Couverture de RECO_521

Article de revue

Le capital humain, d'une conception substantielle à un modèle représentationnel

Pages 91 à 116

Notes

  • [*]
    GAINS, Université du Maine, 72085 Le Mans cedex 9, France (www.univlemans.fr/ecodroit/gains). J’ai une dette considérable à l’égard d’Olivier Favereau sans lequel les intuitions premières à l’origine de cet article n’auraient jamais pu prendre la forme d’une publication. Je remercie également les rapporteurs de la Revue économique.
  • [1]
    Autrement dit, pour expliciter cette formulation un peu ésotérique de Marx, il faut se demander pourquoi le travail n’apparaît jamais comme tel dans la société marchande mais seulement à travers des formes sociales qui le représentent, et singulièrement la monnaie. Cet aspect, négligé ou méconnu, de la théorie de Marx a été notamment remis en lumière par Guibert [1985]. Nous y reviendrons dans la partie consacré à l’idéologie dans laquelle nous nous efforcerons de montrer la dimension représentationnelle de l’analyse de Marx.
  • [1]
    Rappelons que, pour Alchian et Demsetz, le travail d’équipe, qui est consubstantiel au concept d’entreprise capitaliste, rend impossible de déterminer les productivités individuelles : « Avec le travail d’équipe, il est difficile, par la simple observation de la production totale, de soit définir, soit déterminer la contribution individuelle de chacun des inputs en coopération. La production d’une équipe, par définition, n’est pas la somme des produits séparables de chacun de ses membres. » [1972, p.779.]
  • [1]
    Comme l’écrivait plaisamment Raymond Aron : « L’idéologie c’est la théorie de mon adversaire. »
  • [1]
    Je remercie Hervé Defalvard d’avoir attirer mon attention sur l’intérêt des travaux de Searle pour la présente étude.

1Le sort du concept de capital humain est singulier. Alors même qu’il est, selon un avis assez général, mal fondé, il se révèle extrêmement fructueux, et sert de point d’appui à un nombre considérable de travaux, tant dans le domaine de la théorie de la répartition (les travaux sur les fonctions de gains) que dans celui de la théorie de la croissance (théorie de la croissance endogène et économie du développement).

2Cependant, il est connu de longue date et assez généralement admis par les partisans de la théorie du capital humain eux-mêmes, que celle-ci est, selon l’expression popperienne de Mark Blaug [1976], « mal corroborée ». Nous pensons qu’il faut néanmoins prendre acte du succès du concept tel qu’il est et, plutôt que de mener une énième tentative de dévoilement des insuffisances et des présupposés qu’il véhicule, et que nous ne rappellerons que brièvement, nous tenterons au contraire de le refonder. Il faudra pour cela abandonner les perspectives positives, qu’elles soient walrasiennes ou marxiennes, pour adopter un point de vue phénoménologique dont nous pensons trouver les prémisses chez Keynes, les prolongements dans l’économie des conventions et des consonances avec certaines approches régulationnistes mettant l’accent sur les représentations en économie (comme Guibert, Theret ou Lordon).

3Dans un tel cadre, le capital humain sera considéré non d’abord comme une construction conceptuelle, mais comme une catégorie de la pratique, une interprétation spontanée, couramment admise du rapport de l’individu à son travail et à sa rémunération. On passera en revue les outils, encore sommaires, que la théorie économique fournit pour penser un tel objet : théorie keynésienne, théorie des conventions et théorie marxienne de l’idéologie. On tentera finalement de montrer que l’analyse par le philosophe américain J. Searle de la genèse des institutions peut fournir un cadre conceptuel renouvelé pour l’étude des représentations en économie.

LES THÉORIES SUBSTANTIELLES DU CAPITAL HUMAIN

Le capital humain dans la théorie néoclassique : un concept flou

4L’absence de définition rigoureuse du concept de capital humain dans la théorie du même nom issue des travaux de Becker [1964] [1975] a souvent été remarquée. Ainsi entendue la théorie du capital humain consiste à imputer les différences des salaires versés par les entreprises à des différences dans la productivité des salariés, différences qui découlent elles-mêmes de différences dans les quantités du facteur de production « capital humain » accumulées par les salariés au moyen « d’investissements en capital humain ». Mincer écrit très explicitement : « L’interprétation économique des gains sur une durée de vie est la suivante : les salaires sont proportionnels à la dimension du capital humain. De ce fait, les différences de salaires entre les salariés sont dues principalement à des différences dans la dimension des stocks en capital humain, et non à un “taux de salaire” différent par unité de stock de capital humain. » (Mincer [1993], p. 189.)

5Le cœur de la théorie néoclassique du capital humain est donc que l’éducation est un investissement (pour les individus et la société) qui accroît la productivité de ceux qui la reçoivent et crée, par là, une élévation de leur rémunération. Le problème est que le chaînon intermédiaire, la productivité, et son articulation avec en amont l’éducation et en aval la rémunération, sont de pures conjectures. L’enchaînement causal repose tout entier sur les hypothèses du noyau néoclassique : en situation concurrentielle, les salariés sont nécessairement payés à leur productivité marginale; les différences de salaire observées renvoient donc nécessairement à des différences de productivité (inobservables) qui, elles-mêmes, découlent (par hypothèse) de différences dans l’accumulation du capital humain. Face aux doutes émis sur la liaison – au niveau individuel – entre éducation et productivité, les défenseurs de la théorie du capital humain font, en général, un bond au niveau macroéconomique, en arguant de corrélations observées à l’échelle des nations entre niveau de développement et niveau d’éducation. Il manque tout de même bien des passerelles entre le choix par un individu d’une filière d’étude et la croissance du PIB…

6Cependant, la réalité du caractère causal de l’enchaînement éducation ? productivité ? salaire est essentielle à la construction théorique des partisans du capital humain. C’est elle qui légitime la conclusion normative fondamentale selon laquelle les différences de salaires entre les travailleurs sont dues principalement à la dimension des stocks de capital et non au « prix de location » que paient les employeurs par unité de stock.

7Or, cet enchaînement causal ne repose que sur les analogies que l’on laisse jouer dans l’esprit du lecteur entre capital humain et facteur de production. Donald N. McCloskey souligne que la notion de capital humain est une métaphore et l’économie de l’éducation fondée sur cette métaphore une allégorie. Ceci n’invalide pas l’usage du terme de capital humain, mais le situe dans un mode de connaissance rhétorique et non démonstratif : « En réalité, les économistes, et en particulier les théoriciens, ne cessent de filer des métaphores ou de raconter des “histoires”. » Et il ajoute : « Les théories littéraires de la narration pourraient rendrent les économistes conscients de ce à quoi servent les histoires. » (McCloskey [1983], p. 69.) Mais, en l’absence d’une telle conscience, la métaphore, qui ne s’avoue pas comme telle, devient vite un coup de force théorique.

8On peut sans doute distinguer une version forte et une version faible quant à la représentation théorique implicite du capital humain. Dans la version forte, que l’on qualifiera de walrasienne, le facteur de production « capital humain » est quantifiable en unités physiques et ce sont ces unités physiques qui sont productives. Le capital humain est construit par analogie avec le capital physique (les machines et les équipements), lui-même construit par analogie avec le facteur de production terre dont la productivité est intuitivement évidente. Une telle conception a encore cours aujourd’hui. C’est elle qui, par exemple, est à l’œuvre dans la théorie de la croissance endogène (cf. infra ).

9Si l’on admet l’existence d’une causalité physique entre éducation et productivité, cette conception substantielle du capital humain est satisfaisante au plan explicatif; mais elle pose des problèmes qui semblent insurmontables quant à la définition et à la mesure de la substance concernée. Pour avoir une théorie vraiment explicative, il faudrait mesurer la productivité du capital humain en dehors de toute référence aux salaires, par ses effets sur la production et non sur les revenus, en mesurant des productivités marginales individuelles. Or, et c’est là le talon d’Achille de cette théorie, il est totalement impossible d’isoler empiriquement le produit marginal du capital humain individuel sinon en faisant référence aux salaires. La seule explication du caractère productif du capital humain, de l’existence effective de différences de productivité entre des capitaux humains individualisés, ce sont les différences de salaires. Mincer écrit : « Les entrepreneurs paient des salaires plus élevés aux travailleurs mieux éduqués parce qu’ils observent que leur aptitude et leur productivité est plus élevée que celle des travailleurs moins éduqués. » (Mincer [1993], p. 287.) Bref, la circularité est totale : certains salariés (ou les mêmes à différents âges) reçoivent des salaires plus élevés parce qu’ils sont plus productifs. La preuve qu’ils sont plus productifs, c’est qu’ils reçoivent des salaires plus élevés. Précisons un peu plus l’implicite de cette pseudo-argumentation : les entreprises sont en information parfaite et les marchés sont efficients. Quant à mesurer le capital humain directement en stock, cela paraît totalement illusoire. C’est pourquoi les études empiriques recourent à des proxys : le nombre d’années d’études pour l’éducation, l’ancienneté pour la compétence acquise sur le tas. Mais ces proxys mesurent ce que l’on peut appeler avec G. Becker des « investissements en capital humain » et non du capital humain accumulé. Si l’on écarte la preuve par les salaires, l’efficience de cette accumulation reste à démontrer.

