Notes
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[1]
Qui recouvre le coût des services intervenant pour : la médecine du travail ; la médecine scolaire ; la protection maternelle et infantile ; les missions assurées par l’État, à savoir la lutte contre les maladies infectieuses, l’alcoolisme, le tabac, la toxicomanie, le sida ; les autres missions assurées par les collectivités locales, vaccinations, planning familial, lutte contre la tuberculose, les maladies vénériennes et le cancer.
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[2]
Qui recouvrent le coût des actions de prévention pour : le contrôle des eaux, le contrôle sanitaire aux frontières, les campagnes d’information et d’éducation sanitaire, les actions et programmes du ministère de la Santé, les dépenses des bureaux municipaux d’hygiène, les dépenses des fonds nationaux de prévention de la sécurité sociale.
Introduction
1 L’Organisation mondiale de la santé (oms) désigne la prévention comme « tout acte destiné à éviter des phénomènes attendus ». Les économistes ont tendance, depuis l’article fondateur d’Ehrlich et Becker [1972], à distinguer deux familles de prévention : l’autoprotection et l’auto-assurance. Dans ce cadre, la prévention peut être définie comme l’ensemble des actions menées dans le but de préparer ou d’empêcher la survenue de certains risques mais aussi de minimiser les conséquences négatives induites par leur survenue. La prévention peut donc avoir pour objectifs soit de réduire l’occurrence ou la survenue d’un risque, soit d’adapter le comportement en présence du risque réalisé (Kenkel [2000]). L’approche de santé publique distingue, quant à elle, trois catégories d’actions préventives. La prévention primaire représente l’ensemble des actions qui réduisent l’occurrence ou l’incidence d’une maladie. Vacciner les personnes âgées contre la grippe ou vacciner les enfants contre le ror (Rougeole, Oreillons, Rubéole) répond à cet objectif. La prévention secondaire représente les actions qui visent à réduire la morbidité ou les conséquences d’une maladie une fois celle-ci apparue. Les campagnes de dépistage du cancer du sein auprès des femmes de plus de 50 ans, de même que la campagne actuelle d’incitation au dépistage de l’hépatite C auprès de la population française ont pour objectif de repérer dans la population ciblée les personnes nécessitant une prise en charge la plus précoce possible pour éviter l’évolution de la maladie vers des complications et, si possible, l’éradiquer chez la personne par une prise en charge adaptée. Enfin, la prévention tertiaire représente les actions qui ont pour objectif de réduire l’invalidité associée à des maladies chroniques. Ainsi conseiller, sur le plan diététique, les personnes souffrant de diabète permet de réduire les risques d’invalidité.
2 Nombreux sont ceux à considérer que la prévention a occupé, depuis le développement de la médecine curative, une place secondaire dans le système de santé français. La préoccupation majeure aurait été jusque-là d’assurer un accès aux soins plutôt que de favoriser une culture de la prévention. Les drames sanitaires comme ceux de la transfusion sanguine, l’hormone de croissance, la canicule de l’été 2003 ont sensibilisé l’opinion à la notion de « sécurité sanitaire » et fait émerger une prise de conscience nouvelle autour des problématiques de la prévention. Autre exemple, la réduction récente de l’écart entre l’espérance de vie des hommes et celle des femmes en France a été partiellement mise sur le compte d’une meilleure hygiène de vie des hommes, qui auraient ainsi adopté un comportement de prévention se rapprochant de celui des femmes. Dans son rapport sur la Prévention [2003], le Conseil économique et social évoque ainsi un « nouveau contexte favorable à la prévention » : la notion de prévention est apparue dans la législation pour la première fois dans le Code de la sécurité sociale grâce à la loi du 5 janvier 1988 qui affirme la mission de prévention des caisses d’assurance maladie. La notion de prévention renvoie alors à des dispositions spécifiques en matière de lutte contre les maladies transmissibles. Il faut attendre 1998 pour que le terme général de prévention figure dans le Code de santé publique, à travers la loi de lutte contre les exclusions qui pose le principe de « programmes régionaux pour l’accès aux soins et à la prévention des personnes les plus démunies ».
3 C’est cependant la loi du 4 mars 2002 qui reconnaît à la prévention une place de premier plan dans la politique de santé. L’article L.1417-1 du Code de la santé publique établit que la politique de prévention « a pour but d’améliorer l’état de santé de la population en évitant l’apparition, le développement ou l’aggravation des maladies ou accidents et en favorisant les comportements individuels et collectifs pouvant contribuer à réduire le risque de maladie et d’accident… La politique de prévention tend notamment à réduire les risques éventuels pour la santé liés à l’environnement, aux transports, à l’alimentation ou à la consommation de produits ou de services, y compris de santé, améliorer les conditions de vie et réduire les inégalités sociales et territoriales de santé, entreprendre des actions de prophylaxie et des programmes de vaccination et de dépistage des maladies, des handicaps et des facteurs de risque, promouvoir le recours à des examens biomédicaux et des traitements à visée préventive, développer des actions d’information et d’éducation pour la santé, développer des actions d’éducation thérapeutiques ». La loi du 4 mars 2002 a également introduit une innovation dans le financement de la prévention, en concevant la prévention comme un « risque » d’assurance. Dans son article 81, elle prévoit que le financement des actes de prévention réalisés dans le cadre des nouveaux programmes prioritaires de prévention (examens de dépistage, examens médicaux prénuptiaux, vaccinations) est à la charge de l’assurance maladie, au même titre que les actes de soins.
4 Après avoir regretté « la longue absence d’une politique globale de la prévention », le Conseil économique et social parle de « progressive mise en place d’une culture préventive ». Celle-ci renvoie à la remise en cause d’une vision exclusivement curative de la santé au profit d’une approche globale de la prévention, dont l’objet ne serait plus seulement le risque mais la recherche de la santé au sens où la définit l’oms « d’état complet de bien-être physique, mental et social, et non point seulement d’absence de maladie ou d’infirmité ». On voit ici un basculement d’une conception « épidémiologiste » à une conception plus vaste et en même temps plus ambiguë. Cette dernière conception, faisant explicitement référence à un bien-être que l’on pourrait qualifier de subjectif, explique pourquoi il est difficile de chiffrer les dépenses et les gains associés à la prévention. Elle met également en lumière l’intérêt d’une approche économique de la prévention, basée sur une étude fine des comportements et de leur réponse aux politiques publiques.
