Notes
-
[*]
Large, Université Louis Pasteur, 61, avenue de la Forêt-Noire, 67085 Strasbourg Cedex. Courriel : aschmitt@ cournot. u-strasbg. fr
-
[**]
Beta, umr 7522 cnrs/ulp/Nancy Université. Adresse postale : beta, 61, avenue de la Forêt-Noire, 67085 Strasbourg Cedex. Courriel : spaeter@ cournot. u-strasbg. fr
-
[1]
Voir également les articles fondateurs de Brown [1973], Shavell [1980] et Landes et Posner [1981].
-
[2]
Selon les conventions, « “exploitant” d’une installation nucléaire signifie la personne désignée ou reconnue par l’autorité publique compétente comme l’exploitant de cette installation nucléaire ». Il est responsable des dommages aux personnes et aux biens. Les exceptions sont indiquées dans le texte de la convention de Paris (art. 1).
-
[3]
Voir notamment Trebilcock et Winter [1997] ou Faure [1995].
-
[4]
À l’instar de ce qui existe dans le cadre des pollutions maritimes par les hydrocarbures (Schmitt et Spaeter [2007]).
-
[5]
L’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la France, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Slovénie et la Suède. La Grèce, le Portugal et la Turquie ont ratifié uniquement la convention de Paris.
-
[6]
La Fédération de Russie a notamment signé la convention de Vienne le 8 mai 1996, et elle est entrée en vigueur le 13 août 2005.
-
[7]
Heyes et Heyes [2000] cherchent à estimer le montant de cette subvention implicite au Canada.
-
[8]
À titre d’exemple, si la responsabilité de l’opérateur est fixée à 1, 4 milliard d’euros, un accident de 1,3 milliard sera couvert à hauteur des 1,2 milliard de responsabilité de l’opérateur concernant le premier niveau (l’opérateur payant également, dans cet exemple, la deuxième tranche) et des 100 millions restant à la charge de l’ensemble des parties contractantes selon le principe de la troisième tranche. L’opérateur « économise », dans ce système, 200 millions. Il n’aura à les mobiliser que pour un sinistre supérieur à 1,5 milliard (une fois que les ressources engagées par l’ensemble des parties contractantes auront été épuisées).
-
[9]
L’harmonisation des deux systèmes a été complétée par les deux protocoles de 2004 décrits plus haut. Outre le relèvement des plafonds d’indemnisation, ces protocoles ont également permis d’étendre la définition de dommage nucléaire, réduit auparavant aux dommages aux biens et aux personnes, et incluant dorénavant le coût de mesures préventives, le coût des mesures visant à restituer un environnement endommagé et les pertes économiques résultant de la détérioration de cet environnement.
-
[10]
Une captive d’assurance est une société filiale, créée par l’entreprise, qui va jouer le rôle d’un assureur en garantissant les risques uniquement supportés par l’entreprise (cf. Culp [2001]).
-
[11]
Voir Borre [2002].
-
[12]
Cf. la note de bas de page 1336 pour un exemple chiffré.
-
[13]
Si sa responsabilité, du fait de dispositions nationales spécifiques, dépasse ce seuil minimum, aucune assurance supplémentaire n’est rendue obligatoire par la législation. Nous supposons ici qu’il n’en contracte pas pour les sinistres supérieurs à x1. Le contrat d’assurance est donc un contrat d’assurance totale avec limite supérieure en x1.
-
[14]
Ce qui est, en particulier, le cas s’il décide d’un niveau de responsabilité illimitée de l’opérateur dans sa législation nationale (comme en Allemagne et en Suisse par exemple).
-
[15]
Cf. Jewitt [1988], Rogerson [1985] et LiCalzi et Spaeter [2003].
-
[16]
Ce type d’objectif est discuté dans Shavell [2004].
-
[17]
La prime d’assurance s’écrit . En dérivant deux fois par rapport à e on obtient si , ce qui est l’hypothèse retenue.
Introduction
1La principale objection avancée contre l’expansion de l’industrie nucléaire civile tient dans la sécurité de la technologie employée pour produire l’électricité. Très tôt, le législateur a reconnu la nécessité d’encadrer l’activité nucléaire et de responsabiliser les exploitants. Cet encadrement peut être directif à travers le respect des normes de sécurité nuss (Nuclear Safety Standards) édictées par l’iaea (International Atomic Energy Agency). Il peut être incitatif de par les lois engageant la responsabilité de l’exploitant en cas d’accident nucléaire.
2Ce deuxième aspect de l’encadrement rejoint le point de vue de l’économie du droit, qui confère aux règles de responsabilité civile un rôle d’incitation à un comportement de prévention optimal, tandis que les juristes lui accordent plutôt une fonction indemnitaire (Deffains [2000] ; Maitre [2005]) [1].
3Deux ensembles de conventions internationales régissent la responsabilité civile de l’exploitant. D’une part, la convention de Paris du 29 juillet 1960 portant sur la responsabilité du parti tiers, et complétée par la convention de Bruxelles du 31 janvier 1963 portant sur les fonds supplémentaires, a été élaborée sous l’égide de la nea (Nuclear Energy Agency) et regroupe essentiellement des pays signataires de l’Europe de l’Ouest. D’autre part, la convention de Vienne [1963], mise en place sous les auspices de l’iaea et promulguée le 21 mai 1963, regroupe trente-trois pays signataires. Globalement, ces conventions ont de grandes similarités en stipulant notamment la responsabilité stricte de l’exploitant nucléaire, la limitation de sa responsabilité en montant et dans le temps et l’obligation faite à l’exploitant [2] de présenter des garanties financières à concurrence du montant de sa responsabilité.
