1 En 1981, les frères Willot ferment la bonneterie Coframaille de Schirmeck et mettent fin au contrat de travail de 142 salarié(e)s. Cet événement avait été précédé, deux ans plus tôt, par une première vague de 29 licenciements. En 1983, dans la même bourgade située à 45 kilomètres de Strasbourg, l’entreprise de mécanique Jeudy licencie, hors préretraites, 154 personnes.
2 L’étude analyse, durant les vingt ans qui suivent la rupture de leur contrat de travail, les trajectoires de 132 ouvrières et de 33 ouvriers. Elle a donné lieu à 150 entretiens en face à face ou par téléphone (la description de l’enquête figure en annexe). Son ambition est de produire, à partir de l’observation, un ensemble d’hypothèses plausibles sur des processus sociaux qui ont toutes chances d’opérer ailleurs. Les premières études sociologiques relatives aux licencié(e)s (Moscovici [1959]) portent sur leur résistance à la mobilité, géographique ou sectorielle. Le retour à l’emploi est alors rapide. Avec la crise, la phase de transition s’allonge. La réinsertion devient objet de recherche. Cependant, bien souvent, les enquêtes sont conduites deux ou trois ans après le licenciement, un délai trop court pour prendre la pleine mesure de ses effets sur la carrière des intéressé(e)s. Le suivi des trajectoires sur une longue durée devient nécessaire pour établir un tel bilan. Vingt ans après le licenciement, on pourrait avoir des doutes sur la qualité de la reconstitution des parcours. Le fait que les histoires individuelles aient des parties communes rend, au contraire, la méthode particulièrement performante. En effet, provenant d’un même lieu, faisant suite à un même événement, les récits de vie ont pu être recoupés. Ils s’articulent également avec d’autres témoignages. Ainsi les informateurs multiples qui ont permis le recensement et la localisation des licencié(e)s ne délivrent pas seulement les coordonnées d’une connaissance mais aussi, de manière informelle, un résumé d’un parcours ou un événement de celui-ci. En outre, très souvent, l’entretien s’est développé à partir de documents objectifs que sont les certificats de travail et les reconstitutions de carrière établies par les caisses de retraite. Bref, les récits ne sont pas livrés dans un espace social inconnu. La connaissance de ce dernier, certes imparfaite, permet d’exercer un contrôle sur ce qui est dit.
3 La recherche souhaite s’inscrire dans les sociologies de l’emploi et du genre. La première s’intéresse à l’emploi défini comme l’ensemble des modalités d’accès et de retrait du marché du travail qu’elle distingue du travail, activité de production et ensemble des conditions d’exercice de cette activité (Découflé et Maruani [1987], p. 10). La seconde cherche à identifier et à comprendre différences et inégalités entre les sexes. Elle nécessite d’étudier de manière spécifique, pour les hommes et pour les femmes, les questions du travail et de l’emploi. Opérer cette distinction dans la recherche, c’est se donner un outil indispensable à la compréhension des trajectoires.
4 L’article couvrira de façon chronologique les différents épisodes d’un temps post-licenciement que nous avons voulu long. Auparavant, on s’attachera à définir la population concernée ainsi que le territoire sur lequel elle s’est retrouvée privée de travail. La dimension sexuée du rôle actif des licencié(e)s doit en effet être référée à l’espace socio-économique local.
Ouvrières, ouvriers et territoire
5 Les suppressions d’emplois à Coframaille et à Jeudy interviennent dans une vallée industrielle marquée par la crise structurelle du textile, par les défaillances de plusieurs entreprises de la métallurgie mais aussi par un manque d’implantation de nouvelles firmes.
6 Entre 1968 et 1990, le volume d’emplois existant sur le bassin est affecté d’une baisse de 15 %. Dans le même temps, avec l’émigration de jeunes adultes, la population totale, 20 000 personnes en 1968, chute de 7 %. À l’inverse, entraînée par la progression de l’activité féminine, la population active augmente à partir de 1975. La distorsion entre actifs et emplois disponibles se solde par une aggravation d’un chômage essentiellement féminin et par des migrations journalières en majorité masculines. Depuis le début des années 1980, à une exception près, la création d’emplois industriels résulte de l’installation d’entreprises dont les effectifs ne dépasseront pas la centaine de salarié(e)s. De multiples témoignages indiquent que les établissements de petite taille, anciens et nouveaux, se caractérisent par intensité du travail et flexibilité externe.
7 Achetée en 1966 par les frères Willot, la bonneterie de Schirmeck fabrique sous-vêtements, survêtements et tee-shirts. Elle comptait alors plus de 350 personnes dont, bien sûr, une forte majorité de femmes. Les ouvrières mirent fin à la rémunération liée au rendement en 1973 à la suite d’une grève de trois semaines. L’expérience acquise dans la conquête de meilleures conditions de travail fut par la suite transférée dans la lutte pour la sauvegarde de l’emploi. Les salarié(e)s vécurent, en effet, dans une insécurité pesante dès 1977, c’est-à-dire durant les quatre dernières années de la vie de l’usine marquée par des mesures répétées de réduction des effectifs. La dernière embauche remontant à 1972, l’âge moyen des personnels (40 ans) est élevé. La moitié est présente au sein de Coframaille depuis plus de dix-neuf ans. Une très forte majorité (85 %) réside à moins de 5 kilomètres de l’usine. Seuls trois hommes de Coframaille ont été rencontrés. Parmi les 92 ouvrières interviewées, une quarantaine a suivi une formation initiale en couture ; 20 sont titulaires du cap. Les deux tiers sont mariés. L’accès à la propriété est répandu. Près de 80 % des ouvrières, dont une dizaine de femmes seules, sont propriétaires d’une maison.
8 En provenance de Nogent-sur-Marne, l’entreprise Jeudy s’installe à Schirmeck en 1960 en vue de tirer bénéfice des avantages financiers liés au classement du canton de Schirmeck en zone spéciale de conversion à la suite du déclin de l’industrie textile locale. Elle est alors leader de la production de soupapes automobiles et navales en France. En 1974, Jeudy est absorbée par le groupe américain Thompson-Ramo-Woolnidge spécialisé dans les composants pour l’automobile et l’électronique. L’entreprise emploie 650 personnes en 1983. Au mois de mai, la direction rend public le plan de licenciement. Les salariés, fortement syndiqués à la cfdt, s’opposent vainement à ces mesures. C’est la première fois qu’ils sont mis en échec. Ils étaient, jusque-là, toujours sortis vainqueurs des nombreuses luttes, que ce soit pour l’augmentation du salaire ou contre des licenciements. Il n’y avait cependant jamais eu de véritable mobilisation pour obtenir une amélioration significative de l’environnement de travail. Dans les ateliers de production, ouvriers et ouvrières étaient exposé(e)s au bruit, à la chaleur et à un épais brouillard d’une huile minérale cancérogène. Les licencié(e)s sont jeunes. La moyenne d’âge est de 33 ans. La plupart a été recrutée en 1971 ou en 1976. Ils/elles ont en conséquence, en 1983, douze ou sept ans d’ancienneté. Toutes les femmes et 90 % des hommes vivent en couple avec presque toujours un ou plusieurs enfants. Les ouvrières travaillaient, sur une machine outil ou au contrôle des soupapes, en qualité d’os. Seules deux d’entre elles possèdent un cap. Beaucoup sont entrées dans la vie professionnelle dès la fin de la scolarité obligatoire. Le groupe des ouvriers est composé de seize op, treize os et un manœuvre. La moitié est titulaire d’un cap ou d’un bep.
