Notes
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[*]
École normale supérieure de Paris.
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[**]
ensae/crest-insee.
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[1]
Jean Pierre Hassoun, « Les relations marchandes, l’argent et les marchés. La fin du Grand Partage et autres frontières ? », Éthologie française, 35, 2005, p. 103-107.
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[2]
Laure Turner, Jacques Mairesse, « Mesure de l’intensité de collaboration dans la recherche scientifique et évaluation du rôle de la distance géographique », Revue d’économie politique, 114 (2), mars-avril 2004.
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[1]
Mais, ce peut être le cas également, on le sait bien, pour les analyses des économistes entre eux et pour celles des sociologues entre eux !
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[1]
Zvi Griliches « Economic Data Issues », dans Z. Griliches et M. Intriligator (eds), Handbook of Econometrics, Vol. III, Elsevier Science Publishers B.V., 1986.
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[1]
Agnès Gramain, Florence Weber, « Ethnographie et économétrie : pour une coopération empirique », Genèses, 44, septembre 2001, p. 127-144.
1 1986, 2004 : deux expériences de confrontation disciplinaire. Dans les deux cas, un même fil directeur : des thèmes sont retenus ; chacun d’entre eux fait l’objet de deux exposés, l’un mené par un(e) économiste, l’autre par un(e) sociologue. Des discutants les commentent. Au cours des vingt années ou presque qui séparent ces deux expériences, le paysage de l’interdisciplinarité s’est-il modifié ? Les deux disciplines se sont-elles rapprochées, éloignées ? En quoi ? Comment ?
Deux confrontations comparables et fructueuses
2 Avant de dégager quelques grandes tendances d’évolution, il convient de préciser que les conditions de la seconde expérience ne diffèrent que légèrement de celles de la première, mais que ces différences peuvent être considérées comme des symptômes pertinents des changements intervenus. Organisés l’un comme l’autre sur deux jours, le premier colloque avait retenu quatre thèmes (huit contributions), le second en affiche sept (douze contributions). Le cru 1984 s’était cantonné à des sujets classiques que des formulations nuancées permettaient de décliner dans les deux langues : sociologie de la consommation et économie des goûts, équité et inégalités dans l’éducation, entreprise et famille, données de panels et méthodes statistiques. Dépouillés de toute ornementation disciplinaire, les thèmes de 2004 désignent à l’état brut des réalités sociales beaucoup plus diversifiées, dans un langage naturel : nouvelles conditions de travail, délinquance, école, comportements face au risque, immigration, dépendance. Le thème gender studies se référant à un champ d’études fait écho à la question des méthodes statistiques. Deux femmes parmi les seize participants de 1986, dix parmi les vingt-huit acteurs de 2004. L’âge moyen des intervenants semble également avoir baissé.
3 L’expérience de 1986 avait délibérément choisi des chercheurs très typiques de leur propre discipline et privilégié les distances entre les personnes. Entre le sociologue de terrain, Claude Grignon, et le professeur et modélisateur, Louis Levy Garboua, les zones de contact étaient minces et les distances professionnelles fortes. Il en va autrement en 2004 où Philippe Askenazy et Michel Gollac, pour les conditions de travail, Dominique Goux, Éric Maurin et Louis-André Vallet, sur la question de l’école, sont des chercheurs qui se connaissent bien, ont l’habitude de travailler ou de « polémiquer » ensemble depuis de longues années sur leurs mêmes sujets, à partir des mêmes données.
4 Ces modifications même légères dans les conditions des deux confrontations reflètent sans conteste une multiplication et une banalisation des relations entre les deux disciplines sur les années récentes : plus nombreux, plus jeunes, moins masculins, couvrant un spectre plus étendu de la réalité sociale, les nouveaux venus abordent les questions sans trop s’encombrer de précautions oratoires ou de signes d’appartenance disciplinaire.
