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insee, Unité des Méthodes statistiques, 18 boulevard Adolphe-Pinard, 75675 Paris Cedex 14. Courriel : daniel. verger@ insee. fr.
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Pour l’analyse de cette sociologie du risque tournée vers l’avenir et les références associées, on se reportera au texte de Peretti-Watel dans ce numéro spécial.
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La cohérence temporelle des choix signifie que si tout se passe pour lui comme il l’avait prévu, l’agent réalise finalement son plan initial. Cette propriété correspond en fait à la stabilité des préférences au cours du temps : si l’on envisage l’individu comme une séquence temporelle de moi, le « moi futur » reprend, sans rechigner, les préférences que le « moi présent » lui a attribué au départ. L’incohérence temporelle provient au contraire d’un conflit entre les désirs du moi présent et du moi futur (Ulysse et les Sirènes).
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L’homothétie des préférences ne s’accorde pas avec une inégalité des patrimoines bien supérieure à celle des revenus. Mais le rejet de cette hypothèse impliquerait que les attitudes à l’égard du risque comme la prudence ou la tempérance ne pourraient plus s’exprimer, même dans le cadre de l’utilité espérée, en fonction d’un seul paramètre, ?…
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Plus anecdotiques, les phénomènes d’anticipation, tels le plaisir de l’attente (savoring) d’un événement heureux que l’on diffère, ou l’appréhension (dread) d’une expérience douloureuse dont on veut être débarrassé au plus vite, introduisent, eux, un biais en faveur du futur, qui joue en sens contraire de la préférence pour le présent.
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Le type des questions posées explique pour beaucoup les déboires rencontrés par les études précédentes : choix entre des gains ou pertes monétaires à plusieurs dates, faisant intervenir à tort le taux d’intérêt ; arbitrages entre des « plaisirs » ou « peines » comparables, là encore à différentes dates, qui relèvent d’une interprétation trop naïve ou littérale du formalisme en terme de taux d’actualisation, etc. (cf. AMV).
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Pour juger de la robustesse des scores, nous les avons comparés à des analyses en composantes principales. Ces ACP montrent que les questions retenues présentent bien une composante commune, souvent bi-dimensionnelle. Le score de risque se projette ainsi sur la bissectrice des deux premiers axes, le premier correspondant à des choix courants ou relatifs à l’entrée en vie économique (mariage, profession), le second à des risques vitaux ou de long terme (santé, retraite). L’échelle de risque a une signification plus pauvre : elle se projette plus proche du centre et uniquement sur le premier axe.
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Il existe des confirmations indirectes des effets de l’âge et du genre que nous avons obtenus. Sur la moitié des enquêtés qui estiment avoir changé de préférence, une écrasante majorité pense être devenus plus prudents et/ou plus prévoyants. Et lorsqu’on interroge l’enquêté sur les préférences de son conjoint par rapport aux siennes, hommes et femmes s’accordent très largement pour considérer la femme plus prudente, mais chacun voit plutôt son conjoint comme plus prévoyant ! L’effet du genre sur la prévoyance est donc ambigu.
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Les échelles (risque, préférence temporelle, impatience) expliquent beaucoup moins bien l’accumulation patrimoniale : seule celle de préférence temporelle a un effet significatif. Prise isolément, chaque question n’a guère de pouvoir explicatif. C’est le cas des choix de loteries censés révéler l’aversion relative pour le risque. Les rares questions (tel le fait d’avoir des projets à long terme – sur dix, vingt, trente ans ou plus) qui augmentent significativement le montant de la richesse pourraient souffrir de biais d’endogénéité. Ces résultats justifient a posteriori notre méthode lourde de construction de scores synthétiques.
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Pour ne pas multiplier les types d’épargnants selon leurs préférences à l’égard du risque et du temps, on n’a pas tenu compte dans l’analyse empirique du score d’altruisme familial, qui est bien corrélé avec la préférence temporelle (0.38) et moins avec l’attitude à l’égard du risque (0.14 : les altruistes sont un peu plus prudents).
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Cette stratégie de pré-engagement a quand même deux inconvénients majeurs : elle requiert l’intervention d’un tiers bienveillant – les marins obéissants –, et elle a un coût en ce qu’elle met le moi futur sous tutelle : Ulysse au pied du mât se lamente de ne pouvoir rejoindre les sirènes (cf. Masson [1995]).
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La dénomination ne se veut en rien péjorative : elle renvoie à une définition juridique, utilisée dans le cas d’administration de biens sous tutelle ou en usufruit, qui doit privilégier une gestion prudente et à long terme.
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Dans un autre contexte théorique, les têtes brûlées sont les agents les plus sujets à l’« addiction rationnelle » (cf. Becker et Murphy [1988]). Celle-ci suppose non seulement un taux de dépréciation du futur élevé, mais aussi, une faible aversion pour le risque : l’incertain porte sur le « seuil de tolérance avant l’addiction », variable d’un individu à l’autre et inconnu de l’intéressé au départ (cf. Orphanides et Zervos [1995]).
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Selon les circonstances, un alpiniste professionnel, par exemple, se livrera à des investissements patrimoniaux risqués pour pouvoir financer ses expéditions, ou adoptera au contraire une gestion sage de ses biens s’il peut compter sur un mécène dévoué.
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Caroll [2001] invoque une autre trajectoire type où les épargnants passent du statut de « cigales prudentes » (buffer-stock) à celui de « bons pères de famille » préparant leur retraite (hump saving) : elle n’est pas confirmée par nos données.
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Les variables explicatives dans les régressions de patrimoine comprennent l’âge, le niveau social et le diplôme de la personne de référence ; le revenu d’activité, la situation matrimoniale, le nombre d’enfants, les transferts intergénérationnels reçus, l’existence de contrainte de liquidité et le lieu de résidence du ménage.
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Variables explicatives des modèles Probit : patrimoine (financier ou global), revenu lié à l’activité, âge, diplôme, situation matrimoniale, nombre d’enfants, existence de contrainte de liquidité et lieu de résidence ; pour le logement, le patrimoine du ménage n’a pas été retenu (causalité réciproque) ; pour les valeurs mobilières, a été introduite l’information financière héritée des parents.
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Retenir la détention du logement peut poser problème dans la mesure où, plus que tout autre actif, il peut être hérité (et conservé) – ou acheté grâce à un héritage immobilier.
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Si l’on se restreint au « noyau dur » de chaque catégorie, les effets différentiels changent peu. Les « entreprenants » deviennent nettement plus détenteurs d’actifs professionnels, les « têtes brûlées » possèdent sensiblement moins de patrimoine.
Introduction
1Le consommateur/épargnant de la théorie microéconomique du cycle de vie est guidé par sa rationalité prospective. Pour lui, la gestion du futur soulève un triple défi :
- la formation optimale de ses anticipations de l’avenir en fonction de ses croyances et de l’information recueillie ;
- l’incertain, probabilisable ou non, dont il doit déterminer la part qu’il est prêt à accepter selon ses préférences à l’égard du risque ;
- l’horizon décisionnel, qui couvre « l’ensemble théorique des périodes de calcul sur lequel l’agent entend établir ses plans et ses prévisions » (T.C. Koopmans) – ici la durée de son existence –, et varie selon sa préférence pour le présent, i.e. les poids décroissants qu’il attribue aux satisfactions à venir du simple fait de leur éloignement temporel.
2Au-delà de ses schémas directeurs – modélisation axiomatique des comportements, individualisme méthodologique, principe de rationalité, orientation prospective des décisions dans le temps… –, cette microéconomie de l’épargnant présente deux traits originaux qui ressortent d’autant plus clairement qu’on la compare aux approches suivies dans d’autres sciences de l’homme et de la société.
