les rendements marginaux des biens publics et privés. Dans cette situation, chaque ecu investi dans le bien public rapporte 40 % d’ecu à chaque sujet, soit 1,6 ecu à l’ensemble du groupe. A contrario, chaque ecu conservé rapporte 1 ecu au sujet concerné, et donc 0 aux autres sujets. Le rendement du bien public étant inférieur au rendement du bien privé, la stratégie dominante est de ne rien contribuer au bien public (free riding) et de conserver toute sa dotation dans le bien privé. L’optimum de Pareto pour le groupe est obtenu, a contrario, par un investissement de toutes les dotations dans le bien public. Le bien être collectif est en effet de equation im2, soit 128 ecus à l’optimum.

10Dans le contexte de préservation, les sujets sont mis face à une situation dans laquelle le bien public génère un revenu identique pour tous les sujets. Leur décision consiste alors à exercer un droit de retrait sur les ressources affectées à ce bien public, ce droit de retrait pouvant aller jusqu’à 20 unités. Chaque droit de retrait donne un gain de 1 ecu pour le sujet qui l’exerce, mais diminue de 0.4 ecu les gains des trois autres sujets et de celui qui l’exerce. La fonction de gain individuelle est le symétrique de l’équation (1) et s’écrit :

11

equation im3

12ri est le retrait du sujet i, 80 étant le niveau disponible ex ante de la ressource en bien public, 0,4 et 1 étant les rendements marginaux pour le bien public et privé. L’équation (2a) est équivalente à :

13

equation im4

14En remplaçant ri par equation im5 il apparaît que les deux jeux sont identiques. Les prédictions théoriques sont donc évidemment les mêmes que dans le contexte de création, à savoir qu’un sujet rationnel devrait exercer la totalité de ses droits de retrait. Cet équilibre étant symétrique, le bien public devrait donc être détruit à l’issue de chaque période de jeu.

15Au total, sept sessions de douze participants chacune ont été réalisées. Au début de chaque session, les participants sont répartis aléatoirement en groupes de quatre. La composition du groupe reste inchangée durant toute la durée de l’expérience. Dans chaque session, les participants jouent successivement deux traitements, chaque traitement consistant en quinze périodes de l’un des trois jeux. Afin de contrôler les effets d’ordre, l’ordre des traitements a été inversé dans certaines sessions [2]. Le tableau 1 présente en détail les différentes sessions.

Tableau 1

Descriptif des conditions expérimentales pour chaque session

Tableau 1
Session Traitement Nombre de participants Contexte période 1-15 Contexte période 16-30 1 C + P 12 Création Préservation 2 C + P 12 Création Préservation 3 C + P 12 Création Préservation 4 P + C 12 Préservation Création 5 P + C 12 Préservation Création 6 Allocation + P 12 Allocation Préservation 7 Allocation + P 12 Allocation Préservation

Descriptif des conditions expérimentales pour chaque session

Réalisation de l’expérience

16L’expérience a été programmée sous le logiciel ztree (Fischbacher [1999]) et réalisée au labex (crem, Rennes). 84 étudiants de premier cycle de droit, économie, administration et lettre, ont été recrutés sur la base du volontariat pour participer à une des sessions de cette expérience. Aucun participant n’avait jamais participé à ce type d’expérience. Les instructions [3] sont lues aux participants dès leur arrivée. Une session a duré en moyenne une heure. La rémunération moyenne a été de 14 euros et le paiement a été fait en privé dès la fin de la session.

Résultats expérimentaux

17La comparaison des niveaux de contribution indique que les participants contribuent significativement plus dans le traitement avec contexte « création » que dans le contexte « préservation ». Rappelons ici que la contribution dans le traitement préservation correspond à la dotation de vingt unités moins le retrait. Le niveau moyen de contribution totale du groupe dans le traitement « création » est de 27 unités (écart type 14.46), alors qu’il est seulement de 22.2 unités dans le traitement « préservation » (écart type 15.25). Un test de différence de Mann-Whitney montre que la différence entre le contexte « création » et le contexte « préservation » est significative à 5 % equation im7. Concernant le traitement « allocation », le montant de contribution se situe à un niveau intermédiaire de 24.12 unités (écart type 14.73). Un test de Mann-Whitney indique aucune différence significative de contribution entre le traitement « création » et le traitement « allocation » equation im8. De même, la différence entre la contribution dans le traitement « préservation » et le traitement « allocation » n’est pas significative equation im9 Le tableau 2 résume les résultats des différents tests statistiques.