9 Ce prolétariat n’est pas le plus déshérité. Il a tiré partie de la croissance des années 1960 et 1970. Il a en outre bénéficié de la stabilité professionnelle ainsi que de son enracinement dans la vallée de la Bruche à travers les réseaux de sociabilité, pour la construction d’une maison par exemple.
10 Si les salariés de Coframaille et Jeudy ont perdu leur emploi dans un contexte économique dégradé, ils avaient en revanche accès à deux dispositifs favorables qui s’adressaient spécifiquement aux chômeurs issus d’un licenciement collectif. Le premier avait trait aux indemnités de chômage. Ainsi, les dernier(ère)s licencié(e)s de Coframaille bénéficient, sur une durée maximale d’un an, de l’allocation spéciale dont le montant, dégressif, est compris entre 90 % et 70 % du salaire antérieur brut. Leurs camarades de Jeudy percevront cette même allocation spéciale réduite cependant à six mois. Le second dispositif, issu de l’accord interprofessionnel du 9 juillet 1970, ouvrait droit à une formation rémunérée à hauteur de 110 % du salaire antérieur. Le stagiaire n’était plus considéré comme demandeur d’emploi et conservait l’intégralité de ses droits à l’indemnité chômage à la sortie du stage.
La rupture
11 L’étude des licenciements de l’entreprise Jeudy montre que le départ suscite davantage de désarroi chez les ouvrières que chez les ouvriers.
12 Pour une forte majorité de femmes, l’angoisse suscitée par le licenciement fait référence à la sphère de l’emploi. : « Oh ! j’étais malheureuse quand j’ai su que j’étais dehors » – « Oui, j’avais peur de ne pas trouver » – « Au départ, voyez-vous, c’est quand même dur de rester à la maison. » D’autres réactions trouvent leur origine dans le rapport au travail. Pour une minorité, en effet, soulagement de sortir d’une période de forte tension et espoir de recommencer une vie professionnelle plus satisfaisante sont souvent mêlés. Lucie (30 ans en 1983) : « C’est vrai qu’après des mois et des mois de combat, il y a un soulagement et aussi l’espoir de refaire autre chose dans la vie. Quand on a eu les lettres de licenciement, moi j’étais contente. J’ai dit “Tant mieux, j’en ai marre de la boîte-là”. » L’espoir d’une reconversion réussie sera de courte durée : « On est descendu à Strasbourg avec mes copines pour se renseigner à l’école d’aides-soignantes. On nous a dit : “Il y a 200, 300 jeunes candidates pour vingt postes. C’est très restreint. Là, c’était une claque”. » Eva suivra un stage en magasinage sans intérêt pour l’insertion professionnelle. Pour les femmes enceintes et les mères d’enfants en bas âge, la perspective de pouvoir garder leur enfant à la maison atténue les soucis de l’emploi. Quelques réactions à l’annonce du licenciement sont même franchement positives. Elles sont spécifiques aux mères qui avaient décidé de se retirer provisoirement du marché du travail. Le départ de l’entreprise avec une prime et des indemnités de chômage en perspective est perçu comme une aubaine.
13 Chez les hommes, une petite majorité, certes blessée par l’exclusion de l’entreprise, a confiance en l’avenir professionnel et vit la rupture avec sérénité : « Moi, je n’ai jamais été anxieux. Bon, mais bien sûr, ça ne fait jamais plaisir d’être licencié. Mais, j’étais jeune, je n’allais pas m’en faire pour ça. » – « On ne voulait pas que ça arrive, bien sûr, mais j’étais confiant pour la suite. » – « Oui, je savais déjà ce que j’allais faire. C’est pour ça, ça ne m’a absolument pas dérangé le licenciement. » – « Anxiété ? Ah ! Non, non ! À 24, 25 ans, non ! Et puis, c’était encore une période où il y avait du boulot. » Ces hommes ont des projets professionnels précis ou comptent sur leur expérience pour retrouver un emploi en usine dans un délai satisfaisant. D’autres sont dans l’inquiétude. À la différence des premiers, l’avenir leur apparaît incertain et le présent est déstructuré par l’absence de travail. La dépression guette : « Rester à la maison, ça voulait dire feignant, gros feignant. Tu ne fous rien, ta femme travaille. Parce que ma femme travaillait. Alors, moi rester à la maison et la femme qui travaille, ça fait de la dépression ça. » – « Il fallait que je travaille. Je ne pouvais pas rester comme ça. Je crois que j’aurais fait de la dépression. On est moins que rien. On est à la maison. On n’a pas de boulot. » « Le travail demeure un élément constitutif de l’identité masculine qui se construit à distance du féminin et du foyer qui lui est associé. » (Testenoire [2001], p. 131.) Les hommes n’ont pas d’alternative au travail rémunéré.
14 Sur le plan de la santé, le choc du licenciement est rude. Parmi les 26 licenciées de Jeudy, dans l’année qui a suivi le licenciement, on recense une dépression, cinq états dépressifs ayant occasionné la prise d’antidépresseurs ainsi que de nombreuses perturbations du sommeil. Chez les hommes, le tableau est plus difficile à dresser. On observe, toujours dans l’année qui suit le départ de Jeudy, une dépression. Aucun autre interviewé n’a évoqué la prise d’antidépresseurs. Mais il n’est pas sûr que tout ait été dit sur ce sujet. Par ailleurs 13 licenciés sur 97 sont décédés. Ils avaient entre 28 et 35 ans en 1983. Ils sont donc morts jeunes. Les témoignages sont concordants pour dire que, pour au moins trois d’entre eux, instabilité de l’emploi et consommation accrue d’alcool sont allées de pair.
La formation
15 La quasi-totalité des femmes, mais seulement deux tiers des hommes suivent une formation. Cette disparité résulte d’un retour à l’emploi en moins de six mois d’un tiers des ouvriers licenciés.
16 La plupart des ouvrières de Coframaille et de Jeudy accèdent à des stages dits de remise à niveau, sur site ou par correspondance. Le déficit d’emplois et la faible reconnaissance de la qualification de métiers dits féminins, tels que assistante maternelle, employée familiale ou employée de service, limitent l’offre de formation. Sélectionner un stage fondé sur un projet de carrière est impossible. Seules deux licenciées ont échappé à cette règle en suivant une formation qualifiante en esthétique qui débouchera sur l’emploi. Les femmes, tout particulièrement les mères d’enfants en bas âge, privilégient, dans ce contexte, les cours par correspondance. Pour un temps, elles ne cumulent plus emploi rémunéré et travail domestique mais concilient formation et travail domestique. Léa est mariée. Elle a un enfant : « Moi, je voulais garder David (2 ans), économiser la nourrice. Je savais bien qu’aller au lep, ça n’aboutirait à rien de plus. » Les cours à distance ont généré, dans une démarche d’entraide, des échanges entre licenciées. Aussi, la première vertu de la formation pour les femmes, quel qu’en soit le mode, sur site ou par correspondance, c’est de sortir de l’isolement qui a pu s’installer après le licenciement. Plusieurs disent que c’est à partir de ce moment-là qu’elles se sont senties mieux.
17 Concentration sur quelques stages pour les femmes, diversité pour les hommes : les seize licenciés qui entrent en formation se répartissent dans dix stages différents. Ceux-ci ont été décisifs pour la réalisation de projets professionnels en rupture avec l’activité usinière, tels que cuisinier, agent commercial, ébéniste, fermier-aubergiste. Le perfectionnement dans une spécialité d’origine, le tournage ou l’électricité, a été très utile pour cinq ouvriers titulaires d’un cap. Plusieurs hommes ont suivi des formations dispensées à plus de 100 kilomètres du domicile. En assurant les tâches domestiques et d’éducation, les épouses ont toujours soutenu les trajectoires des maris.