3Traitant des comportements de l’épargnant, psychologues et sociologues mettraient l’accent sur la pluralité de ses logiques de choix et sur le caractère multidimensionnel de sa rationalité, en faisant référence à la multiplicité des temps individuels (P. Fraisse) et sociaux (G. Gürvitch). Ses décisions présenteraient une forte hétérogénéité du fait de la diversité des horizons auxquels elles se réfèrent, soit par exemple en matière de patrimoine : [1] gestion des affaires courantes (liquidités) ; [2] choix de moyen terme (biens durables, encaisses de précaution) ; [3] plans de vie (logement, épargne-retraite, assurance-vie) et au-delà : [4] désir de « survie par les siens », à travers un capital familial, les transmissions patrimoniales et les stratégies dynastiques ; [5] volonté de pouvoir, d’entreprise, de prestige ou d’éternité, à l’origine de grandes fortunes non familiales (A. Nobel et H. Hughes étaient sans descendance directe). La question clef serait alors de déterminer comment s’effectue, pour un sujet donné, la « coalescence » ou « syrrhèse » provisoire de ces horizons stratifiés, concernant des choix qui pèsent tous sur le même budget de ressources financières ou de temps disponible.
4Par ailleurs, la sagesse populaire comme la pensée savante introduisent souvent une dépendance étroite entre l’incertain et l’horizon, les attitudes face au risque et à l’avenir. Un discours à la mode a ainsi coutume d’expliquer que la montée des incertitudes à venir raccourcit l’horizon des agents. Les dictionnaires rapprochent d’emblée prudence et prévoyance, et de même imprudence et insouciance, comme s’il s’agissait de synonymes ou de caractères complémentaires. La sociologie du risque, surtout, caractérise la modernité par une « culture du risque » où « la conscience des risques encourus devient un moyen de coloniser le futur » (A. Giddens) ; gérer les risques suppose de les anticiper, oblige à se projeter sans cesse dans l’avenir pour les maîtriser et s’adapter au changement [1].
5La théorie économique orthodoxe se démarque nettement de ces deux traditions. Elle ne s’embarrasse pas des difficultés créées par la multiplicité des rythmes et des temps. Hors certains modèles de self-control – qui décrivent le conflit intérieur entre un planificateur sur le long terme et un impulsif victime de ses passions –, chaque sujet est doté d’un horizon unique (supposé « dominant ») : pour notre épargnant, un « horizon de vie », modulé par une préférence pour le présent qui lui confère un caractère éminemment subjectif.
6Mais surtout, s’agissant des rapports entre risque et temps, cette approche microéconomique procède d’un double mouvement original, rarement souligné. D’un côté, tout est fait, au contraire, pour séparer les préférences individuelles à l’égard du risque ou de l’incertain (aversion au risque ou à l’ambiguïté, prudence, tempérance, etc.) de celles manifestées à l’égard du temps (préférence pour le présent, altruisme intergénérationnel), en les caractérisant par des paramètres définis indépendamment : sous peine d’être taxée d’irréaliste, la théorie opère donc « comme si » les choix intertemporels pouvaient être abstraits de toute considération de risque – même relative à la survie. Mais, de l’autre, les prédictions des modèles de cycle de vie vont dépendre de manière cruciale de l’interaction entre les deux types de paramètres : savoir seulement que l’épargnant aime le risque, ou bien qu’il est « myope » (forte préférence pour le présent) n’apporte qu’une information limitée sur ses choix patrimoniaux ; savoir qu’il est les deux à la fois – aventureux et myope – renseigne bien davantage sur ces décisions d’épargne et d’investissement.
7La section 2 présente le cadre théorique qui nous conduit à distinguer deux paramètres de préférence « pivot » : l’attitude générale (plutôt que l’aversion) à l’égard du risque, ?, et le taux de dépréciation du futur, ?. La section 3 rappelle l’approche empirique suivie dans Arrondel et al. [2004], noté désormais AMV, pour obtenir des mesures ordinales de ces deux paramètres, appelées scores, sur un sous-échantillon de l’enquête « Patrimoine 1998 ». Retour à la théorie, la section 4 souligne que les modèles de cycle de vie induisent différents régimes d’accumulation patrimoniale selon les valeurs attribuées conjointement à ? et à ?. On définit ainsi une typologie des épargnants en cinq groupes : la batterie de tests concernant les effets différentiels, sur le montant de patrimoine et ses composantes, de cette partition confirme très largement les prédictions théoriques (section 5).
Théorie : deux paramètres de préférence pivots
8Les modèles de cycle de vie standard – qui supposent une actualisation exponentielle des utilités futures et se réfèrent, en avenir risqué, au critère de l’espérance de l’utilité – ne retiennent que deux paramètres de préférence pour expliquer les comportements patrimoniaux de l’épargnant : l’aversion au risque et le taux de dépréciation du futur (cf. AMV). Dans les versions les plus simples, il y a même une division claire des tâches : les arbitrages consommation/épargne ne dépendent que du taux de dépréciation du futur qui fixe donc le montant global du patrimoine au cours du cycle de vie ; l’aversion relative pour le risque, elle, intervient seule dans les choix de portefeuille et fixe ainsi sa composition.
9L’inadéquation manifeste des prédictions de cette théorie avec l’observation a conduit à l’élaboration de modèles non standard (utilité non espérée, actualisation « hyperbolique », etc.), plus réalistes. Le problème est que ces modèles doivent multiplier les paramètres de préférence indépendants pour pouvoir s’accorder aux données de laboratoire ou d’enquêtes. Cette prolifération aboutit, au plan empirique, à une impasse. Elle justifie la voie moyenne adoptée, qui privilégie encore deux paramètres de préférence « pivots », l’un par rapport au risque, l’autre par rapport au temps, mais dont les définitions s’éloignent du cadre standard.
Théorie standard : aversion relative pour le risque et taux d’actualisation
10L’hypothèse du cycle de vie prête au comportement d’accumulation de l’épargnant, supposé rationnel et ne retirer satisfaction que des volumes de consommation à chaque période, une série de propriétés caractéristiques. Ce comportement est supposé purement autonome et prospectif : l’agent, « égoïste », ne s’intéresse qu’à son propre bien-être (son horizon ne dépasse pas sa propre existence), il ne regarde pas « sur les côtés » (pas d’interdépendance des préférences ou d’effets de démonstration à la Duesenberry), ni « derrière lui » (pas de formation d’habitudes). Les préférences sont homothétiques, conduisant à une relation de proportionnalité entre consommation et ressources (i.e., l’épargne n’est pas un bien de luxe mais une simple réserve de consommation différée). Enfin, l’hypothèse d’un comportement rationnel dans le temps impose la cohérence temporelle des choix [1].
11Ces propriétés sont (à peu près) équivalentes à une fonction d’utilité, Us à la date s, qui prend la forme suivante – additive et isoélastique – dans un monde certain (cf. AMV) :
12C(t) représente la consommation globale en t, u la fonction d’utilité instantanée indépendante de t (« goûts » constants), T la durée de vie. L’agent manifeste une préférence pour le présent : le facteur d’actualisation temporelle ?(t) décroît avec le temps, et le taux de dépréciation du futur, ?(t), positif ou nul, est défini par la dérivée logarithmique :
13La relation (2) correspond une actualisation « exponentielle ». La cohérence temporelle permet que ce taux ? dépende éventuellement de l’âge t mais pas de la distance au présent (t ? s).
14Un seul paramètre de préférence, ?, gouverne les choix par rapport au temps : plus il est élevé, et plus l’horizon décisionnel est court (à T donnée). L’homothétie de la fonction U fait que l’utilité instantanée u dépend d’un seul paramètre ?, qui représente à la fois le degré de concavité de u et l’inverse de l’élasticité intertemporelle de substitution, notée ? (soit l’élasticité du taux de croissance de la consommation par rapport au taux d’intérêt).
15En avenir incertain, l’agent maximise l’espérance de son utilité U : ? est encore égal au degré d’aversion relative pour le risque, ?. Plus généralement, tous les comportements risqués – épargne de précaution, générée par la prudence (dérivée 3e de u) ; diminution du risque de portefeuille en présence d’un aléa sur le revenu du travail, gouvernée par la tempérance (dérivée 4e de u) etc. – vont dépendre de ce seul paramètre ?, qui vérifie :
16Selon la théorie standard, la diversité des comportements patrimoniaux attribuable à l’hétérogénéité des préférences ne provient donc que de l’action de deux paramètres : ?, degré d’aversion relative pour le risque et ?, taux d’actualisation subjectif des satisfactions futures. Les tests consisteraient alors à estimer les paramètres et pour chaque enquêté i d’une source patrimoniale, puis à mesurer leurs effets propres sur le montant et la composition du patrimoine – leur importance quantitative permettant en outre d’évaluer le pouvoir explicatif de l’hétérogénéité des goûts individuels sur les inégalités de fortune ou de demandes d’actifs.
Modèles non standard : le réalisme au prix d’une prolifération de paramètres
17Les prédictions de la théorie standard ne s’accordent pas, cependant, avec les comportements observés en laboratoire ou sur le terrain, tant en ce qui concerne les critères de décision en incertain que les propriétés attribuées aux choix intertemporels (orientation prospective, cohérence dynamique) en référence à un taux d’actualisation unique et constant. Elles ne rendent pas compte, par exemple, de la demande limitée d’actifs risqués par les ménages en dépit de l’écart élevé observé entre les taux de rendement à terme des actions et des obligations – hiatus baptisé « énigme de la prime de risque ».
18– Au-delà du modèle d’utilité espérée
19Si on garde des préférences homothétiques [1], la relation (3) devient sans doute la plus contestée. Les modèles d’utilité non espérée qui expliquent le mieux l’énigme de la prime de risque en viennent à dissocier les trois paramètres : ? ne caractérise plus que la décroissance de l’utilité marginale, 1/? traduit l’aversion aux fluctuations temporelles de la consommation, et ? l’aversion relative pour le risque, i.e. l’aversion pour les fluctuations de la consommation entre les différents états de la nature.
20Pour rendre compte de certaines « anomalies » expérimentales (paradoxe d’Allais) ou relatives à la demande d’assurance (ou de jeux risqués), deux autres extensions apparaissent nécessaires. L’une introduit une transformation non linéaire des probabilités, qui reproduit la plus grande sensibilité des sujets aux probabilités faibles ou élevées qu’aux probabilités moyennes en distinguant les individus selon leur degré d’« optimisme » ou de « pessimisme ». Par ailleurs, l’aversion à la perte (Kahneman et Tversky [1979]) permet notamment d’expliquer la désaffection pour la rente viagère ou l’assurance temporaire décès – qui induisent un risque d’investissement « à fonds perdus » en cas, respectivement, de décès prématuré ou tardif.
21Ces développements non standard conduiraient donc à distinguer, au bas mot, six paramètres : ? ; ? ; ? ; ? ; degré d’optimisme/pessimisme ; degré d’aversion à la perte.
22– Au-delà de l’actualisation exponentielle à taux constant
23Les remises en cause du modèle de l’utilité actualisée (1)-(2) pour les choix intertemporels aboutissent à une inflation encore plus considérable, si l’on veut notamment remédier à l’extrême dispersion des mesures du taux ? (cf. Frederick et al. [2002]).
24Un modèle plus réaliste fera ainsi dépendre la fonction d’utilité instantanée u, dans l’équation (1), non seulement de la consommation courante, mais aussi du loisir, des besoins actuels, de l’état de santé, de la consommation passée (effets d’habitudes), etc. Ces modifications de l’utilité vont « polluer » d’autant la mesure du taux ?, la plupart ayant tendance à surestimer sa valeur : l’agent peut « préférer un aujourd’hui à deux demain », en raison d’une préférence intrinsèque pour le présent (?), mais aussi parce qu’il est « pressé » et déteste attendre, son temps étant compté (forte utilité du loisir), ou parce que demain, quand il sera âgé, ses capacités de jouissance ou d’appétence seront moindres (besoins déclinants), etc. D’autres éléments jouent encore dans le même sens (? surestimé) : les contraintes de liquidité (demain, l’agent sera plus riche, mais ne peut emprunter aujourd’hui sur ces espérances de gains futurs) ; et surtout l’incertitude de l’avenir (« un est sûr, deux ne l’est pas »). La difficulté de contrôler tous ces facteurs explique pour une part la grande volatilité des mesures de ? [1].
25Contre l’actualisation exponentielle à un taux unique, les données expérimentales suggèrent par ailleurs une actualisation hyperbolique, plus élevée pour le futur proche que pour le futur éloigné, qui peut se formaliser en temps discret sous la forme (Laibson [1997]) :
26À côté du taux d’actualisation sur le long terme, ?, est introduit un second taux de dépréciation du futur à court terme, ?, qui engendre une incohérence temporelle des choix, i.e. un conflit entre les préférences du moi présent et celles du moi futur : le taux (global) de dépréciation du futur entre les périodes t + 1 et t + 2 est égal à ? pour l’individu en t, mais devient (? + ?)/(1 ? ?) pour l’individu en t + 1. Ce paramètre ? traduirait une rationalité limitée, soit par un déficit d’imagination (on remet toujours au lendemain les décisions désagréables comme d’arrêter de boire ou de fumer), soit par un déficit de volonté – un manque de maîtrise de soi sur le court terme ; ? = 1 correspondrait donc à une « myopie » ou à une « impatience » extrême.
27Une victime consciente d’une telle incohérence temporelle de ses choix pourra alors décider de se pré-engager, comme Ulysse face aux sirènes ; au plan patrimonial, cette stratégie pourrait expliquer la diffusion de produits d’épargne contractuelle, même à rendement limité, notamment pour la préparation de la retraite (Laibson [1997]).
28Sans même envisager la possibilité que l’horizon de l’épargnant transcende sa propre existence (altruisme intergénérationnel), les arbitrages intertemporels dans un cadre non standard font ainsi intervenir plus d’une demi-douzaine de paramètres de préférences supplémentaires, à estimer encore indépendamment les uns des autres, en essayant de contrôler les biais de pollution réciproques… Clairement, une tâche impossible.
La voie moyenne et pragmatique adoptée
29La parcimonie veut que l’on réduise le nombre de paramètres à évaluer et pousse donc vers une sorte de « retour » partiel à la théorie standard, tout en tenant compte de ses insuffisances manifestes. À cette fin, on doit se contenter d’un objectif plus modeste : au lieu d’estimations quantitatives précises portant sur des paramètres bien identifiés (l’aversion relative pour le risque, par exemple), on va se contenter de mesures purement qualitatives et ordinales, concernant des attitudes à l’égard du risque et du temps qui synthétisent à chaque fois la multiplicité des paramètres théoriques.
30Nous avons ainsi fait dépendre les choix patrimoniaux d’un seul paramètre de préférence à l’égard du risque – que l’on note encore ? – censé refléter une attitude générale, représentative aussi bien de son aversion au risque, de sa prudence, de sa tempérance, que de son aversion à la perte ou à l’incertitude. Ce paramètre correspond par ailleurs à une « moyenne » prise sur différents domaines hors patrimoine stricto sensu (consommation, santé, travail, famille, loteries financières, etc.), et sans tenir compte du fait que le degré d’exposition au risque (subie ou voulue…) dans un domaine influence le comportement face au risque dans un autre.
31Représentée par le taux d’actualisation ?, la préférence pure pour le présent détermine l’« horizon de vie » de l’épargnant (en concurrence avec ses probabilités de décès) ; nous avons décidé cette fois de l’encadrer par d’autres paramètres temporels supposés indépendants :
- d’un côté, les nombreuses « anomalies » de comportement observées sur le futur proche proviendraient de l’impatience à court terme, préférence composite qui emprunte d’abord au degré d’incohérence temporelle ?, mais aussi au fait d’être « pressé » par le temps ;
- de l’autre, l’importance et l’inégalité des transmissions patrimoniales, source de fortunes élevées, obligent à tenir compte de l’altruisme intergénérationnel, notamment familial : au-delà de son propre bien-être, l’individu se préoccupe de celui de ses enfants qui doit être introduit comme argument de sa fonction d’utilité : tout se passe comme si son horizon dépassait le terme de son existence T, obligeant ainsi, dans la relation (1), à prolonger la sommation au-delà de cette date, avec un facteur d’actualisation ?.