5 De fait, pour originale qu’elle soit, la confrontation des deux disciplines n’est plus aujourd’hui un cas isolé. Au cours des dix dernières années, pas moins de quinze numéros spéciaux de revues françaises ont traité des relations entre économie et sciences sociales. « S’agit-il, se demande Jean-Pierre Hassoun qui en fait une analyse, d’un retour au programme initial de ces disciplines qui, au temps de leurs fondateurs, ne distinguaient pas l’économique du social et, de manière plus générale, n’avaient pas de façon rigide des lignes de partage entre les champs de l’activité humaine ? [1] » Il n’en est rien. Ces indices d’une banalisation des relations entre les deux disciplines doivent être fortement relativisés. La curiosité manifestée par économistes ou sociologues pour la discipline de l’autre demeure circonscrite à une fraction très restreinte d’entre eux. Aujourd’hui comme hier, la très grande majorité des économistes, la très grande majorité des sociologues situent l’essentiel de leur activité au cœur de leur propre champ disciplinaire, très loin de ces frontières qu’ont parcourues ou traversées nos pionniers de 1986 et 2004. Surtout, lorsque la confrontation se produit, il reste rare qu’elle sache éviter de donner lieu à une interdisciplinarité molle, et qu’elle affirme sans équivoque les principes scientifiques internes à chaque discipline et respecte rigoureusement leurs paradigmes propres. C’est là une exigence forte mais cruciale qui a présidé à la présente expérience de confrontation comme à celle d’il y a vingt ans. Ce qui se passe aux frontières des champs disciplinaires est à cette condition fort significatif, les mouvements observés dans ces zones de confins anticipant l’évolution réelle des disciplines.
6 Il n’est sans doute pas étonnant par ailleurs que la présente expérience ait été conçue à Malakoff et se soit déroulée à Jourdan : l’insee et le crest à Malakoff d’un côté, l’ens et son département de sciences sociales à Jourdan de l’autre sont deux lieux très rares en France où sociologues et économistes coexistent, peuvent partager des séminaires, des bibliothèques, et autres lieux d’études ou de convivialité, et soient conduits à se confronter et au-delà à coopérer. Interconnaissance et fréquentation quotidiennes sur un même lieu de travail sont les meilleurs ferments d’une coopération scientifique réelle. Une étude récente réalisée sur le monde des physiciens a confirmé que la proximité immédiate, à l’intérieur même d’une institution commune (cnrs), était un facteur déterminant de la coopération entre chercheurs [2]. Il n’en va pas autrement dans les relations entre sociologues et économistes.
Un rapprochement indéniable
7 En vingt ans, les disciplines se sont très significativement rapprochées. Certaines oppositions se sont atténuées, d’autres ont même presque disparu. Les sociologues tolèrent de mieux en mieux les incursions des économistes sur leurs propres terrains. Ils reconnaissent de plus en plus souvent l’intérêt d’une approche économique des faits sociaux dans les domaines de la délinquance, de l’école, de la dépendance, en particulier. La même réalité se trouve ainsi éclairée de plusieurs points de vue. Longtemps, les sociologues se sont distingués des économistes par le soin qu’ils apportaient à la construction et à la collecte de données, les économistes se contentant souvent d’exploiter et de traiter des fichiers constitués par d’autres et généralement à d’autres fins. Il n’en va plus complètement ainsi. Les sociologues se sont longtemps caractérisés par l’usage de méthodes statistiques beaucoup plus « frustes » que celles des économistes. Les communications présentées montrent que cette différence est bien moins générale et profonde aujourd’hui.
Néanmoins, des attitudes et des approches encore très différentes sinon opposées…
8 En deçà, ou en dépit, des rapprochements qu’elles manifestent indéniablement, les études présentées, de même que les commentaires associés (et de façon souvent plus frappante car moins élaborée, certaines questions et réflexions au cours des discussions lors des deux journées du colloque), montrent qu’économistes et sociologues continuent à appartenir à deux (grandes) contrées qui, même dans les zones frontalières, celles où les proximités sont les plus fortes et les échanges les plus intenses, restent assez fortement étrangères l’une à l’autre. Ne parlant pas vraiment le même langage, ils ne partagent qu’assez peu les mêmes idées et points de vue. Leurs critères de rigueur et de qualité scientifiques ne se recouvrent qu’imparfaitement, et ils se conforment à des pratiques de recherche assez éloignées et à des usages discursifs et rhétoriques bien typés. Au final, les interprétations, conclusions et éventuelles recommandations, qu’économistes et sociologues tirent de leurs analyses, sont fréquemment sans grand rapport les unes avec les autres. Elles peuvent même être assez contradictoires, y compris dans les cas (relativement rares) où ils mettent en œuvre des méthodes similaires avec des problématiques proches, sur des corpus de données communs [1]. Ces différences et oppositions, tout comme les convergences qu’elles risquent de masquer, peuvent peu ou prou s’agencer autour des notions de données, de méthodes et de modèles, pour utiliser un vocabulaire plus habituel chez les économistes que chez les sociologues.