Les sorties de l’emploi
18 L’analyse prend appui ici sur l’enquête conduite auprès des femmes de Coframaille. Le processus de retrait de l’emploi, souvent lié à l’âge, ne peut pas, en effet, s’apprécier complètement à partir des 55 licencié(e)s de Jeudy dont deux seulement ont plus de 50 ans. Sur les 107 ouvrières de Coframaille faisant partie de l’enquête, 41 n’ont plus jamais exercé d’activité professionnelle. Le phénomène concerne 87 % des plus de 45 ans contre 10 % des moins de 46 ans.
19 Les plus de 51 ans intériorisent l’impossibilité de retrouver un travail. Elles savent que leur vie professionnelle est terminée. Les employeurs ne sont contactés que pour satisfaire aux conditions d’attribution de l’indemnité chômage. Interrogées sur les entreprises contactées, leurs cadettes de la tranche 45-51 ans donnent essentiellement des exemples se rapportant au début de la période sans emploi. Après un premier temps de recherche, la résignation apparaît. Elle n’atteint pas cependant les trois femmes seules qui, toutes, retrouvent une activité professionnelle contre deux femmes mariées sur douze. Les femmes mariées se montrent plus exigeantes sur les conditions de travail et d’emploi que les femmes seules.
20 Chez les moins de 45 ans, le statut matrimonial, le nombre et l’âge des enfants sont des caractéristiques discriminantes. Le taux de reprise d’activité passe de 84 % (43 sur 51) pour les femmes mariées à 100 % (19 sur 19) pour les femmes seules. Il est de 66 % (8 sur 12) pour les mères d’enfants en bas âge contre 92 % pour les autres femmes. La décision de quitter l’emploi ne fait pas suite à plusieurs années de recherche infructueuse. Elle se prend assez tôt, le plus souvent quelques mois après le licenciement.
21 L’analyse de l’ensemble de ces retraits ne doit jamais être dissociée d’un contexte fait d’un tissu économique dégradé et de conditions de travail difficiles. Ainsi, Martine, 42 ans, mère d’un fille de 20 ans, a eu par l’intermédiaire de l’anpe des propositions d’emploi émanant d’entreprises de confection qui ne lui étaient pas étrangères : « Je connaissais déjà la musique ; j’y avais déjà travaillé. Alors, il n’en était plus question. » Martine préfère alors se consacrer à la sphère familiale en gardant l’enfant de sa fille plutôt que de retrouver le rythme infernal de la couture. Lors de la création d’emplois dans une région, des inactives apparaissent sur le marché du travail. Ici, c’est l’inverse qui se produit. Quant aux ouvriers de Jeudy, tous ont occupé un nouvel emploi. Si aucun n’avait plus de 50 ans, plusieurs pourtant étaient pères d’un enfant en bas âge.
Le retour à l’emploi
22 Un tiers des hommes retrouve du travail en moins de six mois. Ils sont, le plus souvent, titulaires d’un diplôme professionnel. C’est le mal-être lié au chômage qui pousse une partie de ces ouvriers à préférer l’accès direct à l’emploi plutôt que la formation en acceptant parfois déqualification et forte réduction du salaire.
23 Les deux autres tiers suivent un stage. L’itinéraire d’insertion se déroule alors le plus fréquemment selon le schéma suivant : un épisode de chômage de quatre à six mois précède le temps de la formation (six à dix mois) à l’issue duquel s’ouvre une nouvelle phase de chômage de quelques mois qui se conclut par le retour à l’emploi.
24 Les femmes, positionnées sur des segments du marché du travail différents, subissent plus fortement le manque d’emplois. Sur le bassin de Schirmeck, en 1985, parmi les plus de 25 ans, le chômage atteint 13,1 % de la population féminine et 6,1 % de la population masculine. Sur les 66 ouvrières de l’habillement qui ont retravaillé, 31 ont occupé leur premier poste après une interruption supérieure à vingt mois. Elle se prolonge pour sept d’entre elles au-delà de soixante mois. Pour les licenciées de Jeudy, le retour à l’activité rémunérée est plus lent encore. La première embauche se produit dix-huit mois après le départ de l’usine. Le temps moyen de transition, périodes d’inactivité comprises, est de cinquante-neuf mois. Cette différence entre les deux groupes se comprend en partie par la dégradation de la situation de l’emploi entre les deux licenciements. En outre, contrairement aux ouvrières de la bonneterie dont une partie s’insère temporairement dans les petits ateliers de couture, il n’y a pas, pour les ouvrières de Jeudy, de filière technique dans laquelle elles pourraient faire valoir leur expérience professionnelle.
25 Dans ce contexte où, pour les femmes peu diplômées, les emplois sont rares et médiocres, les événements de la vie familiale pèsent fortement sur le comportement d’activité. Dix-sept licenciées de Coframaille et de Jeudy étaient mères d’enfants nés deux ans avant ou après les licenciements. Elles sont neuf à occuper un emploi après une interruption d’au moins cinq ans alors que cinq mettent un terme définitif à leur carrière. Deux reprennent une activité à domicile dans l’année qui suit l’entrée dans le chômage. « En France, être mère d’un jeune enfant entrave toujours fortement l’activité des femmes. » (Marry, Kieffer, Brauns, Steinmann [1998], p. 371.) À la suite d’un licenciement dans un bassin où l’emploi manque, la tendance ne peut que s’accentuer. Le phénomène est à rapprocher du succès de l’allocation parentale d’éducation auprès des femmes peu diplômées. Entre un emploi insatisfaisant et une situation de non-emploi avec faible rémunération, beaucoup optent pour le deuxième terme de l’alternative. Dans le cas du licenciement, la remise en cause, temporaire, de la place du travail professionnel est, de plus, une façon de faire face à la perte d’emploi. Ainsi, Sandra, mère de trois enfants, en fin de congé parental, se préparait à reprendre le chemin de l’entreprise. Elle reconsidère alors sa situation de vie : « Bon, il n’y aurait pas eu le licenciement, j’aurais évidemment gardé ma place et repris à la fin de mon congé. Là, j’ai attendu. » Pour Lydia, 25 ans lors du licenciement, l’entrée en chômage suscite le désir d’un deuxième enfant : « S’il n’y avait pas eu le licenciement, je serais encore à l’usine, et je n’aurais eu qu’un enfant. Je pensais d’abord me mettre nourrice agréée. Et puis après, j’ai réfléchi. J’ai dit non. J’en avais qu’un ; alors on s’est décidé pour un deuxième. » Le chômage engendre la naissance du deuxième enfant qui elle-même prolonge la période sans emploi dans l’« inactivité ». « Si la femme au foyer ne constitue plus un statut de substitution acceptable pour les femmes, la maternité, l’importance accordée à l’enfant et à l’éducation qu’on souhaite lui donner, peuvent justifier chez les femmes chômeuses, en tout cas provisoirement, une situation de non-activité professionnelle avec dédommagement financier et compenser la crise créée par la désocialisation. » (Schnapper, p. 153.) D’autres situations de vie, telles que la prise en charge à la maison d’un parent malade et le mariage, peuvent conduire à l’« inactivité » et différer le retour à l’embauche.
26 De nombreuses études ont conclu que plus le temps de chômage se prolonge, plus l’employabilité diminue. On n’observe pas ici, chez les moins de 45 ans au moment du licenciement, de difficultés accrues dans l’accès à l’emploi liées à cette interruption. Pour les mères en retrait de l’activité rémunérée, le moment du retour est à peu près maîtrisé. Pour les autres, rien ne permet de dire que leurs aptitudes aient régressé, sauf à la suite de problèmes de santé. Quant à leur volonté de travailler, elle demeure forte puisque une part d’entre elles accepte des emplois précaires. Certaines chômeuses de très longue durée cumulent des handicaps comme le manque de moyens de locomotion ou un français mal maîtrisé, mais ceux-ci ne doivent rien au temps.