Santé et prévention : quelques éléments empiriques
Les dépenses de prévention en France
5 Les dépenses de prévention sont par nature difficiles à appréhender. Selon les comptes nationaux de la santé, les dépenses de prévention s’élevaient, en 2001 et en 2002, à 3,5 milliards d’euros, soit respectivement 2,4 % et 2,3 % de la dépense courante de santé. Cependant, ces chiffres sous-estiment probablement le poids des dépenses de prévention. En effet, au sens de la comptabilité nationale, les dépenses de prévention comprennent seulement la consommation de médecine préventive [1], la prévention collective et le contrôle sanitaire [2].
6 Ces rubriques correspondent à des dépenses de prévention directement identifiables sur un plan comptable et statistique mais n’incluent pas un certain nombre d’autres dépenses qui contribuent pourtant à la prévention comme certaines dépenses de recherche médicale, de fonctionnement des établissements de santé, de l’action sanitaire et sociale des organismes de sécurité sociale. De même les actions de prévention engagées par les 3 000 mutuelles françaises (nationales, d’entreprise ou interprofessionnelles) ne sont pas comptabilisées. De plus, les professionnels de santé accomplissent dans leur pratique quotidienne des actes de prévention (examens systématiques, frottis de dépistage, etc.) qui ne sont pas comptabilisés comme tels. Mais c’est surtout la difficulté d’identifier les dépenses d’assurance maladie selon leur nature, qui interdit de distinguer la part des dépenses au titre de l’activité de soins qui correspond en réalité à une activité de prévention (vaccination, dépistage, temps consacré au conseil). Or, cette part est probablement non négligeable. Le constat d’une relative faiblesse des dépenses de prévention mérite donc certainement d’être nuancé à partir d’analyses plus fines car les statistiques officielles des dépenses de prévention présentent par construction une version minimaliste, circonscrite à des programmes spécifiques ou à des institutions. Pour tenter d’apprécier cette possible sous-évaluation des dépenses de prévention, on dispose de trois études statistiques, l’une financée par la Caisse nationale des assurances maladie (canam), l’autre menée par un cabinet de Conseil, la dernière enfin réalisée conjointement par la drees et le credes.
7 L’étude de Pelletier-Fleury, Hersent, de Pouvourville [2000], financée par la canam, s’efforce, sur la base du rapport « Médicam », de repérer pour l’année 2000 les médicaments prescrits à titre préventif et d’analyser la part qu’ils représentent, en valeur et en volume, dans les dépenses d’assurance maladie. Sur les cent médicaments les plus prescrits en valeur, la part de ceux prescrits à titre préventif est estimée à 22 % du montant total remboursé par le régime de l’assurance maladie. Selon les auteurs, réintégrer cette part dans les dépenses de médecine préventive contribuerait à relever de 2 points la part de la médecine préventive dans la consommation médicale totale.
8 L’étude menée par le cabinet de conseil (bkl – cemka [2003]) a porté sur une évaluation des dépenses de prévention en médecine générale au cours de l’année 1999. Cette étude a été réalisée pour le compte de la Direction de la Sécurité sociale à partir d’un panel de 620 médecins, 722 639 patients, 2 410 182 consultations. Les résultats montrent que 63 % des consultations en médecine générale comprennent un diagnostic de prévention (avec un seul diagnostic de prévention dans 75 % des cas). Les actes de prévention les plus nombreux portent sur l’hypertension artérielle (pour 35 % des cas), l’hyperlipidémie (pour 18 % des cas) et la vaccination pour 9 %. Les complications cardiovasculaires sont à l’origine des deux tiers des consultations et prescriptions de prévention analysées dans l’enquête. Selon cette étude, après extrapolation à l’ensemble de la France, l’activité libérale de prévention des médecins généralistes aurait représenté, en 1999, 15 % environ des dépenses de consultation.
9 Cette réévaluation de l’importance des actes de prévention est également corroborée par l’étude de la drees et du credes [2003]. Par rapport à la définition épidémiologiste de la prévention, les auteurs excluent les actes relatifs à la prévention tertiaire (au motif que la prévention des complications des maladies couvre en grande partie des soins curatifs). D’autre part, ils ne dissocient pas prévention primaire et secondaire. En revanche, ils ajoutent aux actes de prévention classiques (tels que la vaccination, les examens généraux de population, le dépistage) la prise en charge de six principaux facteurs de risque sans complications de maladies cardiovasculaires ou de cancer : hypertension artérielle, hyperlipidémie, obésité, diabète, alcool, tabac, ainsi que les actes relatifs à la contraception, le suivi de grossesse non compliquée, la prévention de l’ostéoporose à la ménopause. La méthode poursuivie consiste à identifier, au sein des consommations répertoriées dans le poste « Consommation de soins et biens médicaux », la prise en charge de certains facteurs de risque, les actes relatifs à la procréation et à la ménopause, dans le but d’aboutir à une conception « élargie » des dépenses de prévention. Sur cette base, le montant consacré aux dépenses de prévention est réévalué à 9 milliards d’euros pour l’année 1998, soit 7 % de la dépense courante de santé ; 44% de ces dépenses sont imputables directement aux traitements préventifs et au dépistage de certaines maladies ; 40% sont attribuables au traitement des six facteurs de risque considérés (hypertension artérielle, diabète, hyperlipidémie, obésité, alcool et tabac) ; 8% sont relatifs à la grossesse normale, à la contraception et à la prévention de l’ostéoporose liée à la ménopause.
10 Au total, ces trois études concluent donc à une réévaluation conséquente des dépenses de prévention par rapport à l’approche purement comptable, mais sous-estiment sans doute encore ces dépenses, du fait de la difficulté évidente à chiffrer les efforts individuels de prévention.
Les acteurs de la prévention en France
11 Il existe une pluralité d’acteurs, et par conséquent de logiques et d’intérêts, dans le domaine de la prévention : usagers, médecins, firmes, collectivités locales, État. Des interactions multiples entre ces acteurs naît une réelle complexité de la décision dans le domaine de la prévention. Pour certains risques, l’individu souhaite avoir l’initiative quant au choix de les courir ou de les prévenir. Le tabagisme ou la pratique d’un sport automobile, par exemple, illustrent la volonté de l’individu de mettre en balance le risque avec l’intérêt de le courir. À l’opposé, certains risques échappent largement à toute stratégie de prévention individuelle : soit ils ne sont pas perçus par les individus qui y sont exposés (c’est le cas, par exemple, de l’amiante dans les années 1970), soit ils sont connus mais l’individu ne peut y renoncer ou du moins s’y soustraire (effet de serre, infections nosocomiales). Le choix de les éviter, de les courir ou de les limiter, exige des solutions de nature autre qu’individuelle. Dans ces situations, il convient d’organiser, d’articuler les libertés individuelles avec les exigences collectives, et d’arriver à un équilibre entre libertés individuelles et intérêt général. La régulation du risque sanitaire par l’autorité publique est alors souhaitable (Sen [1991] ; Ewald [1986]). Cette régulation nécessite de collecter de l’information sur l’existence de risque potentiel et tangible, sur le degré de gravité du risque et sur ses conséquences. Elle doit également s’attacher à informer l’usager sur l’existence ou non de ce risque, dont il n’a pas directement connaissance et sur les moyens à sa disposition pour s’en prémunir. Elle doit, le cas échéant, fournir aux usagers les moyens de la prévention. Une telle évolution est directement visible à travers la multiplication des institutions techniques, scientifiques et juridiques destinées à assurer la préparation des décisions politiques et administratives en matière de prévention des risques sanitaires.
12 En France, les compétences en matière de prévention sont partagées entre l’État et les collectivités territoriales, ce qui ne contribue pas à la lisibilité d’ensemble du système. L’État est tout d’abord responsable de l’édiction des normes sanitaires et oriente les grands axes de la politique de santé publique. Il détient les prérogatives en matière de lutte contre certaines pathologies (Sida, addictions, santé mentale) et en matière de vaccinations. En ce qui concerne la mise en œuvre de ces prérogatives, le ministère de la Santé partage ses compétences avec le ministère de l’Agriculture pour la sécurité alimentaire, avec le ministère de l’Éducation, pour ce qui relève des services de santé scolaire, avec le ministère des Affaires sociales et du Travail, l’assurance maladie et les entreprises pour les risques professionnels, avec la mission interministérielle de lutte contre les drogues et toxicomanies pour la lutte contre l’addiction.
13 Dans le domaine sanitaire, outre les directions compétentes du ministère de la Santé, de nombreux acteurs (instances spécialisées, organismes publics ou parapublics) interviennent en matière de prévention. Depuis 1992, en matière de sécurité sanitaire, on recense la création d’une série d’agences, établissements publics autonomes, chargés d’aspects sectoriels de la politique de santé publique : l’Agence française du sang (afs), créée en 1992 ; l’Agence du médicament (adm) créée en 1993 ; l’Établissement français des greffes (efg) et l’Office des radiations ionisantes (opri) remplacé depuis par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (irsn) ; l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (anaes) créée en 1996. Il s’agit d’organes « experts » chargés d’observer, de surveiller, d’alerter et de contrôler.
14 On peut mentionner aussi l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (afssaps), l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (afssa), le Haut Comité de santé publique qui est chargé de la définition des risques et des objectifs de prévention, la Conférence nationale de santé, le Conseil supérieur d’hygiène publique, le Comité national de coordination sur la vaccination, l’Institut national de veille sanitaire (invs), le Comité technique national de prévention, l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (inpes).
15 Comme le relève le rapport annuel de l’Inspection générale des Affaires sociales (igas [2003]), ceci conduit à des « compétences enchevêtrées ». Le Conseil économique et social, dans son rapport [2003], dénonce tout à la fois l’intervention d’un trop grand nombre d’acteurs, des compétences réparties de manière artificielle, « l’absence globale de synergie », « les défauts de coordination dans le suivi des populations » (par exemple entre les services de la Protection maternelle et infantile (pmi) et de la médecine scolaire). Le problème est rendu d’autant plus ardu que la loi de décentralisation de 1983 a transféré bon nombre de compétences sanitaires aux départements : notamment, la lutte contre les maladies vénériennes et la tuberculose, le dépistage précoce des affections cancéreuses, les actions de lutte contre la lèpre, l’organisation des services de vaccination, la protection maternelle et infantile, la gestion des dispensaires. Comme le mentionne le rapport de l’igas [2003], la « dualité des tutelles » peut conduire à des « risques d’incohérence » : par exemple, la lutte contre les maladies vénériennes relève du département, mais la lutte contre les maladies transmissibles (dont le Sida) est du ressort de l’État ; en matière de lutte contre la tuberculose, le dépistage et la prévention relèvent de la responsabilité du département alors que la surveillance épidémiologique et les soins curatifs restent du domaine de l’État ; en ce qui concerne le cancer, le dépistage précoce ainsi que la surveillance des anciens malades sont du ressort du département (loi de 1963), alors que le traitement relève du système de soins financé par l’assurance maladie avec, depuis 1998, obligation faite à l’État de coordonner le dépistage des « maladies aux conséquences mortelles évitables ». Le Conseil économique et social fustige aussi dans son rapport [2003] l’ambiguïté des textes et l’incohérence des attributions : « d’un côté la lutte contre la tuberculose, contre les mst, ou contre le cancer relève du département, de l’autre, la lutte contre l’alcoolisme, contre la toxicomanie ou contre le Sida relèvent de l’État. Or la tuberculose est aussi une affection opportuniste du Sida, le Sida une mst, l’alcoolisme une cause de cancer… » (p. 54).