… en matière de données…
9 Le phénomène sans aucun doute le plus marquant, et peut-être le plus important, d’un numéro spécial à l’autre de la Revue économique, est le progrès réalisé en matière de « données ». Comme l’atteste la comparaison, même rapide, des contributions publiées dans ces deux numéros, ce progrès, à l’évidence quantitatif, concerne également la diversité et la qualité de l’information mobilisée dans les études. Les grandes bases de données, disponibles au niveau « micro » le plus détaillé des enquêtes, celui des individus, des ménages, des entreprises et autres collectifs de travail, ayant souvent une couverture nationale mais parfois aussi européenne ou internationale, sont maintenant nombreuses. Les échantillons de panels notamment ne sont plus rares. C’est à un changement d’échelle et quasiment de nature que l’on assiste en une vingtaine d’années. Le développement extraordinaire de l’informatique en est évidemment le facteur principal, mais les évolutions propres aux deux disciplines ont également joué un grand rôle. De plus en plus, d’ailleurs, économistes et sociologues partagent les mêmes grandes bases de données. Évolution plus significative encore : il est de plus en plus fréquent que les économistes considèrent que la critique des données est partie intégrante et souvent cruciale de leur réflexion, voire même qu’ils participent effectivement à leur production, « problématisant » ainsi la phase d’observation des faits et rejoignant une démarche beaucoup plus habituelle chez les sociologues.
10 Il n’en reste pas moins que, d’une manière typique, les économistes, dans la pratique de la recherche, et plus encore dans la (re)présentation qu’ils en donnent, considèrent – ou font comme si – les étapes relatives à la constitution des données, à la modélisation (conceptualisation et théorisation), et à la mise en œuvre des méthodes, étaient des étapes assez bien séparées ; alors que pour les sociologues ces étapes sont souvent fort intriquées ou même conçues comme inséparables. De surcroît, les sociologues demandent souvent aux enquêtes de les éclairer sur les représentations que les acteurs ont de leurs propres comportements, alors que les économistes leur demandent pour l’essentiel d’apporter des informations sur les comportements effectifs des acteurs, à partir desquelles ils espèrent inférer quelles sont leurs motivations « objectives ».
11 Assez paradoxalement cependant, dans une situation où les enquêtes et statistiques n’ont jamais été aussi nombreuses et riches, une majorité de chercheurs des deux disciplines s’accordent pour continuer à se plaindre de leur insuffisance. Lorsque les résultats de leurs travaux ne sont guère satisfaisants, ils blâment aisément, avec de moins en moins de justifications, le manque ou la médiocrité des données…, et certains, sociologues ou économistes, d’adhérer ainsi, avec plus ou moins de façons et circonlocutions, à l’ironique sentence attribuée à Einstein : « Si les faits ne correspondent pas à la théorie, changez les faits. » On reste ainsi encore fort loin, en général, du conseil plein de sagesse d’un Zvi Griliches, économiste mais qui aimait à se confronter aux travaux des sociologues : « Do not only ask what the data can do for you, ask also what you can do to the data [1] ».