4Les Conventions internationales ont deux objectifs affichés : maximiser les montants mis à disposition des victimes en cas d’accident majeur et inciter les exploitants à réduire le risque d’accident en engageant les dépenses et les efforts adéquats en mesures de sécurité. Selon plusieurs observateurs, les régimes de responsabilité civile ont échoué sur ces deux plans dans la plupart des pays du monde. Par exemple, Faure et Van Den Bergh [1992] analysent les débats parlementaires en Belgique qui ont conduit à la fixation du plafond de responsabilité de l’exploitant. Ils mettent en lumière l’efficacité du travail de lobbying du pool d’assurance nucléaire syban, détenant le monopole dans ce pays, qui a conduit à un plafonnement minimal des indemnités dues par l’exploitant. Les régimes internationaux ont été aussi attaqués sur les fondements théoriques de la responsabilité stricte. En cas d’accident, elle facilite l’identification du responsable – en l’occurrence l’exploitant – et donc le processus d’indemnisation. Celle-ci est limitée dans les législations internationales de sorte que certains auteurs [3] préconisent l’instauration d’un régime à responsabilité illimitée de l’exploitant avec charge aux victimes ou à une autorité indépendante d’établir les responsabilités effectives – l’exploitant et/ou les sous-traitants de la centrale nucléaire. La responsabilité illimitée – telle qu’imposée déjà en Suisse, en Allemagne ou au Japon – aurait l’avantage de sensibiliser l’exploitant à des pertes potentielles plus importantes et l’inciter ainsi à dépenser davantage en mesures préventives. Ces arguments doivent toutefois être nuancés dans la mesure où ces investissements en prévention peuvent détériorer les conditions financières de l’exploitant dès lors que le prix de l’énergie nucléaire ne tient pas entièrement compte de ces investissements (par exemple, parce qu’elle est en concurrence avec d’autres types d’énergie).
5L’amélioration souhaitable des régimes actuels peut passer par la révision des régimes internationaux. Outre l’introduction de la responsabilité illimitée de l’exploitant déjà évoquée, on peut citer la suggestion faite par Faure et Skogh [1992] de mettre en place un fonds de compensation international alimenté obligatoirement par l’ensemble des producteurs à travers le monde [4].
6Les conventions de Paris et de Bruxelles stipulent en réalité trois tranches d’indemnisation complémentaires relevant successivement de l’exploitant, du pays sur lequel se situe l’installation nucléaire et de l’ensemble des parties contractantes de la convention de Bruxelles. Toutefois, si les régimes internationaux fixent un plafond d’indemnisation minimal imputable à l’exploitant, les législations nationales ont toute latitude pour augmenter substantiellement sa responsabilité. Dans cet article, nous nous intéressons à l’impact d’une modification du montant de responsabilité laissée à la charge de l’exploitant nucléaire sur sa politique de prévention d’accidents. Nous analysons l’impact du rehaussement de ce plafond sur la solvabilité de l’exploitant ainsi que sur sa politique de prévention. En considérant des hypothèses sur les distributions des risques en accord avec les spécificités du risque nucléaire, nous montrons en particulier qu’une augmentation de la responsabilité de l’exploitant au-delà d’un plafond déterminé par le modèle l’incite à diminuer ses activités de prévention, contrairement à ce qui est attendu. Par ailleurs, l’impact des activités de prévention, coûteuses, sur la contrainte financière de l’exploitant dépend de la sensibilité de la distribution du risque à l’évolution du niveau de prévention, ce qui nous fera dire que les mesures de prévention entreprises doivent être discutées en fonction du degré de gravité des accidents concernés et/ou de la taille du parc nucléaire.
7Notre travail est organisé comme suit. Dans la section 2, nous décrivons les cadres législatifs internationaux et français régissant la responsabilité de l’exploitant nucléaire et des parties contractantes. Nous y analysons les principes sous-jacents et portons une attention particulière aux plafonds de responsabilité, à la forme de couverture retenue par les exploitants et à la marge de manœuvre laissée au législateur français. Dans la section 3, nous proposons un modèle de responsabilité dans lequel une partie contractante doit déterminer le niveau de responsabilité de la firme nucléaire installée sur son territoire tout en tenant compte de l’impact que sa décision aura sur les motivations de l’exploitant à investir en prévention. Deux cas sont envisagés : celui de la responsabilité limitée à la première ou à la seconde tranche et celui qui correspond à une responsabilité (quasi) illimitée de l’exploitant. La section 4 conclut l’article par une discussion de nos résultats.
8Toutes les démonstrations sont en appendice.
Le cadre législatif régissant le risque nucléaire civil
9Les conventions internationales ont, dans un premier temps, été établies indépendamment les unes des autres pour ensuite être harmonisées. Elles s’appliquent à tous les pays qui les ont ratifiées, mais laissent certaines marges de manœuvre aux États en ce qui concerne la fixation du niveau de responsabilité des exploitants (au-delà d’un niveau plancher obligatoire).
Les Conventions internationales
10Dès la création des premières centrales nucléaires dans les années 1950, les autorités publiques des différents pays producteurs ont reconnu la nécessité de mettre en place un régime de responsabilité civile international en réponse à un risque majeur dont la prolifération se joue des frontières nationales. Sous les auspices de l’ocde et de son bras armé, le nea, les pays de l’ocde ont adopté la Convention sur la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire le 28 juillet 1960 (dite convention de Paris [1960]). Celle-ci a été complétée par la convention complémentaire de Bruxelles adoptée le 31 janvier 1963 visant à mobiliser des moyens de dédommagement supplémentaires si les sommes disponibles sur la base de la convention de Paris s’avéraient insuffisants. Douze pays ont ratifié ces deux conventions [5]. Parallèlement, la convention de Vienne a été adoptée le 21 mai 1963 sous les auspices de l’aiea. Elle regroupe trente-trois États parties, essentiellement de l’Europe de l’Est, de l’Amérique du Sud, d’Afrique et du Pacifique [6]. Elle a également fait l’objet d’un amendement majeur visant à renforcer les capacités d’indemnisation à travers l’adoption de la Convention sur la réparation complémentaire des dommages nucléaires, le 12 septembre 1997.
11Les conventions de Paris et de Vienne sont des régimes de responsabilité limitée qui concernent les dommages causés aux tiers. Ils sont essentiellement régis par des principes similaires. Ainsi, la convention de Paris amendée repose sur les quatre piliers suivants :
121. La responsabilité est canalisée vers l’exploitant des installations nucléaires. Sa responsabilité est exclusive.
132. Sa responsabilité est objective, qu’il soit fautif ou non.
143. Sa responsabilité est limitée en montant et dans le temps. La demande de dédommagements doit être effectuée dans les trente ans qui suivent l’accident pour les dommages aux personnes et dix ans pour les dommages matériels.
154. L’obligation est faite à l’exploitant de contracter une assurance ou d’apporter des garanties financières correspondant aux plafonds à sa charge.