16 À ces problèmes de partage des compétences s’ajoute l’inégale prise en charge des compétences sanitaires par les départements. Les élus semblent disposer d’une relative liberté de gestion et d’arbitrage des priorités. Le Conseil économique et social relève « l’implication inégale des acteurs dans les programmes élaborés à l’échelon local » (p. 60). Notons qu’à l’échelon local, si les maires disposent d’un pouvoir général de police sanitaire (héritage de la loi de 1902 relative à la santé publique), les lois de décentralisation de 1983 n’ont conféré aux maires aucune compétence particulière en matière de santé. Il est donc loisible, pour reprendre les termes du rapport de l’igas [2003], de parler de véritable « dispersion des compétences en matière d’organisation de la prévention en France ». Plus critique encore, le Conseil économique et social parle lui « de superposition institutionnelle au cours du temps » et « d’absence de continuum stratégique » ([2003], p. 56).
17 Ces données de cadrage ne peuvent être correctement appréhendées sans avoir connaissance des différentes dimensions – sociale, politique ou économique, en jeu dans le domaine de la prévention en santé. Il n’est par exemple pas possible de juger de ce que devrait être le degré optimal de prévention sans mener en même temps une réflexion sur les comportements individuels face aux risques sanitaires. Dans l’organisation de cette réflexion, l’apport de l’économie paraît indéniable. Elle permet de fournir un cadre de référence théorique et méthodologique de la décision individuelle et collective en univers incertain. L’économie couvre ainsi des thèmes aussi divers que l’étude des stratégies d’acteurs, « l’assurabilité » du risque maladie (couverture assurantielle, effets de substitution, aléa moral, …), ou encore la justification de l’intervention publique (identification des échecs du marché de la prévention, instruments correcteurs, évaluation coûts/bénéfices, …).
L’économie de la prévention
18 Entre l’économie de la santé et l’économie du risque, l’économie de la prévention est un domaine qui émerge, structuré notamment autour d’un dialogue entre économistes, épidémiologistes et médecins. L’objectif de ce numéro spécial est de faire état des développements récents et des renouvellements des applications de l’économie à ce domaine. Les contributions sur ce sujet sont aujourd’hui dispersées dans plusieurs revues spécialisées ; il n’existe pas de numéro synthétique sur ce thème. Ce numéro spécial est une première en la matière. Avant de situer les contributions de ce numéro par rapport aux questions soulevées par le champ d’analyse économique de la prévention en santé, nous proposons un rapide tour d’horizon de l’état de l’art en économie de la prévention.
Prévention et comportements
19 Deux temps peuvent être distingués dans l’histoire de la modélisation des comportements de prévention : une analyse des déterminants de la demande de prévention ; une analyse de l’interaction de ces comportements avec les systèmes assurantiels existants.
20 Concernant le premier point, les économistes ont cherché à éclairer ces comportements en distinguant la demande pour des soins préventifs de la demande pour des soins curatifs. Le premier modèle à s’intéresser aux arbitrages individuels entre consommation de biens et services médicaux et activités de prévention est le modèle de Grossman [1972] qui introduit le concept de « capital santé ». L’apport spécifique de Grossman est de montrer que le capital santé diffère des autres formes de capital humain. Le modèle repose sur l’idée que le patient dispose à sa naissance d’un capital de santé et qu’il le gère jusqu’à sa mort, en utilisant son temps en bonne santé et sa consommation de biens médicaux pour constituer ou augmenter son stock de capital santé. Le coût d’opportunité est alors estimé par le temps consacré à accumuler un stock de capital santé. Dans le modèle de Grossman, l’investissement en santé peut donc être considéré aussi bien comme une demande de prévention – il permet d’augmenter le temps en bonne santé que l’individu pourra consacrer à des activités de production et de consommation – que comme une demande de soins – il permet de compenser les pertes de santé dues à la dépréciation du stock de capital santé avec l’âge.
21 Le modèle de Grossman a connu depuis des extensions dans deux directions principales.
22 – En premier lieu, des extensions dynamiques telles que la prise en compte du rôle de la préférence pour le présent (Fuchs [1982] ; Ehrlich et Chuma [1990] ; Becker et Mulligan [1997]) ou encore l’évolution du « capital santé » sur un cycle de vie (Kenkel [1994]) ; sur un plan empirique, ces approches ont apporté des éclairages intéressants sur, par exemple, les relations entre la demande de prévention et l’âge (Cropper [1977]) ou encore les relations entre demande de prévention et niveau d’éducation (Leigh [1990] ; Kenkel [1991]). Dans le modèle de Cropper, lorsque la durée de vie est exogène, le retour sur investissement s’étale sur une période plus courte pour les personnes plus âgées et, de fait, il y a moins d’incitation à recourir à la prévention. Le recours à la prévention diminue avec l’âge. La relation entre éducation et prévention a été aussi vérifiée. Ainsi, plus le niveau d’études est élevé, plus l’individu opte pour des mesures préventives, telles que le port de la ceinture de sécurité (Leigh [1990]) ou l’adoption de comportements sains notamment vis-à-vis du tabac et de l’alcool (Kenkel [1991]).
23 – En second lieu, une prise en compte de l’incertitude face au risque de santé. Les travaux de Viscusi ont montré que les individus n’évaluaient pas toujours correctement l’importance des risques sanitaires même en présence d’une information « parfaite » sur ces risques (Viscusi [1984] ; Viscusi [1990]). Des facteurs individuels, qui relèveraient pour l’essentiel de la variabilité des préférences individuelles (valeurs attachées au processus de décision lui-même, aux préférences inter-temporelles, à la plus ou moins grande aversion pour le risque, etc.) pourraient conduire l’individu à faire « rationnellement » des choix de non-prévention, même en situation d’information « parfaite » sur les risques (Moatti [1993]). Menahem [1997] a mis en avant la notion de risque « programmé » : les individus seraient prêts à accepter un tel niveau de risque mais refuseraient de supporter un risque supérieur. Wilde [1982] a ainsi montré que l’amélioration de la sécurité routière (port d’une ceinture de sécurité, airbag par exemple) apporte au conducteur un sentiment de sécurité renforcé, ce qui diminue le risque perçu, et entraîne une augmentation de la prise du risque (notamment par l’augmentation de la vitesse), le niveau de risque maximal n’étant pas modifié. Viscusi [1984] a montré, quant à lui, un comportement d’adaptation des individus aux nouvelles normes de conditionnement des produits pharmaceutiques avec l’utilisation du bouchon de sécurité. Cette adaptation s’accompagne d’une baisse de l’attention chez les consommateurs. En conséquence, l’auteur constate un ralentissement dans la diminution des accidents domestiques liés à l’usage de ces produits. Si, comme on peut le supposer, l’information est un facteur majeur de la demande de prévention, le problème qui se pose est de savoir quelle information fournir aux individus pour améliorer leurs comportements de prévention à l’égard des risques sanitaires. Cependant, une telle approche fait référence à des situations où l’individu est maître de sa décision : courir le risque ou le maîtriser. Or, de telles situations n’illustrent qu’une partie de la panoplie des risques auxquels se trouvent aujourd’hui confrontés les individus. Les nouveaux risques sont davantage subis par les individus (vache folle, catastrophe naturelle, effet de serre, …) ; certains lui sont imposés par la société elle-même (tabagisme passif, ogm, pollution, …). L’information n’apparaît plus alors comme un déterminant majeur de la demande de prévention.