10C’est sans doute pour sortir de telles impasses que les théoriciens les plus vigilants du capital humain, comme Mincer lui-même, font référence non à la théorie walrasienne des facteurs de production mais à la théorie fishérienne du capital. Fisher [1906] inverse la relation flux-stock telle qu’elle résulte du concept de facteur de production en définissant le capital comme la capitalisation du revenu et non le revenu comme le flux du capital. La relation revenucapital humain est complétée par le concept d’investissement en capital humain, dépense qui permet un revenu futur supérieur. C’est donc l’analogie avec le capital porteur d’intérêt et non plus avec le capital productif qui est sollicitée. Si on échappe ainsi à la question de la mesure du capital, qui est opérée ipso facto par la capitalisation des revenus salariaux à l’aide d’un taux d’actualisation donné, on perd tout caractère explicatif de la production des revenus. On ne peut à la fois affirmer que le capital n’est que la capitalisation de l’intérêt et que l’intérêt est engendré par le capital. De même le salaire ne peut être à la fois cause et effet du capital humain. On ne peut donc qu’adhérer à la conclusion de Cayatte [1987] pour qui « la théorie fishérienne du capital ne se présente en aucune façon comme une théorie du salaire ». En outre si l’on poursuit l’analogie entre taux d’intérêt et capital financier d’une part, salaire et capital humain d’autre part, on est conduit à étendre au salaire le principe keynésien d’indétermination du taux d’intérêt. Il n’existe pas plus de taux de salaire naturel qu’il n’y a de taux d’intérêt naturel. L’un comme l’autre sont des constructions sociales.

11La construction du concept de capital humain dans la théorie du même nom apparaît donc fragile. On se contente de laisser parler la métaphore, de laisser jouer les analogies, ce qui permet de laisser entendre comme compatibles deux énoncés contradictoires : « le capital humain est un facteur de production qui produit le salaire » et « le capital humain n’est que la capitalisation du salaire ». Cette fragilité conceptuelle est d’ailleurs reconnue de longue date (cf. Blaug [1976], Griliches [1977], ou Willis [1986]). Willis reprend ainsi la question en écho à Griliches :

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« Pour moi, la question la plus fascinante concernant les fonctions de gains à capital humain est de savoir pourquoi elles marchent si bien. Dans une revue lucide des problèmes économétriques rencontrés dans l’estimation des rendements de l’éducation, Griliches présente une liste de sept questions concernant la spécification d’un modèle économétrique de gains. La cinquième question est : Pourquoi devrait-il exister a priori une relation de ce type ? En d’autres termes, quelle interprétation peut-on donner d’une telle équation ? » (Willis [1986], p. 526.)

13Mais ni Willis, ni Griliches ne répondent à cette question.

L’argument opérationnel : l’économétrie du capital humain

14L’argument (implicite) le plus répandu en faveur de la théorie du capital humain est sans doute son opérationnalité : il donne un cadre de référence commode à l’économétrie des salaires et se justifierait par la non-falsification des prédictions qu’il permet.

15L’argument prédictif se heurte cependant à plusieurs difficultés. D’abord le caractère insatisfaisant des prédictions elles-mêmes. Selon les études, on explique par les variables retenues comme indicatrices du capital humain de 20 à 50 % de la variance des salaires. Certains estiment ce résultat insatisfaisant, mais n’y voient qu’un questionnement des « hypothèses périphériques », celles relatives aux indicateurs retenus (éducation, expérience, ou autre), et non du « noyau dur » de la théorie du capital humain. A contrario, d’autres auteurs se sont étonnés du trop bon résultat des études économétriques eu égard au caractère très approximatif des hypothèses. Mincer écrit de façon fort explicite :

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« Le succès relatif du modèle du capital humain pour expliquer diverses caractéristiques de la distribution des revenus est à vrai dire assez surprenant. Cela parce que le modèle ne s’applique pas directement à des données en coupe. La théorie concerne le comportement des individus sur un horizon de vie et non les différences entre les individus d’âge différents. Il y a des cas particuliers ou la distinction entre analyse de cohorte et analyse en coupe ne pose pas de problème. C’est le cas d’une économie stationnaire dans laquelle les changements sont neutres vis-à-vis des catégories entrant dans le modèle du capital humain. Dans le cas général cependant on devrait tenir compte du changement séculaire lorsqu’on applique le modèle à des données en coupes transversales. » (Mincer [1993], p. 63.)

17Le lecteur pressé de la plupart des études économétriques du capital humain en retient cependant que, certes il y a des problèmes de mesure, mais que, grosso modo, ces études vérifient – ou n’infirment pas – l’hypothèse que le « capital humain » résulte de choix économiques individuels rationnels. À preuve, la vérification de prédictions telles que : le salaire est croissant avec le niveau d’éducation, le rendement de l’éducation opère à taux décroissant, etc.

18Mais cette vérification (ou non-falsification) de la théorie est une illusion très clairement dénoncée par Mark Blaug : « Il serait difficile de trouver un meilleur exemple de différence entre la simple prédiction d’un résultat et l’explication par un mécanisme causal convaincant. Parfois la différence n’est pas très importante, mais à d’autres moments elle est vitale. » (Blaug [1976].) Il peut certes être légitime de se contenter d’une définition floue, heuristique, du capital humain, en particulier pour mener des travaux empiriques. Mais la réponse du chercheur à la question « qu’est-ce que le capital humain ? » risque alors fort de ressembler à celle de Binet, l’inventeur du Q.I. qui, à la question : qu’est-ce que l’intelligence répondait : « C’est ce que mesure mon test ! » On court alors le risque de vérifier ou de falsifier autre chose que ce que l’on croit, ou, pour le dire dans les termes de Lakatos, ne pas savoir si la vérification porte sur le « noyau dur » ou sur les « hypothèses périphériques ». Donald N. McCLoskey [1983] rappelle opportunément la réfutation par Duhem, dès 1906, de la méthodologie de la falsification : on ne teste l’hypothèse principale qu’à l’aide d’hypothèses périphériques. La version opérationnaliste de la théorie du capital humain appliquée à l’étude de la hiérarchie des salaires tombe tout à fait sous le coup de cette critique. L’hypothèse H (« la hiérarchie des salaires s’explique par des différences dans les investissements des agents en capital humain ») nécessite pour être soumise à un test d’observation O de corrélation entre durée des études + ancienneté et salaires, un enchaînement de H à O par une série d’hypothèses périphériques :

  • H1 : « la durée des études mesure correctement la connaissance »;
  • H2 : « l’ancienneté mesure correctement l’aptitude »;
  • H3 : « la connaissance et l’aptitude des salariés accroissent leur productivité »;
  • H4 : « les productivités individuelles sont observables »;
  • H5 : « les entreprises rémunèrent les salariés à leur productivité marginale », hypothèses qui nécessitent à leur tour d’autres hypothèses, etc.

19Enfin, l’écart entre prédiction et explication apparaît en ce que les analyses économétriques sont toutes compatibles avec des explications causales différentes, voire contradictoires. La théorie du capital humain stricto sensu, la théorie marxiste du travail complexe, la théorie de la sélection, celle du signal ou celle des incitations salariales fournissent chacune une explication différente de prédictions identiques quant aux effets de l’éducation et de l’expérience. L’argument prédictif ne peut donc être retenu comme facteur de corroboration pour aucune d’entre elles. Comme Lakatos l’a bien mis en évidence, une prédiction n’est un argument en faveur d’une théorie que si une autre théorie ne peut pas établir la même prédiction.