Les trajectoires d’emploi
27 L’observation sur le long terme permet de proposer une sociologie des trajectoires d’emploi. Elle s’appuie sur une catégorisation conçue sur la base de la profession dominant la carrière post-licenciement. Pour les femmes, six groupes de professions se dégagent : employées de service, employées familiales, assistantes maternelles, couturières, ouvrières hors habillement, travailleuses indépendantes. Une sixième catégorie regroupe les salariées qui subissent l’instabilité de l’emploi sur une longue période. Elle est constituée pour partie de couturières mais aussi et surtout de femmes qui occupent une succession de postes sans rapport les uns avec les autres. Les périodes d’emploi sont alors entrecoupées par des épisodes de chômage plus ou moins longs. Chez les hommes, les ouvriers forment la catégorie la plus importante. Bien moins nombreux, trois autres groupes existent : les travailleurs indépendants, les fonctionnaires et les salariés en situation prolongée de précarité. L’analyse montre que les parcours professionnels des femmes, y compris dans le « choix » d’une profession, sont liés à des caractéristiques individuelles sociodémographiques, alors que ceux des hommes se développent plus dans la continuité technique ou dans une logique de carrière.
Les employées de service
28 Les employées de service sont principalement recrutées dans des établissements des secteurs médical, social et éducatif. Les célibataires, dont aucune n’est employée familiale ou assistante maternelle, sont ici nombreuses. Sont également fortement représentées les mères d’un seul enfant. Les unes et les autres, d’un âge moyen relativement élevé lors du licenciement (38 ans), sont sans projet de maternité. L’accès au nouvel emploi, assez rapide, ne passe pas par le marché institutionnel de l’anpe. Il résulte, le plus souvent, de l’aide d’une relation. Le réseau de sociabilité est efficace sur une zone géographique restreinte. Les postes d’employées de service du bassin limitrophe sont, eux aussi, octroyés aux autochtones. Du coup, les nouveaux emplois se situent à proximité du domicile, bien souvent dans le village résidentiel. Un ou plusieurs remplacements constituent le passage obligé avant d’obtenir un cdi, gage, ici, de stabilité à long terme. Le travail est moins intense et moins répétitif qu’à l’usine. L’ambiance et l’esprit de camaraderie y sont parfois regrettés. Gilberte, aujourd’hui à la retraite : « La maison de retraite Y, ça allait, c’était pas mal, mais c’était pas le paradis non plus. L’ambiance était meilleure à la Coframaille, mais on ne peut pas dire que le travail était mieux à l’usine. » D’autres sont franchement satisfaites du changement. Sylvie est aujourd’hui lingère : « C’est bien. Je n’ai jamais eu la nostalgie de Coframaille. » Aucune employée de service n’a quitté son poste avant l’âge de la retraite. Quelques-unes ont bénéficié, dans les grands établissements, d’une promotion en devenant aide-soignante ou agente de maîtrise. Dans ce groupe, si la satisfaction dans le travail n’a pas toujours été au rendez-vous, la stabilité de l’emploi n’a pas fait défaut.
Les employées familiales
29 Le terme « employées familiales » recouvre ici les femmes de ménage qui travaillent pour un ou plusieurs employeurs particuliers ainsi que les aides à domicile, salariées d’association. Ce secteur des emplois à domicile s’est beaucoup développé au cours des vingt dernières années. Dix licenciées, dont quelques-unes travaillent en parallèle dans le nettoyage, y ont retrouvé un emploi exercé pour neuf d’entre elles à temps partiel. Toutes sont mariées. Aucune n’est titulaire d’un cap. La moyenne d’âge, de 32 ans lors du licenciement, est de 40 ans au moment de l’entrée dans ce secteur. Une longue interruption de carrière, toujours liée à une naissance, caractérise le début des trajectoires post-licenciement des futures employées familiales. Certaines mettent fin à cette période en occupant un emploi précaire qui se conclut par le chômage. Elles se dirigent alors en dernier ressort vers les emplois familiaux. D’autres y accèdent plus directement en vue de rendre possible, grâce à la souplesse des horaires et au temps partiel, le cumul du travail domestique et du travail rémunéré. Elles ont deux ou trois enfants dont elles s’occupent dans la totalité du temps hors scolaire. Ainsi Lise, quatre ans après le licenciement, débute chez un particulier avant d’étoffer progressivement le nombre d’employeurs sans jamais dépasser les trente heures par semaine. « Ça me permettait de travailler aux heures que je voulais. Je mettais mes enfants à l’école puis j’allais faire les ménages. » Ce travail lui convient : « Moi, je suis contente de ce que je fais. Bien sûr, les clients ne sont pas toujours faciles. Mais, dans l’ensemble, ça va. » Cette satisfaction n’est pas partagée par toutes les employées familiales. Pour Andrée, qui réside en zone rurale, les employeurs sont dispersés sur plusieurs villages. Combiner garde des enfants et une vie professionnelle faite de nombreux déplacements s’avère impossible. La santé est mise à mal. Il lui faudra réduire ses horaires pour se contenter d’un seul employeur situé dans son village. S’engager dans un emploi familial signifie presque toujours avoir reconsidéré à la baisse, volontairement ou non, la place du travail rémunéré. Toutes ces femmes, malgré la précarité de leurs contrats, ont exercé leur nouvelle activité dans la durée. Les enfants grandissant, elles ont généralement augmenté leur quotité de travail sans jamais passer à un équivalent plein-temps que leur permettaient les propositions des employeurs. Le temps morcelé, caractéristique de ces emplois, s’il offre de la souplesse dans le cadre d’un horaire réduit, devient très contraignant avec l’augmentation du nombre d’heures de travail.
Les assistantes maternelles et les accueillantes familiales
30 Près d’une dizaine de licenciées ont, pour un temps de leur vie professionnelle, accueilli chez elles, enfants ou personnes âgées, à la journée ou en continu. Elles sont assistantes maternelles ou accueillantes familiales. Toutes sont mariées et ont des enfants.
