Couverture de RECO_533

Article de revue

Micro-entreprises, croissance et mutations de l'emploi dans les pays en transition

Pages 637 à 646

Notes

  • [*]
    Université Paris XII et ROSES, Université Paris I, 106-112, boulevard de l’Hôpital, 75647 Paris cedex 13. E-mail : duchene@univ-paris1.fr.
  • [**]
    ROSES, Université Paris I, 106-112, boulevard de l’Hôpital, 75647 Paris cedex 13. E-mail : rusin@univ-paris1.fr. Les auteurs tiennent à remercier Geomina Turlea, Mathilde Maurel et deux rapporteurs anonymes de la Revue pour leurs commentaires. Ils demeurent seuls responsables des erreurs éventuelles de ce texte.
  • [1]
    Les facteurs exogènes ne manquent pas pour expliquer la récession transitionnelle des années 1990-1992 dans les PECO, des effets de « désorganisation » (Blanchard [1997]) à la hausse massive du prix de l’énergie (Duchêne [1993]). Le choc énergétique subi par les PECO du fait de la disparition du CAEM et du passage aux prix mondiaux peut être interprété comme un choc d’offre négatif classique qui se traduit par un affaissement de la fonction de production à niveau de travail donné. Il est alors tout à fait naturel que la production ait chuté fortement sans que l’emploi diminue dans les mêmes proportions.
  • [1]
    Grossman et Helpman [1989,1991]; Aghion et Howitt [1992].
  • [1]
    En fait, ils peuvent aussi se lancer dans une nouvelle activité indépendante (ce qui revient de fait à conserver leur statut). Nous supposerons, dans un but de simplification, que cette possibilité est fermée : il est clair qu’une partie de ceux qui sont évincés reprend directement une nouvelle activité; mais prendre en compte cette possibilité alourdit le schéma sans apporter de changement majeur : dans ce cas, tout se passe en effet comme si le taux d’innovation « effectif » était plus faible que le taux d’innovation « réel » dans une proportion donnée.
  • [2]
    Ceci s’applique bien sûr aux micro-entrepreneurs évincés vers le chômage, mais surtout aux salariés licenciés des entreprises à l’occasion de grands programmes de restructuration attribuant aux personnes concernées un pécule de sortie.
  • [1]
    Le SCN [1993] dispose que les ménages ne sont pas simplement des consommateurs ; ils peuvent également s’engager dans tous les types d’activité productive sous le statut d’entreprise individuelle. Le profit qu’ils réalisent alors est qualifié de « revenu mixte », car il correspond à la rémunération du rôle double de l’entrepreneur : d’une part, en sa qualité de chef d’entreprise, il est responsable de la création et de la gestion de l’entreprise, et, d’autre part, en tant qu’employé, il fournit un travail comme pourrait le faire un salarié. En outre, nous avons isolé dans le tableau 1 deux autres composantes de l’EBE des ménages : d’une part, l’autoconsommation agricole (la production des lopins) et d’autre part, la production de services des logements occupés par leurs propriétaires, valorisée au loyer estimé qu’un locataire devrait payer pour un logement équivalent.

INTRODUCTION

1Un des faits stylisés majeurs de la transition tient au développement spectaculaire de l’emploi dans les services, en particulier sous forme de ce que nous appellerons ici des « micro-entreprises » – entreprises individuelles ou familiales employant peu ou pas de salariés –, au détriment de l’emploi industriel salarié, concentré dans de grandes unités de production d’État ou privatisées dont le personnel a plutôt tendance à se réduire.

2Paradoxalement, ce n’est pas le mouvement de création d’entreprises privées nouvelles mais la privatisation qui a capté l’attention des économistes : on considère en effet habituellement cette dernière comme consubstantielle à la transition, et comme le principal facteur de croissance de ces pays. Ainsi, Aghion et Blanchard [1994] visent à conceptualiser la transition en distinguant un secteur « ancien » (les grandes entreprises d’État du système socialiste, supposées peu productives) et un secteur « moderne » des entreprises privatisées (que l’on considère par nature comme rentables et plus productives). La réallocation graduelle des ressources en travail du premier au second secteur, tout en accomplissant la transition d’un système à propriété majoritairement publique à un système à propriété privée, constitue le moteur de la croissance. Dans un tel contexte, la rapidité de la privatisation accélère bien évidemment la croissance.

3Un tel schéma de réallocation de la main-d’œuvre, compte tenu de la productivité relative postulée pour les secteurs ancien et moderne, devrait conduire à la croissance au premier jour de la transition. La forme en U typique de la « récession transitionnelle » suivie d’une reprise de la croissance s’explique alors par le coût d’ajustement du chômage, considéré comme un passage obligé des ressources en travail entre les deux secteurs. Si le passage par le chômage est un préalable à la migration intersectorielle, alors il est clair que plus la vitesse de la transition est élevée, plus la dépression transitionnelle sera profonde, et plus le redémarrage sera rapide et se fera à taux de croissance élevé. Une transition plus rapide fait sortir du secteur ancien un flux plus important de travailleurs qui, avant d’alimenter le secteur moderne et d’augmenter la production, vont rester sans emploi et engendrer une baisse de production temporaire.

4En fait, des études sur le marché du travail des PECO ont fait apparaître que les changements d’emplois s’effectuaient majoritairement sans recours au chômage mais plutôt par des passages directs d’emploi à emploi, et que le chômage constituait plutôt une « masse stagnante » (Boeri [1994]) dont le volume avait d’ailleurs tendance à augmenter. L’importance de ces recrutements directs affaiblit l’hypothèse d’un coût d’ajustement comme explication privilégiée de la baisse du PIB dans les premières années de la transition [1]. Par ailleurs, le début de la transition est marqué par une divergence importante entre la forte baisse de la production et une réduction beaucoup plus faible de l’emploi dans le secteur dit ancien. Après la reprise de la croissance (dans les pays où elle prend place), l’emploi continue à baisser au même rythme qu’avant.

5Cette remise en cause de la vision classique de la transition souligne l’importance des micro-entreprises dans la transformation des pays de l’Est, tant du point de vue du retour à la croissance que de celui du marché du travail. La présente contribution vise, dans un premier temps, à analyser le rôle potentiel de ces micro-acteurs dans la dynamique de transition en distinguant les différentes formes que peut prendre la petite firme dans le contexte particulier de la transition, et à présenter dans un second temps les éléments empiriques qui permettent de prendre la mesure de ce phénomène dans le cas de la Pologne.

FORMES DE L’ENTREPRISE PRIVÉE DANS LES ÉCONOMIES EN TRANSITION

6L’industrie, les services et l’agriculture empruntent des voies de restructuration différentes. L’industrie héritée du système communiste se caractérise par des sureffectifs importants qui offrent aux entreprises des possibilités de réorganisation interne et des gains potentiels de productivité, ne serait-ce que par le recours aux licenciements. Le secteur des services, considéré comme improductif dans le système communiste et laissé volontairement dans un état de sous-développement, alimente de multiples opportunités de création d’entreprises qui ne demandent qu’un capital de départ extrêmement faible : ces nouvelles entreprises constituent en quelque sorte les start-ups de la transition. Quant à l’agriculture, elle représente un troisième champ d’application à un type spécifique d’entreprise (évidemment non innovante), sous la forme des activités traditionnelles de survie, qui s’étaient maintenues tout au long de la période communiste, et dont le besoin se renforce du fait des mécanismes d’exclusion engendrés par le passage au marché.

7Industrie et services présentent dans la transition des différences notables du point de vue de leur processus d’innovation. Pour reprendre la typologie de Schumpeter ([1935], p. 95), on peut dire que l’industrie pratique surtout de l’innovation organisationnelle, alors que les services pratiquent principalement de l’innovation de produit. Dans cet esprit, la transition se caractérise par de multiples opportunités d’innnovation qui ont la particularité de ne pas être liées à des découvertes scientifiques ou au développement de la R & D.