… au plan des méthodes…
12 Les méthodes des économistes et des sociologues ont connu également, au cours des vingt dernières années, de très rapides progrès, impulsés par le formidable développement de l’informatique. Ces progrès sont fortement complémentaires de ceux, immenses, réalisés en matière de données, la mise en œuvre pertinente et efficace des méthodes nouvelles exigeant souvent des bases de données de très grande taille et de bonne qualité. Bien que la sophistication des méthodes ait évolué fortement et souvent de pair dans les deux disciplines, leur diffusion et utilisation restent très inégales, et les différends en la matière, même largement apaisés, demeurent prégnants. Si le principe, ou du moins l’intérêt, de la quantification est majoritairement admis des deux côtés, et si la statistique descriptive et exploratoire est devenue la règle courante, les pratiques restent contrastées et les oppositions encore vives en ce qui concerne la statistique inférentielle. Ainsi, même s’il est maintenant dépassé, le débat entre les tenants du Chi2 (sociologues) et ceux du R2 (économistes) paraît-il encore exemplaire.
13 Longtemps en effet, les deux disciplines se sont opposées sur cette question de méthode statistique, relativement simple pourtant au strict plan mathématique. Soucieuse avant tout de description, la sociologie était l’adepte du Chi2 ; plus inférentielle, et cherchant à établir des chaînes de causalité, l’économie préférait le R2. Tableaux croisés et analyses de données contre analyse de la variance et régressions (linéaires ou non), la bataille a fait rage. Chacun trouvant dans l’outil de l’autre des raisons de dénoncer ses a priori épistémologiques et politiques qui lui interdisaient d’accéder à l’objectivité. Cette guerre des outils statistiques renvoyait à des conceptions très différentes du statut de l’explication. S’appuyant sur un constat brut, le sociologue affirme que le salaire des femmes est de 30 % inférieur à celui des hommes. Non, lui rétorque l’économiste, il n’est que de 11 % lorsqu’on raisonne « toutes choses égales par ailleurs », puisque les femmes n’occupent pas les mêmes emplois que les hommes. Justement, reprend le sociologue, mon calcul est meilleur car la discrimination des emplois entre hommes et femmes fait partie de la réalité sociale. Le « toutes choses égales par ailleurs » n’est qu’une vue de l’esprit ; « toutes choses inégales par ailleurs », tel est l’un des principes de fonctionnement de la réalité sociale, et nier ce principe est une soumission à l’ordre établi. Il semble que ce stade de la polémique appartienne aujourd’hui au passé. Les sociologues se sont progressivement convaincus de la pertinence qu’il y a à raisonner, dans certaines circonstances, « toutes choses égales par ailleurs », sans pourtant faire de ce principe une religion.
14 En fait, ce débat qui paraît maintenant archaïque sur l’utilisation du Chi2 versus le R2, s’est aujourd’hui déplacé vers d’autres problèmes, plus savants, ceux de l’endogénéité et de la causalité. Les méthodes statistiques mises en œuvre pour estimer les modèles permettent-elles vraiment de répondre de façon satisfaisante à ces problèmes ? Il s’agit de savoir si les effets estimés sont robustes, c’est-à-dire s’ils ne sont pas significativement affectés par des biais potentiels, notamment ceux de l’endogénéité de certaines variables explicatives qui demandent elles-mêmes à être expliquées, et ceux qui peuvent résulter d’une sélection non aléatoire (endogène) des échantillons, mais aussi plus prosaïquement ceux liés à l’omission de variables explicatives pertinentes, et aux erreurs de mesure sur les variables explicatives incluses. Il s’agit, au-delà, de tester si les effets estimés, même s’ils sont robustes, ont bien une signification causale et ne correspondent pas seulement à des corrélations « partielles », ne prenant pas en compte les effets d’autres variables pertinentes, sans nécessairement traduire une causalité directe effective. Ces considérations de méthode, évidemment importantes, ont une place grandissante chez les économistes, mais relativement plus modeste chez les sociologues. Elles font néanmoins trop souvent chez les premiers l’objet de redoutables surenchères, qui, en se substituant aux préoccupations nécessaires concernant la signification et l’interprétation des résultats, s’opèrent au détriment de l’intérêt proprement « économique » des analyses. Ce véritable terrorisme méthodologique n’est pas non plus sans répercussion regrettable chez certains sociologues, créant chez les uns une vaine émulation, et chez d’autres un sentiment d’infériorité. Ces derniers seront ainsi conduits à qualifier de manière péjorative (à l’oral sinon à l’écrit) leurs méthodes d’analyse : ils parleront par exemple de « bête » régression, alors que la question n’est évidemment pas de savoir si ladite régression est en soi bête ou non, mais si elle est mise en œuvre de façon pertinente et si ses résultats, interprétés correctement, sont intéressants.