16La Convention s’est voulue équilibrée dans le sens où les intérêts des victimes potentielles et des exploitants d’installations nucléaires sont protégés. La responsabilité objective de l’exploitant se traduit par l’obligation faite à la victime d’établir le lien objectif de causalité entre le fait générateur et le dommage, mais sans qu’elle ait à prouver la faute de l’auteur responsable du dommage (contrairement au cas de la responsabilité pour faute). Combinée avec son exclusivité, la responsabilité objective a vocation à assurer une indemnisation rapide et sûre des victimes, d’autant que les contentieux sont rassemblés sous une même juridiction, le tribunal de l’État d’installation. Elle est contrebalancée par la responsabilité limitée, qui stipule qu’ex post, l’exploitant n’est financièrement responsable qu’à hauteur d’un montant monétaire fini et déterminé à l’avance par les conventions. Plus généralement, cette condition semble nécessaire au développement d’un secteur qui pourrait difficilement assurer seul l’indemnisation intégrale de dommages causés par des incidents majeurs, en raison de fonds propres limités et/ou de primes d’assurance prohibitives. Elle a toutefois des implications économiques et sociales discutables dans la mesure où elle entraîne une internalisation partielle des risques, et donc des coûts, par les agents dont l’activité est à l’origine du risque. De fait, une partie des dommages attendus est externalisée vers les victimes potentielles, et les mesures de prévention ne sont pas toujours en adéquation avec la réalité des risques majeurs (Pitchford [1995] ; Dari-Mattiacci [2006] ; Dionne et Spaeter [2003] ; Spaeter [2004]). Dans le cadre du nucléaire, l’adoption de ces régimes à responsabilité limitée constitue une forme de subvention implicite accordée aux exploitants par les États qui prennent en charge – au moins partiellement – le risque résiduel [7]. Ce point est essentiel et sera analysé à l’aide du modèle présenté dans la section 3.
Les plafonds de responsabilité de l’exploitant et des parties contractantes
17Les plafonds définissant les montants de responsabilité à charge de l’exploitant et des États parties ont été rehaussés substantiellement par différents amendements. Les derniers en date, stipulés dans les protocoles portant modification des conventions de Paris et de Bruxelles, ont été signés le 12 février 2004 à Paris. Il s’agit en réalité d’une architecture à trois tranches de réparation complémentaire définissant respectivement les responsabilités de l’exploitant, de l’État et de l’ensemble des États parties :
181. La première tranche, définie par le Protocole portant modification de la convention de Paris, prévoit actuellement un montant de responsabilité minimal de l’exploitant de 700 millions d’euros. Les États peuvent toutefois fixer dans leur législation nationale un plafond supérieur, voire une responsabilité illimitée de l’exploitant.
192. Le plafond de la deuxième tranche qui est définie par le Protocole portant modification de la convention complémentaire de Bruxelles, est généralement à la charge de l’État sur lequel se trouve l’installation de l’exploitant responsable. Elle est portée à 1 200 millions d’euros. Cette tranche de 500 millions peut également être prise en charge en partie ou en totalité par l’exploitant selon ce que la législation nationale stipule (point 1).
203. La troisième tranche, financée par l’ensemble des États ayant adopté la convention de Bruxelles selon un principe de mutualisation, s’élève à 300 millions d’euros, portant le plafond total d’indemnisation à 1,5 milliard d’euros. La clé de répartition des contributions à cette troisième tranche, à l’origine basée à 50 % du pnb et 50 % de la capacité nucléaire installée, a été modifiée et met l’accent sur la capacité nucléaire de la partie contractante. Elle représente désormais 65 % de la clé de répartition (contre 35 % pour le pib, le pnb ayant été abandonné). Cette modification reflète la volonté de responsabiliser davantage les grands producteurs.
21Les Protocoles ont également défini de nouvelles règles de modalités de versements des fonds. En effet, dès que le montant d’indemnisation est supérieur à 1,2 milliard d’euros, il est fait appel à la troisième tranche même si le droit du pays stipule une responsabilité de l’exploitant telle que son plafond est supérieur à ce seuil [8]. Cette disposition vise à éviter de pénaliser les pays ayant voté des lois les plus exigeantes vis-à-vis de l’exploitant.
22Ces Protocoles ne sont pas encore en vigueur à la date de rédaction de cet article, et ne le deviendront que lorsque deux tiers des pays signataires de la convention de Paris et la totalité des pays signataires de la convention de Bruxelles les auront ratifiés.
Convergence des conventions internationales
23La juxtaposition de deux régimes internationaux de responsabilité civile n’a pas été sans poser de difficultés quant aux règles d’indemnisation en cas d’accident majeur survenant dans un pays contractant d’une convention mais faisant des victimes dans les pays ayant ratifié l’autre Convention. Le premier pas significatif vers la convergence des deux systèmes a été l’adoption du Protocole commun relatif à l’application de la convention de Vienne et de la convention de Paris, dit Protocole commun [1992]. Ce protocole, entré en vigueur le 27 avril 1992, compte actuellement vingt-quatre parties. Il permet à une victime d’un pays n’ayant pas ratifié la convention de Paris d’être indemnisée à condition qu’elle soit originaire d’une partie ayant ratifié la convention de Vienne et le Protocole commun (et inversement) [9].
Couverture de la tranche de responsabilité incombant à l’exploitant
24L’obligation faite aux exploitants de se couvrir par garanties bancaires ou par assurance, à concurrence des montants stipulés dans les conventions internationales, a conduit à l’élaboration d’une architecture de couverture originale et propre au secteur nucléaire. En effet, l’incapacité d’une compagnie d’assurances à couvrir seule les pertes potentielles et le manque d’expérience pour appréhender ce nouveau type de risque ont conduit à la création de pools nationaux qui regroupent les fonds versés par les sociétés d’assurances d’un même pays afin de couvrir la responsabilité civile. Ces pools nationaux, toujours en activité, se réassurent ensuite auprès d’autres pools nationaux créant ainsi une toile mondiale de couverture réciproque. Ainsi, suite à l’accident de Three Mile Island en 1979, toutes les compagnies d’assurances à travers le monde souscrivant le risque nucléaire ont été mises à contribution directement ou indirectement à travers la réassurance. Plus récemment, pour couvrir le risque de dommage matériel, les exploitants se sont auto-assurés à travers la création de captives [10] telles que neil (Nuclear Electric Insurance Limited) aux États-Unis ou emani (European Mutual Association for Nuclear Insurance) en Europe. Ces captives ont progressivement concurrencé les sociétés d’assurances traditionnelles sur le terrain de la responsabilité civile [11].