31 Le métier d’assistante maternelle permet à quelques mères, juste après le licenciement, de travailler tout en gardant leur dernier enfant. Celui-ci détermine plus directement encore que dans d’autres parcours le choix de l’activité professionnelle mais aussi sa cessation. En effet, deux d’entre elles quittent cette profession lors de la scolarisation continue de leurs enfants. Pour l’une, le changement s’effectue sous la pression du mari qui, ouvrier soumis au rythme des « trois fois huit », supporte mal la présence de plusieurs enfants à son domicile. Tant que l’activité professionnelle de son épouse se justifiait par la garde de ses enfants, celle-ci a été tolérée. Elle n’était plus concevable dans le cadre d’un métier exercé pour lui-même. Plusieurs femmes, presque toutes titulaires d’un cap, se sont portées vers ce secteur, après l’exercice d’un nouvel emploi interrompu par la fin d’un contrat ou, le plus souvent, à la suite d’une démission pour précisément se reconvertir en qualité d’assistante maternelle ou d’accueillante familiale. Elles n’occupaient pas les postes les plus ingrats. On retrouve, par exemple, une modéliste, un chef d’équipe et une ouvrière d’une grande entreprise qui bénéficiait de bonnes conditions de travail. Leur motivation n’est pas liée à l’éducation de leurs enfants : les cadets ont plus de 10 ans. Malgré un statut professionnel avec lequel niveau de salaire et emploi sont incertains (Lecomte [1999]), la garde à domicile procure davantage de satisfactions qu’un poste de salariée en entreprise. En recherche d’autonomie, des ouvriers se dirigent vers le travail indépendant. Cette même quête conduit ces femmes vers le travail à domicile. « Les salariées à qui les parents confient leurs enfants sont clairement autre chose qu’une main-d’œuvre. » (Maurin Éric, p. 39). Les interviewées ne considèrent pas la maison comme un lieu d’enfermement. Bien qu’insatisfaite par la rémunération, faible ou aléatoire, aucune ne regrette son choix. Myriam, chef d’équipe à Coframaille, mère d’une fille de 17 ans en 1981, a eu une proposition d’embauche pour un poste équivalent qu’elle a refusé après un essai de quelques semaines : « Moi, je ne regrette pas Coframaille. Je sais qu’il y en a qui regrettent. Mais c’est pas mon cas. J’étais toujours sous tension. Maintenant, j’ai trouvé ma voie. Je suis libre. J’apprécie la liberté d’être à la maison. » L’usine n’était devenue supportable que grâce à une prise permanente de tranquillisants. La compréhension de la satisfaction exprimée pour le nouveau travail doit être référée aux difficultés de l’ancien emploi. Il n’en reste pas moins que la maison peut être perçue comme un moyen d’échapper aux contraintes du salariat classique. Déléguée syndicale à Coframaille, Marie n’a pas l’habitude de se laisser conduire par les événements. Après le licenciement, elle a un objectif : entrer, en qualité d’ouvrière, dans une grande entreprise située à une vingtaine de kilomètres de son domicile, la seule, à ses yeux, qui offre des conditions de travail correctes. Elle parviendra à ses fins. Douze ans plus tard, elle accueille en long séjour des personnes âgées à son domicile : « En fait j’ai la vie dont je rêvais : rester à la maison, gagner ma vie assez bien, relativement bien par rapport au fait de rester à la maison. Je peux en plus m’occuper de mon petit-fils. Non, franchement, je ne me plains pas. » Indépendance, être utile dans le social, travailler à la maison, garder son petit-fils sont les satisfactions affirmées d’une reconversion qui a un prix fort, mais acceptée : celui d’une présence quasi permanente à son domicile. Mais, et c’est probablement pour cette raison que la contrainte est supportable, la vie sociale n’est pas atrophiée, au contraire. Les visites, impromptues ou organisées autour d’un repas sont nombreuses. De nouvelles activités de loisirs se sont développées. La peinture, chose impossible avec l’emploi salarié en entreprise, est pratiquée quotidiennement le soir.
Les couturières
32 Dans la suite de leur carrière, dix-sept ouvrières, toutes issues de Coframaille, ont travaillé en qualité de couturière. Lors du licenciement, elles sont jeunes. L’âge moyen (32 ans) est sensiblement inférieur à celui des autres femmes de Coframaille ayant repris un emploi (36 ans). L’accès au nouveau poste de travail est également plus rapide. Autre singularité, à la bonneterie, toutes étaient déjà couturières. Il y a donc continuité technique entre ancien et nouveau poste. Si certaines femmes ont poursuivi leur carrière en souhaitant exercer leur métier de toujours, d’autres, presque aussi nombreuses, n’ont pas véritablement choisi de retravailler dans cette spécialité. Ce sont les conseillères de l’anpe, au vu de leur expérience, qui leur ont proposé des postes pour lesquels elles n’avaient pas d’attirance particulière. Leur souci premier était de trouver un emploi. Un patron local du secteur ne fait pas mystère de ses critères d’embauche : « des femmes, jeunes, habiles et costauds ». Les quelques ateliers d’habillement de la vallée de la Bruche offrent, en stock, peu de postes. Mais un fort turn-over et une faible demande d’emplois dans ce secteur font que les couturières de Coframaille, expérimentées, sont appréciées, surtout quand elles sont jeunes. La communauté de destin ne se limite pas à la pratique d’un même métier. Elle se vit aussi dans le fait de subir le déclin de l’industrie de l’habillement. L’embauche est rapide mais l’instabilité est grande. Les conditions de travail sont difficiles. Le retour du salaire lié au rendement est ainsi la règle pour des femmes qui s’étaient battues victorieusement pour le supprimer à Coframaille. Le parcours de Christiane, sans être emblématique, témoigne de ces difficultés. Âgée de 28 ans lors du licenciement, divorcée, elle demeure sans emploi durant deux ans avant d’entrer dans un atelier de cuir : « Je savais que l’entreprise n’avait pas bonne réputation, mais vous savez, quand on est au chômage, on n’est pas regardante. » À l’issue de deux contrats successifs de trois mois, elle doit abandonner son poste, pas pour longtemps toutefois. « On m’a rappelée un mois après. J’y suis retournée et j’ai eu un nouveau cdd. » Christiane poursuit son récit : « Un beau matin, le patron était parti. Il avait disparu avec toute sa famille. » Endetté, il avait fui dans son pays natal. Elle perdra son emploi. « Trois mois plus tard, l’anpe m’a envoyée chez T. J’ai eu un contrat d’un an. » La précarité se conjugue avec des conditions de travail difficiles. « Là, on était poussé au maximum. Quand il faut aller à un tel niveau de production, j’ai beaucoup de mal. Et là, il fallait pousser du matin au soir. » Un an de galère, fin du contrat, nouvelle période de chômage et retour à l’atelier de cuir. « Il avait été racheté. J’y suis restée jusqu’en février 1991 quand il y a eu le dépôt de bilan. » Dans la même année, elle entre dans l’atelier de confection G. pour y retrouver davantage de sécurité, dix ans après le licenciement.
33 Pénibilité du travail et précarité de l’emploi épuisent les couturières. Peu mènent leur carrière à terme dans le secteur. Beaucoup se réfugient dans l’inactivité avant la retraite ou se dirigent vers les services pour y trouver davantage de stabilité.
Les ouvrières de l’industrie (hors textile-habillement)
34 Les femmes qui reprennent le chemin de l’usine, hors textile-habillement, sont, au moment du licenciement, les plus âgées des licenciées retrouvant un emploi. Plusieurs vivent seules. La moyenne d’âge est, selon l’entreprise d’origine, Coframaille ou Jeudy, de 39 ans et 37 ans. Il n’y a plus d’enfants en bas âge au foyer. Le groupe comprend plusieurs quadragénaires qui, travaillant en usine depuis l’âge de 14 ans, s’estiment avant tout ouvrières et souhaitent retrouver un poste en usine qui, pour elles, offre davantage de sécurité, non pas dans la dimension de l’emploi mais dans celle du travail. C’est le cas de Renée, 43 ans lors de son licenciement : « Moi, je voulais travailler dans une usine. J’ai toujours travaillé dans une usine. Je n’avais pas autre chose à faire. » Les embauches sous cdi se sont produites dans des entreprises en phase d’installation ou d’expansion donnant ainsi l’occasion aux licenciées de retrouver des postes stables. Si quelques ouvrières ont accepté leurs nouvelles conditions de travail comme elles avaient accepté celles de leur usine d’origine où elles ne participaient guère aux actions collectives, une majorité a vécu le reclassement comme un déclassement. Selon les cas, déqualification, perte de salaire ou moindre intégration au sein de l’entreprise en sont à l’origine. Paule, à Coframaille, était devenue contremaîtresse. « Je suis montée », dit-elle avec fierté. Elle entre chez V., dans la métallurgie : « Le changement était difficile. J’étais redescendue. Je recommençais tout en bas. » Elle sait aussi d’emblée qu’elle restera en bas : « Dans la métallurgie, une femme ne fait pas carrière. » Deux de ses amies ont travaillé dans la société D., pme de la mécanique. Déléguées syndicales à Coframaille, leur implication dans l’entreprise était grande. Chez D., elles durent renoncer à créer une section syndicale face à une opposition virulente des ouvriers. Outre la réduction de salaire, une partie de la vie professionnelle allait perdre de son sens. Toutes ces ouvrières, bien que déclassées, ne chercheront plus un nouvel emploi parce qu’elles travaillent à proximité de leur domicile, sur des postes apparemment stables, dans un contexte de fort chômage. L’emploi prime sur le travail.