32Cette conception existentielle de la préférence pour le présent correspondrait à une disposition intrinsèque de l’individu, caractérisant (en négatif) sa propension à se projeter dans l’avenir. Elle devrait donc peu dépendre du domaine de l’existence abordé : un individu prévoyant en matière de santé le serait également en matière de carrière professionnelle ou de préparation financière de sa retraite.
33Notre approche conserve ainsi deux paramètres pivots, ? et ?, dotés cependant d’une signification plus hétérogène et plus riche que dans la théorie standard : aussi la « révélation » de telles préférences passe-t-elle par un questionnement plus concret mais aussi multi-dimensionnel, qui ne privilégie plus, surtout dans le cas de ?, les choix entre des loteries.
Les scores de préférence et leurs effets sur le patrimoine
34Pour mesurer les préférences individuelles à l’égard du risque et du temps, nous avons construit un questionnaire méthodologique « Comportements face au risque et à l’avenir » (85 questions) qui a été posé, lors d’une seconde interview, à 1 135 individus volontaires, tirés de l’échantillon de l’enquête Insee-Delta « Patrimoine 1998 » (cf. AMV).
Principe de la méthode : l’élaboration de « scores » synthétiques
35Ce questionnaire couvre un large éventail des domaines de l’existence (consommation, loisir, santé, loteries financières, travail, retraite, famille). Pour chacun, il contient des questions de différente nature (de comportement, d’opinion ou d’intention, de réactions à des loteries ou à des scénarios fictifs…). À la fin, il propose à l’enquêté de se positionner lui-même sur des échelles graduées de 0 à 10, selon la perception qu’il a de son attitude à l’égard du risque (entre « prudent » et « aventureux »), de sa préférence pour le présent (entre « vit au jour le jour » et « préoccupé par l’avenir »), ou de son impatience (entre « impatient » et « posé »).
36Pour chaque préférence que l’on cherche à mesurer – ?, ?, impatience à court terme (?), degré d’altruisme familial (?), et non familial –, nous avons retenu a priori un certain nombre de questions ; certaines d’entre elles, de nature polysémique, ont été affectées à deux indicateurs à la fois, notamment ? et ? (le futur est à la fois incertain et éloigné du présent).
37Donnons quelques exemples. En matière d’attitude à l’égard du risque, on trouve aussi bien des cas anecdotiques, du genre : « Prenez-vous un parapluie lorsque la météo est incertaine », « Garez-vous votre véhicule en état d’infraction », que des choix de loteries, des pratiques de consommation : « Avez-vous réduit ou modifié votre consommation suite aux problèmes de la “vache folle” ? » (l’enquête date de 1997-1998), ou encore des opinions : « Êtes-vous d’accord avec l’affirmation que le “mariage est une assurance” ? » ou bien : « Êtes-vous sensible aux débats de santé contemporains (sida, sang contaminé…) ». Une question de référence pour identifier ? est : « Suite à une charge de travail inopinée, votre employeur vous demande de reporter d’un an une semaine de vacances quitte à vous attribuer x jours supplémentaires de congé… ». Quant aux items « Pensez-vous que cela vaut la peine, pour gagner quelques années de vie, de se priver de ce qui constitue pour soi les plaisirs de l’existence », et « Pour éviter des problèmes de santé, surveillez-vous votre poids ou votre alimentation, faites-vous du sport… », ils ont été affectés à la fois à ? et à ?.
38L’interprétation des réponses apportées à ce genre de questions pose problème en raison notamment des effets de contexte et de facteurs non pertinents (un individu amoureux du risque peut, par civisme, ne jamais se garer en zone interdite). L’idée sous-jacente est que seule la moyenne des réponses aurait un sens, pourvu qu’elle soit suffisamment représentative. La méthode statistique consiste alors à coder chaque question – nous l’avons fait en général en trois modalités (ainsi pour ? : – 1 : imprévoyant ; 0 position moyenne ; + 1 : prévoyant) –, puis à sommer les « notes » obtenues par l’individu ; son score est enfin la somme des notes réduite aux seuls items qui se sont révélés, ex post, former un tout statistiquement cohérent (selon le critère de l’alpha de Cronbach qui élimine les questions les moins contributives). Les scores sont donc des mesures synthétiques, qualitatives et ordinales, supposés représentatifs des réponses fournies par l’enquêté à un ensemble de questions diverses (cf. AMV) [1].
39« Qui est quoi » en matière de préférence ? Les résultats vont en général dans le sens attendu. S’agissant de l’attitude vis-à-vis du risque, les hommes sont plus aventureux que les femmes, les jeunes que leurs aînés. Par ailleurs, on voit à plus long terme (faible préférence temporelle) lorsqu’on est âgé, diplômé, en couple et que l’on a des enfants ; et la prévoyance semble également se transmettre par la mère du répondant. On est plus altruiste si l’on est diplômé. Mais rien ne distingue les impatients. Une seule « surprise » : les hommes ne sont pas plus imprévoyants ou plus égoïstes (au plan familial) que les femmes et cela même lorsqu’on restreint l’échantillon aux individus en couple avec enfants [1].
Les scores, facteurs explicatifs des comportements patrimoniaux ?
40Les scores de préférence ont sur les montants de patrimoine financier, brut ou net (hors le capital restant dû) des effets significatifs et conformes aux prédictions [2]. Être plus prudent ou plus prévoyant augmente le montant de la richesse (financière ou globale). L’altruisme familial va aussi de pair avec une fortune plus élevée. Le patrimoine des ménages apparaît donc bien sous sa dimension plurielle : réserve de précaution, épargne pour les vieux jours et transmission pour les siens. Par contre, on observe que le degré d’impatience, indicateur composite de réactions à court terme, n’a pas d’effet sur le niveau de l’accumulation, et qu’il en va de même pour l’altruisme « non familial » (protection de l’environnement, sauvegarde de la planète, etc.).
41Le gain explicatif obtenu avec les scores de préférence peut paraître modeste : du fait de l’extrême concentration des fortunes, l’hétérogénéité non observée n’est pas fortement réduite. Reste que, quantitativement, les effets de ces variables subjectives sont loin d’être négligeables, notamment pour la préférence temporelle : entre individus « extrêmes » (i.e. entre le plus « myope » et le plus prévoyant de l’échantillon), les écarts de patrimoine estimés vont ainsi de 1 à 4. Et une décomposition des inégalités de patrimoine à l’aide de l’indicateur de Theil montre que les paramètres de goûts pertinents (?, ? et altruisme familial) ont un pouvoir explicatif supérieur à des variables comme l’origine sociale, le diplôme, le type de ménage, la taille d’agglomération, la présence de contraintes de liquidité ; seuls les facteurs explicatifs de référence (âge, revenu, csp, héritage) font mieux.
42Certes, toutes ces corrélations ne préjugent pas du sens de la causalité et auraient peu d’intérêt si elles signifiaient, à l’inverse, qu’une personne plus riche prend davantage de risques, ou encore qu’elle déprécie moins le futur (cf. Becker et Mulligan [1997]). Les tests d’endogénéité des scores par la méthode des variables instrumentales (utilisant notamment les caractéristiques des parents de l’enquêté) montrent cependant que les trois scores pertinents dans les équations de patrimoine (?, ? et altruisme familial) peuvent être considérés simultanément comme exogènes. Ce résultat ne surprendra pas. Les scores sont en effet construits comme la somme de nombreux items dont la plupart – tels « prendre son parapluie lorsque la météo est incertaine » ou « le désir de renoncer aux plaisirs de l’existence pour gagner quelques années » – peuvent être considérés comme autant d’instruments naturels.
43On peut enfin répondre à une question laissée en suspens : comme le laisse entendre la langue commune, « prudent » (? élevée) rime-t-il avec « prévoyant » (? faible) ? C’est plutôt le cas, puisque la corrélation entre ? et ? vaut – 0.34. Cette relation entre les deux scores peut être visualisée dans le tableau 1. Parmi les individus les moins « prudents », 45 % ont une préférence pour le présent forte alors que seule une minorité de 4 % est dotée d’une préférence pour le présent faible (i.e. aventureux et prévoyants). Symétriquement, parmi les individus les plus prudents, 47 % sont également prévoyants, alors que seulement 6 % ont une forte préférence pour le présent forte (i.e. prudents mais vivant au jour le jour).