Latitude laissée aux législations nationales quant à la responsabilité de l’exploitant
25Dans tout pays signataire de la convention de Paris, la responsabilité de l’exploitant est fixée au minimum à 700 millions d’euros. Le législateur national a toutefois la possibilité d’augmenter ce plafond. On observe ainsi une grande hétérogénéité parmi les pays ayant ratifié les conventions de Paris et de Bruxelles. L’Allemagne a opté pour une responsabilité illimitée de l’exploitant, alors que la France s’est contentée d’appliquer a minima les conventions internationales. Les lois n° 90-488 du 16 juin 1990, art. 3, et n° 2006-686 du 13 juin 2006, art. 55 amendant l’article 4 de la loi du 30 octobre 1968 stipulent que « le montant maximum de la responsabilité de l’exploitant est fixé à 700 millions d’euros pour les dommages nucléaires causés par chaque accident nucléaire ».
26Dans la littérature, la préférence pour une responsabilité illimitée tient au fait qu’elle pousse, a priori, l’agent à internaliser tout le risque qu’il fait subir à la société. Faure [1995] suggère ainsi que la responsabilité nucléaire soit illimitée pour l’exploitant afin d’éviter ce phénomène de la firme « à l’épreuve du jugement » (Shavell [1986]). L’exploitant serait alors contraint de considérer tout le risque qu’il fait supporter à la société et non pas seulement une partie de ce risque qui serait relative à une responsabilité financière plafonnée. Toutefois, il est important de rappeler que la règle de la responsabilité doit permettre à des firmes de prendre des risques (raisonnables) en innovant, sans être systématiquement freinées par le poids de leur responsabilité en cas d’accident.
27Dans la section qui suit, nous formalisons ces questions et nous analysons l’impact d’une modification du plafond de responsabilité de l’exploitant sur ses incitations à investir en prévention ainsi que sur sa condition financière (sa probabilité de faillite).
Niveau optimal de responsabilité de l’exploitant
28Considérons une partie contractante à l’une des deux conventions (Paris ou Vienne) et au Protocole commun sur le territoire de laquelle est installée une centrale nucléaire. La probabilité qu’un accident survienne du fait des activités de cette centrale est strictement positive et notée . Si un accident survient, la variable aléatoire à valeurs dans l’intervalle caractérise la gravité de l’accident. Sa distribution, continue, est notée , où e est le niveau de prévention entrepris par l’exploitant de la centrale avec , , et . Le coût total de la prévention pour l’exploitant est noté avec et .
29Il est utile de noter que notre modèle diffère d’un modèle dans lequel seule la probabilité d’accident (et donc de non-accident) est affectée par le niveau de prévention décidé par l’exploitant. Un tel modèle ne nous permettrait pas de discuter de l’impact des mesures préventives sur le dommage en fonction de sa gravité. Par ailleurs, notre modélisation met en avant, comme les modèles probabilistes, le fait que les mesures de prévention ne font qu’améliorer la distribution du risque et ne permettent pas d’éliminer les aléas non contrôlables par l’agent (par exemple un attentat terroriste). Le fait de concentrer l’impact de la prévention sur la distribution des pertes uniquement et de laisser p constant par rapport à e permet au modèle de rester relativement simple.
30L’exploitant a l’obligation de s’assurer pour un montant au moins égal à son niveau de responsabilité imposé par la législation internationale, autrement dit pour un montant minimal égal à x1. Nous considérons que sa demande d’assurance est exogène au modèle et supposons qu’il contracte une assurance totale (nette des dommages à la centrale elle-même) pour tout sinistre inférieur ou égal à x1 et pas d’assurance au-delà. Le contrat d’assurance est souscrit moyennant le paiement d’une prime d’assurance qui peut dépendre, entre autres, de son niveau de prévention : avec . Cette hypothèse nous permet de comparer les situations avec information disponible pour l’assureur à celle où il dispose de trop peu d’informations sur les activités de prévention de l’exploitant pour les considérer comme un argument de sa tarification (par exemple dans le cas du secret défense).
31Notons x1, x2 et x3 les tranches de responsabilité relatives, respectivement, à la première tranche des conventions (responsabilité exclusive de l’exploitant), à la seconde tranche (complément apporté par la partie contractante concernée) et à la troisième tranche (participation à l’indemnisation de toutes les parties contractantes). Dans le cadre des législations actuelles, la partie contractante peut décider d’un niveau de responsabilité de l’exploitant noté compris entre x1 et l’infini. Néanmoins, si ce montant est supérieur au seuil de la deuxième tranche, x2, la législation impose aux parties contractantes de mobiliser leurs ressources propres sans attendre que celles prévues dans le cadre de la responsabilité de l’exploitant soient épuisées [12].
32Ainsi, trois schémas d’indemnisation sont envisageables. Ils sont représentés sur la figure 1.
Schémas de responsabilité envisageables
Schémas de responsabilité envisageables
33Dans le premier schéma, la partie contractante impose dans sa législation nationale une responsabilité à l’exploitant qui se situe entre le seuil minimal x1 défini par les Conventions et le seuil x2 à partir duquel interviennent les parties ayant ratifié la convention de Bruxelles. Dans les deux autres schémas, sa responsabilité est supérieure au second seuil et, de ce fait, une partie des fonds de l’exploitant n’entrera en jeu que lorsque le dommage dépassera le troisième et dernier seuil. Les trois schémas sont construits sur la base de la réalisation d’un même dommage x, supérieur au plafond de la troisième tranche. Ceci permet d’apprécier les mécanismes de report sur les schémas 2 et 3 ainsi que les différences dans les montants restant à la charge des victimes.
34La modélisation qui suit est identique concernant les scénarios des deux derniers schémas, mais diffère par rapport au premier, ce qui explique la présence d’indicatrices dans les fonctions de coûts que nous considérons plus bas.