Le capital humain dans la théorie de la croissance endogène : un concept pauvre

20La théorie de la croissance endogène, qui s’efforce de modéliser la possibilité de rendements d’échelle croissants, fait un usage important du concept de capital humain. Mais la rigueur d’une approche formalisée se paie ici d’un appauvrissement conceptuel considérable. Le concept de capital humain dans la théorie de la croissance endogène n’est rien d’autre qu’une décomposition du facteur travail en un élément quantitatif (le nombre de travailleurs L) et un élément qualitatif ( h ). « On peut considérer le capital humain, H, comme le nombre de travailleurs, L, multiplié par le capital du travailleur type, h » (Barro et Sala-i-Martin [1995], p. 172). On passe ainsi d’une Cobb-Douglas classique :

equation im1

à une Cobb-Douglas avec capital humain :
equation im2

L’hypothèse sous-jacente est ici que la quantité de travailleurs et la qualité des travailleurs, h, sont parfaitement substituables ; seul le produit L h compte pour la production. Cette « introduction » du capital humain permet de relâcher l’hypothèse de rendements décroissants :

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« La présence du capital humain peut relâcher la contrainte des rendements décroissants dans un concept large de capital et conduire par là à une croissance à long terme du capital par tête en l’absence de progrès technique exogène. Ainsi, la production de capital humain peut être une alternative aux améliorations de la technologie comme mécanisme pour engendrer de la croissance à long terme. Si nous considérons le capital humain comme les compétences incorporées dans un travailleur, alors l’utilisation de ces compétences dans une activité empêche leur utilisation dans une autre activité; le capital humain est donc un bien rival. Comme les personnes ont des droits de propriété sur leurs propres compétences, aussi bien que sur le travail simple, le capital humain est aussi un bien exclusif. Au contraire, les idées et la connaissance peuvent ne pas être rivales – en ce qu’elles peuvent diffuser gratuitement vers d’autres activités d’échelle arbitraire – et elles peuvent dans certaines circonstances ne pas être exclusives. » (Barro et SalaiMartin [1995], p. 172.)

22À ces précisions – au demeurant très intéressantes – près, la spécificité du capital humain est bien faible. On peut certes raffiner un peu et construire, comme dans le modèle Usawa-Lucas, un modèle où la production du capital humain est spécifique en ce qu’elle ne requiert que du capital humain lui-même. On retrouve l’idée de « production de force de travail par des forces de travail » des modèles marxistes. On formalise alors correctement des phénomènes bien connus tels que la rapidité des reconstructions économiques après les guerres (déjà expliqués par Brody [1970]). Mais la spécificité du capital humain reste très faible. Comme le notent Barro et Sala-i-Martin : « Nous pouvons interpréter K et H de façon plus générale comme deux types différents de biens capitaux, pas nécessairement du capital physique et du capital humain. L’hypothèse selon laquelle la production de H est relativement intensive en H devient plus ou moins plausible selon la façon dont H est interprété. » ( Op. cit., p. 180.)

23On ne saurait mieux dire que l’on traite bien le capital humain comme une chose même si cette chose n’est pas tout à fait « physique ».

La théorie du travail complexe : un concept inadéquat

24Marx est un des précurseurs méconnus du champ théorique qui nous occupe puisque son analyse sur la réduction du travail complexe (on dirait aujourd’hui qualifié) au travail simple, qui est un élément essentiel de sa théorie de la valeur, fournit également des concepts pour penser la hiérarchie des salaires. De même, le concept de « coût de reproduction de la force de travail » incorpore déjà l’idée d’un investissement en capital humain. Que ces dépenses soient présentées comme des consommations et non comme des investissements ne saurait être une objection puisque Marx insiste constamment sur l’ambivalence entre production et consommation : toute production est une consommation et toute consommation, une production.

25Marx n’a cependant jamais traité systématiquement de la question, le livre qu’il projetait sur le salaire n’ayant jamais été écrit, et les indications qu’il donne ne sont pas exemptes de contradictions qui laissent place à l’interprétation (cf. notamment Cayatte [1984], Poulain [1994]). Celle généralement retenue par ce que l’on peut appeler le marxisme orthodoxe fait découler le travail complexe, défini par Marx comme du travail simple « élevé à la puissance », de l’incorporation dans du travail simple de « doses » de travail formateur (Hilferding [1904], Lapidus [1982] et [1993], Cayatte [1984]). Selon la métaphore éclairante d’Hilferding, le travail formateur « chargerait la batterie » du travailleur simple le rendant ainsi apte à produire plus de valeur. Le travail qualifié serait ainsi du travail simple « stocké » dans le travailleur par le biais de la formation. Le salaire plus élevé perçu par le travailleur qualifié serait alors le double effet d’un coût plus élevé dû à la formation et d’une capacité productive plus grande due à cette même formation. La pile se charge pendant le temps de formation et se décharge pendant le temps de production. La parenté avec la théorie du capital humain de Becker est ici évidente.

26Mais une telle interprétation, qui conduit à donner des fondements objectifs à la hiérarchie des salaires, soulève de nombreux problèmes de compatibilité avec le corpus théorique marxien. Poulain [1994] met l’accent sur deux de ces contradictions. La première est que établir une connexion entre coût de formation d’une force de travail et valeur produite par cette même force de travail contredit le cœur même de la théorie de Marx qui énonce précisément qu’il n’y a, a priori, aucun lien entre la valeur de la force de travail, déterminée par son coût, et la valeur que cette force de travail peut produire, qui dépend des conditions techniques et sociales de sa mise en œuvre. C’est le fondement de la théorie de l’exploitation. La seconde c’est que la thèse d’Hilferding suppose une conception substantielle de la valeur qui évacue de l’analyse marxienne la nécessaire représentation sociale de la valeur, c’est-à-dire la dimension monétaire de la théorie de Marx. C’est réduire Marx à Ricardo, réduction que Marx récusait à l’avance lorsqu’il écrivait : « Il ne suffit pas de dire comme Ricardo que la substance de la valeur c’est du travail, il faut surtout se demander quel est le caractère de ce travail et pourquoi il se représente [1]. » (Lettre à Engels, 1868.) En définitive, la théorie marxiste orthodoxe bute ici sur la même difficulté que la théorie néoclassique. Partant d’une conception substantielle du travail, on débouche sur la même impasse exprimée de deux façons différentes. L’impossibilité de quantifier le capital humain en unités de facteur de production du côté néoclassique; l’impossibilité de maintenir la cohérence de la théorie de la valeur – qui est aussi un mode de quantification de la production – de l’autre. Le dépassement de ces contradictions suppose un déplacement qui nous situe d’emblée dans l’économie monétaire.

LES DOUTES SUR LA PRODUCTIVITÉ DE L’ÉDUCATION ET DE L’EXPÉRIENCE

27La critique de la théorie du capital humain s’est développée selon deux lignes : l’une, la théorie de la sélection met en doute la productivité de l’éducation; l’autre, la théorie des incitations salariales, celle de l’expérience.

La théorie de la sélection

28De la non-démonstration du caractère productif de l’éducation à la dénégation de cette productivité, il n’y a qu’un pas que franchissent allègrement les théoriciens de la sélection ( screening ou credentialism ).

29La productivité de l’éducation est une hypothèse posée à l’origine non pour expliquer les différences de salaires mais pour rendre compte de l’écart constaté entre la croissance économique réelle et celle qui résulterait de la seule croissance quantitative des facteurs de production (cf. Solow [1957], Becker [1975], Willis [1986]). La différence serait due à une croissance qualitative du facteur travail sous l’effet de l’éducation et de l’expérience. La mesure de cette différence serait donnée par les variations constatées du salaire. Les études plus récentes des carrières salariales prennent au contraire pour point de départ les différences de salaires, qui sont dès lors le phénomène à expliquer; comme moyen terme, la productivité supposée de l’éducation; et la croissance du produit, supérieure à la croissance quantitative des facteurs, comme mesure et preuve de cette productivité. Dans tous les cas, la productivité de l’éducation n’est qu’une hypothèse intermédiaire.

30Les partisans de la théorie de la sélection mettent en doute le fait que l’éducation élève la productivité des salariés. Son rôle serait de reconnaître plutôt que de produire, de sélectionner les salariés ayant a priori des aptitudes élevées, que ces aptitudes soient innées ou acquises par l’« héritage culturel ». La sociologie de l’école développée, en particulier en France, à partir de l’ouvrage fondateur de Bourdieu et Passeron [1968], Les héritiers, qui tendait à montrer que, sous couvert d’égalité des chances, l’école reproduit la structure sociale existante, conforte la thèse de la sélection (cf. en particulier Baudelot et Establet [1971], Bowles et Gintis [1976] ou plus récemment Euriat et Thélot [1995]).

31L’objection courante à la théorie de la sélection est que l’appareil scolaire constitue un mécanisme particulièrement coûteux; que, si son seul rôle était bien de repérer les individus les plus aptes, le marché produirait des entreprises de « chasseurs de tête » à moindre coût; et que donc, si les entreprises paient des salaires dont la hiérarchie est plus ou moins calquée sur celle du système éducatif, c’est bien qu’elles obtiennent en échange de plus hautes productivités produites par l’éducation.

La théorie du signal

32La théorie du signal (Spence [1973]) est une première réponse à cette objection. La productivité supérieure des diplômés n’est pas absente mais incertaine. On est donc dans un cas classique d’incertitude avec asymétrie d’information. Les entreprises comme les salariés utilisent l’éducation comme un signal d’une aptitude élevée, les entreprises en proposant des salaires plus élevés pour les diplômés, les salariés en recherchant de tels diplômes. La théorie du signal rend ainsi compte des mêmes faits observés que la théorie du capital humain, mais avec un appareil conceptuel radicalement différent.

33La problématique de Spence est bien résumée dans le schéma qu’il en donne (fig. 1).

34Le modèle analyse le processus d’apprentissage d’un employeur. Celui-ci, face à l’incertitude sur la productivité des salariés, se fonde sur des signaux et des indices : études, emploi actuel, race, sexe, casier judiciaire, etc. Spence nomme indices les caractéristiques non modifiables et signaux les caractéristiques modifiables. « Après un temps d’embauche l’employeur apprendra les capacités productives de l’individu. » À un instant donné, l’employeur dispose donc d’un ensemble de croyances sur la base desquelles il assigne une valeur à un employé potentiel. Ces croyances sont traduites dans une grille de salaires qui est fonction des caractéristiques observables. Les futurs employés vont, à leur tour, observer cette hiérarchie des salaires proposés, et acquérir (à un coût donné mais nécessairement fonction décroissante de la productivité) les signaux pertinents en fonction de leurs dotations et préférences. Le système opère en boucle selon la figure 1. L’existence d’un équilibre dépend de la confrontation entre les croyances des employeurs et les coûts supportés par les employés. Une hypothèse fondamentale du modèle, qui recèle toute la charge provocatrice des modèles de sélection, est que la durée des études est un pur signal. Elle est sans effet causal sur la productivité. Mais, en même temps, la hiérarchie des productivités est pensée comme objective, comme une réalité tangible qui différencie les individus. On est tenté de dire qu’elle est vue comme génétique. En outre, la hiérarchie des productivités est redoublée d’une hiérarchie inversée des coûts d’acquisition du signal : les salariés qui auront une forte productivité sont doués pour les études qui sont donc moins « coûteuses » pour eux. On voit donc que le modèle de Spence, s’il évacue le problème de la production du capital humain, le fait au prix d’une hypothèse encore plus forte, celle d’une hiérarchie génétique des capacités qui n’aura besoin que du milieu de l’entreprise pour se révéler.

Figure 1.

Feed back informationnel sur le marché du travail (Spence [1973])

Figure 1.
Figure 1. Feed back informationnel sur le marché du travail (Spence [1973]) CROYANCES STRUCTURE DES PROBABILISTES SALAIRES PROPOSÉE CONDITIONNELLES DES FONCTION DES SIGNAUX EMPLOYEURS ET INDICES EMBAUCHE DÉCISIONS DE SIGNAL OBSERVATION DE LA PAR LES POSTULANTS ; RELATION ENTRE MAXIMISATION DU PRODUIT MARGINAL ET REVENU NET DES COÛTS SIGNAL DE SIGNAL COÛT DE SIGNAL

Feed back informationnel sur le marché du travail (Spence [1973])

35La théorie du signal est donc en définitive une tentative de réconciliation entre la théorie du capital humain et la théorie de la sélection puisque seule l’hypothèse de productivité de l’éducation est abandonnée. Cependant, les partisans de la théorie du capital ont réitéré à son égard les critiques qu’ils adressaient à la théorie de la sélection (cf., par exemple, Becker [1975] ou Mincer [1993]) : l’appareil scolaire constitue un mécanisme particulièrement coûteux, si son seul rôle était bien de repérer les individus les plus aptes, le marché produirait des entreprises de « chasseurs de tête » à moindre coût; et, par ailleurs, les entreprises étant rationnelles elles ne peuvent payer de hauts salaires que si elles obtiennent en contre-partie une haute productivité.

36Cependant, cette objection n’est valide que si l’on se situe dans le cadre de l’entreprise capitaliste pure dans laquelle les décideurs sont les seuls propriétaires. Il n’en va pas de même dans l’entreprise managériale (Atkinson [1973]). Or, précisément, les décisions d’embauche et le choix d’une hiérarchie des salaires sont typiquement des décisions prises par les managers salariés. Chandler [1977] a montré de façon très convaincante que le développement de la hiérarchie des salaires est un élément constitutif de ce qu’il nomme la « grande entreprise moderne ». Les cadres salariés qui prennent les décisions de politique salariale étant eux-mêmes les premiers intéressés à l’ouverture de la hiérarchie salariale, il n’y a plus là aucune irrationalité. D’ailleurs dans le modèle de Spence, les principaux (voire les seuls) gagnants du screening sont les hauts salaires, c’est-à-dire les managers.

L’inversion de la causalité : la théorie des incitations salariales

37Les analyses empiriques de la dispersion des salaires juxtaposent souvent deux modèles théoriques comme hypothèse sous-jacente : la théorie du capital humain et la théorie des incitations salariales. L’une serait pertinente côté offre de travail, l’autre côté demande. Cette juxtaposition pose cependant un problème de cohérence conceptuelle. Il faut en effet souligner que, dans ses multiples variantes (Alchian et Demsetz [1972], Stiglitz [1974], Solow [1979], Lazear [1981], Akerlof [1982]), la théorie des incitations salariales s’oppose, conceptuellement, à la théorie du capital humain, puisqu’elle supprime ou inverse la relation entre salaire et productivité. Alchian et Demsetz écrivent : « Nous conjecturons que la direction de la causalité est inversée : le système spécifique de rémunération que l’on utilise stimule une réponse productive particulière. » ([1972], p. 778.)

38Alors que dans la théorie du capital humain on a l’enchaînement :

figure im4

on a, dans la théorie des incitations, un enchaînement inverse :

figure im5

S’appuyant sur la théorie de l’agence, Lazear [1981] réfute brillamment l’argument selon lequel les entreprises ne peuvent verser des salaires croissant avec l’ancienneté que si elles obtiennent en compensation une productivité croissante, qui ne peut être due qu’à une accumulation de capital humain. Lazear montre, au contraire, que l’hypothèse d’une productivité croissante est inutile pour expliquer un profil des salaires croissant avec l’ancienneté. Il suffit de supposer que la productivité marginale des salariés est constante mais que ceux-ci peuvent fournir un effort inférieur à celui qui produit la productivité normale. Si, pour l’entreprise, le coût de détection de cette flânerie, qu’elle peut néanmoins sanctionner (par exemple par un licenciement), est élevé, il est rationnel pour elle de proposer aux salariés un flux de revenu croissant avec l’ancienneté. Les jeunes sont payés en dessous de la productivité marginale, les anciens au-dessus, les sommes des flux actualisés de produit marginal en valeur et de salaires s’égalisant. L’incitation, c’est une des subtilités de ce modèle, s’exerce non sur celui qui la reçoit mais sur celui qui l’anticipe : « Les travailleurs dotés d’ancienneté reçoivent un haut salaire, non parce qu’ils sont devenus plus productifs, mais parce que payer des hauts salaires aux anciens induit les jeunes à travailler avec un niveau d’effort optimal, dans l’espoir d’acquérir de l’ancienneté dans l’entreprise. » (Lazear [1981], p. 615.) Lazear souligne que la théorie des incitations rend compte aussi bien, voire mieux, que la théorie du capital humain de la croissance observée des salaires avec l’ancienneté, mieux parce que la théorie des incitations peut expliquer le caractère discret des hausses salariales, ce que la théorie du capital humain ne peut faire. Le quadruplement du salaire d’un cadre qui accède à un poste de direction générale peut difficilement s’analyser comme un quadruplement de sa productivité.

39Le modèle du salaire d’efficience, dont les prémisses sont données par Stiglitz [1974], et le modèle canonique par Solow [1979], quant à lui, va plus loin dans l’inversion du sens de la causalité à l’œuvre dans la théorie du capital humain : alors que chez Lazear la productivité marginale (normale) du travail est constante, elle est ici croissante avec le salaire. Et la causalité ne va plus de la productivité aux salaires mais des salaires à la productivité. Dans la relation fonctionnelle :

equation im6

le salaire w détermine un certain niveau d’effort et donc une certaine productivité du travail.

40Le modèle du salaire d’efficience est susceptible de plusieurs lectures selon la façon dont on conçoit la formation de la fonction d’effort. Akerlof [1982] la fait dériver de la construction de règles d’entreprises, dans une optique que l’on retrouvera dans l’économie des conventions. Boyer et Orlean [1991], quant à eux, montrent la cohérence entre la théorie du salaire d’efficience et un concept de convention inséré dans la théorie régulationniste du fordisme. À travers ces divers déplacements, le concept de capital humain s’éloigne de plus en plus de la conception substantielle de départ où il est l’objet d’un contrat, pour prendre le statut d’un instrument de coordination construit, d’une représentation qui légitime un partage.

LE CAPITAL HUMAIN COMME REPRÉSENTATION

Les conventions de salaire et de chômage

41Le concept de convention, dont l’initiateur est David Hume et qui a été réactualisé par David Lewis en philosophie du langage, désigne en économie un instrument non marchand de coordination économique fonctionnant comme adjuvant ou comme substitut du marché. Ni norme, ni contrat (Hume donnait l’exemple : « Deux hommes qui tirent sur les avirons d’un canot, le font d’après un accord ou une convention, bien qu’ils ne se soient jamais fait de promesses l’un à l’autre »; cité d’après Livet [1994]), les conventions sont des « saillances » (Schelling) qui émergent dans le cours même de l’interaction sociale et se consolident par les convergences mêmes qu’elles suscitent. « Une coordination réussie, écrit Salais [1993], est la source d’une saillance. Cette saillance induit chacun à répéter dans une situation qui présente des analogies l’action qui a déjà réussi, s’il n’a aucune forte raison de faire autrement et à penser que les autres le font…, ce qui lui donne par là une raison supplémentaire de répéter cette action.(…) Cette régularité peut naître, sans exiger d’accord préalable, ni faire l’objet d’une description identique de part et d’autre. »

42L’approche conventionnaliste du salaire a été développée par Favereau [1986] et [1993], Salais [1989] et Bénédicte Reynaud [1993], et l’interprétation conventionnaliste de la théorie marxienne de la hiérarchie de salaires a donné lieu à un débat dans la Revue économique (Poulain [1992] et [1994], Lapidus [1993], Segura [1995]). Favereau et Salais ont, en particulier, mis au jour les fondements keynésiens d’une telle approche.

43Salais [1989] s’efforce de développer la théorie de l’entrepreneur esquissée par Keynes en captant les intuitions keynésiennes dans le concept de convention. L’entrepreneur doit réussir deux types de coordination, l’une avec le consommateur, l’autre avec les salariés. Il recourt pour ce faire à des mises en forme de la réalité qui opèrent comme des réducteurs de l’incertitude. Ce sont ces constructions que l’on peut qualifier de conventions. Explicitant la position de Salais, Favereau [1999] écrit : « La relation de travail est donc gouvernée par une « convention de productivité », assurant « un compromis entre les deux principes d’équivalence, salaire travail et travail produit » ([1989], p. 214). Ce compromis revêtira la forme, soit de normes minimales, soit de moyennes obtenues dans des conditions normales. On peut ajouter que ces deux modalités banales de fabrication du normatif renvoient à un critère d’équité en rationalité limitée. »

44Il peut être judicieux d’approfondir l’idée de « modalité de fabrication du normatif » en faisant un retour à Keynes. Dans le chapitre IV de la Théorie générale, Keynes construit ce que Favereau nomme judicieusement les « conventions de la macroéconomie ». Traitant du problème de l’hétérogénéité du facteur travail, Keynes écrit :

45

« Et, lorsque, à mesure que la production augmente, une entreprise donnée est obligée de faire appel à une main-d’œuvre dont les services par unité de salaire payée sont de moins en moins utiles à ses fins spéciales, il n’y a là qu’une raison entre autres pour que le rendement quantitatif de l’équipement diminue lorsqu’une quantité croissante de travail lui est appliquée. Nous imputons en quelque sorte l’hétérogénéité des unités de travail également rémunérées à l’équipement en capital, en considérant que celui-ci est de moins en moins propre à l’emploi des unités de travail disponibles à mesure que la production croît, au lieu de considérer que les unités de travail disponibles sont de moins en moins aptes à se servir d’un équipement homogène. » (Keynes [1936], p. 61.)

46On est bien là en présence de la construction d’une convention : alors que la productivité du travail baisse, « on impute » cette baisse au capital pour sauvegarder le principe d’uniformité des salaires. Tout comme l’aléa sur les ventes est reporté sur le volume d’emploi pour sauvegarder le pacte sur la productivité, l’aléa sur la productivité elle-même est externalisé, cette fois sur la productivité du capital, que l’on va supposer décroissante.

47L’objet d’une telle imputation est bien, pour Keynes aussi, celui que lui assigne Salais : évacuer sur des objets externes à la relation de travail les incertitudes qu’elle recèle.

48Mais en construisant cette convention d’une « unité de travail homogène », Keynes ne fait pas, croyons-nous, que poser une hypothèse à portée théorique. Lorsqu’il écrit : « nous imputons en quelque sorte… », il faut comprendre ce nous comme renvoyant à la fois à « nous les hommes d’affaires » et « nous les économistes ». La convention dans la théorie est d’abord une convention dans la pratique sociale.

De Keynes à la sociologie de la compréhension

49Une telle lecture tendrait à faire de Keynes un des pionniers de l’analyse en compréhension en économie, même s’il procède ainsi au nom du réalisme de l’analyse. Keynes revendique cette exigence de réalisme en soulignant, à propos de l’imperfection des unités de mesure macroéconomiques proposées par A. Marshall ou C. Pigou, que le problème est posé par eux de façon non pertinente :

50

« Néanmoins, c’est à juste titre qu’on considère toutes ces difficultés comme de simples jeux de l’esprit. Elles sont ‘‘purement théoriques’’, en ce sens qu’elles ne troublent jamais les hommes d’affaires, qu’elles n’interviennent même nullement dans leurs décisions et qu’elles n’ont pas d’influence sur le déroulement causal des événements économiques, lesquels sont nets et déterminés malgré l’indétermination quantitative de ces concepts. Il est donc naturel de conclure que lesdits concepts ne manquent pas seulement de précision, mais encore qu’ils ne sont pas nécessaires. De toute évidence notre analyse quantitative devra s’exprimer sous une forme excluant toute expression quantitative vague. » (Keynes [1936], p. 58.)

51Il faut cependant s’appuyer sur Schütz [1987] pour saisir la radicalité du tournant amorcé ici par Keynes, qui nous fait passer d’une analyse économique conçue comme une physique sociale à une herméneutique économique. Schütz pose trois exigences à l’égard des sciences humaines :

  • Concevoir le monde comme « pré structuré de façon symbolique » : «... Le monde social n’est pas essentiellement un monde sans structure. Il a une signification particulière et une structure pertinente pour les êtres humains qui y vivent, qui y pensent et qui y agissent. Ils ont par avance articulé et interprété ce monde dans diverses constructions de la réalité quotidienne, et ce sont ces objets de pensée qui déterminent leur comportement, définissent le but de leurs actions, et prescrivent les moyens pour les réaliser. » (Schütz [1987] p. 10.)
  • Construire un modèle d’individu tel que les faits observés puissent être expliqués de manière compréhensible comme résultant de l’activité de cet individu.
  • Mener cette construction dans des termes tels que les concepts cognitifs soient proches des catégories de la pratique : « Tout concept qui prend place dans un modèle scientifique de l’action humaine doit être construit de telle manière qu’une action produite par un individu au sein du monde vécu et s’accordant avec la construction typique, soit compréhensible aussi bien pour l’acteur lui-même que pour ses semblables, et qu’elle le soit dans le cadre d’interprétation courante de la vie quotidienne. » (Schütz [1987] p. 54.)

52La troisième exigence de Schütz n’est pas due à une vaine aspiration au réalisme des hypothèses. Elle découle tout entière du critère de vérité propre selon lui aux sciences sociales. L’approche positiviste qui culmine dans l’épistémologie popperienne traite le monde comme un monde d’objets et l’énoncé scientifique comme celui qui énonce une relation causale entre des faits. La non-falsification de la prédiction hypothético-déductive en est alors légitimement la pierre de touche. Mais en sciences sociales dit Schütz, après Weber et Dilthey, nous n’avons pas affaire à un monde d’objets mais à un monde d’interprétations. L’interprétation du monde qu’est la science est alors une interprétation d’interprétations. On est en présence, dit Schütz, d’une « double herméneutique » :

53

« Les objets de pensée, construits par les chercheurs en sciences sociales, se fondent sur les objets de pensée construits par la pensée courante de l’homme menant sa vie quotidienne parmi ses semblables et s’y référant. Ainsi les constructions utilisées par le chercheur sont pour ainsi dire des constructions au deuxième degré. » (Schütz [1987], p. 11.)

54La vérité de l’énoncé scientifique ne peut plus alors découler de la justesse d’une prédiction. L’accès à une forme de vérité adéquate à un « monde d’objets » constitué d’interprétations passe par la compréhension, c’est-à-dire l’explication du comportement des agents par les causes qu’ils attribuent eux-mêmes à leurs actions, et le contrôle par les agents eux-mêmes de cette méta interprétation. Ce contrôle, qui joue ici le rôle de la falsification popperienne, consiste en la ré-appropriation par les agents, dans « l’idéologie du quotidien », des interprétations cognitives proposées par les scientifiques. C’est le va-et-vient entre cognition et quotidien, l’évaluation critique des concepts par la pratique quotidienne qui les valide. Seul la pratique quotidienne, les usages des acteurs, peut « falsifier » une théorie sociale.

55Le parallèle entre Keynes et Schütz opère aux trois niveaux axiologiques énoncés par Schütz, même si la terminologie est différente :

  • le « monde pré structuré symboliquement » renvoie à « l’état de la confiance, comme disent les hommes d’affaires » qui est ce à partir de quoi Keynes construit la courbe de l’efficacité marginale du capital;
  • « construire un modèle d’individu tel que les faits observés puissent être expliqués de manière compréhensible comme résultant de l’activité de cet individu » est strictement la démarche suivie par Keynes au chapitre 4 de la Théorie générale;
  • quant à l’exigence de compatibilité entre théorie et « idéologie du quotidien », elle est revendiquée et pratiquée par Keynes de façon explicite. Tel est le sens de son rejet des concepts qui « ne préoccupent jamais les hommes d’affaires ».

Esquisse d’une approche conventionnaliste du capital humain

56La convention « d’unité de travail homogène » posée par Keynes porte sur le salaire moyen. L’hypothèse proposée ici est de construire sur le même moule une « convention de capital humain » qui aurait comme objet de fonder (concurremment à d’autres éléments) la hiérarchisation des salaires. On mobilisera pour ce faire la « convention de pérennité de l’état des affaires » qui est chez Keynes au fondement du marché financier. Rappelons les jalons essentiels de cette analyse.

57

  • On est face à une incertitude radicale qui rend impossible ce que Keynes nomme l’« activité d’entreprise », à savoir la prévision des rendements économiques réels à venir, impossibilité qui détruit, ou en tout cas affaiblit considérablement, l’incitation à investir.
  • L’instauration d’une convention de « pérennité de l’état des affaires », rend possible une « activité de spéculation » qui se substitue à l’« activité d’entreprise » : l’évaluation au présent des valeurs futures à l’activité.
  • On crée ainsi un marché liquide du capital de prêt qui, par le climat de confiance qu’il instaure, rend l’investissement possible.
    On a donc trois séquences : incertitude radicale – convention – décision. Tentons la translation au capital humain :
  • Incertitude sur le rendement futur du travail pour l’entreprise, sur le montant futur des salaires pour le salarié.
  • Convention de rémunération au diplôme et à l’ancienneté.
  • Action possible : investissements en éducation pour les salariés, gestion du marché interne du travail pour les entreprises.

58Le mode même de construction de la convention nous est donné par Keynes dans le passage déjà cité du chapitre IV : « Nous imputons en quelque sorte l’hétérogénéité des unités de travail également rémunérées à l’équipement en capital » (Keynes [1936], p. 61). Ce qui, transposé, devient : « Nous imputons en quelque sorte l’hétérogénéité des unités également rémunérées à l’accumulation en capital humain. »

59Au plan théorique, les obstacles que suscitent les approches substantialistes sont contournés. Il n’est plus nécessaire de construire une théorie des hiérarchies des productivités comme fondement de la hiérarchie des salaires si l’on considère cette hiérarchie comme conventionnelle, comme découlant d’un accord implicite des agents qui n’a pas d’autre fondement que les coordinations qu’il rend possible.

60La théorie du capital humain n’est plus alors une étude des faits économiques mais une étude des représentations économiques, c’est une représentation de représentations ; la représentation formalisée et systématique de représentations intuitives. Dès lors, ce qui compte ce ne sont pas tant les carrières salariales réelles que les carrières anticipées. Ce qui détermine le choix des études, de la filière, de la durée, eu égard aux contraintes de possibilités d’accès, c’est la carrière telle qu’elle est envisageable en t. De ce point de vue, les études de salaires en coupe instantanée sont pertinentes : elles collectent les informations qui sont effectivement disponibles pour l’agent économique qui effectue un choix. Les études longitudinales ont la même pertinence : l’information sur le passé est accessible dans le présent. Les unes comme les autres ne comptent que comme information : information sur le passé ou information sur le présent. Elles systématisent le processus de tâtonnement qu’opère l’agent économique rationnel en avenir incertain. Si on ne dote pas cet agent d’une rationalité exorbitante – la capacité de connaître l’avenir –, on doit reconnaître qu’il est rationnel en extrapolant sa carrière future des profils de carrière qui sont directement observables au moment de son choix : des coupes instantanées ou des profils longitudinaux passés. Ces derniers n’en disent pas plus, ils disent autre chose.

61De même, le traitement du capital humain par la théorie de la croissance endogène peut alors être légitimé : si l’on traite de représentations et non d’objets, l’exigence de définition de la substance tombe. Mais l’analyse change de sens.

62Le concept de capital humain, et c’est sans doute une des raisons de son succès, répond de façon exemplaire à la troisième exigence axiologique de Schütz : il est lisible à la fois comme concept cognitif, inséré dans un corpus théorique, et comme catégorie de la pratique, de l’économie du quotidien. C’est précisément ce deuxième niveau de lecture qui permet aux théoriciens de développer leurs analyse sans une définition rigoureuse et/ou une mesure exacte de leur concept : parce qu’il « va de soi ». Mais il y a un prix à payer : celui d’une divergence possible entre l’interprétation savante et l’interprétation profane, ou celui d’un usage « idéologique » de l’interprétation savante.

Comparaison entre convention de capital humain et modèle de Spence

63La convention de capital humain telle qu’elle vient d’être esquissée, si elle présente des parentés avec le modèle de Spence, n’en diffère pas moins sur plusieurs points importants.

64Tout d’abord, et c’est fondamental, le modèle de Spence suppose que les productivités des différentes qualifications sont individualisables et observables après un certain temps d’embauche. Elles sont données de façon exogène au modèle. Au contraire, la convention de capital humain se construit sur la base de l’inexistence même de la notion de productivité individuelle mesurable comme chez Alchian et Demsetz [1972] [1], associée à un accord sur la légitimité d’une hiérarchie des salaires, légitimité qu’il faut fonder, dans l’entreprise et la société. L’objet même de la convention est donc de pallier l’inobservabilité des productivités.

65En second lieu, alors que dans le modèle de Spence les décisions des employeurs et des salariés sont disjointes, la convention de capital humain est une interprétation collective, qui résulte d’interprétations multiples : employeurssalariés et salariés-salariés.

66Enfin, la convention de capital humain induit la productivité des différents agents selon le mécanisme isolé par la théorie des incitations et du salaire d’efficience, qui établit un lien causal du salaire vers la productivité, lien causal qui est absent du modèle de Spence. On peut tenter de visualiser ces différences dans la figure 2 construite sur le modèle de celle de Spence reproduite plus haut.

Figure 2.

Convention de capital humain

Figure 2.
Figure 2. Convention de capital humain CONVENTIONS STRUCTURE DES DES SALAIRES PROPOSÉE EMPLOYEURS efficience INTERPRÉTATION DES DÉCISIONS DE SIGNALS CONVENTIONS, PAR LES POSTULANTS ; ÉQUITÉ MAXIMISATION DU PRODUCTIVITÉ REVENU NET DES COÛTS DE SIGNAL COÛT DE SIGNAL

Convention de capital humain

Le capital humain comme idéologie

67Il peut être utile, pour approfondir cette tentative d’analyse de la notion de capital humain comme représentation sociale, d’opérer un autre détour, par Marx. Cette référence peut surprendre. La majorité des économistes ne retient aujourd’hui de Marx que sa caractérisation de l’idéologie comme « fausse science » pour la retourner contre Marx lui-même [1]. Qui veut bien le lire s’apercevra cependant que la notion d’idéologie présente chez Marx une autre complexité et que, si le terme lui-même doit certainement être abandonné, ou en tout cas cantonné à un sens restreint, le champ visité par Marx dans ce cadre constitue encore un apport fécond.

68La notion de représentation est en effet essentielle dans la pensée de Marx. C’est elle qui donne son sens à la volonté de celui-ci de construire son analyse comme une « critique de l’économie politique ». Tandis que l’économie politique classique prend comme données immédiates les catégories de l’économie (travail, monnaie, droits de propriété, prix, etc.), Marx les considère comme des représentations, comme la façon dont les hommes vivent leurs relations, aux autres et au monde, dans le domaine de la production. Il s’agit alors pour l’analyste de mettre au jour les rapports de production réels, rapports des hommes entre eux, cachés sous l’apparence de rapports des hommes aux choses. Mais, et c’est là une difficulté majeure, ce travail de dévoilement ne peut consister à rejeter les apparences pour faire apparaître une réalité sous-jacente. La réalité qu’il faut saisir n’a pas d’autre existence que les formes phénoménologiques dans lesquelles elle se manifeste. La mise au jour des rapports de production réels ne dissipe donc pas les représentations, contrairement à la conception du marxisme standard qui trouve sa source chez Engels. Les rapports de production ne sont jamais transparents.