Tableau 2

Résultats des tests de Mann-Whitney sur les différences de contribution entre les traitements

Tableau 2
Création Préservation Allocation Création – p < .05 Non signif. Préservation – – Non signif.

Résultats des tests de Mann-Whitney sur les différences de contribution entre les traitements

18Le graphique 1 montre la dynamique du jeu de contribution de bien public selon le contexte et indique que les niveaux de contribution suivent la même évolution quel que soit le contexte. Ainsi les participants contribuent en moyenne à la moitié de leur dotation initiale en première période, puis cette contribution décline progressivement sans toutefois atteindre l’équilibre de Nash qui correspond à un niveau de contribution nulle. On observe également que, pour la très grande majorité des périodes, le niveau de contribution dans le traitement avec contexte « création » est au-dessus du niveau de contribution avec contexte « préservation », tandis que le niveau de contribution du traitement « allocation » se situe à un niveau intermédiaire.

Figure 1

Évolution du niveau de contribution moyen selon le contexte

Figure 1

Évolution du niveau de contribution moyen selon le contexte

19Afin d’obtenir une mesure précise de l’influence du contexte sur le niveau de contribution de l’individu, nous avons également estimé un modèle de régression linéaire en panel. Nous avons également estimé un modèle de type Tobit avec effets aléatoires avec des points de censure vers le bas et vers le haut pour tenir compte du fait que certains participants jouent l’équilibre de Nash et ne réalisent aucun effort de contribution tandis que d’autre jouent Pareto et choisissent le niveau de contribution le plus élevé. Les résultats de ces estimations sont présentés dans le tableau 3. Les trois premières estimations concernent les modèles en gls, tandis que la dernière estimation présente les résultats du Tobit. La variable « contexte création » est une variable dichotomique qui indique si le participant joue ou pas le traitement avec contexte de création. La variable contexte allocation est construite de façon similaire. Une variable indicatrice de la période a été introduite afin d’étudier si les individus fournissent un niveau de contribution plus élevé en début de jeu. Enfin la variable « ordre » vise à mesurer s’il existe un potentiel effet d’ordre puisque l’ordre des traitements a été inversé selon les sessions.

20Les spécifications (1) et (2) concernent les traitements avec contexte « création » et « préservation » et visent à étudier l’influence du contexte « création ». Les deux dernières spécifications prennent en compte l’ensemble des traitements afin de mesurer s’il existe un effet de framing dans le jeu « allocation ».

Tableau 3

Déterminants des niveaux de contribution

Tableau 3
Trait. Création & allocation Trait. Création & allocation Tous les traitements Tous les traitements# (1) (2) (3) (4) Contexte « création » 1.438*** 1.438*** 1.448*** 1.870*** (0.249) (0.249) (0.304) (0.350) Ref. Contexte « Préservation » Contexte « allocation » 0.617*** 1.244*** (0.438) (0.637) Ordre – 0.159*** – 0.056*** (0.711) (0.604) Période – 0.358*** – 0.358*** – 0.387*** – 0.552*** (0.029) (0.029) (0.023) (0.034) Constante 8.081*** 8.177*** 8.296*** 7.895*** (0.434) (0.610) (0.448) (0.532) Observations 1 800 1 800 2 520 2 520 R-squared (overall) 0.078 0.078 0.08 Censures à droite 145 Censures à gauche 685 Note : *** 1 % de significativité, ** 5 % de significativité, * 10 % de significativité, # Tobit.