8La spécificité de l’innovation des firmes dans les économies en transition nous amène à formuler trois hypothèses : i) si l’on en juge par les taux d’entrée et de sortie de chacun des deux secteurs, les services innovent plus que l’industrie; ii) compte tenu de leur différenciation très élevée et de la protection naturelle dont ils disposent, les services ont un degré de monopole sur leur clientèle plus élevé que l’industrie; iii) l’industrie repose sur des entreprises employant une main-d’œuvre salariée, alors que les services reposent majoritairement sur des firmes individuelles ou familiales où la fonction d’entrepreneur se confond avec celle de travailleur. Cette distinction conceptuelle entre salariat industriel et services fournis par des entrepreneurs nous conduit à distinguer deux modes d’innovation dans la transition.

L’innovation de produit dans les services

9Les micro-entreprises qui produisent des services sont considérées ici comme des unités de production qui vendent une unité d’un service donné à un prix P qui s’établit sur le marché. Gadrey [1996] montre que les services ont comme caractéristique particulière d’être « co-produits » par leur prestataire et leur bénéficiaire, ce qui fait de chaque prestation de service un produit spécifique et donc « nouveau ». Si l’on admet que tous les services sont différents les uns des autres, cela signifie que chaque micro-entreprise dispose d’un monopole sur sa clientèle et que le prix P sera en conséquence un prix de monopole.

10Le monopole d’une micro-entreprise sur sa clientèle n’est pas définitivement acquis. À tout moment, une nouvelle micro-entreprise peut la supplanter et conquérir sa clientèle. Le schéma de concurrence qui est proposé pour rendre compte de l’innovation dans les services est donc proche du modèle de destruction créatrice de Schumpeter, c’est-à-dire que chaque micro-entreprise dispose d’un monopole sur son marché tant que n’apparaît pas une nouvelle micro-entreprise innovante qui la remplace alors entièrement. Ceci n’implique nullement que le nombre de micro-entreprises reste constant : de nouveaux services peuvent apparaître sur des niches restées inoccupées et y établir un nouveau monopole. Le nombre de micro-entreprises à une date donnée dépend, d’une part, du rythme d’éviction des entreprises « dépassées », et, d’autre part, de la création de nouvelles entreprises sur des créneaux inoccupés. Cette création d’entreprises nouvelles est une fonction positive du différentiel de revenu entre ce que procurent les micro-entreprises d’un côté et le salaire versé par l’industrie de l’autre; un accroissement net du nombre de micro-entreprises serait ainsi observé jusqu’à ce que les revenus procurés par les services s’égalisent aux revenus salariaux.

11En ce qui concerne le rythme d’innovation, le cadre d’analyse que nous suggérons pour les micro-entreprises innovantes s’inspire de celui des « laboratoires » dans les analyses classiques de la R & D et dans les modèles de course au brevet [1]. L’innovation dans les services est une variable aléatoire qui suit un processus de Poisson de paramètre ?. La probabilité pour une micro-entreprise de voir arriver avant la date t un concurrent susceptible de conquérir sa clientèle est alors de la forme 1 ? e??t : à la date de création ( t = 0), la probabilité de « décès » par apparition d’un concurrent est nulle (probabilité = 0), puis, au fur et à mesure que le temps passe, cette probabilité augmente pour tendre vers 1 quand t devient grand. Dans cette expression, plus?est élevé, plus la probabilité de survie décroît rapidement.

12Il est aisé de calculer la durée de vie moyenne d’une micro-entreprise dans ces conditions : l’expression 1 ? e??t représente la fonction de répartition de la variable considérée; on peut en déduire par dérivation la fonction de densité (? e??t ) qui représente à chaque instant la probabilité que l’entreprise existe. La durée de vie moyenne d’une micro-entreprise est donc l’espérance mathématique de cette variable 1/?, et ? représente alors le taux d’innovation dans l’activité considérée. Plus ? est élevé, plus l’activité connaît des innovations fréquentes, et plus la durée de vie moyenne des firmes opérant dans ces activités est courte.

L’innovation organisationnelle dans l’industrie

13À première vue, l’innovation organisationnelle des firmes en transition consiste à détecter des sureffectifs donnés et à les licencier progressivement, comme nous l’avons suggéré plus haut. En réalité, les sureffectifs ne sont pas un stock donné, ils dépendent du comportement des managers et des salariés.