24 Concernant le second point, l’analyse de l’interaction des comportements de prévention avec les systèmes assurantiels existants, le modèle fondateur est celui d’Ehrlich-Becker [1972]. Erhlich et Becker distinguent trois façons de répondre au risque financier : acheter une police d’assurance pour recevoir un revenu en cas de survenue d’événements négatifs ; s’engager dans des activités d’auto-protection (self-protection) pour réduire la probabilité d’occurrence d’un événement négatif ; enfin, s’engager dans des activités d’auto-assurance (self-insurance) pour réduire la taille de la perte en cas de survenue d’un événement négatif. Ehrlich et Becker ont étudié le choix entre assurance et auto-protection d’une part et entre assurance et auto-assurance d’autre part. Pour Ehrlich et Becker, plus l’individu a peur du risque, plus il apprécie chacun des deux instruments : assurance et auto-assurance. Ces deux instruments en effet permettent de limiter le risque financier en modifiant la distribution des revenus : assurance et auto-assurance sont substituts. En revanche, la relation entre l’assurance et l’auto-protection semble plus ambiguë. Dans la relation d’agence qui existe entre l’assuré et l’assureur, l’aléa moral revient à modifier le comportement chez l’individu assuré pour le détourner de ces activités « préventives ». L’assuré peut modifier son comportement dès l’instant où il souscrit son contrat d’assurance (Pauly [1986]). Pour Ehrlich et Becker, le risque moral ne survient que si l’achat d’une assurance ou la souscription à une assurance diminue la demande d’auto-protection. Si les primes d’assurance sont équitables et reflètent les activités d’auto-protection des individus, alors l’individu ou l’assuré continuera à être incité à dépenser dans l’autoprotection, diminuant de fait le prix de l’assurance. Dans ce cas de figure, il n’y a pas d’aléa moral. Les activités d’assurance et d’auto-protection sont alors complémentaires. En fait, cette attitude tournée vers l’auto-protection dépendra également du prix des biens préventifs. Si les mesures préventives sont accessibles à un moindre coût, alors une assurance partielle serait une possibilité pour réduire l’aléa moral. L’individu assuré partiellement sera toujours incité à investir dans la prévention.
25 Sur la base du modèle théorique en incertitude de Ehrlich et Becker, des économistes ont étudié les comportements individuels en présence de risques sanitaires. Phelps [1978], Halfer-Eaton [1993], Kenkel [1994] et Mullahy [1999] ont notamment étudié le rôle que joue la couverture assurantielle du risque-maladie sur la demande de prévention, en fonction de la complémentarité ou de la substitution entre inputs curatifs et préventifs. Phelps [1978] introduit la prévention comme une variable exogène, et définit cette variable comme « a subsidy form of insurance ». Il montre que l’assurance maladie et la demande de prévention sont substituts : si la part des dépenses en soins médicaux prise en charge par l’assurance diminue, ce qui revient à augmenter le coût des soins médicaux, alors la demande pour les soins préventifs augmente. Phelps introduit par la suite dans son modèle ce qu’il appelle « a common coinsurance rate » pour les activités de prévention et de soins (à travers l’application d’un même ticket modérateur). Il montre que l’existence d’une co-assurance sur les soins préventifs et curatifs a un double effet : elle diminue la demande de prévention en réduisant le prix des soins curatifs ; elle augmente la demande de prévention en réduisant le prix des soins préventifs. Prévention et soins peuvent être tout deux demandés pour couvrir les risques, étant tout deux attractifs par leur prix. Prévention et soins sont complémentaires. D’autres études empiriques ont également mis en évidence le rôle de l’assurance maladie dans le recours à la prévention primaire. Ainsi, le fait d’avoir une assurance maladie est associé à un plus grand recours aux médecins (Halfer-Eaton [1993]), à un plus grand recours à la vaccination contre la grippe (Mullahy [1999]) ou encore encourage le recours à la prévention secondaire dans le cadre d’un dépistage précoce (Kenkel [1994]).
26 Par ailleurs, la couverture pour des pertes monétaires ne reflète qu’une partie de l’arbitrage que l’individu opère entre prévention et soins curatifs. Si l’on considère la santé comme un bien irremplaçable, quelle que soit l’assurance qui couvrira les dépenses en médicaments et autres pertes monétaires, la perte d’utilité causée par la maladie ne peut être couverte par l’assurance. De par l’existence d’éléments non assurables, l’individu peut choisir de prévenir efficacement la maladie, et pour cela consommer des biens préventifs plutôt que de soigner partiellement sa maladie.
27 Enfin, une autre source d’inefficacité potentielle est l’existence d’externalités dans le cas de la prévention primaire. Par exemple, dans le cadre d’un programme de vaccination de masse (Brito et al. [1991] ; Philipson [1995] ; Geoffard et Philipson [1997]), on a pu mettre en évidence que la demande pour les biens préventifs était élastique à la prévalence de la maladie ; celle-ci dépendant du taux de vaccination dans la population, un individu a d’autant moins intérêt à se faire vacciner que celui-ci est élevé.
Politiques de prévention
28 Nous venons de voir que les échecs du marché tendent à créer des forces qui amènent à une demande inadéquate pour la prévention. L’action publique peut chercher à corriger cette demande de prévention afin de mieux contrôler la maladie. De quels instruments économiques disposent les pouvoirs publics pour inciter les individus à recourir à plus de prévention ? L’analyse économique s’est surtout attachée à décrire les mécanismes de taxe et de subvention à la disposition de l’État, et à mesurer l’impact réel de ces deux instruments en termes de contrôle et d’incitation à des comportements de prévention. La plupart des pays ont des taxes spéciales pour le tabac et l’alcool, des biens nocifs pour la santé. Ces taxes répondent en fait à trois objectifs : constituer une source de revenu pour l’État, améliorer l’allocation de ressources en présence d’externalités, inciter l’individu à réduire sa consommation de biens nuisibles. Ces taxes ont-elles apporté la preuve de leur efficacité ? Ne peut-on justifier l’introduction de taxes pour d’autres biens de santé ? Brito [1991] a montré, par exemple, que taxer les individus non vaccinés et subventionner ceux qui l’étaient pouvait être une solution pour prendre en compte les externalités d’un programme de vaccination de masse.
29 L’insuffisance de la Recherche-Développement peut également concourir à une demande de prévention inadaptée (Weisbrod [1991]). L’absence en France de droits de propriété clairement définis dans le domaine de la prévention, comme aux États-Unis (droits qui permettraient de couvrir en partie les investissements nécessaires pour démontrer l’efficacité de l’action préventive) n’incite pas financièrement les industries à développer cette branche spécifique de la Recherche-Développement (Dranove [1998] ; Letourmy [1986]). D’autre part, les coûts des essais cliniques pour évaluer des activités préventives sont le plus souvent nettement supérieurs aux coûts engendrés par des essais cliniques pour des molécules à but curatif. Ces freins spécifiques à la Recherche-Développement dans le domaine de la prévention justifient-ils des subventions de l’État dans ce domaine ?
30 Les recherches en économie appliquée aux problèmes de la prévention sanitaire se sont également intéressées à la question de l’efficience de la prévention en santé. En santé, c’est le critère de besoin qui régit les choix. En principe, le critère de besoin est pondéré par une exigence d’efficience. Elle revient à fixer une limite de fait au-delà de laquelle l’intervention médicale n’est plus considérée comme justifiée, même si elle est techniquement possible. L’efficience d’un programme sanitaire est déterminée, d’une part, par l’efficacité du programme évalué et, d’autre part, par le coût de ce programme. Des ratios bénéfices/risques ou coûts/avantages sont alors déterminants pour justifier de l’intérêt et donc de la mise en œuvre ou de la poursuite du programme évalué. Mais la seule logique du besoin ne permet pas de répondre à la question de savoir à partir de quel seuil l’intervention médicale n’est plus opportune.
31 Des études ont montré que, dans la plupart des cas, la prévention n’était pas moins chère que les soins, bien qu’elle puisse être désirable socialement (Phelps [1978] ; Russell [1986] ; Tengs [1995]). Les actions de prévention obéissent comme toutes les actions de santé à des rendements décroissants (il faut consacrer toujours plus de ressources pour obtenir une unité d’efficacité supplémentaire) et il n’est donc jamais acquis a priori qu’elles soient forcément plus coût-efficaces en toutes circonstances que les stratégies alternatives de prise en charge médicale. Il est un fait que les politiques publiques font nécessairement appel à des ressources collectives rares et qu’elles sont soumises à une exigence de rationalisation économique dans l’allocation de ces ressources. La question de l’efficience de la prévention est donc fondamentale dans le processus de décision politique. Elle permet de s’assurer que la nécessité d’une gestion maîtrisée des dépenses de santé s’effectue dans un objectif de maximisation du bien-être social. Elle participe à la définition de l’acceptabilité du risque au niveau de la collectivité. Cependant, les débats actuels et passés qui jalonnent l’histoire de notre système de santé renvoient une image assez floue du rôle de l’évaluation économique en santé dans l’aide à la décision. On est en droit de se poser un ensemble de questions : Comment les études de type coût-efficacité ou coût-bénéfice sont-elles intégrées par les décideurs dans le processus décisionnel ? Sur quels critères peut-on juger de l’efficience d’un programme préventif ? Comment justifier la primauté d’un critère d’efficience économique par rapport à une optique de « tout prévention » ? Quel taux d’actualisation retenir pour évaluer le coût d’une stratégie préventive ? Enfin, pour juger de l’efficience des politiques de prévention, est-on à même dans les évaluations de prendre en compte, à un niveau assez fin, des facteurs que l’on pressent discriminants comme par exemple l’hétérogénéité des revenus, ou des variables qui lui sont corrélées comme le niveau d’éducation ou le milieu social ? Faut-il envisager un ciblage plus marqué des actions de prévention ?
Contributions
32 Nous venons de voir un ensemble de questions que soulève la prévention dans le domaine de la santé et auxquelles l’économie de la santé se doit de répondre. Ce numéro thématique est organisé autour de deux grands chapitres : les comportements individuels de prévention et les politiques de prévention. Évidemment, en cette matière, les deux aspects (comportements et politiques) sont intimement liés et il est quelque peu artificiel de vouloir les séparer. Cependant, cette partition nous apparaît nécessaire pour rendre compte de la contribution plus spécifique de chaque article à l’une ou l’autre de ces thématiques.
Prévention et comportements
33 Les cinq premières contributions traitent du comportement des acteurs de la prévention. Il s’agit, en premier lieu, d’analyser le comportement des individus qui doivent prendre des mesures de prévention pour protéger leur propre santé. Quels sont les arbitrages qui sous-tendent la décision de prendre une action préventive ? De quelle manière les incertitudes concernant les futurs traitements, mais aussi la fiabilité des tests diagnostiques affectent-elles ces arbitrages ? Dispose-t-on d’éléments empiriques permettant d’appréhender concrètement ces arbitrages ? Il s’agit aussi d’étudier les mécanismes incitatifs par lesquels la prévention peut être encouragée. Quelle influence le système assurantiel exerce-t-il dans les décisions individuelles ? Ces mécanismes incitatifs peuvent concerner également le corps médical dans son choix entre, pour caricaturer, « médecine curative » et « médecine préventive ». Existe-t-il alors un système promouvant plus particulièrement la prévention ? Le lecteur trouvera, dans les contributions à ce numéro, certaines réponses aux questions soulevées ci-dessus et, plus généralement, des outils et des concepts permettant de les poser dans un cadre rigoureux, d’en étudier la pertinence et d’en évaluer la portée empirique.