Déterminants des niveaux de contribution

21Les estimations du tableau 3 confirment nos précédents résultats. Ils montrent que les individus augmentent leur contribution lorsqu’ils sont confrontés à un contexte de création de ressources. Ces résultats demeurent inchangés lorsque l’on contrôle pour l’effet d’ordre. Les résultats des modèles 1 à 3 montrent qu’il n’y a pas de différence significative entre le traitement « allocation » et le traitement « préservation ». Au contraire, le coefficient associé à cette variable est significatif dans le modèle 4 (modèle de type Tobit). La différence vient du fait que, dans le modèle Tobit, l’on tient compte des données censurées, en particulier les données censurées à gauche qui représentent une part importante d’observations (27 % environ des observations sont censurées à gauche).

Conclusion

22L’objet de cette étude était d’étudier l’existence d’un effet de contexte dans le cadre d’un jeu de contribution volontaire appliqué aux biens environnementaux. Plusieurs enseignements ressortent de notre étude. D’abord, il existe bien un effet de « contexte » fort. En effet, nos résultats montrent que les individus fournissent davantage d’effort lorsqu’il s’agit de créer de nouveaux biens environnementaux que lorsqu’il s’agit de préserver les biens existants. Ce résultat s’inscrit dans la continuité d’études précédentes et en particulier des travaux d’Andreoni [1995] et Willinger et Ziegelmeyer [1999]. Un tel résultat est assez contre intuitif. Tout d’abord, il s’oppose aux prédictions théoriques puisque la théorie nous enseigne qu’il ne devrait pas y avoir de différence entre les deux traitements. Deuxièmement, intuitivement, l’on aurait pu s’attendre à ce que les individus contribuent davantage dans le traitement « préservation » puisque cela demande, a priori, moins d’effort de conserver un bien public existant que d’en créer un nouveau. Les implications de ce résultat en termes de politiques publiques sont importantes et suggèrent que les politiques de préservation de l’environnement doivent être d’autant plus fortement soutenues qu’elles apparaissent moins incitatives pour un grand nombre d’individus.

23Nos résultats peuvent également être interprétés au regard des accords du protocole de Kyoto (Japon [1997]), visant à « stabiliser la concentration des gaz à effet de serre rejetés dans l’atmosphère ». Une des politiques incluses dans le protocole de Kyoto, appelée Protocol’s Clean Development, visait à créer de nouvelles ressources via l’attribution de crédits pour la plantation d’arbres afin d’absorber une partie du dioxyde de carbone rejeté dans l’atmosphère. Toutefois, un certain nombre de pays, regroupés sous la coalition Tropical Rainforest, ont montré le paradoxe d’une telle mesure. En effet, alors que des crédits sont alloués aux pays qui plantent des arbres, rien n’est vraiment fait pour encourager les pays à lutter contre la déforestation. Récemment, la coalition Tropical Rainforest a suggéré une proposition alternative au protocole de Kyoto, visant à allouer des crédits non seulement aux pays qui plantent de nouvelles forêts mais également à ceux qui luttent contre la déforestation en préservant leurs forêts existantes.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Andreoni J. [1995], « Warm-Glow versus Cold-Prickle: The Effects of Positive and Negative Framing on Cooperation in Experiments », Quarterly Journal of Economics, 110, p. 1-21.
  • Fischbacher U. [1999], Z-tree Manual, Institute for Research in Economics, University of Zurich.
  • Kahneman D. J. L., Knetsch J. L., Thaler R. H. [1991], « The Endowment Effect, Loss Aversion, and Status Quo Bias », Journal of Economic Perspectives, 5, p. 193-206.
  • Ledyard J. [1995], « Public Goods: A Survey of Experimental Research », dans Kagel J. H. et Roth A. E. (eds), Handbook of Experimental Economics, Princeton (nj), Princeton University Press.
  • Thaler R. H. [1980], « Toward a Positive Theory of Consumer Choice », Journal of Economic Behavior and Organization, 1, p. 39-60.
  • Willinger M. et Ziegelmeyer A. [1999], « Framing and Cooperation in Public Good Games: An Experiment with an Interior Solution », Economics Letters, 65, p. 323-328.

Notes

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions