Notes
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SciencesPo Paris, ofce
Ce texte développe la partie théorique du cahier n° 27 d’En Temps Réel : « Pour une réforme radicale du droit du logement : une analyse économique » qui était centrée sur la sélection adverse sur le marché du logement. On lui adjoint une partie sur l’aléa moral. -
[1]
Cette moyenne élevée pour l’échantillon des 109 pays provient de l’asymétrie de la distribution des durées : beaucoup de pays ont des durées de procédures très élevées, notamment la Pologne, la Slovénie ou le Liban pour lesquels les juristes interrogés ont reporté une durée légale de procédure autour de 1 000 jours.
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On pourra utilement consulter la synthèse de Polinsky et Shavell [2000] qui posent la question du degré optimal de privatisation de la justice. Dans leur logique, l’intérêt de ne pas privatiser la justice tient aux économies d’échelle qui peuvent nécessiter un monopole naturel. Ici, nous voyons surtout l’aspect éthique du problème, qui s’écarte de la simple logique économique : peut-on laisser à un particulier le recours à la violence d’une expulsion si celle-ci s’avère nécessaire pour régler un problème de contentieux ?
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Cela suggère d’ailleurs que les gains à s’intéresser plus au droit du logement pour les économistes sont importants.
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[4]
Voir notamment Wasmer [2005] pour une exposition formalisée de l’adaptation des théories du marché du travail au marché du logement locatif.
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Cet argument peut se voir de la façon suivante : les surcoûts éventuels liés à la procédure (frais d’huissiers, d’avocats) en cas d’impayé sont internalisés dans les décisions de mettre en location : le loyer espéré net est une combinaison du loyer effectivement payé pondéré par la probabilité qu’il soit versé, et les négatifs des frais et du temps perdu pondéré par la probabilité de défaut. Ce loyer net espéré doit générer un rendement équivalent à celui de tous les autres actifs financiers, dans une situation d’équilibre. Le loyer brut est donc d’autant plus élevé que les frais et le taux de défaut sont élevés.
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Notons que par propriétaire on entend ici un acteur du marché immobilier qui dispose d’une unité de logement et qui la met en location, et non pas un ménage propriétaire du logement qu’il occupe. En ce sens, et suivant la tradition de la littérature, on parle de propriétaire absent – absentee landlord.
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Cuff et Marceau [2006] ont ainsi retrouvé des effets à la Rotschild-Stiglitz de rationnement du marché du logement : au-delà d’un certain stade de risque, des loyers trop élevés conduisent mécaniquement au défaut de paiement. Anticipant cela, les propriétaires préfèrent ne plus mettre de bien en location et l’accès au logement disparaît pour une fraction des agents.
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[8]
Cette partie est basée sur des discussions avec Francis Kramarz et fait l’objet d’une recherche empirique en cours de réalisation.
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Ces deux principes n’ont d’ailleurs pas vocation à s’opposer : dans le cas français, cette opposition est plutôt le fruit d’une dérive du système qui préfère se reposer sur les propriétaires pour assurer le logement des plus défavorisés, de façon contre-productive on l’a vu.
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http:// www. cgl92. com spécifie 13 étapes.
1S’il est un domaine où l’analyse économique, théorie comme travaux empiriques, est riche d’enseignements, c’est bien le marché du logement. Le logement est un bien économique à part entière. Il fait l’objet de transactions dans lesquelles l’offre et la demande ont un impact de premier ordre et déterminent en grande partie le niveau des prix. Les unités de logement peuvent s’acheter, ou se louer ; on peut en disposer en usufruit, en viager ; il existe des baux dits emphytéotiques. Bref, toute une panoplie de contrats et d’actifs sont en circulation. L’analyse économique du logement dans un cadre compétitif a été unifiée par exemple dans Fujita [1989].
2C’est aussi un des marchés les plus régulés, uniformément sur la planète. À l’achat, le législateur impose des examens stricts au vendeur (détermination de la surface, présence de plomb, d’amiante, de parasites, notification de la carte des carrières, des zones inondables, du gypse antéludien, etc.). À la location, le bail est strictement encadré, et les contentieux suivent des procédures complexes. La loi est complexe et son exécution, fortement encadrée par le Code de procédure civile, est complexe plus encore.
3Comment pouvons-nous concilier les deux constats ci-dessus, la prévalence de force de marchés et l’importance des régulations ? La réponse est que nécessairement, pour que les législateurs interviennent autant, c’est qu’outre les forces de marché classiques, les asymétries d’informations affectant le fonctionnement du marché du logement sont nombreuses. Elles entraînent des problèmes d’aléa moral et de sélection adverse que nous détaillerons. Nous verrons aussi que ces législations sont parfois légitimes, parfois contre-productives, et nous proposerons une grille de lecture de ce qui pose problème ainsi que des améliorations. L’intervention de la puissance publique n’est pas illégitime en soi, mais mal conçue et inefficace, elle se délégitime.
4Paradoxalement, si l’exemple particulier du droit du logement est une source très riche de questionnements, pour les économistes, ces questions ont été en général peu abordées par les spécialistes de droit et économie. L’ouvrage de David Friedman (p. 10) s’ouvre sur une illustration de l’impact des législations visant à protéger le locataire en matière de qualité du logement et de l’impact de long terme sur les prix, mais la littérature n’a pas encore extensivement étudié l’interaction entre législations et marché du logement dans un contexte d’asymétrie d’information, ce que nous ferons ici.
5L’organisation de ce texte est la suivante : dans une première partie, nous examinerons la durée des procédures de contentieux locatif. Dans une seconde partie, nous traiterons des problèmes de sélection adverse : les propriétaires tentent de sélectionner les locataires en fonction de leur propension (exogène) à payer le loyer. Dans une troisième partie, nous considérons les problèmes de risque moral, qui conduisent les locataires à entreprendre des actes affectant la probabilité d’impayé. Nous concluons sur l’utilité pour les économistes d’introduire dans les modèles urbains les questions d’asymétrie d’information, et pour les juristes, souhaitant défendre l’édifice du droit civil d’origine française, d’en rechercher les inefficacités économiques pour en garder l’esprit originel.
Les détails institutionnels
Éléments de comparaison entre pays
6Djankov et al. [2003] ont interrogé des juristes dans 109 pays pour obtenir une estimation des délais de procédure judiciaire dans deux types de litiges portant sur des cas hypothétiques mais détaillés de façon précise : d’une part, la procédure de recouvrement de chèques et, d’autre part, la durée d’une procédure d’expulsion d’un locataire. La durée moyenne en France de cette procédure, telle que reportée par Djankov et al. [2003], est de 226 jours. Seuls 43 pays sur 109 ont une durée de procédure excédant celle de la France, qui se place donc au 60e percentile en terme de la longueur de la procédure. La moyenne pour l’ensemble des 109 pays est de 254 jours [1]. Le panel de 109 pays est relativement hétérogène du fait de différences importantes de niveau de développement et de l’origine du droit (français, allemand, anglo-saxon, scandinave ou socialiste), et il est donc intéressant de donner quelques chiffres pour des sous-échantillons de pays de niveau de développement comparables (tableau 1).
Durée totale de la procédure, ainsi que sa décomposition en sous-catégories
Durée totale de la procédure, ainsi que sa décomposition en sous-catégories
7Un certain nombre de pays latins mais aussi l’Allemagne et l’Autriche apparaissent avec des durées de procédure excédant la France, parfois largement, alors que les pays nordiques et anglo-saxons, Canada y compris, ont une durée de procédure plus réduite, voire très rapide, de l’ordre de la quarantaine de jours. Une remarque cependant : les durées très longues de procédures, du type 600 ou 1 000 jours, évoquées plus haut, ne signifient pas nécessairement que le propriétaire est démuni durant l’intervalle. D’une part, il peut mener en parallèle une procédure de saisie sur comptes ou sur bien. Il est cependant fréquent que les pays où la procédure d’expulsion est plus longue tendent à être aussi ceux où les procédures de recouvrement légales sont également plus longues : l’origine légale du droit et l’éventuel sous-financement de la justice est la cause des écarts entre pays mais reste commune aux différents types de procédures. D’autre part, même si aucune statistique fiable ne sera jamais collectée à ce sujet, on peut craindre que dans les pays où le respect du droit de propriété prend plus de deux ans, certains propriétaires prendront des mesures à titre personnel allant du fait accompli, par exemple le changement de serrure de la porte d’entrée du logement, jusqu’à des actes illégaux comme l’envoi d’« auxiliaires » chez le locataire pour intimider, voire pis. Un des effets pervers supplémentaires des procédures judiciaires longues et compliquées est bien de « privatiser la justice [2] ».
Les causes des longues procédures
8En examinant dans cet échantillon la raison principale de la durée totale de la procédure, on peut constater que la durée du procès elle-même est un facteur important : le coefficient de corrélation entre la durée totale et la durée du procès est de 0.96, alors que la corrélation entre la durée totale et la durée d’exécution est de 0.82, et que la corrélation entre la durée totale et la durée de l’attente avant le procès est négative de – 0.13. Du reste, la corrélation entre la fraction de temps d’attente due à l’exécution du jugement et la durée totale est négative, de – 0.22. Il ressort donc de ces chiffres sommaires que la France fait figure de relative exception : en France, la durée de la procédure est fortement augmentée à cause de l’inexécution des décisions de justice qui prennent en moyenne, selon l’étude de Djankov et al., 59 % du temps total.
9Une des raisons de cette durée importante dans l’exécution du jugement en France est bien sûr la trève hivernale, sur laquelle on reviendra plus tard, et qui proscrit toute exécution d’expulsion entre le 1er novembre et le 15 mars. Mais il y a aussi les délais légaux systématiques liés à la saisine des organismes sociaux ou du préfet pour examiner les conditions de relogement et enfin l’opportunité ou non d’appliquer le jugement par les forces de police. Nous allons revenir en détail sur ces procédures. Notons cependant qu’en cas d’inexécution par la police des décisions de justice pour des raisons d’opportunité, le propriétaire peut obtenir une indemnité : pour cela il lui faut encore constituer un dossier en vue d’un recours au tribunal administratif, et non plus au tribunal d’instance comme dans le cas précédent, puisque son action est un recours contre l’administration qui n’exécute pas ses décisions de justice et non plus un contentieux privé entre un propriétaire et un locataire.
Le détail des procédures en France
10La liste des textes pertinents à consulter est longue : le Code civil (art. 1244 à 1244-3 régissant les règles de paiement), le Code de la construction et du logement (art. L613-1 à L613-4, portant sur les règles de sursis à l’exécution de la justice et notamment des articles du Code civil), les articles 61 à 66 de la loi 91-950 du 9 juillet 1991, section 8 sur les mesures d’expulsion, portant réforme des procédures civiles d’exécution, le décret 92-755 du 31 juillet 1991 portant sur les procédures civiles d’exécution, la loi du 29 juillet 1998 contre les exclusions.
11La procédure implique des commandements à payer délivrés par huissier et des commandements à quitter les lieux, enfin le recours à la force publique qui n’est pas accordé automatiquement. La décision de résiliation du bail ne peut être prononcée que par un juge du tribunal d’instance, mais l’exécution du jugement implique un juge de l’exécution. La procédure d’expulsion doit être signifiée à la préfecture et aux organismes sociaux qui examinent les possibilités de relogement. L’expulsion requiert la présence de différents acteurs.
12Il existe des procédures simplifiées dont nous ne parlerons pas en détail, dans la mesure où ces procédures ne peuvent pas être appliquées si une des parties s’y oppose y compris passivement, c’est-à-dire en ne se rendant pas aux convocations. Notre perspective étant précisément l’impact des procédures de contentieux conflictuelles sur l’état du marché, ces procédures simplifiées, intéressantes en soi, ne sont pas centrales ici). On trouvera en annexe les détails de la procédure d’expulsion.
13Pour un non-juriste, la somme de documents citée ci-dessus représente un coût d’entrée non négligeable [3]. À toutes les étapes, des délais sont laissés au locataire : deux mois après le commandement à payer ; deux mois entre l’assignation et le jugement ; deux mois après le commandement à quitter les lieux ; en cas de refus, deux mois pour que le préfet réagisse à la demande du concours de la force publique ; un mois pour récupérer ses meubles qui ne peuvent être transportés sans son accord dans ce délai. Pour les bailleurs sociaux type hlm, le tribunal peut aussi refuser de juger si un délai de trois mois avant l’assignation n’a pas été laissé pour la saisine des instances administratives.
14Le droit français tend à sur-protéger le locataire en situation d’impayé par rapport à un pays comme le Canada (Wasmer [2006]). Pour s’en convaincre, on verra en annexe le détail de la procédure, qui donne une assez bonne idée de la complexité et des délais jouant en faveur du locataire de mauvaise foi. En particulier, le locataire est très difficilement expulsable lorsque celui-ci est entré dans les locaux de façon régulière : le législateur se préoccupe de son relogement quand bien même celui-ci n’assure pas le paiement de ses loyers. Il interdit, depuis 1951, l’expulsion en période hivernale ou plus généralement en fonction des conditions météorologiques. Une précision importante doit être apportée à ce stade : la loi du 9 juillet 1991 contient plusieurs articles excluant les délais ou les sursis à l’exécution d’expulsion pour les locataires étant entrés dans les locaux par voie de fait – en clair les squatteurs – ou des locataires refusant la procédure de relogement.
15Enfin, un grand nombre d’acteurs sont mobilisés dans une procédure d’expulsion qui tend à rester exceptionnelle : comme déjà évoqué plus haut, l’État préfère parfois maintenir un locataire dans les lieux, quitte à indemniser le propriétaire, plutôt que de l’expulser malgré un jugement décidé à l’issue d’une procédure où un juge a décidé en toute connaissance de cause et au vu des éléments du dossier. Dans le cas où un jugement en faveur du propriétaire n’est pas exécuté par l’État, l’État est en effet tenu d’indemniser le propriétaire, que ce soit dans un cadre amiable ou par recours devant un tribunal administratif, ce qui ajoute une nouvelle étape au parcours du propriétaire. Le délai moyen d’écoulement d’un dossier au tribunal administratif est de dix-huit mois au tribunal, et de vingt et un mois en cour d’appel administrative.
Éléments de théorie : sélection adverse
La modélisation du marché du logement locatif : un cadre de référence
16Pour mieux comprendre le fonctionnement du marché du logement, on peut tenter un parallèle avec les théories du marché du travail [4]. Celles-ci nous indiquent en effet qu’un propriétaire qui cherche un locataire est un peu comme un employeur qui tente de recruter un salarié. La différence, bien sûr, est que le salarié fournit un service en échange d’un salaire, alors que le propriétaire fournit un service (la jouissance d’un bien immobilier) en échange d’un revenu. Mais l’analogie est forte : l’employeur comme le propriétaire dispose d’un capital (immobilier ou équipement productif), en partie immobilisé, dont il tire une rente sous réserve de l’utiliser à pleine capacité. L’employeur souhaite interrompre la relation si la valeur du service-travail devient inférieure au salaire versé, tandis que le propriétaire souhaite interrompre la relation si le loyer n’est plus versé ou devient inférieur à ce qu’il obtiendrait en changeant de locataire.
17Dans les deux cas, existent pour les salariés ou les locataires des coûts de mobilité (professionnelle ou géographique) qui pourraient permettre aux employeurs ou aux propriétaires de s’accaparer une part indue de ce service. Il s’agit du mécanisme bien connu de hold-up selon lequel une partie investit de façon irréversible et l’autre capture une partie du retour sur investissement. C’est pour prévenir de tels comportements opportunistes de propriétaires ou d’employeurs que le législateur a édifié un édifice juridique complexe visant à réguler les différents aspects de la relation. C’est ainsi que les loyers, comme les salaires, ne peuvent varier que dans des limites très encadrées, et que la séparation initiée par le propriétaire ou par l’employeur est soumise à des procédures longues, coûteuses et comme on l’a vu précédemment la plupart du temps arbitrées en cas de conflit par une tierce partie : juge des prud’hommes dans le cas des relations d’emplois, des juges d’instance, juges de l’exécution et des représentants de l’État et de divers organismes sociaux dans le cas des relations locataires-propriétaires.
18Enfin, le marché du logement, tout comme celui du travail, est affecté par des asymétries d’information fondamentales. L’une d’entre elles, qui amène à des effets d’aléa moral, porte sur la bonne foi des différents acteurs : les efforts pour payer son loyer, comme ceux consistant à effectuer correctement son travail, sont parfois difficiles à vérifier. De même, la « qualité » des individus, en particulier la propension à payer son loyer pour un locataire, ou le degré exact des compétences pour un salarié, sont des éléments difficilement observables. Il s’agit là d’éléments conduisant à des problèmes de sélection.
19En d’autres termes, le marché du logement locatif ne peut pas être considéré comme « compétitif », au sens où le libre jeu du marché n’est pas un gage d’efficacité. Les régulations sont nécessaires. Toutefois, mal conçues, elles peuvent être contre-productives, voire se retourner contre ceux qu’elle est censée protéger. On pourra à nouveau se référer à Friedman [2000] et son exemple de l’impact des législations garantissant la qualité d’un bien en location, qui conduisent les loyers à augmenter et pourraient in fine se retourner contre l’intérêt de certains locataires.
Le risque de contentieux
20Afin d’examiner, dans le cas du marché du logement, l’impact de ces régulations, imaginons des cas théoriques extrêmes. Tout d’abord, plaçons-nous dans la situation hypothétique dans laquelle un locataire ne pourrait jamais être expulsé, quel que soit son comportement. Par cela, on force de facto un propriétaire à loger gratuitement un locataire ne payant pas. Deux effets peuvent donc immédiatement être décrits, un effet distributif ou de transfert (qui gagne et qui perd dans un jeu à somme nulle ?) et un effet agrégé (le jeu est-il vraiment à somme nulle ou à somme négative ?). Le premier effet, distributif, est que les propriétaires vont sévèrement sélectionner leur locataires, et demander de lourdes cautions, inatteignables pour les plus démunis, et donc ne choisir que des locataires favorisés socialement ou en termes de revenus.
21Le second effet est un effet agrégé, car le jeu est en fait à somme négative : le contexte législatif et procédural implique une réduction de l’offre de logement locatif, qui va pénaliser tous les locataires en deux temps distincts. Dans le premier temps, de court terme, les propriétaires disposant d’un logement supplémentaire vont hésiter à le mettre en location, préférant le laisser vacant, l’occuper épisodiquement ou le réserver à leur famille proche. Dans un second temps, de moyen-long terme, l’investissement immobilier locatif devient risqué, conduisant l’offre de construction à se réduire.
22Une autre conséquence est que le rendement d’un bien immobilier est grevé des frais de gestions des éventuels recours – huissiers, avocat. Cela ne signifie pas que le bien immobilier n’est pas rentable : puisque des charges pèsent sur cet actif, il se raréfie. Cette raréfaction augmente les loyers et restaure le rendement net de l’actif immobilier. À noter que si le droit était simplifié, pour les propriétaires, le rendement net serait donc le même qu’avec avec un droit complexe. En revanche, ce sont les locataires de bonne foi qui paient le surcoût de la complexité du droit en termes de loyers, même si par ailleurs ils bénéficient en apparence de protections plus étendues [5].
Implications : efficacité vs équité
23On voit donc émerger un conflit entre l’efficacité du marché et l’inéquité ou l’inégalité qu’il engendre : réguler le contentieux pour protéger un locataire – en clair, le maintenir dans les lieux, en situation d’impayé suite à une perte d’emploi par exemple – est un transfert du propriétaire vers le locataire. Cela conduit cependant à réduire l’intérêt d’offrir un bail. Diminuer l’inégalité en agissant de façon à réduire l’efficacité du marché peut cependant être contre-productif vis-à-vis de l’objectif redistributif lui-même, par le jeu du marché et de son équilibre : comme on l’a vu dans le premier cas, rendre l’expulsion impossible se retourne contre les catégories a priori suspectes de défaut de paiement.
24Le principe théorique essentiel ici est que les raisons du contentieux locataire-propriétaire relèvent essentiellement d’une information privée, difficilement observable pour une tierce partie (et même parfois inobservable par le propriétaire) et qu’il faut du temps et des ressources pour intermédier entre les deux parties en conflit. Que ce temps soit considéré comme perdu par la partie de bonne foi est inévitable, mais ce temps n’est pas improductif s’il conduit à un jugement équitable. En jargon économique, on dira que dans un monde à asymétrie d’information, il est généralement impossible d’atteindre un optimum de premier rang : dans ce cas précis, l’optimum de premier rang est la rupture immédiate du contrat en cas de défaut de paiement pour mauvaise foi.
25En principe, on objectera que l’optimum de premier rang est atteint en interrompant le contrat de location dans tous les cas, quelles que soient la raison et la bonne ou mauvaise foi du locataire. Cette objection repose sur la négation de l’existence d’effets sociaux négatifs de l’expulsion de familles touchées par des difficultés financières. Au contraire, dans cet essai, nous partons du principe que ces effets existent, ou tout simplement que ces situations humainement dramatiques doivent être évitées dans la mesure du possible en raison des préférences pour les valeurs de solidarité de la société française. Tout notre exercice consiste à cerner les limites d’une solidarité aveugle ou mal conçue et donc désincitative et impliquant des effets pervers.
Quelques enseignements de la théorie
26Nous avons maintenant résumé les grandes lignes des divers effets incitatifs affectant les acteurs du marché du logement, nous pouvons maintenant aller une étape plus loin et résumer les enseignements d’une modélisation du marché du logement au moyen de quelques résultats. Le lecteur intéressé par les détails pourra se reporter à Wasmer [2005].
27La modélisation, très simple, repose sur l’idée suivante. Tout locataire est caractérisé par un risque de défaut de paiement de loyer. Ce risque peut être presque nul pour une famille dont la personne de référence a des revenus stables (fonctionnaire, cdi avec ancienneté), et plus élevé pour des familles dont les revenus sont plus précaires ou pour lesquelles le risque de chômage est plus élevé. Ce risque peut être affecté par d’autres éléments, tels que la possibilité d’un divorce, d’une maladie, etc. Par ailleurs, ce qui compte pour la détermination des comportements, ce n’est pas le tant le risque objectif que le risque subjectif : il correspond à la perception qu’en a le propriétaire. On verra d’ailleurs dans la partie empirique que ces deux notions peuvent différer : des biais systématiques de perception semblent exister en défaveur de certaines minorités [6].
Arbitrages loyers-qualité des locataires
28Plaçons-nous d’abord dans la phase de sélection des locataires. Le premier résultat, intuitif, est qu’un propriétaire rationnel est indifférent entre un risque plus faible de défaut de paiement et un loyer plus élevé : en d’autres termes, le propriétaire va vouloir des loyers plus élevés si sa perception du risque est plus grande : il s’agit en quelque sorte d’une prime de risque [7].
29Le deuxième résultat est également intuitif : un propriétaire rationnel est indifférent entre une procédure plus rapide de recouvrement de ses créances et de son logement (en clair, un départ d’un mauvais payeur le cas échéant dans une procédure d’expulsion) ou un loyer plus élevé. En d’autres termes, un propriétaire va vouloir des loyers plus élevés si les procédures sont plus longues et plus aléatoires en cas de défaut de paiement. Il s’agit à nouveau d’une prime de risque.
30Troisième résultat, qui est un peu plus subtil : ces deux derniers effets agissent complémentairement : le sur-loyer qu’un propriétaire va exiger pour accepter un locataire perçu comme plus risqué est d’autant plus important que les procédures de recouvrement et de récupération du logement sont longues et aléatoires.
31La conclusion partielle, à ce stade, est claire : ce qu’on peut qualifier de justice inefficace (procédures longues et aléatoires) conduit les propriétaires, toutes choses égales par ailleurs, à augmenter les loyers et préférer des locataires fiables. Le risque de prendre un locataire fragile économiquement est trop grand quand la justice du contentieux locataire-propriétaire est lente. Le corollaire, en anticipant un peu, est évident : une justice trop lente fait disparaître à terme le marché locatif pour les personnes les plus fragiles économiquement, mais aussi pour les locataires perçus de façon discriminatoire comme étant « à risque ».
L’émergence d’intermédiaires et des assurances-impayés
32Dans la discussion qui précède, nous avons simplement formalisé les effets les plus simples qui pouvaient affecter les décisions des propriétaires et leurs courbes d’indifférence entre loyer et qualité des locataires, dans un monde très simplifié où les propriétaires supportent le risque de défaut et réalisent eux-mêmes la sélection des locataires. Ce monde correspond du reste à ce qu’on observerait dans une situation idéalisée dans laquelle les procédures de recouvrement et d’expulsion serait infiniment rapide – rappelons cependant les réserves éthiques émises plus haut sur l’intérêt d’une telle rapidité.
33Dans un monde où les procédures sont plus longues, divers instruments sont en mesure d’émerger. D’une part, les propriétaires peuvent sélectionner leurs locataires. On l’a déjà dit précédemment, dans ce cas, des procédures de contentieux lentes conduisent à une stratégie de sélection plus dure. Cela conduit à la diminution de l’offre de logement locatif pour les plus défavorisés et favorise les plus favorisés a contrario puisque, pour ainsi dire, les propriétaires « se jettent sur eux ».