35L’objectif du régulateur est de choisir le niveau de responsabilité à imposer à l’exploitant dans sa législation nationale qui minimise les coûts liés à l’activité nucléaire et supportés par son pays. Il ne s’agit donc pas de minimiser les coûts sociaux. Ces derniers sont égaux à la somme des dommages attendus des victimes, des coûts de la responsabilité et de la prévention de l’exploitant et du coût de participation aux Conventions internationales de toutes les parties contractantes. Le coût pour le pays, que nous appellerons coût domestique dans la suite, diffère du coût social par l’absence des contributions des autres parties contractantes. La différence est importante. Elle suppose que le régulateur prend une décision dans l’optique d’optimiser le bien-être de son propre pays, laissant le soin aux Conventions internationales de prendre les décisions relatives à la société dans son ensemble. Cette hypothèse, réaliste, fait alors apparaître une externalité dans la mesure où le régulateur ne prend pas en compte les coûts des autres parties contractantes. Néanmoins, ceci ne signifie pas que le régulateur choisira un niveau de responsabilité toujours en deçà du niveau international. Rappelons en effet que les montants de responsabilité décidés par les conventions internationales ont comme support la capacité financière annoncée des assureurs, tandis que la décision du régulateur dans notre modèle relève d’un processus de minimisation des coûts à niveau d’assurance donné. Les coûts sont détaillés dans ce qui suit.
• Coûts des victimes
36Dans le cadre d’analyse que nous venons de construire, le coût attendu supporté par les victimes s’écrit :
• Coût pour la partie contractante
37Soit ? le taux de contribution de la partie contractante à la troisième tranche de responsabilité tel que défini par la convention de Bruxelles. Son coût attendu, , de la ratification des conventions internationales s’écrit :
• Coût privé de l’exploitant
38Les coûts totaux de l’exploitant ont trait à son niveau de responsabilité, à ses investissements en prévention et au prix de l’assurance qu’il contracte (sachant qu’il est obligé, par la convention de Paris, de se couvrir complètement pour les dommages [13] compris entre 0 et x1). En notant les coûts privés , on a :
40Le dernier terme de correspond à la limite supérieure de l’assurance, tandis que l’avant-dernier terme correspond au plafond de la responsabilité de l’exploitant.
41Finalement, le programme du régulateur national consiste à minimiser le coût domestique attendu :
43avec , et donnés par les équations (1), (2) et (3) et sachant que .
44La partie contractante se voit confrontée à l’alternative suivante : soit elle fixe le niveau de responsabilité de l’exploitant à un seuil inférieur au niveau x2 (à partir duquel la mutualisation par toutes les parties contractantes entre en jeu), soit elle décide de le fixer à un niveau supérieur [14]. Les sous-sections suivantes traitent successivement des deux cas.
Responsabilité de l’exploitant limitée aux deux premières tranches des Conventions internationales
45Soit . On a alors , et .
46Le coût domestique donné par (4) devient
48avec
50Proposition 1. Supposons que la partie contractante décide de fixer un niveau de responsabilité de l’exploitant inférieur au plafond de la deuxième tranche : .
51(i) À l’optimum, le niveau de responsabilité de l’exploitant vérifie :
53(ii) Toute augmentation du niveau de responsabilité de l’exploitant incite ce dernier à augmenter son niveau de prévention : .
54(iii) Si l’élasticité de par rapport à x est supérieure à – 1, alors le bénéfice marginal d’une augmentation du niveau de responsabilité est toujours strictement positif.
55Le terme de gauche de l’expression (7) est le coût marginal attendu d’une hausse du plafond. S’agissant du risque nucléaire à valeurs dans , il est raisonnable de supposer que est petit par rapport à la probabilité d’être dans un intervalle donné. Ainsi, le coût marginal attendu est presque toujours positif.
56Le membre de droite représente le bénéfice marginal attendu d’une hausse du plafond. L’impact bénéfique sur la société se fait essentiellement à travers les incitations qu’une augmentation du plafond génère en termes d’investissement préventif. Et cet effet existe à tous les niveaux de responsabilité nets de la responsabilité des autres parties contractantes dans la troisième tranche (cf. les bornes des intégrales).
57Du fait du point i), une augmentation du plafond entraîne toujours une augmentation de la prévention lorsque . Mais cette prévention n’a pas le même impact sur la distribution du sinistre selon que l’on cherche à agir sur les petits sinistres, donc plus fréquents, ou les grands, donc moins fréquents mais plus dommageables : l’élasticité de Fe par rapport à x est différente de 0.
58Finalement, il ne suffit pas d’inciter la firme à investir dans la prévention sans que d’autres mesures, portant cette fois sur le type de prévention, soient envisagées. Nous reprenons ce point dans la discussion en section 4.
59Une augmentation de la prévention a un coût que seule l’entreprise supporte. Ainsi, l’augmentation du plafond augmente certes le bien-être de la société, mais peut être, simultanément, à l’origine d’une détérioration de la condition financière de l’exploitant.
60Notons R le revenu espéré de l’exploitant (supposé neutre au risque), E ses fonds propres et v son chiffre d’affaire certain. On a :
62L’exploitant est toujours assuré jusqu’à x1 et puise dans ses ressources propres pour tout sinistre supérieur à x1 pour lequel il est responsable financièrement. Notons le montant de sinistre qui entraîne sa liquidation s’il est responsable financièrement. On a :
64Sa probabilité de liquidation s’écrit
65Proposition 2. Supposons que l’entreprise détient des fonds propres limités à un montant Notons le montant de sinistre qui pousse l’entreprise à la liquidation.
66(i) Si l’assureur de l’exploitant n’a pas les moyens d’observer son niveau de prévention, alors toute augmentation de l’investissement en prévention de l’exploitant entraîne une baisse du montant de sinistre à partir duquel l’exploitant est mis en liquidation : .
67(ii) La probabilité de faillite de l’entreprise augmente lorsqu’on augmente son plafond de responsabilité si .
68Le résultat du point i) est standard dans la littérature sur la prévention. En revanche, il est utile de discuter l’hypothèse qui permet de l’obtenir, à savoir l’asymétrie d’information qui prévaut entre l’exploitant et l’assureur. Dans le domaine de l’assurance des risques majeurs, les assureurs ont développé des expertises leur permettant d’obtenir des évaluations, tant quantitatives que qualitatives, des risques industriels véhiculés par leurs clients. Ces évaluations permettent à la compagnie d’assurances d’acquérir des informations sur les activités de prévention de la firme. L’obtention de ces informations est d’ailleurs une condition nécessaire à la signature d’une police d’assurance. Le risque nucléaire fait partie de la catégorie des risques majeurs mais, du fait de la spécificité de son activité (civile ou militaire), il n’est pas raisonnable de supposer que tout assureur a accès aux informations concernant une centrale nucléaire et sa technologie aussi facilement que s’il s’agissait d’une activité à risque de nature exclusivement civile. L’hypothèse d’asymétrie d’information entre l’assureur et l’exploitant est alors retenue dans notre modèle. Une autre possibilité serait de retenir la solution de l’audit (tel qu’il peut être pratiqué sous certaines conditions par les pools nationaux). L’assureur pourrait alors obtenir de l’information plus ou moins fiable moyennant des contrôles coûteux. Cette possibilité n’est pas envisagée ici, mais peut constituer une alternative (ou un complément) à notre analyse.