Distribution de la population selon leurs scores d’attitudes à l’égard du risque et de l’avenir
Distribution de la population selon leurs scores d’attitudes à l’égard du risque et de l’avenir
44Par ailleurs, être prévoyant incite clairement à l’altruisme familial : la corrélation entre ? et ? vaut – 0.38. L’altruisme familial est effectivement le signe d’un horizon temporel long, même s’il doit être clairement distingué de la préférence temporelle (en revanche, la proximité entre les deux indicateurs d’altruisme, familial ou non, est inférieure à 0.20 : on peut être altruiste pour les siens sans l’être trop pour les autres).
45Les régressions de patrimoine livrent un dernier message qui va nous occuper maintenant : l’introduction de scores « croisés » risque * temps (? * ?) permet de mieux expliquer les disparités de patrimoine : un individu à la fois prudent et prévoyant accumule sensiblement plus de richesse qu’un autre, aventureux et « myope », le rapport entre les montants de patrimoine estimés pour les valeurs extrêmes étant de l’ordre de 1 à 10… [1]
Théorie (suite) : croiser les deux préférences pivots
46Outre qu’elle limite l’action des préférences à deux paramètres – ?i (aversion relative pour le risque) et ?i –, la théorie standard de l’épargnant délivre un second message, peu souligné : les comportements patrimoniaux vont dépendre essentiellement de l’interaction entre les deux paramètres indépendants, soit du couple (?i, ?i). Si chaque préférence, prise isolément, renseigne insuffisamment sur les choix de l’agent, les modèles définissent différents régimes d’accumulation selon les valeurs prises par le couple de préférences face au risque et au temps, ce qui permet d’identifier autant de types d’épargnants.
47Parce qu’elle attribue encore un rôle pivot aux paramètres ?i et ?i, redéfinis de manière appropriée, notre approche non standard conserve l’essentiel du message précédent, qu’elle peut compliquer ou raffiner : en plus du couple (?i, ?i), elle introduira, si besoin est, l’action différentielle du degré d’incohérence temporelle, ?i, ou encore du degré d’altruisme familial ?i. Une digression mythologique permet d’être plus explicite.
Une illustration : Ulysse et Achille ou l’hétérogénéité des « risquophiles »
48Les deux héros d’Homère les plus célébrés fournissent une illustration convaincante de la nécessité de se référer au triplet (?i, ?i, ?i ), où ? renvoie ici à l’absence de self-control.
49Pour rendre compte des agissements d’Ulysse face au sirènes, il faut, en effet, caractériser ce dernier à la fois comme « risquophile » ou peu averse au risque (? faible, voire négative), prévoyant (? faible), et « impatient » – soumis à des passions peu contrôlables (? > 0). Un individu prudent (? élevé), évitant de jouer avec le feu, aurait tenté d’éviter le détroit de Messine ou se serait mis, comme ses marins, de la cire dans les oreilles ; un autre plus posé, i.e. parfaitement maître de ses passions (? = 0), n’aurait pas eu besoin de se faire attacher au mât ; un troisième, « myope » ou insouciant (? élevé), aurait à chaque fois agi en fonction de ses préférences du moment et se serait donc noyé. Le « sage » Ulysse évite cette fin funeste précisément parce qu’il est prévoyant et conscient de son incohérence temporelle, ce qui le conduit à adopter une stratégie de pré-engagement [2].
50Le « bouillant » Achille est lui aussi amoureux du risque (? faible ou négative) et impulsif (? > 0). Mais il choisira une vie courte et glorieuse (plutôt que longue et monotone) en raison, contrairement à Ulysse, d’une forte préférence pour le présent (? élevé).
51Les stoïciens ont opposé Achille, homme violent et impulsif en quête de bravoure, à Ulysse, le sage par excellence, homme avisé qui sait maîtriser ses passions (i.e. « prudent », au sens grec). La préférence temporelle introduit un autre clivage, tout aussi pertinent : après tout, Achille est mort jeune (c’était son destin), alors qu’Ulysse est censé vivre jusqu’à un âge avancé dans la plupart des traditions.
52Dans un contexte certes différent, nous qualifierons de têtes brûlées les caractères proches d’Achille : une interprétation négative extrême verra en eux des inconscients qui prennent des risques inconsidérés et deviennent plus souvent que d’autres des marginaux, des rebelles ou des criminels ; mais on peut aussi être sensible à leur panache ou à leur détachement. Les Ulysse seront, eux, les entreprenants (? faible, ? faible, ? ? 0) : aventureux mais responsables et prévoyants, ils parviennent à réguler leurs passions ou à se prémunir contre leurs effets néfastes.
53Cette opposition entre deux catégories hétérogènes d’individus peu averses au risque offre aussi un point de vue intéressant sur une controverse récente, initiée par Ewald et Kessler [2000] dans la revue Le Débat : plutôt qu’entre riches et pauvres, la société se divise-t-elle en « risquophiles » et « risquophobes », clivage qui recouperait largement, selon ces auteurs, l’opposition entre entrepreneurs et rentiers, voire entre « courageux » et « frileux » ?
54Les critiques n’ont pas manqué de souligner le caractère composite de la catégorie des risquophiles, qui regroupe aussi bien l’explorateur ou l’entrepreneur à la Schumpeter que des individus beaucoup plus instables ou moins « recommandables » (Castel [2003]). Sans juger au fond, l’introduction d’une seconde dimension, liée à la préférence temporelle, permet de clarifier le débat : lorsqu’ils vantent les risquophiles, Ewald et Kessler ont implicitement en tête les seuls « entreprenants », responsables et prévoyants, pas les « têtes brûlées » (même si l’insouciance a aussi ses vertus…) ; de même, les risquophobes qu’ils assimilent à des « frileux » sont tous, pour eux, des irresponsables sans projet… Or il existe aussi des individus prudents et prévoyants, que nous qualifierons de « bons pères de famille » [1].
Régimes d’accumulation patrimoniale selon les préférences
55Au sein même de la théorie standard de l’épargnant, un balayage effectué sur les valeurs de l’aversion à l’égard du risque ? et du taux de dépréciation du futur ? permet déjà de distinguer quatre modèles d’accumulation patrimoniale qui recoupent la typologie que nous venons d’esquisser. Certains de ces modèles sont bien connus et conduisent à des prédictions précises, rappelées dans le paragraphe suivant ; d’autres n’existent encore qu’à l’état d’ébauche dans la littérature économique, et il nous faudra alors davantage extrapoler ou innover.
56? L’agent « représentatif » de l’hypothèse du cycle de vie, qui suit à peu près le profil du patrimoine moyen selon l’âge observé dans les enquêtes – en forme de dos d’âne – correspond à un calibrage des modèles où l’on retient une aversion au risque élevée (? = 3 à 4) et un faible taux de dépréciation du futur ? (1 à 3 %), inférieur au taux d’intérêt réel. L’épargne sert pour la retraite et la précaution à long terme (cf. Modigliani [1986]). La catégorie d’épargnants qui correspond à ce régime d’accumulation sera appelée celle des bons pères de famille.
57? Si, pour un même ? élevé, on augmente fortement le taux de dépréciation du futur (? >> r), on obtient un régime d’accumulation totalement différent, dit de buffer-stock (fonds de contingence). Les agents voudraient emprunter sur leurs ressources futures si ces dernières étaient certaines (et ce d’autant plus qu’elles augmentent avec l’âge), mais leur prudence les empêche de le faire dès que ces dernières sont aléatoires. Ils vont donc chercher un compromis entre leur prudence, qui incite à accumuler des réserves en cas d’imprévu, et leur forte préférence pour le présent qui les pousse à consommer beaucoup tout de suite.