69Cette ambivalence des représentations comme formes d’expression – qui tout à la fois contiennent et masquent les rapports de production réels – engendre des difficultés conceptuelles, difficultés dont manifestent les écrits de Marx eux-mêmes, dans la polysémie du terme par lequel celui-ci désigne le plus souvent les représentations, celui d’idéologie.

70Pour tenter une clarification tout en avançant dans notre propos, nous envisagerons ce que pourrait être une caractérisation « marxiste standard » du terme « capital humain ».

71Celui-ci présente d’emblée toutes les caractéristiques de ce que le marxisme nomme une notion idéologique, une fétichisation du concept de force de travail, fétichisation qui s’exprime dans trois aspects : objectivation, distorsion et instrumentalisation.

72Objectivation puisque l’on peut dire qu’avec l’idée de « capital humain » la réification atteint son apogée. Le sujet lui-même s’y pense comme un objet, l’être y est pensé comme un avoir. Marx notait que le concept de capital procède déjà d’une telle réification :

73

« Toutes les forces productives du travail social se présentent comme étant celles du capital. Ainsi la force productive du travail social et ses formes particulières apparaissent comme l’émanation du capital, du travail matérialisé, des conditions matérielles du travail, et se trouvent, face au travail vivant, incarnées par le capitaliste, sous l’aspect d’un objet indépendant. Ici encore nous sommes devant l’inversion du rapport que nous avons désigné, en analysant le système de la monnaie, par le terme de fétichisme. » (Matériaux pour l’économie, Œuvres II, p. 382.)

74Le capital humain ne serait qu’un nouveau progrès dans la « soumission réelle » du travail au capital. Après s’être emparé de la propriété juridique, puis réelle, des machines, le capital développerait son emprise en s’emparant de la consommation ouvrière qu’il normerait selon ses besoins, puis, dernière étape, des représentations mêmes du travail. La représentation du travail comme capital humain serait le « stade suprême du développement du capitalisme » : le travail vivant lui-même y est représenté comme un objet.

75Distorsion parce que cette représentation serait fausse. Ici, l’idéologie est opposée à la science : la représentation fausse, travail hier, capital humain aujourd’hui, s’opposerait à la représentation scientifique, la notion de capital humain au concept de force de travail.

76Instrumentalisation enfin puisque ces distorsions auraient une fonction : celle de servir les intérêts de certaines catégories sociales. En assimilant le salaire au revenu d’un capital, on légitime les revenus de la propriété, qui, par renversement, deviennent des revenus identiques au salaire. Les différences entre les types de revenus ne renvoient qu’aux choix différents effectués par les individus : certains développent leur patrimoine financier; d’autres, leur patrimoine humain. La position des propriétaires du capital est ainsi confortée. De même, et de façon plus immédiate, se trouve confortée la position de ceux qui occupent une place privilégiée dans la hiérarchie salariale. En ce sens, la théorie du capital humain pourrait être considérée comme une idéologie des classes moyennes. Certaines théories inspirées du marxisme mettaient en cause les salariés à hauts revenus en affirmant que ces hauts revenus sont des profits masqués en salaires, qu’ils sont le résultat d’une alliance passée entre les propriétaires du capital et les cadres gestionnaires de ce même capital (Establet et Beaudelot [1976]). La théorie du capital humain au contraire, en faisant des salariés à haut revenus des salariés comme les autres, qui ont seulement su mieux gérer leur patrimoine humain, légitime et conforte leur position dominante.

La critique du concept d’idéologie

77Si la notion de capital humain peut être critiquée comme une idéologie, cette critique peut à son tour être qualifiée d’idéologie. On est face à ce que Paul Ricoeur dénomme le « paradoxe de Mannheim ». Le concept d’idéologie appliqué à lui-même se détruit : « Si tout ce que nous disons est biaisé, si tout ce que nous disons représente des intérêts que nous ne connaissons pas, toute théorie de l’idéologie est elle-même idéologique » (Ricoeur [1997], p. 26.) Il faut donc accepter avec Mannheim cette extension du concept d’idéologie qui le conduit à être englouti dans son propre référent. Il en résulte que la critique de l’idéologie ne peut pas entraîner la fin de l’idéologie. Althusser soulignait d’ailleurs déjà en ce sens que « seule une conception idéologique du monde a pu imaginer des sociétés sans idéologie » (Althusser [1965]).

78Avant même de critiquer une théorie comme idéologique, il faut donc évaluer de façon critique le concept d’idéologie lui-même. Au paradoxe relevé par Mannheim s’ajoute, comme source de confusion, la polysémie du terme. On peut, en s’appuyant sur le travail critique mené par Ricoeur [1997], distinguer trois définitions de l’idéologie dans le marxisme :

  • l’idéologie comme opposée à la science;
  • l’idéologie comme opposée à la praxis ;
  • et enfin l’idéologie comme moment de la praxis.

79Si l’on accepte pour un instant de se situer dans une optique marxiste standard d’opposition entre l’idéologie du capital humain et ce qui en serait le concept scientifique, la force de travail, on peut montrer que, sur les trois aspects, objectivation, distorsion et instrumentalisation, cette opposition ne peut être maintenue.

Idéologie et objectivation

80Selon Marx lui-même, l’objectivation est inhérente à toute activité humaine. Marx reprend le concept d’aliénation tel qu’il découle de la critique de Hegel par Feuerbach et il le développe. L’aliénation est le processus inhérent à l’homme social par lequel celui-ci objective les productions de son esprit, et se trouve dominé par ses propres productions. Ainsi de la religion. Dieu, puissance qui domine l’homme, est dit Feuerbach, le produit de son imagination. Marx étend la critique de la religion aux institutions civiles, État, droit, monnaie. Mais ces objets ne sont pas pour autant des illusions. Ils sont au contraire réels et nécessaires.

81

« Pour Hegel, écrit E. Bottigelli dans sa présentation des Manuscrits de 1844, toute objectivation était aliénation. Toute manifestation de l’homme était, dans la mesure même où elle était extériorisation de sa personnalité, créatrice d’objets étrangers. Marx différencie nettement objectivation et aliénation. Lorsque le travail était vraiment le reflet de la personnalité de l’homme, avant l’apparition de l’échange, son produit était objectivation humaine. L’activité de l’homme n’est pas par essence une activité aliénante. Ce sont les rapports sociaux qui, à un certain niveau de leur développement, transforment cette objectivation en aliénation. L’aliénation a cependant ses racines dans le fait même que l’homme ne peut se manifester qu’objectivement. Comme il vit en société, ce sont finalement les objets qu’il crée qui établissent ses relations avec les autres. »

82La critique de la notion de capital humain comme objectivation tombe.

Idéologie et distorsion

83Si l’on considère la deuxième caractéristique de l’idéologie, la distorsion par rapport au concept, les difficultés ne sont pas moins grandes. Il n’est pas si aisé de distinguer la notion idéologique de capital humain de ce qui en serait le concept scientifique : la force de travail. La différence peut n’être que de vocabulaire et on peut, comme on l’a montré, considérer Marx, et les marxistes comme Hilferding, comme des précurseurs de la théorie du capital humain. Dans les deux cas, on met l’accent sur le fait que le travail est une capacité plus qu’une activité; qu’il existe une hiérarchie des capacités (la distinction chez Marx entre le travail simple et le travail complexe); que cette hiérarchie des capacités est le résultat d’une production sociale qui engendre des coûts ; que ces coûts, ce point est particulièrement développé par Hilferding, sont pour l’essentiel des coûts de formation, une dépense de travail formateur; enfin que le travail plus formé est doté, par là même, d’une capacité productive plus grande.

84La très grande parenté entre la théorie du travail complexe et la théorie du capital humain interdit donc de les opposer l’une à l’autre comme l’idéologie à la science.

Idéologie et instrumentalisation

85Quant au troisième point, l’instrumentalisation de la notion de capital humain comme légitimation des salariés privilégiés, il se heurte à deux objections. La première est que la théorie marxiste du travail formateur conduit ici au même résultat que la théorie beckerienne. À la conclusion normative de Mincer : « les différences de salaires entre les salariés sont dues principalement à des différences dans la dimension des stocks en capital humain, et non à un « taux de salaire » différent par unité de stock de capital humain » (Mincer [1993], p.189), fait pendant une conclusion identique de Lapidus : « Rien ne permet d’affirmer qu’un travailleur qualifié, quel que soit le niveau de ses revenus, devient partie prenante dans le partage de la plus-value. » (Lapidus [1982], p. 204.)