14Ainsi, on peut introduire pour les salariés à la fois une possibilité de ne pas fournir l’effort correspondant au salaire versé et une probabilité d’être détecté dans ce cas par le management et de retomber dans le statut de chômage (Shapiro et Stiglitz [1984]); combinée avec une probabilité de sortie du chômage, cette caractéristique du marché du travail permet la détermination du salaire d’efficience à l’équilibre, défini lui-même par l’égalisation des valeurs des situations d’un salarié fournissant l’effort de travail requis et d’un salarié ne fournissant pas cet effort.

15Si l’on considère qu’il relève du choix des salariés de fournir ou non l’effort, la notion de sureffectif devient endogène : une entreprise qui ne détecte pas ses sureffectifs risque d’en avoir beaucoup plus que celle qui les détecte. Ceci permet de préciser la notion d’innovation organisationnelle : plus que d’éliminer mécaniquement un stock donné de « chômeurs déguisés », il s’agit pour les firmes d’acquérir les capacités managériales qui vont les conduire soit à licencier, soit à augmenter la production (ce qui suppose une adaptation au marché beaucoup plus profonde), selon la réponse comportementale des salariés. De même, l’amélioration des capacités managériales permet une meilleure sélection des embauches, de telle sorte que nous supposerons que les nouveaux travailleurs embauchés sont des travailleurs effectifs. Nous désignons par ? la part des salariés en sureffectifs qui est licenciée. Ce paramètre correspond au taux d’innovation organisationnelle.

16Les deux types d’innovations présentés ci-dessus, caractérisés chacun par un coefficient (? et ?), agissent sur le marché du travail et sur la réallocation des ressources entre secteurs.

L’entreprise non innovante : activité informelle ou chômage

17Les processus d’innovation qui viennent d’être décrits engendrent des flux de main-d’œuvre à la recherche d’un nouvel emploi. On aurait pu, à l’instar d’Aghion et Blanchard [1994], introduire une variable « chômage » pour représenter l’ensemble des ménages concernés. Cependant, comme les conditions d’indemnisation du chômage sont très restrictives dans les économies en transition, la catégorie pertinente nous semble être moins celle du chômage que celle des activités de survie.

18De fait, les enquêtes ménages qui ont pu être réalisées dans des pays en transition font apparaître que, malgré le nombre important de personnes qui se déclarent chômeurs, la plupart d’entre elles reconnaissent avoir simultanément une activité « informelle » (Najman et Pailhé [2001]). Quand on pousse l’enquête en direction de la nature de cette dernière, il apparaît qu’elle relève en général du domaine agricole, et plus concrètement de l’exploitation de lopins individuels destinés principalement à l’autoconsommation. Cette activité était déjà très répandue du temps des régimes communistes, qui laissaient à un très grand nombre de ménages la jouissance d’un minuscule lopin de terre destiné à assurer leur survie alimentaire. En Pologne, seul pays communiste où la terre n’a pas été nationalisée, les exploitations agricoles – extrêmement nombreuses au début des années 1950 – n’ont connu aucune concentration et sont restées de si petite taille (en moyenne 3 hectares) qu’elles peuvent être assimilées aux lopins qui ont été laissés aux ménages dans les autres pays. Il est naturel que dans de telles conditions les salariés évincés de leur entreprise – qu’ils soient officiellement enregistrés comme chômeurs (avec des indemnités dérisoires), qu’ils conservent officiellement leur emploi sans être payés (accumulation d’arriérés), ou encore qu’ils passent officiellement au statut d’inactif – cherchent à revenir à l’activité traditionnelle de survie permise par le système des lopins individuels. On est donc conduit à considérer qu’il existe deux types d’entreprises individuelles dans les pays en transition : d’une part, les micro-entreprises innovantes qui sont celles qui s’installent dans le secteur des services et qui répondent à un besoin du marché réprimé pendant de longues années ; d’autre part, les lopins agricoles individuels qui permettent aux exclus de la transition de survivre. Ces deux types d’activité procurent bien sûr des revenus très différents.