… et vis-à-vis des modèles
15 Les conceptions des deux disciplines sur la modélisation et leurs pratiques respectives en la matière n’ont pas connu de changements aussi considérables au cours des vingt années passées qu’en ce qui concerne les données et les méthodes. Elles ont néanmoins évolué fortement et se sont de fait rapprochées significativement d’une discipline à l’autre, même si les différences sont toujours grandes, les désaccords marqués, et les préventions, sinon les suspicions, latentes. Cette convergence part en effet de positions extrêmement éloignées, comme le montrent bien, par exemple, les propos croisés de Levy-Garboua et Grignon, et de quatre autres participants, après le premier colloque de 1986 (publiés en post-scriptum du numéro spécial de la Revue économique). Pour les économistes – en caricaturant à peine –, les modèles des sociologues (leurs « discours ») seraient trop complexes, trop riches ; pour ceux-ci toutes les variables seraient évidemment endogènes. Ils manqueraient de ce fait de rigueur et surtout ne se prêteraient que très difficilement à la critique scientifique, et à l’accumulation et au progrès véritable des connaissances. Pour les sociologues – en forçant quelque peu le trait –, à l’inverse, les modèles des économistes seraient beaucoup trop simples, simplistes même. À la limite, ils seraient « poudre aux yeux » savante, suspecte ou coupable de forts biais idéologiques, derrière l’apparence ou la prétention à la scientificité. Ces critiques, évidemment excessives, ont moins souvent cours aujourd’hui. Les modèles des économistes se sont beaucoup compliqués, leurs concepts enrichis et nuancés, tandis que les sociologues ont été de plus en plus nombreux à vouloir « modéliser » leurs discours, et à en rabattre sur leur ambition de pouvoir rendre compte au plus près de l’inextricable complexité du réel.
16 Certains débats, au cours du colloque de 2004, ont montré comment certaines analyses des économistes et des sociologues, dont on aurait pu pensé qu’elles seraient fort éloignées, ne l’étaient pas de fait, et qu’il était possible de trouver un terrain d’entente, marquant un équilibre nouveau entre trop grande simplicité et illusoire complexité. Ils ont montré, de ce point de vue, combien la confrontation et, au-delà, la coopération, pouvaient être fructueuses, permettant un approfondissement des problématiques et des concepts à l’amont, et un progrès dans la formalisation et la spécification (la modélisation proprement dite) à l’aval. Les discussions sur les inégalités et discriminations liées au genre en ont donné un excellent exemple. C’est ainsi qu’il est apparu important de distinguer entre diverses notions de discrimination : directe et indirecte, consciente et voulue ou inconsciente et involontaire, et de prendre en compte le fait que la « causalité du probable est une forme de discrimination » et que « l’anticipation de discrimination joue sur les comportements ».
La recherche, pourquoi faire ?
17 Dernière rubrique : à quoi doit servir la discipline ? à quoi sert-elle ? L’exigence d’une production scientifique est commune à la sociologie comme à l’économie, même si leurs paradigmes épistémologiques diffèrent. Les uns et les autres, économistes et sociologues, sont aussi convaincus que leurs travaux doivent contribuer, pour la part qui est la leur, à l’amélioration de la vie des hommes. Mais ici encore, les voies empruntées pour y parvenir divergent fortement. Même s’il existe des exceptions de part et d’autre, les économistes sont d’avis que le meilleur usage qui puisse être fait de leurs travaux consiste à conseiller et à éclairer les princes. Multipliant les publications vers le « grand public », les sociologues, a priori méfiants de toutes les déformations et manipulations que pourraient faire subir les politiques à leurs résultats, sont plutôt persuadés que le dévoilement de la réalité et des rapports sociaux est de nature à permettre aux acteurs de s’approprier le sens de leur existence et d’exploiter les marges de manœuvre ouvertes. Conseiller le Prince ici, soulever les masses, là. Platon, voire Machiavel, contre Mao. Ces orientations différentes dans l’exploitation politique ou citoyenne des résultats explique en partie les écarts considérables que l’on observe dans la matérialité de la production des deux disciplines : livres ou articles, émissions ou documentaires, dans un spectre éditorial très large pour les sociologues ; diffusion d’études et de rapports, souvent restreinte et savante, de préférence dans des revues haut de gamme, internationales et fortement hiérarchisées chez les économistes.