35 D’autres, une petite minorité, ont trouvé de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires. Ces entreprises, qui ont rendu possible une intégration au sens donné à ce mot par Serge Paugam [2000], c’est-à-dire sécurité de l’emploi et satisfaction dans le travail, se caractérisent par leur grande taille (plusieurs centaines de salarié(e)s).
Les ouvriers de l’industrie
36 La poursuite de la carrière dans l’industrie, essentiellement la métallurgie, est dominante chez les hommes. Deux groupes se dégagent : les « stables » qui généralement sont satisfaits de leur travail et les « non-stables » dont la mobilité inter-entreprises est d’abord la conséquence de la recherche de meilleures conditions de travail et de rémunération et non pas d’une précarité subie de l’emploi. Il y a des op et des os, des diplômés et des non-diplômés dans les deux groupes.
37 La trajectoire des « stables » est faite, le plus souvent, d’un maintien ou d’une progression de la rémunération, mais aussi de meilleures conditions d’hygiène. Les diplômés bénéficient, de plus, sur le long terme, d’une promotion. Les entreprises dans lesquelles il y a eu intégration comptent plusieurs centaines de salarié(e)s. Elles se situent sur le bassin limitrophe de Molsheim. Aussi, migration journalière, taille de l’établissement et trajectoire satisfaisante sont-elles souvent associées.
38 Les ouvriers du second groupe, une dizaine, subissent des pertes de salaire lors du retour à l’emploi qu’ils ne réussissent pas à combler malgré une forte mobilité professionnelle. Ils sont en moyenne plus âgés que les premiers : 36 ans contre 31 ans. On y retrouve, entre autres, des travailleurs très inquiets au lendemain du licenciement qui ont fait l’impasse sur la formation et, surtout, se sont précipités sur le premier emploi venu. Si trois de ces ouvriers subissent un nouveau licenciement, forcément déstabilisant, c’est l’accumulation de démissions dans le but de trouver une meilleure place qui fait la singularité de ces parcours dont les temps de transition entre deux emplois consécutifs sont courts.
39 Lors du licenciement, Albert a 32 ans. op3, titulaire d’un cap, il se plaisait chez Jeudy. Après un stage dans son métier d’électricien et douze mois de chômage, il entre à Z., entreprise de la vallée de la Bruche. Sept mois plus tard, pour améliorer son salaire, il se présente chez Y., toujours dans la vallée, où il est embauché pour 4 400 F par mois, soit un montant inférieur de 21 % à ce qu’il touchait chez Jeudy. Il demeure dans cette entreprise deux ans, jusqu’au jour où il rencontre dans la rue le patron de Z. : « Il m’a demandé combien je gagnais chez Y. et si ça m’intéressait de revenir. J’ai dit la paye que j’avais. Alors, il me dit : “Bon, et bien, je te propose plus si tu viens”. » Il accepte pour une amélioration qui reste modeste. Il rencontre deux ans plus tard un ancien licencié de Jeudy qui lui signale que son entreprise embauche à des salaires supérieurs. Il sera recruté. Son parcours sera encore jalonné de trois changements dont un à la suite d’un nouveau licenciement qui aura un nouvel effet négatif sur sa rémunération. Aujourd’hui, il perçoit un salaire qu’il estime inférieur de 400 euros à celui de ses anciens collègues de Jeudy restés dans l’entreprise. Alors que la mobilité inter-entreprises des femmes résulte le plus souvent de la précarité de l’emploi, celle des hommes fait suite à une insatisfaction dans le travail.
40 Quelques-uns de ces ouvriers aux parcours mouvementés, la cinquantaine venue, se dirigeront, parfois pour des raisons de santé, vers des emplois du secteur des services, moins exposés à l’intensité du travail. Plusieurs travaillent ainsi, en fin de carrière, dans le gardiennage ou en qualité de pompiste pour des supermarchés.
Les indépendant(e)s
41 S’ils ont en commun d’être jeunes, ni le niveau de formation, ni la place dans la hiérarchie ouvrière ne caractérisent les quatre femmes et les huit hommes qui se mettent à leur compte après le licenciement. Si un ouvrier à la recherche d’autonomie accélère la réalisation d’un projet ancien, les autres n’avaient jamais envisagé sérieusement de quitter l’entreprise. Plusieurs filières conduisent au travail indépendant. La formation a été indispensable pour accéder à des métiers, tels que esthéticienne, fermier-aubergiste ou ébéniste. Pour plusieurs hommes, c’est l’expérience acquise dans le cadre d’un deuxième emploi exercé durant la demi-journée de contre-équipe qui est le point de départ de créations d’entreprises dans l’exploitation forestière ou le bâtiment. Dans la mesure où les femmes consacrent leur deuxième journée aux tâches domestiques, cette filière ne peut être que masculine. L’artisanat est une filière classique d’accès au travail indépendant. Quelques licenciés y ont transité en qualité de salarié avant de s’établir à leur compte dans la restauration, la peinture en bâtiment ou la métallerie.
42 Une dernière voie trouve son origine dans l’expérience acquise dans l’emploi principal. Elle concerne Mireille, couturière à Coframaille. Elle deviendra chef d’entreprise sans l’avoir véritablement désiré. Cinq ans après le licenciement, trois ans après la naissance de son quatrième enfant et une période d’inactivité, elle commence à façonner à domicile des articles de confection qu’elle vend à un seul donneur d’ordre. C’est ce dernier qui lui impose son statut : « Il voulait que je sois indépendante. Je n’aurais pas pu travailler pour lui comme salariée. » Celui-ci lui adresse de plus en plus de commandes qui conduisent Mireille à embaucher. L’entreprise compte aujourd’hui dix salariées. Les charges familiales sont un frein à la carrière des femmes. Paradoxalement, pour Mireille, ce sont elles qui, en la contraignant au travail à domicile, se situent au début d’une suite d’enchaînements qui aboutit à la création d’entreprise. La vie privée est toujours un élément décisif dans l’orientation professionnelle des mères de jeunes enfants.
43 C’est dans ce groupe des indépendant(e)s que la satisfaction dans le travail s’exprime le plus fréquemment et avec le plus d’intensité. Elle s’accompagne souvent d’une forte critique du travail usinier. Micheline, esthéticienne, n’a qu’un regret : ne pas avoir été licenciée plus tôt. Elle dit : « J’étais surjeteuse. Maintenant, je pense que c’était un travail barbare. » Léo, fermier-aubergiste, lui, était entré à l’usine à 17 ans sans qualification professionnelle. Mis à part le militantisme syndical, il ne trouvait aucun intérêt à son travail : « Chez Jeudy, je n’étais pas vraiment à ma place. Je faisais un boulot de con sur une machine toute la journée. » Fermier-aubergiste, c’est tout autre chose : « Voir les gens partir contents de l’auberge, ça rend heureux. Et qu’est-ce qui compte ? C’est de se sentir bien, c’est ça. » Léo a trouvé sa place, condition pour être heureux dans le travail.
Les fonctionnaires
44 Hommes, jeunes, diplômés de niveau V, les nouveaux fonctionnaires ont débuté leur nouvelle carrière en qualité d’ouvrier au ministère de l’Éducation, de policier et d’agent des Postes et Télécommunications. Ne plus jamais connaître de licenciement, tel est leur mobile. Roger, ancien os, a concouru pour le ministère de l’Éducation : « Il y en a combien qui m’ont dit : “Oh ! t’es fou, tu vas te faire chier pour gagner le smic”. D’accord, mais j’ai dit : “Un licenciement, je ne veux plus jamais le revivre”. » Avant même d’entrer dans la fonction publique, Roger préfère travailler en qualité de manœuvre chez un artisan plutôt que de suivre un stage de formation mieux rétribué. Son camarade, futur policier, moins d’une semaine après son départ de Jeudy, travaille également dans une petite entreprise en percevant un salaire inférieur à l’indemnité chômage. L’emploi est leur préoccupation.
Les salarié(e)s de l’instabilité
45 Le titre de ce paragraphe fait écho, parce qu’il est une référence, à l’ouvrage de Serge Paugam, Le salarié de la précarité [2000]. Le terme « instabilité » se substitue ici à celui de « précarité » dans la mesure où c’est le seul rapport à l’emploi qui a présidé à la constitution de cette catégorie, quasi exclusivement féminine, alors que la précarité définie par Serge Paugam résulte soit de l’insatisfaction des salariés dans leur fonction, soit d’un faible degré de stabilité de leur situation professionnelle. Dans cette étude, est considéré comme instable l’itinéraire qui, sur une période de plus de six ans, se compose de plusieurs passages entre emploi et chômage. La définition demeure assez vague mais l’instabilité prend des formes trop variées pour qu’il soit possible, à partir de quelques critères, d’en démarquer précisément les contours. La diversité des itinéraires rend également impossible la constitution d’une typologie. Différencier les trajectoires en fonction de la durée des temps de chômage contribue cependant à la compréhension et permet d’apporter des éléments de réponse à l’interrogation de Jean-François Germe, Sylvie Monchatre et François Pottier : « L’existence d’un chômage récurrent risque-t-elle de conduire à l’enfermement de certaines catégories dans la précarité, voire à des trajectoires d’exclusion ? » ([2003], p. 78.)
46 Les parcours avec épisodes de chômage inférieurs à six mois peuvent être distinguer de ceux jalonnés par des temps sans emploi plus longs. Les premiers témoignent toujours d’une inlassable détermination dans la recherche d’emploi. Certains comportent des cdi. Ceux des couturières, on l’a vu, ne les préservent pas de l’instabilité. Les premiers cdi qu’a conclus Tina, 30 ans lors du licenciement, ne l’ont pas davantage protégé. Sur les vingt ans de carrière qui suivent son départ de l’entreprise de bonneterie, elle a connu huit emplois. Elle occupe un premier poste de chauffeur de taxi à temps partiel de 1983 à 1987 : « Ça me plaisait. Mais le problème, c’était que j’étais payée aux heures où je roulais. Une journée, je pouvais rouler dix heures, ça faisait dix heures de salaire. Mais il y a des jours où je roulais deux heures. C’est ça une petite entreprise. Vous n’avez pas de planning. C’est pas possible de travailler comme ça. » La satisfaction éprouvée dans l’exercice de ses fonctions est secondaire. Elle démissionne. La période de chômage de quelques mois qui s’en suit est entrecoupée par un remplacement d’un mois en qualité de femme de ménage. La volonté de travailler ne fait jamais défaut mais pas dans n’importe quelles conditions. Elle est en effet à nouveau ouvrière sous cdd puis sous cdi chez P., petite entreprise où le travail est pénible et le Code du travail méprisé : « Il y avait un quart d’heure avec pointage, pour manger. Attends, moi j’ai dit : “je ne veux pas retourner à des temps anciens”. » Elle démissionne à nouveau. Nous sommes en 1988. Par la suite, elle vend des produits cosmétiques à domicile puis travaille en intérim avant d’être embauchée en 1991 sous cdi, à 40 kilomètres de chez elle, dans une petite messagerie qui la licencie un an plus tard pour motif économique. Elle ne se fait alors plus d’illusions sur la suite de sa carrière : « C’est vrai, après le premier licenciement, il y a eu l’espoir de reclassement, autre chose. Là, non ! C’était démerde-toi, il faut que tu trouves du travail. » Il n’y a plus d’illusions, mais il n’y a pas résignation. Il lui faut cependant passer à nouveau par le travail intérimaire et le chômage avant de retrouver un poste de standardiste sous cdi. Son acharnement dans la recherche d’emploi ainsi que sa mobilité en direction de la région strasbourgeoise lui auront permis de sortir de l’instabilité. La présence d’un ou deux cdi est souvent signe d’une autonomie et d’une mobilité qui facilitent la sortie de la précarité. À l’inverse, certains de ces itinéraires où le temps de chômage est réduit ne comportent aucun cdi. L’instabilité ne s’interrompt pas. Fabienne travaille aujourd’hui en qualité d’employée de service dans un établissement de santé sous un contrat emploi consolidé. Chez elle, non plus, la volonté de travailler n’a jamais faibli. Elle a tout connu : cdd, intérim, stages de formation, emplois saisonniers, puis des ces dans les années 1990, mais jamais de cdi. Les emplois sont multiples. Le salaire est toujours faible. L’équilibre financier du ménage n’est atteint que grâce au soutien familial. S’il y a précarité permanente, il n’y a pas de processus d’enfermement dans le sens où ce n’est pas l’instabilité passée qui engendre l’instabilité future. En revanche, la recherche d’emploi s’opère sur un territoire plus étroit que dans le premier cas. Elle est aussi fortement dépendante de l’anpe.
47 Un deuxième type de trajectoires est le produit d’une alternance entre emplois précaires et temps longs de chômage. Bien souvent, à une mobilité géographique réduite due à l’absence de moyens de locomotion viennent s’ajouter des problèmes de santé ou des périodes de résignation dans la recherche d’emploi. Pour Maria, le licenciement fut un choc. La santé est atteinte. Son mari travaillait dans la même entreprise. Il savait que pour son épouse, sans permis de conduire, retrouver un travail serait difficile. Il savait aussi que le travail lui était indispensable. Aussi est-il intervenu auprès de la direction : « Licenciez-moi, mais laissez ma femme tranquille. » C’est cependant Maria qui fut désignée. Commence alors un long chemin dans la précarité : dans les huit ans qui suivent le licenciement, le temps de chômage n’est entrecoupé que par trois stages et quatre cdd de six mois. Maria est pourtant toujours à l’affût du travail. En 1991, elle signe enfin un cdi en qualité d’employée de cuisine. Sa santé fragilisée depuis le licenciement ne lui permet pas de continuer. Ce sont désormais les ces qui alterneront avec le chômage. À propos de l’un d’eux, elle dit : « J’ai attendu d’avoir les vacances pour aller à l’hôpital pour me faire soigner. Vous voyez la bourrique que j’étais. J’ai travaillé sans arrêt pour être bien vue, pour qu’ils me gardent. Ça me plaisait. Finalement, j’ai été mise dehors comme toutes les autres ces. Je suis tombée dans les pommes quand ils me l’ont annoncé. » Sa santé précaire la contraindra à quitter définitivement le travail rémunéré alors qu’il était nécessaire à son équilibre : « Il y en a qui s’en foutent d’être à la maison. Moi, ce n’est pas le cas. J’étais malade de me voir à la maison. » Le parcours de Maria est un exemple d’un processus d’enfermement. Le licenciement est un choc. La précarité des emplois ne lui permet pas de s’en remettre, au contraire.