34D’autre part, si certains propriétaires, en particulier les petits propriétaires, n’aiment pas cette idée de devoir sélectionner des locataires – car les critères de sélection peuvent inclure des éléments éthiques contestables, basés sur la catégorie socio-professionnelle, la taille du ménage, le risque de chômage, la couleur de peau ou la nationalité –, la tentation est grande d’externaliser le processus de sélection auprès d’une agence de gestion de bien. C’est cette agence qui, moyennant des frais importants – deux mois de loyer partagés dans la pratique entre le locataire et le propriétaire – va réaliser l’appariement. Un instant de réflexion suggère que ce prix élevé de transaction – 1 200 euros pour un logement de deux pièces dans une ville moyenne – correspond en grande partie au prix de la sélection des locataires en raison des conséquences d’un mauvais choix : ces conséquences sont d’autant plus grandes qu’une erreur dans la sélection du locataire, par le jeu de la lenteur des procédures, peut se révéler désastreux, et le propriétaire est prêt à payer un prix élevé pour diminuer ce risque. On objectera que le locataire paie généralement la moitié de ce prix d’agence, ce qui est non seulement vrai mais encore sous-estime sa contribution : en réalité, il supporte l’intégralité de ce coût à l’équilibre, par le même argument que celui évoqué plus haut : les actifs immobiliers étant en concurrence avec les actifs financier, tout surcoût se répercute à long terme sur les locataires.
35On peut tenter de calibrer la modélisation sous-jacente pour obtenir quelques éléments quantitatifs. Ainsi, nos résultats indiquent que, lorsque la durée qui s’écoule entre un défaut de paiement et le recouvrement du logement par le propriétaire est de un trimestre (procédures rapides), la valeur d’actif de ce logement est 8 % plus élevée que quand cette durée est de un an (procédures lentes), et 16 % plus élevée quand cette durée est de deux ans (procédure très lentes). Ces chiffres donnent la mesure de l’intérêt de l’émergence d’un marché de l’assurance locative en cas d’impayés et correspondent d’assez près au coût de la gestion par une agence immobilière, de l’ordre de 7,5 % du montant des loyers, assurance comprise.
36De plus, lorsque les procédures sont rapides (un trimestre), la meilleure stratégie du propriétaire est d’accepter tous les locataires, quel que soit le risque perçu de défaut de paiement. Lorsqu’elles sont lentes (un an), la meilleure stratégie est de sélectionner les locataires directement et cela amène à un rejet de 25 % des applications considérées comme trop risquées. Enfin, lorsqu’elles sont très lentes, les propriétaires devraient rejeter 40 % des applications et préfèrent donc passer par une agence qui va sélectionner à leur place, quitte à abandonner une fraction non négligeable du revenu généré par l’actif immobilier : c’est le prix de la tranquillité.
37Cette théorie simple rend compte de beaucoup de faits intuitifs, l’un d’eux étant que dans les pays à procédure de contentieux rapide (les pays anglo-saxons notamment), il n’existe pas d’intermédiaires comme par exemple les agences immobilières pour le logement locatif : tout se passe de gré à gré entre locataire et propriétaire, ce qui diminue énormément les coûts de transaction et améliore d’autant la fluidité du marché. C’est par exemple la situation au Québec.
Les effets de long terme
38Dans le long terme, dans la mesure où la lenteur des procédures de contentieux entraîne, quelle que soit la stratégie des propriétaires – acceptation du premier postulant, sélection par le propriétaire, recours à une agence – un surcoût financier et un risque, l’offre de logement locatif va être restreinte : comme déjà indiqué, il n’est pas nécessaire d’attendre le long terme pour cela : dans le court terme, des propriétaires peuvent décider de laisser leur logement vacant de façon permanente. Ils peuvent aussi, en pratiquant une sélection plus sévère, augmenter statistiquement la durée des vacances et donc réduire le stock de logement occupés, à nombre total d’habitation fixe. Enfin, dans le long terme où l’offre de nouveaux logements est déterminée par des arbitrages entre coûts et profitabilité, des procédures de contentieux locatif trop complexes découragent l’investissement immobilier.
Conclusion
39Le droit du logement et les procédures associées interfèrent avec le marché immobilier. Cela n’affecte en rien les rendements nets des actifs immobiliers pour les propriétaires : dès lors que les investissements dans l’immobilier diminuent, les loyers augmentent : au total, le rendement net d’un actif immobilier n’a aucune raison d’être inférieur au rendement moyen d’un actif mobilier ou de n’importe quel placement. Simplement, le risque et le coût des procédures de contentieux sont transférés, dans une économie de marché, aux locataires. Qui plus est, ainsi qu’on l’a vu, ce transfert n’est pas homogène : il porte principalement sur les locataires aux moyens les plus faibles ou les plus susceptibles d’être désignés comme étant « à risque ».
Éléments de théorie : aléa moral [8]
40On se focalisera ici uniquement sur l’aléa moral concernant le locataire, et en particulier sa propension à payer le loyer. On peut imaginer que l’aléa moral concerne également le propriétaire, par exemple sur sa propension à répondre aux demandes du locataire et à ses propres obligations. En pratique, la plupart des contentieux locatifs se rapportent au premier type de problème. Par ailleurs, ce problème n’est pas du tout négligeable quantitativement puisque selon l’enquête du panel européen, en France, 3,5 % des ménages déclarent avoir eu depuis octobre dernier une difficulté à payer le loyer une fois, et 7,14 % déclarent avoir eu un problème à payer à plusieurs reprises. Même si, in fine, peu de baux donnent lieu à contentieux (de l’ordre de 2 %), les impayés et la menace qu’ils font payer sont quantitativement bien réels.
41En première approche, le problème d’aléa moral peut se modéliser comme suit. Un locataire doit payer un loyer forfaitaire R chaque mois. Il perçoit un revenu chaque mois I, et fait face à d’autres charges (edf, gaz, remboursements d’emprunt) qui sont notées H, et il consomme un montant C qui doit être supérieur à un minimum vital C0. Il est également dans l’incapacité d’emprunter pour faire face aux échéances. Sa contrainte de budget au cas où il choisira d’honorer toutes ses charges est donc :
43Lorsque le revenu, qui suit un processus stochastique de moyenne ? et de variance V2, est tel que
45alors le locataire va faire défaut sur ses charges ou sur son loyer.
46Nous avons la proposition suivante :
47Proposition 1.?Si le coût du défaut de payer le loyer est faible (e.g. maintien dans les lieux pendant plusieurs mois) par rapport au coût de défaut des autres charges H (interdit bancaire, puissance réduite d’électricité, coupure d’eau), le choix naturel est de faire défaut sur le paiement du loyer.