58Le patrimoine relativement modeste de ces cigales prudentes ne fournit qu’un « matelas » (buffer) à moyen terme contre les chutes inopinées de leur revenu d’activité. Les simulations numériques montre qu’il présente un profil très irrégulier (fonction des propriétés stochastiques du revenu) ; si l’individu est contraint par la liquidité (Deaton [1992]), le patrimoine va occasionnellement s’annuler ; s’il existe une probabilité p (> 0) que son revenu s’annule, l’agent s’impose de lui-même (avec ? > 1) un patrimoine positif (Caroll [2001]). Lorsque le patrimoine est déjà faible, la consommation va plonger en cas de malchance professionnelle répétée, mais l’agent est bien conscient de ce danger puisque ses choix sont temporellement cohérents : aussi, son comportement peut-il être qualifié d’autodestructeur.
59? Ce penchant autodestructeur sera beaucoup plus élevé pour des individus qui n’ont pas la même prudence que les précédents (? >> r ; ? < 1). Ces têtes brûlées, aventureuses et peu préoccupées par l’avenir, sont les meilleurs candidats pour les pratiques à risque inconsidérées en matière d’investissement ou d’emprunt [1].
60? La dernière catégorie regroupe les sujets qui voient loin et n’ont pas peur du risque, soit les entreprenants (? < r ; ? < 1). Leurs comportements patrimoniaux sont plus difficiles à caractériser car ils échappent le plus aux modèles standard du cycle de vie, relevant davantage d’une logique d’entrepreneur, avec une interaction entre investissements professionnels et patrimoine domestique (cf. Shorrocks [1988] ; Hurst et Lusardi [2004]). Une figure typique d’entreprenant sera en effet l’individu « tempérant » (u?? < 0) qui concentre les prises de risque dans le cadre d’une activité (rémunérée) privilégiée mais s’expose peu, par ailleurs, dans les autres domaines de la vie, pour préserver le bon exercice de cette passion. Ses choix patrimoniaux dépendront alors du type d’activité choisie et des conditions de sa pratique [2].
61Dérivée dans un cadre standard, cette typologie mérite d’être approfondie en introduisant, notamment, les deux autres préférences à l’égard du temps, ? et ?. Il est ainsi probable que nombre de « têtes brûlées » manifestent un fort degré d’impatience à court terme (?i > 0), incohérence temporelle qui expliquerait leur manque chronique d’argent, les défauts répétés de paiement, etc. Chez les sujets plus prévoyants (« bons pères de famille »), voire plus prudents (« cigales prudentes »), cette même impatience justifierait par ailleurs l’attrait pour l’épargne contractuelle, qui permet de se pré-engager.
62L’altruisme familial (?i > 0) ne permettrait pas seulement de rendre compte des fortunes importantes par l’existence d’un motif de transmission : ainsi, l’« entreprenant » généreux aura-t-il à cœur de protéger sa famille des risque associés à son activité, en couvrant les siens par une assurance décès temporaire, de meilleur rendement s’il compte s’arrêter assez tôt, comme dans le cas d’un sport risqué dont il fait profession.
Typologie provisoire en cinq groupes d’épargnants
63Pour les applications empiriques, on se contentera d’une typologie des épargnants fondée sur le couple (?, ?) : 1) les « bons pères de famille » ; 2) les « entreprenants » ; 3) les « têtes brûlées » ; 4) les « cigales prudentes ». Les groupes 2 et 4 s’opposent à la langue commune (prudent ? prévoyant) : les « entreprenants » sont prévoyants et audacieux ; et « cigale prudente » représente clairement un oxymore.
64On ajoutera une dernière catégorie : 5) le « marais » (? et ? « moyens »), afin d’obtenir, au plan statistique, un clivage des comportements patrimoniaux plus discriminant. Comme les scores sont des mesures ordinales, la détermination des groupes n’est que relative – les « bons pères de famille » sont plus prudents et plus prévoyants que les autres – et le « marais » servira en même temps de référence pour juger des effets comparés de l’appartenance à telle ou telle catégorie d’épargnants sur le montant ou la composition du patrimoine.
65Les comportements distinctifs prédits pour chaque type d’épargnant – relativement aux membres du marais – peuvent être alors caractérisés, très sommairement, comme suit.
661) Les bons pères de famille (? élevée, ? faible). Le patrimoine, relativement élevé, constitue d’abord une réserve de consommation différée pour les vieux jours, mais sert en même temps pour la précaution contre le risque de revenu ou une durée de vie aléatoire (legs accidentels) : son profil selon l’âge est en forme de U inversé, avec un maximum à la veille de la retraite et une décroissance ensuite, ralentie par l’épargne de précaution. L’accession à la propriété est un moment essentiel de la phase d’accumulation, avant l’épargne pour la retraite, sous forme d’assurances viagères (ou de fonds de pension). L’épargne contractuelle (épargne logement ou assurance), même à rendement modéré, permet en outre de s’autodiscipliner pour un temps, sur un terme limité. La détention d’actions – actifs risqués à court terme, mais à rendement élevé et assez sûr sur le très long terme – est plus difficile à prédire.
672) Les entreprenants (? faible, ? faible). Leur prise de risque est souvent concentrée dans une activité à rendement potentiel élevé : création d’entreprise, investissements spéculatifs, métiers dangereux, sports extrêmes… Pour certains types d’activité, il y aura prépondérance d’actifs professionnels et de placements risqués, pour d’autres non. Le profil d’accumulation selon l’âge sera moins régulier, éventuellement toujours croissant. Une exposition au risque (revenu, santé, patrimoine) importante peut conduire un « entreprenant », s’il est altruiste, à acquérir une assurance décès (au besoin temporaire) pour la famille.
683) Les têtes brûlées (? faible, ? élevé). Peu d’épargne de cycle de vie, peu d’épargne de précaution (certains ne détiennent quasiment rien en permanence). Le patrimoine est faible mais composé aussi bien d’actions et d’autres actifs risqués (mais pas de produits pour la retraite ou d’épargne contractuelle). Ces agents peuvent prendre des risques dans de multiples domaines (métier, santé, sport, famille, etc.), parfois inconsidérés. Les plus impatients à court terme (? >> 0) seront sujets au manque chronique d’argent, aux défauts de paiement ou de remboursement d’emprunt, au surendettement, etc.
694) Les cigales prudentes (? élevé, ? élevé). Elles visent seulement à constituer un montant minimal d’encaisses de précaution qui présente des oscillations très irrégulières (au point de parfois s’annuler) autour d’une valeur « cible », constituant un nombre donné de mois ou d’années de revenu moyen ou permanent. Ce patrimoine (hors logement éventuel) est le plus souvent limité aux encaisses de précaution liquides ou quasi liquides et peu risquées, mobilisables à tout moment : peu d’actifs retraite, pas d’assurance décès ni d’actions. À défaut, l’épargne assurance (sur un horizon limité) pourrait intéresser les agents désireux de s’appuyer sur son caractère contractuel pour lutter contre leur imprévoyance ou impatience.
70Le tableau 2 reporte les effets relatifs prédits, ceteris paribus, de l’appartenance à chaque catégorie sur le montant du patrimoine et les demandes d’actifs. Des parenthèses indiquent que l’effet indiqué est présumé moins fort, en valeur absolue, que pour d’autres groupes. Les points d’interrogation révèlent l’existence de plusieurs effets opposés, ou plus simplement notre ignorance… ou celle de la théorie microéconomique actuelle. Le tableau est statique : il ne dit rien sur les transitions d’un groupe à l’autre au cours du cycle de vie, surtout de « têtes brûlées » à « cigales prudentes » ou « bons pères de famille », puisque les enquêtés eux-mêmes ont tendance à se voir plus prudents et/ou plus prévoyants que naguère [1]…
Prédictions des comportements patrimoniaux selon le type d’épargnant
Prédictions des comportements patrimoniaux selon le type d’épargnant
Types d’épargnants : premiers tests empiriques
71L’analyse empirique comprend trois étapes : elle indique comment s’est faite la répartition de la population enquêtée entre les cinq groupes, puis dessine le portrait-robot de chaque type d’agent, et présente enfin les tests des effets prédits, recensés au tableau 2.