La mobilité interstatutaire au cours de la transition

19Nous proposons, dans le schéma suivant, de formaliser le marché du travail en faisant apparaître trois catégories de ménages : des micro-entrepreneurs individuels, des salariés et des paysans-chômeurs. La catégorie des chômeurs perçoit un revenu W?, la catégorie des salariés perçoit un revenu W et celle des micro-entrepreneurs un revenu P égal au prix du service qu’ils fournissent. Les revenus définis précédemment le sont pour un statut donné. Or, ces statuts évoluent : un micro-entrepreneur peut être évincé de son activité par un concurrent innovant, un salarié peut perdre son emploi, un chômeur peut en retrouver un, etc. Le fonctionnement du marché du travail dépend donc des taux de sortie de (ou d’entrée dans) chacun des statuts fixés, qui eux-mêmes dépendent des deux taux d’innovation définis précédemment.

figure im1
Emploi salarié L ? b’ a ?? Chômage et lopins a' Micro-entreprises N individuels U ? (1 - ? )

20Commençons par le statut de micro-entrepreneur, en faisant l’hypothèse qu’il existe N micro-entreprises occupant chacune une seule personne : à chaque période, ?N micro-entreprises ferment du fait de l’innovation dans le secteur des services. Deux possibilités s’offrent à eux [1] : ils peuvent trouver un emploi salarié ou passer dans la catégorie « chômeurs ». Les ?N micro-entrepreneurs évincés à chaque période vont se répartir selon les proportions (?, 1 ? ?) entre le statut salarié et le statut chômeur.

21Passons maintenant au statut de paysan-chômeur. Deux possibilités théoriques de sortie de ce statut se présentent : l’emploi salarié ou l’installation comme micro-entrepreneur. Malgré la faiblesse des allocations moyennes de chômage, il semble que leur niveau soit suffisamment élevé au début de la période de chômage pour démarrer une activité [2]. Par ailleurs, la sortie vers l’emploi salarié reste la probabilité la plus forte de retour à l’occupation. Nous faisons ainsi l’hypothèse qu’une proportion a des chômeurs trouve ou retrouve un emploi salarié à chaque période, et qu’une proportion a ? trouve ou retrouve un emploi comme micro-entrepreneur.

22Considérons enfin l’emploi salarié. Nous avons noté qu’une fois passé le choc énergétique marqué par de fortes réductions de production dans les entreprises, l’emploi salarié avait tendance à s’ajuster graduellement. Cependant, les économies en transition se différencient du cas classique en ce que – à côté des licenciements – il existe des fuites d’emploi volontaires du statut de salarié vers le statut de micro-entrepreneur, qui dépendent visiblement de l’attrait relatif du nouveau revenu espéré en regard du salaire couramment reçu dans l’entreprise de départ. Nous proposons donc de considérer qu’une proportion b ?des salariés quitte son emploi volontairement pour passer à ce statut, et qu’une proportion ? des salariés est licenciée et passe alors au statut de paysan-chômeur.

23Duchêne et Rusin [2002] fournissent une analyse détaillée des relations entre les différentes variables présentées ci-dessus. Le modèle qui en résulte permet de tracer les trajectoires des trois composantes du marché du travail en fonction des taux d’innovation ? et ? et fait apparaître le rôle moteur, en termes de mobilité de la main-d’œuvre, des différentiels de revenus entre les micro-entreprises, le salaire industriel et le revenu des lopins agricoles. La section qui suit se propose d’illustrer ce mécanisme dans le cas de la Pologne qui est généralement considérée comme bien avancée dans son processus de réforme.

APPLICATION AU CAS DE LA POLOGNE : LE RÔLE ET LA PLACE DES MICRO-ENTREPRISES DANS LA TRANSITION

24Que l’on se place au point de vue de leur nombre, de la part qu’elles apportent au PIB, ou du revenu qu’elles procurent, les micro-entreprises présentes dans le secteur des services occupent une place importante dans l’économie polonaise. En effet, le nombre d’entrepreneurs a connu un développement spectaculaire au cours de la première décennie de transition : entre 1988 et 1998, il est passé de 700 000 à 1,6 million. De plus, en comparant la répartition du PIB de la Pologne et de la France (tableau 1), on relève que le revenu mixte des entrepreneurs individuels [1] représente près de 20 % du PIB en Pologne, contre seulement 8 % en France. Tous ces indicateurs témoignent de l’importance du phénomène de l’entreprise individuelle en Pologne.