48Nous pourrions rendre cette proposition plus explicite en modélisant les coûts de défaut dans les deux cas. Nous constaterions que le défaut peut être double (sur R et sur H) ou simple (sur R) ou enfin inexistant. Pour ce qui suit, et pour simplifier la discussion, nous restreignons ce qui suit au cas où le double défaut ne se produit jamais, ce qui revient à faire l’hypothèse non explicitée que le coût du défaut sur H est arbitrairement grand et que le revenu I possède une borne inférieure supérieure à .
49Plaçons-nous donc dans cette hypothèse où, dans le cas où la contrainte de budget devient contraignante, le coût supporté par le locataire est faible et s’écrit où ? est un indice du caractère protecteur de la législation, avec .
50On peut aller une étape plus loin. Supposons que le locataire puisse réaliser un effort e pour maintenir la quantité à un niveau de faible risque. Cela peut s’interpréter comme soit un effort au travail pour éviter d’être soumis à licenciement ou un effort pour résister à la tentation du surendettement. Quel est l’effort optimal dans ce contexte ?
51Pour simplifier l’analyse, postulons que la relation entre l’effort et les charges soit linéaire :
53et que la consommation soit une fonction croissante de H, . Afin d’alléger l’écriture, posons également . Cette quantité a est la moyenne du revenu net du loyer, des charges et de la consommation et s’interprète comme l’espérance d’épargne nette.
54Soit le coût de cet effort, croissant convexe. Soit ? un terme aléatoire affectant le revenu qui suit une loi de densité cumulée , et l’effort affectant négativement les dépenses grevant le budget du ménage. Le programme visant à maximiser l’utilité espérée du ménage s’écrira :
56sous les contraintes :
57où le premier terme de l’expression à maximiser représente la situation de défaut sur le loyer ; le second terme l’absence de défaut. est la probabilité de défaut. Ce programme détermine de façon conjointe le niveau de consommation C et des charges H.
58La condition de premier ordre reflétant une solution intérieure sera, en remplaçant e par :
60qui s’interprète très facilement : le terme représente le fait qu’une unité de charges en plus génère un incrément de consommation. Qui plus est, l’individu doit limiter son envie d’augmenter ses charges, cette envie lui coûte également marginalement . Ce terme Q est introduit dans ce modèle pour capturer l’idée que la situation de défaut sur le loyer peut répondre de façon temporaire à une série de sollicitations conduisant à un sur-endettement – l’achat coup de cœur.
61Ces deux termes positifs doivent être égaux à l’impact d’une augmentation des charges sur le risque de défaut sur le loyer multiplié par le coût de ce défaut. En réécrivant cette équation et en utilisant le lien linéaire entre C et H, on obtient :
63Le sens de variation de H par rapport à ? n’est pas uniforme dans le cas général, et dépend de la fonction de densité f, qui peut générer des effets non intuitifs à proximité des points d’inflexion de la cumulée. Mais si nous nous restreignons aux cas où f est uniforme ou décroissante (comme dans le cas d’une densité exponentielle), nous avons immédiatement le résultat suivant :
64Proposition 2.?Sous la condition suffisante que f est non croissante, un durcissement de la législation sur les conséquences du défaut de paiement des loyers (augmentation de ?) augmentera l’effort du ménage pour payer le loyer et, en conséquence, diminuera le taux de défaut.
65On peut enrichir à volonté ce modèle, en introduisant la notion de bonne et de mauvaise foi, par exemple : le juge est en principe amené à moduler les conséquences du défaut de paiement en fonction du dossier qui lui est présenté. Une façon de prendre ceci en compte serait de modifier le modèle dans le sens suivant : les conséquences d’un défaut de paiement seraient une fonction où un effort de modération des dépenses du ménage e diminuerait le coût ?.
66La condition de premier ordre devient donc :
68Cela reviendrait, dans le programme du ménage, à ajouter un terme supplémentaire dans la condition de premier ordre qui tendrait à renforcer les efforts de modération (équivalent d’un effet de prix), avec un effet total ambigu, compte tenu d’un effet de revenu (baisse du coût du défaut).
70Comparé à la formule précédente et compte tenu de ce que , tout se passe comme si le terme supplémentaire augmentait le coût effectif de la procédure d’impayé pour le locataire.
71Proposition 3. Le fait qu’un examen de la bonne foi diminue le coût de l’impayé renforce l’effort à payer régulièrement le loyer. Cet effet est d’autant plus fort que la probabilité de défaut est élevée.
72Ce résultat est assez général, mais n’était pas évident a priori : on pouvait penser qu’en diminuant le coût de l’impayé pour le particulier, le juge renforce les effets d’alea moral. Ici, ce mécanisme ne se produit pas car l’effort du locataire est parfaitement observé.
73On peut imaginer un modèle plus complexe ou le fait que le juge puisse se tromper sur le niveau d’effort renforce en revanche la propension à réaliser un impayé.
74Enfin, on peut imaginer boucler le modèle en équilibre général, et tenter d’introduire l’offre de logement locatif, dont on peut penser qu’elle dépendra négativement du taux de défaut des locataires et de l’indulgence du système pour l’impayé.
75Ces deux pistes de réflexion nous entraîneraient trop loin dans l’analyse, alors que le rôle de ce texte est d’illustrer l’intérêt que les économistes peuvent trouver dans l’analyse de la législation du marché du logement.
Pistes de recherche et conclusions
76Ces différents mécanismes peuvent et doivent être testés sur des données individuelles, ce que Kramarz et Wasmer [2007] sont en train de faire. Cela compléterait des travaux réalisés par exemple par Casas-Arce et Saiz [2006] qui montrent que la durée des procédures d’éviction des locataires, en coupe transversale de pays, tend à diminuer la taille du secteur locatif privé, après avoir tenté de contrôler pour les biais d’endogénéité. Pour cela, Casas-Arce et Saiz utilisent, comme instruments, l’origine légale (droit civil de tradition française, germanique ou Common Law) et se basent sur l’étude de Djankov et al. [2003] pour les durées de procédure.
77Il est intéressant de remarquer, au sujet de cette étude de Djankov et al., qu’elle a été comprise par de nombreux auteurs comme une critique du droit civil français, dominé en l’espèce par la Common Law qui serait plus souple et plus réactive. On peut fortement nuancer ce constat, et, en la matière, l’exemple du logement est emblématique d’une espèce de quiproquo. Si en effet la durée des procédures de contentieux du logement est longue en France, et si en effet cette durée est une source d’inefficacité en ce qu’elle renforce les problèmes d’aléa moral, de sélection et de discrimination comme expliqué ci-dessus, il n’y a pas grand-chose dans ces durées qui puisse être attribué à l’origine du droit. Les deux sources de délais dans la procédure sont, d’une part, la trêve hivernale, imposée par la législation (art. L-613-3 du Code de construction et de l’habitation) et, d’autre part, la mauvaise exécution des décisions de justice, qui représentent, à elle seule, 60 % de la durée – une partie de cette durée provenant bien sûr de la trêve elle-même, mais l’autre partie provenant du manque d’incitation des forces de l’ordre à exécuter les décisions d’expulsion, l’autre partie provenant de ce que la législation impose la saisine d’organismes sociaux et des enquêtes sociales qui retardent la procédure.