48 Les sorties de l’instabilité par l’emploi stable sont possibles. Dans le cas contraire, le parcours professionnel ne se prolonge pas jusqu’à la retraite. Après la cinquantaine, l’entrée dans l’inactivité à la suite du découragement ou de la maladie est le cas le plus fréquent.
La mobilité géographique
49 Pour appréhender les ressorts de la mobilité et de l’immobilité géographique, il est nécessaire de se détacher de l’analyse des trajectoires regroupées par profession pour avoir une vue d’ensemble. La mobilité résidentielle qui concerne 7 femmes sur les 92 qui ont retrouvé un emploi et un nombre d’hommes pour l’instant mal déterminé ne sera pas traitée ici.
50 La mobilité journalière des salariées peu diplômées est limitée pour des raisons tenant aux sphères du travail domestique et du travail rémunéré. On sait tout l’enjeu des trajets quotidiens pour les mères actives (Fagnani [1986]).
51 Il convient cependant de ne pas négliger l’influence des conditions de travail sur la mobilité géographique des femmes qui ne sont pas toutes mères. L’entreprise Couture n’est située qu’à 15 kilomètres de Schirmeck. Les rythmes de travail sont intenses. La direction est autoritaire. Dix ouvrières de Coframaille y ont travaillé à un moment ou un autre de leur carrière. La migration pendulaire va opérer un tri : trois des quatre autochtones demeurent dans l’entreprise, les six femmes originaires de Schirmeck en partent pour travailler à proximité de leur domicile. L’absence de déplacements quotidiens apparaît comme une condition nécessaire pour travailler durablement dans les entreprises les plus difficiles. De façon symétrique, on constate que les plus longs trajets s’effectuent vers de grandes entreprises où conditions de travail et rémunérations sont bonnes. De toutes les licenciées, Marie parcourt la plus grande distance pour rejoindre son lieu de travail. Elle est aussi celle qui perçoit le meilleur salaire. Lorsqu’elle a débuté en qualité d’intérimaire, mère d’une fille de 4 ans, elle ne pensait pas rester dans cette unité d’un grand groupe au-delà de sa mission de quelques mois. La qualité du poste l’a convaincue de parcourir chaque jour 140 kilomètres depuis près de quinze ans. De bonnes conditions de rémunération ont fait évolué son rapport à l’emploi.
52 Les femmes qui travaillent sur une longue période en dehors du bassin sont peu nombreuses. Les postes d’employées de service, on l’a dit, n’étant pas accessibles, les emplois possibles se situent essentiellement en usine sur le rythme des « deux fois huit ». Il n’est pas étonnant alors d’observer que, sur le long terme, l’itinéraire professionnel des femmes suit un mouvement qui les rapproche de leur domicile.
53 La recherche d’emploi des hommes s’opère sur un territoire plus étendu. Les migrations journalières hors zone s’effectuent, pour partie, immédiatement après le licenciement en direction de quelques grandes entreprises et favorisent sur le long terme les promotions. Le mouvement migratoire est ensuite renforcé par quelques ouvriers insatisfaits de leurs conditions de travail sur Schirmeck.
Conclusion
54 Le licenciement collectif fragilise le parcours de nombreuses femmes et remet en cause le niveau de salaire d’une fraction importante des hommes.
55 L’observation sur la longue durée fait apparaître des logiques sociales difficiles à saisir avec un recul de quelques années. Les mères d’un enfant en bas âge, face à un contexte économique dégradé, se placent en retrait temporaire du marché du travail. Le rapport à l’emploi se modifie. Si les variables sociodémographiques pèsent sur le retour à l’emploi des femmes, elles ne sont pas non plus sans influence sur leur destin professionnel qui doit peu aux compétences techniques. Les variables classiques de la sociologie, le capital social, la situation matrimoniale, l’âge de l’intéressée et l’âge du dernier enfant sont des facteurs influents. Parce que la conjoncture économique leur est moins défavorable, parce qu’ils sont peu soumis aux contraintes de la vie privée, les hommes suivent des trajectoires où les déterminants liés au travail et à l’emploi priment.
56 La mobilité inter-entreprises, qu’elle vise à atténuer une baisse de salaire ou qu’elle s’inscrive dans une démarche promotionnelle, est le plus souvent choisie par les hommes alors que, pour les femmes, elle est généralement conséquence de la précarité de l’emploi. Cela ne signifie pas que les femmes soient insensibles aux conditions de travail : la pénibilité du travail génère des sorties de l’emploi. Pour éviter le mal-être lié au chômage, des hommes acceptent, dans un premier temps, des conditions de travail qu’ils chercheront ensuite à quitter. La taille de l’entreprise joue un rôle décisif dans la carrière des salarié(e)s. La sociologie de l’emploi doit prendre en compte la sociologie du travail.
57 De nombreuses trajectoires féminines basculent dans l’instabilité. Si celle-ci fait suite au licenciement, elle résulte d’abord d’une fragilisation générale de l’emploi. Depuis une dizaine d’années le nombre de licencié(e)s pour motif économique s’inscrit à la baisse. La tendance, forte dans la bonne conjoncture de la fin des années 1990, ne s’infirme pas avec le ralentissement de la croissance économique de la dernière période. Les nouvelles formes de gestion de la main-d’œuvre tendraient-elles à rendre partiellement obsolète la procédure de licenciement pour motif économique ?
L’enquête
58 D’anciennes militantes syndicales de Coframaille établirent un recensement partiel des ouvrières et ouvriers licencié(e)s. Il fut ensuite progressivement étoffé avec l’aide des interviewées. 92 femmes et 3 hommes ont ainsi présenté leur itinéraire à partir d’entretiens en face à face ou par téléphone. 15 licenciées non interrogées sont incluses dans l’enquête quantitative dans la mesure où les données factuelles les concernant sont connues. Elles avaient plus de 50 ans lors du licenciement et sont demeurées sans emploi. Cette enquête a, pour l’essentiel, été réalisée en 1999. La liste des licencié(e)s de Jeudy me fut remise par un ancien ouvrier de l’entreprise. 30 hommes et 25 femmes ont été interviewé(e)s en 2003 et en 2004.
Les entretiens
Entreprises | Sexe | Ouvrier(ère)slicencié(e)s | Total entretiens | Entretiens en face à face | Entretiens par téléphone |
---|---|---|---|---|---|
Coframaille | F | 119 | 92 | 32 | 60 |
H | 23 | 3 | 3 | 0 | |
Jeudy | F | 41 | 25 | 21 | 4 |
H | 97 | 30 | 26 | 4 |
Les entretiens
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- Decoufle André-Clément, Maruani Margaret [1987], « Pour une sociologie de l’emploi », Revue française des affaires sociales, 3, juillet-septembre, p. 7-29.
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- Germe Jean-François, Monchatre Sylvie, Pottier François [2003], Les mobilités professionnelles : de l’instabilité dans l’emploi à la gestion des trajectoires, Commissariat général du Plan, La Documentation française, février.
- Lecomte Sarah [1999], « L’accès à l’emploi : un mirage pour les assistantes maternelles », Travail, genre et sociétés, 2, novembre, p. 71-92.
- Marry Catherine, Kieffer Annick, Brauns Hildegard, Steinmann Susanne [1998], « France-Allemagne : inégales avancées des femmes », Revue française de sociologie, 39 (2), mars-juin, p. 353-387.
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- Testenoire Armelle [2001], « Les carrières féminines : contingence ou projet ? », Travail, genre et sociétés, 5, p. 117-133.