La délimitation des cinq groupes d’épargnants
72Le graphique 1 visualise les délimitations adoptées, obtenues à partir de découpages en quartiles ou en tiers des deux scores, ? (en abscisse) et ? (en ordonnée), en tenant compte de la faiblesse des effectifs d’« entreprenants » et de « cigales prudentes » (cf. tableau 1). La partition est relative : aussi a-t-on redessiné les frontières, tant pour maximiser la distance statistique entre les groupes, que pour mieux identifier les effets de l’appartenance à chaque groupe sur les comportements patrimoniaux – ce qui explique un dessin un peu « biscornu ».
Distribution des différents types d’épargnants
Distribution des différents types d’épargnants
Les « bons pères de famille » concernent les ménages qui obtiennent un score d’attitude vis-à-vis du risque supérieur à 2 (premier tiers approché de la distribution : P33’) et un score de préférence temporelle inférieur à – 5 (premier tiers approché de la distribution : P33) mais aussi ceux appartenant au tiers les plus risquophobes P66’ (score supérieur à 7) et dont la préférence temporelle est inférieure à la médiane Me (score inférieur à – 4). D’autres découpages font intervenir les quartiles approchés (notés Q1, Q1’ et Q3).73Pour les « entreprenants », par exemple, nous avons déjà retenu les individus ayant un score de préférence temporelle ? inférieure à la médiane (Me) et un score de risque ? inférieur au premier quartile (Q1’) ; nous avons ajouté ceux appartenant au premier quartile de ? (Q1) et ceux se situant entre le premier quartile (Q1’) et le 33e percentile (P33’) de ?. Finalement, 7 % des individus correspondent à cette définition.
74Pour les autres catégories, le découpage de l’échantillon aboutit à un tiers de « bons pères de famille », 28 % de « têtes brûlées », et 15 % de « cigales prudentes ». Le « marais », catégorie de référence, comprend 17 % d’individus.
Qui appartient à quelle catégorie d’épargnant ?
75Estimées par un modèle Logit multinomial (MNL), les probabilités d’appartenance aux cinq catégories d’épargnants figurent au tableau 3 (chaque ligne somme à l’unité).
Probabilité d’appartenir aux différents types d’épargnant
Probabilité d’appartenir aux différents types d’épargnant
76Ainsi, un répondant de 30 ans ou moins a 42,3 de chances sur cent d’être une « tête brûlée », 20,7 % de chances d’être dans le « marais », 16,5 % d’être un « bon père de famille », 12,6 % d’être une « cigale prudente », et enfin 7,8 % d’être un « entreprenant ». Sachant qu’une répartition indifférenciée selon les caractéristiques observables conduirait à des probabilités constantes dans chaque colonne du tableau 3, égales à la probabilité moyenne, on peut inférer des résultats « qui est quoi » (les variables sont toutes significatives, au moins à 5 %).
77On trouve quatre fois plus de « jeunes » (moins de 30 ans) que de « vieux » (65 ans et plus) chez les « têtes brûlées », et deux fois plus chez les « entreprenants », alors qu’ils sont 3,5 fois moins nombreux chez les « bons pères de famille ». Cet effet suggère une dynamique d’évolution que corroborent les déclarations subjectives des enquêtés (cf. note 1, p. 402) : de « tête brûlée », on peut devenir « entreprenant » ou « bon père de famille » lorsqu’on avance en âge. D’autres effets sont particulièrement discriminants, tel celui du genre : les femmes sont beaucoup moins nombreuses parmi les « têtes brûlées » (1,4 fois) et les « entreprenants » (près de 2 fois moins).
78Typiquement, les « bons pères de famille » sont des femmes, en couple, plutôt âgées, avec enfants, appartenant au secteur public ; les « têtes brûlées » sont des hommes jeunes, seuls, cadres ou indépendants, travaillant dans le secteur privé ; les « entreprenants » sont également des hommes assez jeunes, cadres ou indépendants du privé, mais plus diplômés et plus souvent avec des enfants ; plutôt des femmes, les « cigales prudentes » sont, elles, peu diplômées et souvent seules.
Quels effets des préférences sur le montant et la composition du patrimoine ?
79Le tableau 4 résume les effets du type d’épargnant, à autres caractéristiques données, sur les montants de patrimoine financier, brut et net, estimés par les moindres carrés ordinaires. Les valeurs obtenues pour le répondant « moyen » (ayant les caractéristiques moyennes de l’échantillon) ont été normalisées à 100. La significativité des effets (à 10 %, 5 % ou 1 %) est appréciée par rapport au « marais », pris comme catégorie de référence [1].
Attitudes vis-à-vis du risque et du temps et accumulation patrimoniale
Attitudes vis-à-vis du risque et du temps et accumulation patrimoniale
80Deux types d’épargnants possèdent moins de patrimoine (financier, brut ou net) que les autres catégories : les « têtes brûlées » et les « cigales prudentes » ; une catégorie en détient significativement plus : les « bons pères de famille ». Par rapport à ces derniers, les « têtes brûlées » détiennent un patrimoine financier de 40 % inférieur, et à peine la moitié de leur patrimoine brut ; le constat est du même ordre pour les « cigales prudentes ».
81Le tableau 5 recense les effets propres du type d’épargnant sur les probabilités de détention d’un certain nombre de placements, estimées par des modèles Probit [1]. Au sein du patrimoine financier, nous avons retenu les valeurs mobilières, les produits d’assurance-vie et de retraite et l’épargne logement ; parmi les actifs réels, la résidence principale et des actifs professionnels [2]. Les demandes d’actifs (hors assurance décès et rcv) ont également été analysées à partir de modèles Tobit qui estiment simultanément les effets des variables sur la détention et le montant détenu : les résultats obtenus vont qualitativement dans le même sens que ceux des modèles dichotomiques, les effets étant même souvent plus significatifs.
Probabilité de détention des différents actifs selon le type d’épargnant
Probabilité de détention des différents actifs selon le type d’épargnant
82Les effets estimés concordent de près avec les prédictions du tableau 2. Les « cigales prudentes » possèdent ainsi moins d’actions, de Sicav-fcp et de valeurs mobilières que les autres catégories – elles sont, au mieux, deux fois moins souvent actionnaires !
83L’épargne logement concerne nettement moins les « têtes brûlées » et les « cigales prudentes ». Il en va de même pour la détention globale de produits d’assurance-vie et de retraite (les « cigales prudentes » en possèdent 13 % de moins que le « marais »). En décomposant, on constate que l’écart s’explique d’abord par la moindre diffusion des contrats d’assurance stricto sensu (décès, vie ou mixte) dans les deux catégories citées : celle de l’assurance décès concerne 3,4 % des « cigales prudentes » contre 9,4 % des « bons pères de famille ». Par contre, si les « têtes brûlées » sont très réfractaires aux per-pep (6,8 %), les « cigales prudentes » ont bien, comme prévu, une probabilité de détention nettement supérieure à la moyenne (15,9 % contre 12,5 %) – c’est le seul actif (réel ou financier) pour lequel il en est ainsi. Enfin, on observe que les retraites complémentaires volontaires (rcv) intéressent surtout les « entreprenants » ; en revanche, ces derniers n’apparaissent pas davantage détenteurs d’assurance décès que les autres ménages…
84S’agissant des actifs réels, les « têtes brûlées » présentent bien le profil atypique prévu : elles sont beaucoup moins fréquemment propriétaires que les autres épargnants (43,4 % contre 52,3 % pour le « marais »), mais bien plus souvent détentrices d’actifs professionnels, à l’égal ou presque des « entreprenants » (4,3 % vs. 1,3 % pour le « marais ») [3].
Conclusion
85En résumé, l’analyse économétrique des déterminants individuels du montant et de la composition du patrimoine dans la France de 1998 confirme très largement, par l’importance et la multiplicité des effets testés avec succès, la typologie des épargnants obtenue en croisant les deux paramètres de préférence, « attitude » à l’égard du risque et préférence pour le présent.