69L’implication des résultats de la proposition 2 en termes d’aide à la décision est discutée dans la section 4.
70Dans la sous-section qui suit, nous traitons le cas où la partie contractante décide de fixer un seuil de responsabilité au-delà de la deuxième tranche x2.
Responsabilité de l’exploitant au-delà de la deuxième tranche
71Si le seuil de responsabilité de l’exploitant est supérieur à x2, on a avec , et
72Le coût domestique donné par (4) devient :
74avec
76Proposition 3. Supposons que la partie contractante souhaite fixer un niveau de responsabilité de l’exploitant supérieur au plafond de la deuxième tranche : .
77(i) À l’optimum, le niveau de responsabilité de l’exploitant doit vérifier :
79(ii) Il existe un seuil avec à partir duquel toute augmentation du plafond de responsabilité de l’exploitant entraîne une diminution de ses investissements en prévention : pour tout .
80Le point ii) de cette proposition diffère du résultat obtenu dans la proposition 1. Lorsque la partie contractante décide d’imposer à l’exploitant un plafond supérieur au seuil x2 de la deuxième tranche, il n’est plus souhaitable, du point de vue des incitations à investir en prévention, qu’il fixe un plafond supérieur à une certaine limite. En effet, l’exploitant est incité à réduire son niveau de prévention si sa responsabilité est « trop » grande, voire illimitée. Ce résultat tient aux propriétés, réalistes, de la fonction de coût de la prévention et de la distribution du risque nucléaire. Le coût augmente à un taux croissant (ou constant) avec le niveau de prévention, tandis que l’amélioration de la distribution cumulée du risque au sens de la dominance stochastique d’ordre un se fait à un taux décroissant. Finalement, l’augmentation à la marge de la prévention coûtera plus cher à l’exploitant à partir d’un certain niveau que ce que cela lui rapporte en termes de diminution du risque nucléaire. En d’autres termes, du fait des spécificités de la législation, l’exploitant fait face à un transfert de risque lorsque sa responsabilité dépasse le seuil de la deuxième tranche. Il ne paie rien pour les dommages entre x2 et x3 et redevient financièrement responsable au-delà de x3. Ceci peut réduire ses incitations à investir en prévention.
81Ce résultat est obtenu du fait de la propriété de monotonie du ratio de vraisemblance. Elle entraîne0 en effet que , au numérateur de dans le point ii) de la proposition 3 devient négatif pour des valeurs élevées de y. Cette propriété de monotonie du ratio de vraisemblance est courante en théorie des contrats et souhaitable dans le cadre des modèles d’agence [15].
82Finalement, notre résultat ne va pas dans le sens des préconisations de Faure [1995], qui avance qu’une responsabilité illimitée de l’exploitant est une solution au problème d’internalisation partielle du risque nucléaire par l’exploitant. Il existe donc un niveau optimal, fini, de responsabilité à lui imposer.
Discussion
83En considérant une Partie contractante aux Conventions internationales qui doit décider du niveau de responsabilité à imposer à l’exploitant nucléaire en exercice sur son territoire, nous avons mis en avant plusieurs résultats que nous discutons ici. Ainsi, nous avons montré que l’impact d’une hausse du plafond de responsabilité de l’exploitant sur ses incitations à augmenter son niveau de prévention dépend des caractéristiques de la distribution du risque et, en particulier, de l’élasticité de sa dérivée par rapport au niveau de prévention. Ce résultat nous amène à conclure que la taille du parc nucléaire dont l’exploitant concerné est propriétaire, et qui reflète le risque encouru, doit être un élément à prendre en compte lors de l’élaboration de la législation nationale. Plus précisément, il n’est pas optimal d’établir une relation linéaire entre le niveau de responsabilité et la taille du parc nucléaire de l’exploitant. Cette conclusion est renforcée par le résultat que nous avons obtenu dans le cadre d’une responsabilité potentiellement illimitée. Au-delà d’un seuil de responsabilité, l’exploitant peut être amené à diminuer ses activités de prévention, le coût de la prévention augmentant à un taux linéaire ou croissant, tandis que l’amélioration de la distribution du risque se fait à un taux décroissant. L’un des objectifs de la responsabilité objective pourrait ainsi être la réduction de l’intensité de l’activité nucléaire en nombre (de centrales) ou en volume (de production) [16].
84Ainsi, du fait des caractéristiques de la distribution relative au risque nucléaire, la prévention n’aura pas le même impact selon la taille du parc nucléaire. Le cas d’une distribution uniforme du risque pouvant être évacué du fait d’un manque évident de réalisme, la sensibilité de la distribution à la prévention joue un rôle important : tous les investissements n’ont pas le même impact. Ceci signifie que, outre les incitations à investir en prévention qu’une augmentation de la responsabilité peut générer en deçà d’un certain plafond, il faut également que le régulateur puisse orienter l’exploitant vers certains types de mesures de prévention. Ceci ne peut se faire qu’en dehors du cadre du secret défense et pose alors la question du contrôle et du coût pour la société d’un système sophistiqué qui reposerait à la fois sur des aspects quantitatifs (combien investir en prévention) et des aspects qualitatifs (dans quels types de mesure investir). Par ailleurs, ce secret défense rend également le contrôle délicat pour un assureur. Il peut difficilement, dans ces conditions, proposer une prime d’assurance qui serait réévaluée en fonction des mesures de prévention adoptées par la firme. Cette caractéristique empêche alors l’investissement en prévention consenti par l’exploitant d’avoir un effet bénéfique (en termes de baisse de coûts) sur la prime d’assurance qu’il paie et rend cet investissement comparativement plus coûteux, tandis que la distribution du risque n’est pas affectée par les décisions d’assurance de l’exploitant. Cet argument plaide en faveur du développement des techniques d’auto-assurance telles que celles utilisées par les captives. En couvrant son propre risque, un exploitant peut, a priori, faire dépendre les primes qu’il verse à sa captive de ses activités de prévention.