78Enfin, dans la procédure, des délais sont accordés à chaque étape entre les divers commandements et leur exécution. Par exemple, après un commandement à payer, tout locataire dispose d’un délai de deux mois pour régler sa dette, quel que soit l’état de ses finances. De même, après un commandement à quitter les lieux, le locataire dispose d’un délai de deux mois pour le faire ou saisir un juge de l’exécution dont la fonction est d’accorder un délai.
79Ces « frictions » dans la procédure ne sont pas en soi le fait du Code civil, mais bien de législation et de règlements qui se sont empilés à chaque législature, et rien n’indique que l’origine de la loi (française, germanique ou common law) soit responsable de la durée des procédures. En la matière, il s’agit plutôt de l’attitude du législateur et de la société vis-à-vis de l’importance relative accordée à deux principes, celui du respect de la propriété privée (et donc du contrat qui lie un locataire à son bailleur) par rapport au droit au logement en situation d’impayé [9].
La procédure d’expulsion en 13 étapes [10]
1 – L’impayé de loyer
80C’est le point de départ de la procédure d’expulsion.
81On considère qu’il y a un impayé de loyer dès :
- le non-paiement d’un loyer dans les logements du secteur privé,
- et au bout de trois loyers successifs non payés dans les logements sociaux (ex : hlm).
- du simple courrier de rappel au commandement de payer.
82Cette démarche risque d’être appréciée par le juge s’il y a demande d’expulsion.
2 – La saisine des instances administratives
83Dès la constitution d’un impayé de loyer, le bailleur social (ophlm, sa d’hlm, etc.) doit saisir, dans un délai de trois mois avant l’assignation (convocation devant le tribunal), la section départementale des Aides publiques au logement (sdapl) ou la Caisse d’allocations familiales. Si cette démarche n’est pas faite, le tribunal peut refuser de juger un locataire non payeur.
3 – Le commandement de payer
84Si le bail prévoit la résiliation automatique de la location en cas de non-paiement du loyer (clause résolutoire), un commandement de payer sera adressé au locataire par acte d’huissier (l’huissier se déplace pour vous remettre ce commandement en main propre et, si vous êtes absent, il le dépose à la mairie et vous en avertit au moyen d’un acte déposé dans votre boîte aux lettres).
85Le locataire disposera alors d’un délai de deux mois pour régler sa dette avant le début de la procédure judiciaire. Pour connaître les dispositifs d’aide (Fonds de solidarité logement, Commission de surendettement, Caisse d’allocations familiales…), contactez les services sociaux, la préfecture, la Confédération générale du logement des Hauts-de-Seine (cgl 92).
4 – Le propriétaire saisit le juge
86L’assignation est un acte d’huissier qui informe le locataire qu’une demande d’expulsion a été transmise au tribunal (l’huissier se déplace chez le locataire et lui remet le document. S’il n’y a personne, il porte ce document à la mairie et laisse un acte dans la boîte aux lettres du locataire pour vous avertir de son passage). Elle l’invite à se présenter au tribunal. L’audience a lieu au moins deux mois plus tard.
5 – L’information du préfet
87Une copie de l’assignation doit être adressée au préfet pour toute demande d’expulsion (cette obligation a été étendue, par la loi du 13 décembre 2000, à tous les baux d’habitation). Dès qu’il la reçoit, le préfet demande aux services sociaux de réaliser une enquête sociale (origine de la demande, causes de l’impayé, aides susceptibles d’être mobilisées). Celle-ci est faite par un travailleur social. Les principaux éléments de cette enquête sont transmis au juge (circulaire du 9 février 1999).
6 – L’audience
88C’est le moment où le locataire et le bailleur (ou leur représentant) se présentent au tribunal, devant le juge. La présence du locataire à l’audience est essentielle. Le juge écoute les arguments du bailleur et du locataire qui peut proposer un échéancier de règlement de sa dette. Cette proposition peut éviter une expulsion (attention : il faudra ensuite respecter scrupuleusement l’échéancier).
7 – Le jugement
89C’est la décision que prend la juge. Après avoir entendu les arguments du bailleur et du locataire, il tranche. Le plus souvent il le fait dans son bureau avec les notes qu’il a prises et les écrits transmis par les deux parties. Cette décision est motivée et écrite. C’est ce qu’on appelle « la grosse ». Ce document est rédigé par le greffier (sur les instructions du juge) et envoyé au bailleur et au locataire ou à leur avocat s’ils en ont un (très souvent les personnes appellent ce document « le jugement »).
90Le juge peut suspendre les effets de la clause résolutoire et accorder au locataire des délais pour s’acquitter de sa dette. La procédure est alors arrêtée et le bail maintenu. Il peut également refuser d’accorder des délais de paiement, résilier le bail et ordonner l’expulsion.
8 – La transmission du jugement
91Pour que le jugement puisse être « exécuté », il faut que le « gagnant » informe officiellement le perdant de la décision du juge : c’est ce qu’on appelle la signification du jugement. Le jugement est donc signifié au locataire par voie d’huissier. Le locataire dispose d’un délai d’un mois pour faire appel et contester la décision.
92Attention.?L’appel ne suspend pas la procédure si le jugement comporte l’« exécution provisoire » (quasi systématique dans les décisions d’expulsion). Cette dernière neutralise l’arrêt de la procédure, effet normal de l’appel. La longueur des procédures est telle qu’il est fréquent de voir une cour d’appel rejuger une affaire, alors que la décision du premier tribunal (l’expulsion par exemple) a déjà été exécutée.
9 – Le commandement de quitter les lieux
93Si le jugement refuse tout délai, l’huissier apporte alors au locataire un « commandement de quitter les lieux » (même procédure que pour le commandement de payer ou l’assignation). Ce commandement accorde deux mois pour quitter le logement et saisir le juge de l’exécution (c’est un autre juge. Son rôle est d’accorder éventuellement un délai supplémentaire). Ce juge peut (s’il est saisi) accorder un délai de grâce de trois mois à trois ans si les conséquences pour la famille sont très dures, pour lui permettre de trouver un relogement.