La syntaxe et le lexique
18 Intéressant par les contributions comme par les discussions très libres qu’il a suscité, le colloque de 2004, regardé dans la perspective de celui de 1986, permet aussi d’établir un certain nombre de progrès incontestables dans les relations entre les deux disciplines. Premier point : chacun est aujourd’hui convaincu qu’économie et sociologie ne se distinguent pas l’une de l’autre par la nature de leurs objets. C’est un acquis notable des deux rencontres, la seconde enfonçant le clou d’un cran supplémentaire : l’avenir commun consiste alors à construire et à étudier les mêmes phénomènes avec des postulats et des méthodes distincts. Un second acquis découle de ce premier constat : l’opposition entre « holisme » et « individualisme méthodologique » qui a longtemps servi d’opérateur intellectuel pour distinguer les deux disciplines dans les manuels de sciences sociales destiné aux lycéens et aux jeunes étudiants est désormais obsolète. On distinguait fortement à l’époque une économie qui aurait été la seule science des comportements individuels et une sociologie qui aurait été, à travers l’analyse des contraintes sociales, une science du collectif. Cette opposition entre individuel et collectif passe en fait au sein même de chacune des disciplines concernées.
19 Plus généralement, Agnès Gramain et Florence Weber proposent une métaphore beaucoup plus pertinente pour rendre compte de l’état actuel des différences entre les deux disciplines : « En règle générale, l’ethnographe comme l’historien passe sous silence une élaboration théorique nécessaire mais parfois fragile ; l’économiste ne s’étend pas sur le bricolage de ses variables et sur les tâtonnements de ses modèles. C’est que le second se considère aujourd’hui comme un spécialiste de la modélisation, que l’on pourrait comparer à une construction syntaxique, et le premier comme un spécialiste des catégories de perception, que l’on pourrait comparer à un répertoire lexical [1]. » Cette présentation métaphorique, aussi caricaturale qu’elle puisse paraître, a le grand mérite de mettre l’accent sur de possibles et nouvelles façons de coopérer. A quoi servirait, insistent avec raison les auteurs, le test sophistiqué d’une syntaxe si elle ne s’applique pas aux bons lexiques ? Qu’apporte une description érudite des lexiques sans syntaxe formelle ? Incitant à des coopérations nouvelles, cette métaphore rend bien compte des relations d’aujourd’hui qui, loin d’être gravées dans le marbre, ne demandent qu’à évoluer et à se transformer.
Notes
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[*]
École normale supérieure de Paris.
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ensae/crest-insee.
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[1]
Jean Pierre Hassoun, « Les relations marchandes, l’argent et les marchés. La fin du Grand Partage et autres frontières ? », Éthologie française, 35, 2005, p. 103-107.
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[2]
Laure Turner, Jacques Mairesse, « Mesure de l’intensité de collaboration dans la recherche scientifique et évaluation du rôle de la distance géographique », Revue d’économie politique, 114 (2), mars-avril 2004.
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[1]
Mais, ce peut être le cas également, on le sait bien, pour les analyses des économistes entre eux et pour celles des sociologues entre eux !
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[1]
Zvi Griliches « Economic Data Issues », dans Z. Griliches et M. Intriligator (eds), Handbook of Econometrics, Vol. III, Elsevier Science Publishers B.V., 1986.
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[1]
Agnès Gramain, Florence Weber, « Ethnographie et économétrie : pour une coopération empirique », Genèses, 44, septembre 2001, p. 127-144.