85Ce point nous amène alors naturellement à nous poser la question de la fiabilité des données concernant les probabilités d’accident prises en compte dans l’évaluation du risque nucléaire. À ce sujet, plusieurs études empiriques (Wood [1981] ; Heyes et Heyes [2000]) montrent qu’il n’y a pas de consensus sur les probabilités d’accident nucléaire. Nos résultats mettent en avant la nécessité de continuer à travailler à la détermination des distributions les plus fiables possibles, afin de conditionner les types de mesures préventives préconisées au type de la distribution concernée.
86Un autre élément qui mérite d’être discuté tient à la sophistication de la législation internationale. Son organisation en trois tranches, avec la possibilité pour une partie contractante de stipuler une responsabilité illimitée de ses exploitants sans que cela interfère avec le principe de mutualisation de la troisième tranche, permet d’améliorer certains points (notamment concernant les montants indemnisés). Elle pose toutefois la question de la capacité qu’ont les agents à la mettre en œuvre de manière optimale. Autrement dit, il n’est pas certain que toutes les parties contractantes soient en mesure de contrôler les effets sur les incitations des exploitants à investir de manière adéquate dans des mesures de prévention. Pour pallier cette complexité, nous pouvons suggérer que les plafonds des trois tranches soient augmentés et que la responsabilité de l’exploitant reste cantonnée aux deux premières tranches. Si le plafond de la seconde tranche est suffisamment élevé, la partie contractante garde une grande latitude dans la détermination de la responsabilité de l’exploitant tout en considérant le fait que trop de responsabilité peut réduire les incitations à la prévention. Mais se pose alors à nouveau la question de l’assurance sachant que la capacité de couverture des pools nationaux est un élément clé dans la détermination des plafonds au niveau international.
87Une suite à donner à ce travail sera finalement de traiter la question de la couverture du risque nucléaire. Dans notre modèle simple, nous supposons que l’assurance est totale jusqu’au seuil de la première tranche (comme le stipulent les Conventions) et qu’ensuite l’exploitant puise dans ses fonds propres pour indemniser les victimes au-delà du plafond minimum et en deçà de son plafond de responsabilité. Par ailleurs, le type de couverture (transfert classique à un assureur moyennant le paiement d’une prime actuarielle) est exogène au modèle. Ces hypothèses devront être levées afin d’appréhender d’autres stratégies de couverture (captives, indices sur catastrophes, options, …).
Démonstration de la proposition 1
88(i) La différenciation de (5) par rapport à donne :
90À l’optimum privé, . Par ailleurs en différenciant (6) par rapport à et après simplification on obtient . D’où :
92En appliquant une intégration par parties en fonction de x des termes en d Fe et sachant que, par hypothèse, , on obtient :
94En annulant cette condition, on obtient le point (i) de la proposition 1.
95(ii) Appliquons une différenciation totale en fonction de e et de à la condition de premier ordre privée de l’exploitant. Cette dernière condition découle de la dérivée de (6) par rapport à e. On a, à l’optimum privé :
97La seconde ligne est obtenue grâce à une intégration par parties du terme en . En différenciant (12) par rapport à e et à on obtient :
99Les conditions du second ordre du programme privé sont satisfaites. En effet : [17]. Et on obtient finalement que . Le point (ii) de la proposition 1 est démontré.
100(iii) Le bénéfice marginal d’une hausse du plafond est égal au membre de droite de l’égalité (7) :
102L’expression est positive car , et . L’expression est positive si . D’après le point (ii), . Le point (iii) est ainsi démontré. ?
Démonstration de la proposition 2
103(i) À partir de (8), il est immédiat de constater que . Si l’assureur ne peut pas faire dépendre la prime du niveau de prévention, on a alors et .
104(ii) En dérivant la probabilité de faillite par rapport à on obtient :
106Sachant que de d’après la proposition 1, cette dérivée est positive si le terme entre parenthèses est positif. Le point (ii) est démontré. ?
Démonstration de la proposition 3
107(i) La différenciation de (9) par rapport à donne :
109À l’optimum privé, . En différenciant (10) par rapport à et après simplification on a également . D’où :
111En appliquant une intégration par parties en fonction de x aux termes en d Fe et sachant que, par hypothèse, , on obtient :
113En annulant cette condition, on obtient le point (i) de la proposition 3.
114(ii) Appliquons une différenciation totale en fonction de e et de à la condition de premier ordre privée de l’exploitant. Cette dernière condition découle de la dérivée de (10) par rapport à e. On a, à l’optimum privé :
117En différenciant (11) par rapport à e et à on obtient :
119On a finalement pour et pour . Le point ii) est démontré. ?
Bibliographie
Références bibliographiques
- Borre T. [2002], « Are nuclear operators liable and insured in case of an act of terrorism on a nuclear installation or shipment? », Symposium organisé par PSR/IPPNW/Suisse, 26-27 avril.
- Brown J. [1973], « Toward an Economic Theory of Liability », Journal of Legal Studies, 2, p. 323-349.
- Convention de Paris [1960], « Convention sur la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire », Agence pour l’énergie nucléaire, 29 juillet.
- Convention de Vienne [1963], « Convention relative à la responsabilité civile en matière de dommages nucléaires », Agence internationale de l’énergie atomique, 21 mai.
- Culp C. [2001], The art (Alternative Risk Transfer) of risk management, Wiley Finance ed.
- Dari-Mattiacci G. [2006], « Limiting Limited Liability », Economics Bulletin, 11, p. 1-7.
- Deffains B. [2000], « L’évaluation des règles de droit : un bilan de l’analyse économique de la responsabilité », Revue d’économie politique, 110, p. 752-785.
- Dionne G. et Spaeter S. [2003], « Environmental Risk and Extended Liability: The Case of Green Technology », Journal of Public Economics, 87, p. 1025-1060.
- Faure M. [1995], « Economic models of compensation for damage caused by nuclear accidents: some lessons for the revision of the Paris and Vienna Conventions », European Journal of Law and Economics, 2, p. 21-43.