34 Ce numéro thématique de la Revue économique s’ouvre avec la contribution de Benoît Dervaux et Louis Eeckhoudt, qui présente de manière simple quelques enjeux de modélisation dans le domaine de l’économie de la prévention. Leur modèle permet de faire le lien entre l’approche économique de la prévention (et les notions qui y sont développées telles que l’auto-assurance et l’autoprotection) et l’approche en épidémiologie et ses notions de prévention primaire et secondaire. Ils montrent la nécessité de raisonner sur un modèle dynamique dans lequel le bien-être de l’individu dépend (sous une forme explicite) de son état de santé. Dans ce modèle simple, la prévention primaire peut être associée à l’autoprotection, tandis que la prévention secondaire l’est avec auto-assurance, réconciliant ainsi ces notions. La résolution de ce modèle stylisé permet notamment de clarifier certains effets de statique comparative, a priori ambigus dans le modèle canonique de Ehrlich et Becker [1972].
35 David Bardey et Romain Lesur abordent le problème de l’incitation à la prévention, de la part des individus. Ils montrent que les enseignements classiques de la théorie de l’assurance, à savoir que les comportements d’autoprotection sont découragés par l’assurance, ne sont pas transposables à l’assurance maladie. En théorie classique de l’assurance, la présence de risque moral ex ante justifie la présence d’une franchise dans les contrats. En revanche, en matière de santé, cette franchise n’est plus justifiée : la dépendance de la fonction d’utilité au « stock de santé » suffit à ce que les individus adoptent des comportements d’autoprotection, notamment pour les risques de pathologies lourdes. Même si les hypothèses diffèrent quelque peu de celles du modèle proposé par B. Dervaux et L. Eeckhoudt, la dépendance de l’utilité au « stock de santé », une variable importante et spécifique de l’économie de la santé, joue un rôle central dans ce modèle.
36 Même si le domaine de la prévention, par opposition à la précaution, est a priori celui des risques bien connus et probabilisés, il existe de nombreux domaines dans lesquels les données probabilistes précises font défaut et qui font bien partie de la prévention entendue dans un sens large. De nombreux tests ne sont pas d’une fiabilité totale, les dossiers médicaux des individus peuvent être incomplets (données manquantes), l’efficacité des traitements peut aussi n’être qu’imparfaitement connue… Louis Eeckhoudt et Meglena Jeleva proposent de traiter la prise de décision d’individus faisant face à ces probabilités imprécises. Ils montrent comment l’aversion pour cette imprécision vient se combiner avec l’aversion pour le risque dans les décisions individuelles de prévention. Ils mettent ainsi l’accent sur l’importance de donner toute l’information disponible, fût-elle incomplète et seulement compatible avec un intervalle de probabilité, aux individus faisant face à des décisions en matière de santé et de prévention.
37 Pierre-Yves Geoffard et Stéphane Méchoulan analysent la manière dont la prise de risque dépend de la qualité des soins curatifs existants. Ils étudient pour cela l’expérience naturelle qu’a constitué l’arrivée, en 1997, des tri-thérapies pour lutter contre le Sida. Le recours à ces tri-thérapies en cas d’infection nécessite bien sûr de connaître son statut sérologique. Le but de l’étude est alors de tester si les individus subissant des tests de dépistage, et donc susceptibles de se soigner s’ils sont infectés, ont modifié leurs pratiques sexuelles dans le sens d’une plus grande prise de risque, alors que les individus n’ayant pas recours à ces tests n’ont pas modifié leurs pratiques. La base de données concerne la population homosexuelle de San Francisco. Les résultats trouvés sont assez frappants : la prise de risque est nettement supérieure chez les individus pratiquant des tests de dépistage après l’arrivée des tri-thérapies. Est ainsi mise en évidence une certaine substitution entre prévention primaire (usage du préservatif) et prévention secondaire (tests de dépistage). Les conséquences de cette substitution en matière de santé publique peuvent être importantes, notamment pour les maladies sexuellement transmissibles. Se pose alors le problème de savoir quelle politique de prévention peut infléchir ces comportements à risque.
38 La contribution de Carine Franc et Romain Lesur concerne le comportement d’un acteur dont le rôle est central bien que souvent négligé dans la modélisation économique de la prévention, le médecin. Celui-ci peut en effet choisir de répartir son temps entre médecine curative et médecine préventive en fonction des incitations qui lui sont données. Les auteurs étudient à cet effet trois modes de rémunération (le salariat, la capitation et le paiement à l’acte) et montrent que la capitation encourage la prévention. Du fait de ce mode de rémunération, le médecin internalise les bienfaits de la prévention : encourager plus de prévention pour ses patients décroît le temps passé à les soigner, ce qui dégage du temps pour d’autres patients, augmentant ainsi le revenu global à temps de travail identique. On voit ici que les comportements dépendent fondamentalement de paramètres institutionnels, voire politiques, concernant l’organisation du système de soins. Ces paramètres peuvent faire l’objet d’une politique ciblée. Ceci met en évidence les limites de la séparation, adoptée ici par souci de simplicité, entre comportements et politiques de prévention.
Politiques de prévention
39 Même si les politiques de prévention ont déjà été largement abordées dans les contributions précédemment décrites, notamment à travers le biais de la mise en place de mécanismes incitatifs, les quatre dernières contributions à ce numéro sont plus spécifiquement consacrées à l’étude de la mise en place et de l’efficacité de telles politiques. Les points abordés concernent premièrement l’évaluation des politiques de prévention. L’approche épidémiologique prônée en santé publique est-elle la seule permettant d’évaluer le succès ou l’échec d’une politique de prévention ? Ne peut-on pas également utiliser une approche plus économique consistant à utiliser les consentements à payer des individus pour évaluer les bénéfices d’une politique de prévention ? Le second point abordé concerne la définition de la population que doit cibler une politique de prévention pour être efficace. Même si, en la matière, il semble difficile de donner des enseignements généraux, des techniques peuvent être développées permettant d’identifier des classes de risque différentes, susceptibles d’être visées par des politiques différentes. Enfin, force est de constater que les politiques de prévention peuvent avoir des horizons temporels très différents : la prévention dans le domaine de la sécurité routière a des effets à court terme, tandis que les politiques de prévention en matière de pollution atmosphérique ont des effets beaucoup plus étalés dans le temps. Comment alors comparer ces deux politiques pour savoir laquelle doit recevoir plus de moyens ? Par ailleurs, pour des politiques s’inscrivant dans la durée, la date du traitement est une variable de choix importante dans la mesure où celui-ci peut affecter les décisions de traitement futur ?