25En ce qui concerne les incitations, le choix entre un poste de salarié dans l’industrie ou le statut de travailleur indépendant repose notamment sur la comparaison du revenu mixte moyen des petits entrepreneurs avec le salaire moyen distribué dans l’industrie. De ce point de vue, on pourrait s’attendre à ce que la rapide croissance du nombre d’entreprises individuelles s’accompagne d’une baisse relative du revenu des entrepreneurs du fait d’une concurrence renforcée. D’un autre côté, la rationalisation de la production des firmes de l’industrie s’est traduite par des gains de productivité importants, dont une partie a été redistribuée sous forme de revalorisations salariales. Ainsi, on peut anticiper une convergence plus ou moins rapide du niveau moyen de ces deux types de revenu au cours de la transition.

26Dans le cas de la Pologne, nous avons calculé le revenu moyen des petits entrepreneurs polonais en rapportant le revenu mixte (hors agriculture) au nombre d’entrepreneurs pour qui cette activité constitue leur emploi principal (données de l’enquête emploi). Le résultat est tout à fait saisissant : en 1999, le revenu des petits entrepreneurs est en moyenne quatre fois supérieur au salaire moyen dans l’industrie manufacturière; en 1996, ce ratio était de six. Ceci démontre, premièrement, le caractère dynamique des micro-entreprises en termes de création de valeur ajoutée. Deuxièmement, la persistance d’un écart élevé encore aujourd’hui laisse à penser que ce processus de réallocation de la main-d’œuvre est loin d’être achevé en Pologne, même s’il apparaît comme bien avancé. À titre de comparaison, Duchêne, Rusin et Turlea [2001] ont calculé cet indicateur pour la Roumanie. Le résultat est là encore surprenant : en 1999, le revenu d’un petit entrepreneur est dix fois supérieur au salaire moyen dans l’industrie; mais ce qui est plus préoccupant, c’est que cet écart s’est accru par rapport à 1996, où il était au même niveau qu’en Pologne, c’est-à-dire égal à six. La situation de la Roumanie semble donc beaucoup plus préoccupante puisque notre indicateur montre que la réallocation de la main-d’œuvre ne s’y effectue pas vers les micro-entreprises dynamiques, mais en direction des activités informelles de nature agricole, qui occupent environ 40 % de la population active en 1999.

Tableau 1.

Comparaison de la répartition du PIB de la Pologne et de la France

Tableau 1.
Tableau 1. Comparaison de la répartition du PIB de la Pologne et de la France (en % du PIB ) Pologne France 1997 1997 Produit intérieur brut.................................................... 100,0 100,0 Taxes - subventions 14,3 14,3 Taxes.............................................................................. 15,4 16,1 Subventions................................................................... 1,1 1,8 Excédent brut d’exploitation (EBE) 41,6 36,7 Sociétés non financières................................................ 16,6 16,4 Menages : 24,3 16,3 Revenu mixte des entrepreneurs individuels............ 18,4 8,2 Autoconsommation agricole..................................... 3,6 0,1 Loyers imputés.......................................................... 2,3 8,0 Autres............................................................................ 0,7 4,0 Rémunération totale des salariés 44,2 49,0 Cotisations sociales à la charge des employeurs......... 12,5 11,5 Rémunération brute des salariés : 31,7 37,5 Cotisations sociales à la charge des salariés............ 5,5 Rémunération nette des salariés, versée par 31,7 32,0 Sociétés non financières........................................ 20,5 20,3 Ménages................................................................ 1,8 1,8 Autres.................................................................... 9,3 9,9 Pour mémoire : PNB par habitant en dollars US......... 3 590 26 050 Sources : Calculs des auteurs d’après GUS [1999], Rachunki narodowe wedlug sektorow instytucjonalnych 1991-1997; INSEE (1999), Extraits et tableaux des comptes de la Nation 1998; Banque Mondiale [1996, 1999], Rapport sur le développement dans le monde.