- Faure M. et Skogh G. [1992], « Compensation for damages caused by nuclear accidents: a convention as insurance », The Geneva Papers on Risk and Insurance, 17, p. 499-513.
- Faure M. et Van Den Bergh R. [1992], « Liability for nuclear accidents in Belgium from an interest group perspective », International Review of Law and Economics, 10, p. 241-254.
- Heyes A. et Heyes C. [2000], « Capping Environmental Liability: The Case of North American Nuclear Power », The Geneva Papers of Risk and Insurance: Issues and Practice, 25, p. 196-202.
- Jewitt I. [1988], « Justifying the First-Order Approach to Principal-Agent Problems », Econometrica, 56, p. 1177-1190.
- Landes W. et Posner R. [1981], « The Positive Economic Theory of Tort Law », Georgia Law Review, 15.
- LiCalzi M. et Spaeter S. [2003], « Distributions for the First-Order Approach to Principal-Agent Problems », Economic Theory, 21, p. 167-173.
- Maitre G. [2005], La responsabilité civile à l’épreuve de l’analyse économique du droit, Paris, lgdj.
- Pitchford R. [1995], « How Liable Should a Lender Be? The Case of Judgment-Proof Firms and Environmental Risks », American Economic Review, 85, p. 1171-1186.
- Protocole commun [1992], « Protocole commun relatif à l’application de la convention de Vienne et de la Convention de Paris », Nations unies, Recueil des traités n° 28907, 27 avril.
- Rogerson W. [1985], « The First-Order Approach to Principal-Agent Problems », Econometrica, 53, p. 1357-1367.
- Schmitt A. et Spaeter S. [2007], « Hedging Strategies and the Financing of the International Oil Pollution Compensation Funds », Working Paper beta, Nancy-University.
- Shavell S. [1980], « Strict Liability versus Negligence », Journal of Legal Studies, 9, p. 1-25.
- Shavell S. [1986], « The Judgment-Proof Problem », International Review of Law and Economics, 6, p. 45-58.
- Shavell S. [2004], Foundations of Economic Analysis of Law, Belknap Press of Harvard University Press.
- Spaeter S. [2004], « L’incidence des régimes de responsabilité environnementale sur les comportements de prévention et d’assurance des firmes », Revue économique, 55, p. 227-245.
- Trebilcock M. et Winter R. [1997], « The economics of nuclear accident law », International review of law and economics, 17, p. 215-243.
- Wood W. [1981], « Nuclear Liability after Three Mile Island », The Journal of Risk and Insurance, 48, p. 450-464.
Notes
-
[*]
Large, Université Louis Pasteur, 61, avenue de la Forêt-Noire, 67085 Strasbourg Cedex. Courriel : aschmitt@ cournot. u-strasbg. fr
-
[**]
Beta, umr 7522 cnrs/ulp/Nancy Université. Adresse postale : beta, 61, avenue de la Forêt-Noire, 67085 Strasbourg Cedex. Courriel : spaeter@ cournot. u-strasbg. fr
-
[1]
Voir également les articles fondateurs de Brown [1973], Shavell [1980] et Landes et Posner [1981].
-
[2]
Selon les conventions, « “exploitant” d’une installation nucléaire signifie la personne désignée ou reconnue par l’autorité publique compétente comme l’exploitant de cette installation nucléaire ». Il est responsable des dommages aux personnes et aux biens. Les exceptions sont indiquées dans le texte de la convention de Paris (art. 1).
-
[3]
Voir notamment Trebilcock et Winter [1997] ou Faure [1995].
-
[4]
À l’instar de ce qui existe dans le cadre des pollutions maritimes par les hydrocarbures (Schmitt et Spaeter [2007]).
-
[5]
L’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la France, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Slovénie et la Suède. La Grèce, le Portugal et la Turquie ont ratifié uniquement la convention de Paris.
-
[6]
La Fédération de Russie a notamment signé la convention de Vienne le 8 mai 1996, et elle est entrée en vigueur le 13 août 2005.
-
[7]
Heyes et Heyes [2000] cherchent à estimer le montant de cette subvention implicite au Canada.
-
[8]
À titre d’exemple, si la responsabilité de l’opérateur est fixée à 1, 4 milliard d’euros, un accident de 1,3 milliard sera couvert à hauteur des 1,2 milliard de responsabilité de l’opérateur concernant le premier niveau (l’opérateur payant également, dans cet exemple, la deuxième tranche) et des 100 millions restant à la charge de l’ensemble des parties contractantes selon le principe de la troisième tranche. L’opérateur « économise », dans ce système, 200 millions. Il n’aura à les mobiliser que pour un sinistre supérieur à 1,5 milliard (une fois que les ressources engagées par l’ensemble des parties contractantes auront été épuisées).
-
[9]
L’harmonisation des deux systèmes a été complétée par les deux protocoles de 2004 décrits plus haut. Outre le relèvement des plafonds d’indemnisation, ces protocoles ont également permis d’étendre la définition de dommage nucléaire, réduit auparavant aux dommages aux biens et aux personnes, et incluant dorénavant le coût de mesures préventives, le coût des mesures visant à restituer un environnement endommagé et les pertes économiques résultant de la détérioration de cet environnement.
-
[10]
Une captive d’assurance est une société filiale, créée par l’entreprise, qui va jouer le rôle d’un assureur en garantissant les risques uniquement supportés par l’entreprise (cf. Culp [2001]).
-
[11]
Voir Borre [2002].
-
[12]
Cf. la note de bas de page 1336 pour un exemple chiffré.
-
[13]
Si sa responsabilité, du fait de dispositions nationales spécifiques, dépasse ce seuil minimum, aucune assurance supplémentaire n’est rendue obligatoire par la législation. Nous supposons ici qu’il n’en contracte pas pour les sinistres supérieurs à x1. Le contrat d’assurance est donc un contrat d’assurance totale avec limite supérieure en x1.
-
[14]
Ce qui est, en particulier, le cas s’il décide d’un niveau de responsabilité illimitée de l’opérateur dans sa législation nationale (comme en Allemagne et en Suisse par exemple).
-
[15]
Cf. Jewitt [1988], Rogerson [1985] et LiCalzi et Spaeter [2003].
-
[16]
Ce type d’objectif est discuté dans Shavell [2004].
-
[17]
La prime d’assurance s’écrit . En dérivant deux fois par rapport à e on obtient si , ce qui est l’hypothèse retenue.