10 – À l’issue du commandement de quitter les lieux
94Au-delà du délai de deux mois, l’huissier se présente au logement pour demander au locataire de quitter le logement (dans le cas où le locataire n’aurait pas réussi à avoir des délais). Si l’occupant s’oppose à l’expulsion, l’huissier dressera un procès verbal de difficultés. Le bailleur doit alors demander à la préfecture l’autorisation d’utiliser la force publique pour réaliser l’expulsion.
11 – La demande du concours de la force publique
95Le préfet a un délai de deux mois pour répondre. Il adresse, à un travailleur social de secteur, une demande d’enquête sociale, ainsi qu’un rapport au commissaire de police du secteur. Celui-ci convoque le locataire et, généralement, l’incite à partir de lui-même. Après l’entretien, il transmet un rapport à la préfecture qui complète l’enquête adressée par le travailleur social.
12 – La décision du préfet
96Au vu de ces documents, le préfet peut, soit refuser le recours à la force publique (l’occupant reste dans les lieux), soit accepter le concours. Dans ce dernier cas, le locataire sera expulsé par l’huissier en présence du commissaire et d’un serrurier. Un procès verbal d’expulsion est remis au locataire (ou déposé en mairie s’il est absent), il fixe une date d’audience devant le juge de l’exécution.
97Dans le cas où le préfet refuse d’expulser de force un locataire, le bailleur constate que l’État ne respecte pas la loi et se retourne alors contre lui, en demandant des indemnités compensatrices.
13 – Après l’expulsion
98Le locataire dispose d’un délai d’un mois pour récupérer les affaires laissées dans le logement. Ils ne peuvent être transportés sans son accord dans un autre lieu. À l’issue de ce délai, le juge de l’exécution, après avoir entendu le locataire et le bailleur, décide du sort des biens restés dans le logement (délai supplémentaire ou abandon des meubles). Une précision importante : le procès verbal doit comporter une liste précise des meubles laissés dans le logement.
Références bibliographiques
- Bertrand M. et Mullainathan S. [2004], « Are Emily and Greg More Employable than Lakisha and Jamal? A Field Experiment on Labor Market Discrimination », The American Economic Review, Septembre.
- Djankov Simeon, La Porta Rafael, Lopez-de-Silanes Florencio et Shleifer Andrei [2003], « Courts », Quarterly Journal of Economics, 118 (2), p. 453-517.
- Friedman David D. [2000], Law’s Order: What economics has to do with law and why it matters, Princeton University Press.
- Fujita Masahisa [1989], Urban Economic Theory: and Use and City Size, Cambridge University Press.
- Kramarz Francis et Wasmer Étienne [2007], « Imperfections in rental housing markets: theory and a test using French court data », Mimeo, iep Paris.
- Lemy Pierrine [2003], « Discrimination sur le marché de l’emploi : théorie et application empirique », mémoire de fin d’étude (2e licence en sciences économiques), Université libre de Bruxelles.
- Polinsky A. Mitchell et Shavell Steven [2000], « The Economic Theory of Public Enforcement of Law », Journal of Economic Literature, 38 (1), mars, p. 45-76.
- Wasmer Étienne [2005], Housing Regulation, Statistical Discrimination, and the Recourse to Agencies, prepared for the invited session Interactions Between Urban Housing and Labor Markets at the 2005 meeting of the American Economic Association, organized by David Neumark.
Notes
-
[*]
SciencesPo Paris, ofce
Ce texte développe la partie théorique du cahier n° 27 d’En Temps Réel : « Pour une réforme radicale du droit du logement : une analyse économique » qui était centrée sur la sélection adverse sur le marché du logement. On lui adjoint une partie sur l’aléa moral. -
[1]
Cette moyenne élevée pour l’échantillon des 109 pays provient de l’asymétrie de la distribution des durées : beaucoup de pays ont des durées de procédures très élevées, notamment la Pologne, la Slovénie ou le Liban pour lesquels les juristes interrogés ont reporté une durée légale de procédure autour de 1 000 jours.
-
[2]
On pourra utilement consulter la synthèse de Polinsky et Shavell [2000] qui posent la question du degré optimal de privatisation de la justice. Dans leur logique, l’intérêt de ne pas privatiser la justice tient aux économies d’échelle qui peuvent nécessiter un monopole naturel. Ici, nous voyons surtout l’aspect éthique du problème, qui s’écarte de la simple logique économique : peut-on laisser à un particulier le recours à la violence d’une expulsion si celle-ci s’avère nécessaire pour régler un problème de contentieux ?
-
[3]
Cela suggère d’ailleurs que les gains à s’intéresser plus au droit du logement pour les économistes sont importants.
-
[4]
Voir notamment Wasmer [2005] pour une exposition formalisée de l’adaptation des théories du marché du travail au marché du logement locatif.
-
[5]
Cet argument peut se voir de la façon suivante : les surcoûts éventuels liés à la procédure (frais d’huissiers, d’avocats) en cas d’impayé sont internalisés dans les décisions de mettre en location : le loyer espéré net est une combinaison du loyer effectivement payé pondéré par la probabilité qu’il soit versé, et les négatifs des frais et du temps perdu pondéré par la probabilité de défaut. Ce loyer net espéré doit générer un rendement équivalent à celui de tous les autres actifs financiers, dans une situation d’équilibre. Le loyer brut est donc d’autant plus élevé que les frais et le taux de défaut sont élevés.
-
[6]
Notons que par propriétaire on entend ici un acteur du marché immobilier qui dispose d’une unité de logement et qui la met en location, et non pas un ménage propriétaire du logement qu’il occupe. En ce sens, et suivant la tradition de la littérature, on parle de propriétaire absent – absentee landlord.
-
[7]
Cuff et Marceau [2006] ont ainsi retrouvé des effets à la Rotschild-Stiglitz de rationnement du marché du logement : au-delà d’un certain stade de risque, des loyers trop élevés conduisent mécaniquement au défaut de paiement. Anticipant cela, les propriétaires préfèrent ne plus mettre de bien en location et l’accès au logement disparaît pour une fraction des agents.
-
[8]
Cette partie est basée sur des discussions avec Francis Kramarz et fait l’objet d’une recherche empirique en cours de réalisation.
-
[9]
Ces deux principes n’ont d’ailleurs pas vocation à s’opposer : dans le cas français, cette opposition est plutôt le fruit d’une dérive du système qui préfère se reposer sur les propriétaires pour assurer le logement des plus défavorisés, de façon contre-productive on l’a vu.
-
[10]
http:// www. cgl92. com spécifie 13 étapes.