40 Olivier Chanel et al. proposent une analyse d’une enquête cherchant à recueillir les consentements à payer pour des programmes de prévention contre la fièvre Q. En introduisant un élément subjectif (ces consentements à payer reflétant les préférences des individus), ce type d’évaluation, pour être bien mené, doit clairement identifier ce pour quoi les individus donnent un consentement à payer. Le but de cette étude est de repérer une éventuelle composante altruiste dans les consentements à payer. Une telle composante, si elle était présente, devrait être traitée spécifiquement pour éviter les « doubles comptages », qui conduiraient à surévaluer la disposition à payer globale de la population considérée. Sont ainsi colligés les consentements à payer pour deux types de programmes de prévention : une vaccination individuelle et une action de dépistage de la maladie au sein de la population à risque. L’effet du vaccin est de ramener à zéro la probabilité de contracter la maladie pour la personne vaccinée. L’effet d’une campagne de dépistage est de ramener à zéro la probabilité de conséquences graves pour les personnes à risque sanitaire, la laissant inchangée pour le reste de la population. Sans altruisme, le consentement à payer pour la vaccination devrait donc être supérieur à celui pour le dépistage. La différence entre les consentements à payer pour la campagne de dépistage et pour la vaccination individuelle peut ainsi, si elle est positive, s’interpréter comme reflétant la présence d’une composante altruiste. Les données montrent que cette composante est loin d’être négligeable, s’élevant à près de 25 % du consentement à payer pour le programme de dépistage.
41 La contribution de Fabrice Etilé s’attaque au problème de l’hétérogénéité des réactions face aux politiques de prévention. Lorsque cette hétérogénéité est observable, on peut concevoir que les politiques de prévention soient adaptées aux populations ciblées. En revanche, lorsque l’hétérogénéité des réactions dépend de caractéristiques non observables, il convient de développer des techniques économétriques permettant de faire révéler ces hétérogénéités. Fabrice Etilé propose ainsi d’utiliser un modèle de classification probabiliste, basée sur l’hypothèse que la population observée se divise en « classes latentes » susceptibles d’avoir des réactions différentes aux politiques publiques. Utilisant une base de données de l’inserm sur les comportements de santé des adolescents scolarisés, il conclut que les différentes catégories de fumeurs identifiées ont des réactions assez différentes à l’information sur les risques liés au tabac et surtout à la source de ces informations. Les fumeurs dits « expérimentés » réagissent plus fortement à l’information scolaire, tandis que les fumeurs occasionnels semblent plus sensibles à l’information médiatique.
42 La contribution de Pierre Lasserre, Jean-Paul Moatti et Antoine Soubeyran traite de la date optimale d’administration d’un traitement antirétroviral aux personnes infectées par le vih. Le problème est rendu complexe du fait de la possibilité que le traitement appliqué en première période puisse induire une résistance qui affectera négativement l’efficacité du nouveau traitement en seconde période, alors que celui-ci a recours aux avancées médicales les plus récentes. Le modèle développé permet de distinguer les différents effets en cause (amélioration précoce de l’état de santé versus risque de résistance) et propose un cadre dynamique simple pour définir les critères pertinents gouvernant l’introduction du traitement. L’un des résultats frappants de ce modèle est que si le risque de résistance est élevé, alors le choix optimal de la population à traiter en première période ne dépend pas de l’estimation précise de ce risque.
43 Olivier Chanel et Jean-Christophe Vergnaud abordent le sujet de l’évaluation des politiques de prévention lorsque les effets bénéfiques de telles politiques s’étalent dans le temps. Ils proposent une méthode originale permettant de prendre correctement en compte les effets de latence propres à certaines politiques de prévention telle que la lutte contre la pollution de l’air. Cette méthode prend ainsi en compte l’étalement dans le temps des bénéfices directement liés à la mise en place d’une politique de prévention à une date donnée. Les auteurs utilisent aussi deux modes d’évaluation (valeur d’années de vie gagnées ou valeur d’évitement du décès). Ils comparent, à l’aide de leur méthode, les effets de la lutte contre la pollution de l’air (où les effets de latence sont a priori forts) et la prévention routière (où les effets des mesures prises sont a priori immédiats). Une politique permettant de diminuer de moitié le nombre de décès par accidents de la route est ainsi comparable, selon la méthodologie appropriée, à une politique de réduction d’un quart du niveau de pollution atmosphérique, alors que, si les effets de latence sont négligés, la première politique semble beaucoup plus efficace que la seconde. La primauté politique donnée à la prévention routière pourrait ainsi s’expliquer en partie par un calcul économique erroné, ignorant les effets de long terme d’une politique de réduction de la pollution atmosphérique.
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Notes
-
[1]
Qui recouvre le coût des services intervenant pour : la médecine du travail ; la médecine scolaire ; la protection maternelle et infantile ; les missions assurées par l’État, à savoir la lutte contre les maladies infectieuses, l’alcoolisme, le tabac, la toxicomanie, le sida ; les autres missions assurées par les collectivités locales, vaccinations, planning familial, lutte contre la tuberculose, les maladies vénériennes et le cancer.
-
[2]
Qui recouvrent le coût des actions de prévention pour : le contrôle des eaux, le contrôle sanitaire aux frontières, les campagnes d’information et d’éducation sanitaire, les actions et programmes du ministère de la Santé, les dépenses des bureaux municipaux d’hygiène, les dépenses des fonds nationaux de prévention de la sécurité sociale.