Comparaison de la répartition du PIB de la Pologne et de la France

Calculs des auteurs d’après GUS [1999], Rachunki narodowe wedlug sektorow instytucjonalnych

CONCLUSION

27Notre contribution remet en cause la vision classique de la transition qui se focalise sur la privatisation et/ou la restructuration des grands conglomérats industriels hérités du système communiste. Nous proposons une représentation des économies en transition qui distingue trois secteurs : l’industrie, les micro-entreprises de services et les paysans-chômeurs, chacun de ces secteurs étant caractérisé par un type d’innovation spécifique.

28La création continue de nouvelles entreprises privées dans les services joue un rôle moteur dans la croissance et sur le marché du travail. Selon un processus schumpétérien de destruction créatrice, la micro-entreprise attire la main-d’œuvre salariée, et l’innovation sans cesse renouvelée rejette les entrepreneurs les moins efficaces vers le salariat ou le statut de paysan-chômeur.

29Enfin, nous mettons en évidence l’importance du rapport entre le revenu mixte des petits entrepreneurs et le salaire moyen dans l’industrie, qui constitue un indicateur particulièrement révélateur non seulement de l’état d’avancement de la transition dans un pays donné, mais aussi de son orientation vers une économie moderne, comme dans le cas de la Pologne, ou au contraire vers une société davantage tournée vers l’autosubsistance, dans le cas de la Roumanie.

Bibliographie

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Notes

  • [*]
    Université Paris XII et ROSES, Université Paris I, 106-112, boulevard de l’Hôpital, 75647 Paris cedex 13. E-mail : duchene@univ-paris1.fr.
  • [**]
    ROSES, Université Paris I, 106-112, boulevard de l’Hôpital, 75647 Paris cedex 13. E-mail : rusin@univ-paris1.fr. Les auteurs tiennent à remercier Geomina Turlea, Mathilde Maurel et deux rapporteurs anonymes de la Revue pour leurs commentaires. Ils demeurent seuls responsables des erreurs éventuelles de ce texte.
  • [1]
    Les facteurs exogènes ne manquent pas pour expliquer la récession transitionnelle des années 1990-1992 dans les PECO, des effets de « désorganisation » (Blanchard [1997]) à la hausse massive du prix de l’énergie (Duchêne [1993]). Le choc énergétique subi par les PECO du fait de la disparition du CAEM et du passage aux prix mondiaux peut être interprété comme un choc d’offre négatif classique qui se traduit par un affaissement de la fonction de production à niveau de travail donné. Il est alors tout à fait naturel que la production ait chuté fortement sans que l’emploi diminue dans les mêmes proportions.
  • [1]
    Grossman et Helpman [1989,1991]; Aghion et Howitt [1992].
  • [1]
    En fait, ils peuvent aussi se lancer dans une nouvelle activité indépendante (ce qui revient de fait à conserver leur statut). Nous supposerons, dans un but de simplification, que cette possibilité est fermée : il est clair qu’une partie de ceux qui sont évincés reprend directement une nouvelle activité; mais prendre en compte cette possibilité alourdit le schéma sans apporter de changement majeur : dans ce cas, tout se passe en effet comme si le taux d’innovation « effectif » était plus faible que le taux d’innovation « réel » dans une proportion donnée.
  • [2]
    Ceci s’applique bien sûr aux micro-entrepreneurs évincés vers le chômage, mais surtout aux salariés licenciés des entreprises à l’occasion de grands programmes de restructuration attribuant aux personnes concernées un pécule de sortie.
  • [1]
    Le SCN [1993] dispose que les ménages ne sont pas simplement des consommateurs ; ils peuvent également s’engager dans tous les types d’activité productive sous le statut d’entreprise individuelle. Le profit qu’ils réalisent alors est qualifié de « revenu mixte », car il correspond à la rémunération du rôle double de l’entrepreneur : d’une part, en sa qualité de chef d’entreprise, il est responsable de la création et de la gestion de l’entreprise, et, d’autre part, en tant qu’employé, il fournit un travail comme pourrait le faire un salarié. En outre, nous avons isolé dans le tableau 1 deux autres composantes de l’EBE des ménages : d’une part, l’autoconsommation agricole (la production des lopins) et d’autre part, la production de services des logements occupés par leurs propriétaires, valorisée au loyer estimé qu’un locataire devrait payer pour un logement équivalent.
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