86Les « têtes brûlées » et les « cigales prudentes » détiennent sensiblement moins de patrimoine que les autres catégories d’épargnants. Au niveau de la composition de la richesse, les « cigales prudentes » ont bien un comportement plus prudent et plus imprévoyant (peu d’actifs risqués et moins d’assurances vie) que les autres ménages, mais sont demandeuses, à défaut, de produits d’épargne-assurance ; les « têtes brûlées » ont un horizon court (moins de logement, d’assurance-vie ou de produits retraite) mais prennent davantage de risque, au plan financier (valeurs mobilières) comme au plan professionnel. C’est le cas également des « entreprenants », qui voient cependant à plus long terme (la diffusion du logement, des assurances vie en général et, surtout, des retraites complémentaires volontaires est supérieure à la moyenne). Enfin, fidèles à leur image, les « bons pères de famille », plutôt prudents et prévoyants, ont les probabilités de détention qui se rapprochent le plus de celles du répondant moyen : ils s’en différencient surtout par des demandes plus élevées pour les divers produits d’assurance vie et de retraite.
87La typologie introduite ouvre sur d’autres applications. On pourra ainsi savoir si la trop faible épargne d’une part significative de la population à la veille de la retraite peut s’expliquer par leurs préférences, et jusqu’à quel point : les « cigales prudentes » et les « têtes brûlées » sont deux fois plus nombreuses chez les « non-épargnants » (patrimoine/revenu permanent < 2) ; les « bons pères de famille », une fois et demi plus nombreux parmi les « épargnants ». Cette typologie provisoire pourrait également être affinée en fonction de l’altruisme : il existe de fait deux à trois fois plus d’altruistes (dernier quartile du score) chez les « bons pères de famille » (30,2 %) et les « entreprenants » que chez les « têtes brûlées » et les « cigales prudentes » (9,9 %).
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Notes
- [*]
- [**]
-
[***]
insee, Unité des Méthodes statistiques, 18 boulevard Adolphe-Pinard, 75675 Paris Cedex 14. Courriel : daniel. verger@ insee. fr.
-
[1]
Pour l’analyse de cette sociologie du risque tournée vers l’avenir et les références associées, on se reportera au texte de Peretti-Watel dans ce numéro spécial.
-
[1]
La cohérence temporelle des choix signifie que si tout se passe pour lui comme il l’avait prévu, l’agent réalise finalement son plan initial. Cette propriété correspond en fait à la stabilité des préférences au cours du temps : si l’on envisage l’individu comme une séquence temporelle de moi, le « moi futur » reprend, sans rechigner, les préférences que le « moi présent » lui a attribué au départ. L’incohérence temporelle provient au contraire d’un conflit entre les désirs du moi présent et du moi futur (Ulysse et les Sirènes).
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[1]
L’homothétie des préférences ne s’accorde pas avec une inégalité des patrimoines bien supérieure à celle des revenus. Mais le rejet de cette hypothèse impliquerait que les attitudes à l’égard du risque comme la prudence ou la tempérance ne pourraient plus s’exprimer, même dans le cadre de l’utilité espérée, en fonction d’un seul paramètre, ?…
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Plus anecdotiques, les phénomènes d’anticipation, tels le plaisir de l’attente (savoring) d’un événement heureux que l’on diffère, ou l’appréhension (dread) d’une expérience douloureuse dont on veut être débarrassé au plus vite, introduisent, eux, un biais en faveur du futur, qui joue en sens contraire de la préférence pour le présent.
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Le type des questions posées explique pour beaucoup les déboires rencontrés par les études précédentes : choix entre des gains ou pertes monétaires à plusieurs dates, faisant intervenir à tort le taux d’intérêt ; arbitrages entre des « plaisirs » ou « peines » comparables, là encore à différentes dates, qui relèvent d’une interprétation trop naïve ou littérale du formalisme en terme de taux d’actualisation, etc. (cf. AMV).
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Pour juger de la robustesse des scores, nous les avons comparés à des analyses en composantes principales. Ces ACP montrent que les questions retenues présentent bien une composante commune, souvent bi-dimensionnelle. Le score de risque se projette ainsi sur la bissectrice des deux premiers axes, le premier correspondant à des choix courants ou relatifs à l’entrée en vie économique (mariage, profession), le second à des risques vitaux ou de long terme (santé, retraite). L’échelle de risque a une signification plus pauvre : elle se projette plus proche du centre et uniquement sur le premier axe.
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Il existe des confirmations indirectes des effets de l’âge et du genre que nous avons obtenus. Sur la moitié des enquêtés qui estiment avoir changé de préférence, une écrasante majorité pense être devenus plus prudents et/ou plus prévoyants. Et lorsqu’on interroge l’enquêté sur les préférences de son conjoint par rapport aux siennes, hommes et femmes s’accordent très largement pour considérer la femme plus prudente, mais chacun voit plutôt son conjoint comme plus prévoyant ! L’effet du genre sur la prévoyance est donc ambigu.
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Les échelles (risque, préférence temporelle, impatience) expliquent beaucoup moins bien l’accumulation patrimoniale : seule celle de préférence temporelle a un effet significatif. Prise isolément, chaque question n’a guère de pouvoir explicatif. C’est le cas des choix de loteries censés révéler l’aversion relative pour le risque. Les rares questions (tel le fait d’avoir des projets à long terme – sur dix, vingt, trente ans ou plus) qui augmentent significativement le montant de la richesse pourraient souffrir de biais d’endogénéité. Ces résultats justifient a posteriori notre méthode lourde de construction de scores synthétiques.
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Pour ne pas multiplier les types d’épargnants selon leurs préférences à l’égard du risque et du temps, on n’a pas tenu compte dans l’analyse empirique du score d’altruisme familial, qui est bien corrélé avec la préférence temporelle (0.38) et moins avec l’attitude à l’égard du risque (0.14 : les altruistes sont un peu plus prudents).
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Cette stratégie de pré-engagement a quand même deux inconvénients majeurs : elle requiert l’intervention d’un tiers bienveillant – les marins obéissants –, et elle a un coût en ce qu’elle met le moi futur sous tutelle : Ulysse au pied du mât se lamente de ne pouvoir rejoindre les sirènes (cf. Masson [1995]).
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La dénomination ne se veut en rien péjorative : elle renvoie à une définition juridique, utilisée dans le cas d’administration de biens sous tutelle ou en usufruit, qui doit privilégier une gestion prudente et à long terme.
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Dans un autre contexte théorique, les têtes brûlées sont les agents les plus sujets à l’« addiction rationnelle » (cf. Becker et Murphy [1988]). Celle-ci suppose non seulement un taux de dépréciation du futur élevé, mais aussi, une faible aversion pour le risque : l’incertain porte sur le « seuil de tolérance avant l’addiction », variable d’un individu à l’autre et inconnu de l’intéressé au départ (cf. Orphanides et Zervos [1995]).
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Selon les circonstances, un alpiniste professionnel, par exemple, se livrera à des investissements patrimoniaux risqués pour pouvoir financer ses expéditions, ou adoptera au contraire une gestion sage de ses biens s’il peut compter sur un mécène dévoué.
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Caroll [2001] invoque une autre trajectoire type où les épargnants passent du statut de « cigales prudentes » (buffer-stock) à celui de « bons pères de famille » préparant leur retraite (hump saving) : elle n’est pas confirmée par nos données.
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Les variables explicatives dans les régressions de patrimoine comprennent l’âge, le niveau social et le diplôme de la personne de référence ; le revenu d’activité, la situation matrimoniale, le nombre d’enfants, les transferts intergénérationnels reçus, l’existence de contrainte de liquidité et le lieu de résidence du ménage.
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Variables explicatives des modèles Probit : patrimoine (financier ou global), revenu lié à l’activité, âge, diplôme, situation matrimoniale, nombre d’enfants, existence de contrainte de liquidité et lieu de résidence ; pour le logement, le patrimoine du ménage n’a pas été retenu (causalité réciproque) ; pour les valeurs mobilières, a été introduite l’information financière héritée des parents.
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Retenir la détention du logement peut poser problème dans la mesure où, plus que tout autre actif, il peut être hérité (et conservé) – ou acheté grâce à un héritage immobilier.
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Si l’on se restreint au « noyau dur » de chaque catégorie, les effets différentiels changent peu. Les « entreprenants » deviennent nettement plus détenteurs d’actifs professionnels, les « têtes brûlées » possèdent sensiblement moins de patrimoine.