86La seconde est que l’instrumentalisation de la notion de capital humain n’est pas univoque. Elle peut certes être utilisée pour légitimer les hauts salaires, mais elle peut tout autant servir à les combattre, en revendiquant une hiérarchie des salaires plus conforme à la hiérarchie des coûts d’acquisition du capital humain. De même, la valorisation du capital humain, par opposition à celle du capital matériel, peut soutenir une revendication d’un réexamen du partage salaire profit.

Idéologie comme représentation nécessaire

87Mais la critique la plus radicale de la dénonciation du terme de capital humain comme idéologique procède de ce que, pour Marx lui-même, l’idéologie est, dans une des acceptions du terme en tout cas, un moment de la pratique sociale, et qu’elle est donc, à ce titre, nécessaire. Rappelons les termes de l’Introduction générale à la critique de l’économie politique dans lesquels Marx nous livre sa méthode :

88

« Dans toute science historique et sociale en général, il faut toujours retenir que le sujet — ici la société bourgeoise moderne — est donné aussi bien dans la réalité que dans le cerveau; et que les catégories expriment des formes et des modes d’existence, souvent de simples aspects particuliers de cette société, de ce sujet, et que, par conséquent, cette société ne commence à exister, scientifiquement parlant, à partir du moment seulement où il est question d’elle en tant que telle. Cela vaut pareillement pour le développement des catégories économiques. » (Marx [1857], Œuvres I, p. 254.)

89Ricoeur [1986] analyse de façon tout à fait convaincante cette acception du terme idéologie, dont il montre qu’elle est la plus féconde. Présente chez Marx et les marxistes, quoique de façon contradictoire avec d’autres acceptions, elle peut aussi être reliée aux analyses de Mannheim, de Clifford Geertz ou à la théorie de l’État de Max Weber. « L’extension même du concept d’idéologie, remarque Ricoeur, agit comme une légitimation progressive du concept lui-même. » De ce fait, ajoute-t-il, « nous devons intégrer le concept d’idéologie comme une distorsion dans un cadre qui reconnaît la structure symbolique de la vie sociale » (Ricoeur [1986], p. 24-25). Et plus loin « L’imaginaire n’apparaît pas que dans les distorsions, il est aussi présent dans la relation qui est déformée. L’imaginaire est constitutif de notre relation au monde. » (Ricoeur [1986], p. 198.) Avant même d’être pensée comme une distorsion, l’idéologie doit donc être pensée comme un facteur d’intégration.

Une théorie englobante de la représentation : Searle [1]

90Les différentes formes de représentations du social que nous avons repérées : construction du concept de salaire moyen par imputation chez Keynes, convention salariale ou idéologie marxienne, peuvent être utilement éclairées par les travaux du philosophe américain John Searle. Celui-ci, dans La construction de la réalité sociale [1998], s’interroge sur la nature et la genèse des « faits institutionnels », c’est-à-dire, par opposition aux faits bruts, des faits qui « dépendent de l’accord des hommes » et qui « ont impérativement besoin d’institutions humaines pour exister » (Searle [1998], p. 14). Une caractéristique fondamentale des « faits institutionnels », dit Searle, est qu’ils procèdent d’une intentionnalité, celle-ci étant définie, de manière très husserlienne, comme « cette propriété de l’esprit par laquelle il se dirige vers des objets et des états de choses dans le monde » (Searle [1998], p. 34, note). Les faits institutionnels ne sont cependant qu’une mise en œuvre des capacités contenues dans les faits bruts. Ils procèdent de l’assignation de fonction qui surimpose un sens aux faits bruts. L’exemple paradigmatique en étant pour Searle le papier-monnaie; hors de la fonction qui lui est assignée par l’intentionnalité collective, le billet de banque n’est qu’un morceau de papier.

91Searle donne une définition très générale et abstraite de la règle constitutive des faits institutionnels qui est :

92

« X est compté comme un Y dans C »

93où X est un ensemble de caractéristiques physiques, Y le statut imposé à ces objets, et C le cadre dans lequel l’assignation de fonction est pertinente.

94La relation des termes X et Y est non causale. On ne peut passer à Y par la seule vertu des caractéristiques physiques de X. Elle nécessite l’accord ou l’acceptation – mais pas nécessairement la conscience – des participants du cadre C. Une autre caractéristique de l’assignation de fonction est son caractère langagier. L’assignation de fonction est souvent, mais pas toujours, produite par un acte de langage, et le fait institutionnel n’a d’efficace que s’il est communicable. En outre, sa pérennité et sa complexité imposent une représentation linguistique. Les systèmes de faits institutionnels sont constitués par itération de la structure « X est compté comme un Y en C ». Le terme X d’une assignation de niveau supérieur peut être le terme Y d’un niveau inférieur. Ces systèmes de structures itérées fonctionnent à travers le temps. Ils créent des droits et des pouvoirs conventionnels. Le contenu Y imposé à l’élément X donne à des individus ou à des groupes le pouvoir d’agir. L’effet de « X est compté comme Y en C » est de la forme :

95

« nous acceptons (S a le pouvoir (S fait A)) »

96Les règles ainsi instituées fonctionnent grâce à ce que Searle nomme les « aptitudes d’arrière-plan » concept qui n’est pas sans rapport (il le note lui-même) avec ceux d’« habitus » ou de « disposition » développés par Bourdieu. Sans entrer dans les détails d’une discussion longue et complexe, on dira que Searle s’efforce de se tenir à l’écart de deux positions qu’il juge intenables, celle de la causalité rationnelle qui suppose une compréhension des règles par les agents (et des raisons pour lesquelles suivre ces règles est rationnel), et celle du béhaviorisme qui supprime toute forme d’intentionnalité de la part des agents (ce qu’il nomme la causalité « boule de billard »).

97Les différentes figures de la représentation en économie que nous avons repérées à propos de la notion de capital humain se coulent assez facilement dans le moule proposé par John Searle. Ainsi les énoncés marxiens sur le capital comme formes deviennent, itérés sur la structure « X est compté comme Y dans C » :

  • les capacités productives (X) sont comptées comme capital (Y) dans le cadre (C) du capitalisme;
  • les capacités productives individuelles sont comptées comme capital humain dans le cadre du capitalisme de la fin du XXe siècle.

98L’imputation keynésienne se lit sur le même moule comme :

  • L’hétérogénéité des unités de travail également rémunérées est comptée comme baisse du rendement du capital.

99La convention de chômage de Salais devient :

  • L’incertitude sur la demande de produit et la productivité du travail sont comptées comme droit de l’entrepreneur à la flexibilité de l’emploi sans remise en cause du pacte de productivité.

100La convention de capital humain, enfin, se lit :

  • les différences hiérarchiques de salaires sont comptées comme différences dans l’accumulation de capital humain;
  • la durée des études et l’ancienneté sont comptées comme accumulation de capital humain.

Bibliographie

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Notes

  • [*]
    GAINS, Université du Maine, 72085 Le Mans cedex 9, France (www.univlemans.fr/ecodroit/gains). J’ai une dette considérable à l’égard d’Olivier Favereau sans lequel les intuitions premières à l’origine de cet article n’auraient jamais pu prendre la forme d’une publication. Je remercie également les rapporteurs de la Revue économique.
  • [1]
    Autrement dit, pour expliciter cette formulation un peu ésotérique de Marx, il faut se demander pourquoi le travail n’apparaît jamais comme tel dans la société marchande mais seulement à travers des formes sociales qui le représentent, et singulièrement la monnaie. Cet aspect, négligé ou méconnu, de la théorie de Marx a été notamment remis en lumière par Guibert [1985]. Nous y reviendrons dans la partie consacré à l’idéologie dans laquelle nous nous efforcerons de montrer la dimension représentationnelle de l’analyse de Marx.
  • [1]
    Rappelons que, pour Alchian et Demsetz, le travail d’équipe, qui est consubstantiel au concept d’entreprise capitaliste, rend impossible de déterminer les productivités individuelles : « Avec le travail d’équipe, il est difficile, par la simple observation de la production totale, de soit définir, soit déterminer la contribution individuelle de chacun des inputs en coopération. La production d’une équipe, par définition, n’est pas la somme des produits séparables de chacun de ses membres. » [1972, p.779.]
  • [1]
    Comme l’écrivait plaisamment Raymond Aron : « L’idéologie c’est la théorie de mon adversaire. »
  • [1]
    Je remercie Hervé Defalvard d’avoir attirer mon attention sur l’intérêt des travaux de Searle pour la présente étude.
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