Notes
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[1]
Il s’agit des textes suivants : loi n° 66-251 du 5 août 1966 ; loi n° 72-853 du 21 décembre 1972 ; loi n° 77-332 du 1er juin 1977, instituant les modalités de constitution et de fonctionnement des GVC.
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[2]
C’est-à-dire prélevés directement sur le lieu de production.
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[3]
Loi no 97-721 du 23 décembre 1997 relative aux coopératives. Les producteurs doivent s’organiser collectivement dans des structures coopératives dépourvues de toute emprise étatique. Le cadre institutionnel qui règlemente leurs activités insiste sur l’impérieuse nécessité de libre adhésion et d’autonomie de gestion.
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[4]
Ce traité relatif à l’harmonisation du droit des affaires en Afrique regroupe 17 États africains afin de garantir une sécurité juridique aux investisseurs et aux entreprises.
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[5]
Cette souplesse a favorisé la prolifération de coopératives et, à ce jour, il en existe plus de 3 000 opérant dans les filières café et cacao, avec plus de 300 000 adhérents, selon le Conseil café-cacao (CCC).
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[6]
La première théorie est convoquée ici pour décrire la façon dont les différents organes décisionnels sont censés mettre en pratique le jeu démocratique dans la gouvernance coopérative. La seconde puise son fondement dans le principe de la « loi de fer de l’oligarchie » de Michels (1971) : dans une organisation démocratique, une minorité d’acteurs s’impose toujours par son leadership social et professionnel pour dominer la grande masse.
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[7]
Nous plaçons expressément la notion d’éducation avant celle de formation pour des raisons évidentes. Ces deux notions forment un couple et ne peuvent être dissociées, comme l’énonce le 5e principe de l’ACI. En effet, le membre-adhérent ne peut être citoyen de la coopérative que s’il est éduqué à l’apprentissage de la démocratie coopérative. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il peut efficacement participer aux assemblées générales, qui sont des cadres d’expression du jeu démocratique dans les coopératives.
1En Côte d’Ivoire, les organisations coopératives ont longtemps connu des pratiques antidémocratiques qui ont perturbé leur fonctionnement. C’est particulièrement le cas de celles au sein des filières de café et de cacao, pourtant nées de la volonté de l’État ivoirien d’organiser les exploitants autour d’un projet commun : celui de produire et de commercialiser par eux-mêmes leurs récoltes, afin de réduire le poids considérable des sous-traitants et autres acheteurs véreux qui opéraient de façon déloyale dans ces filières.
2Après l’indépendance, en 1960, cette vision « développementaliste » de l’État s’est matérialisée par la promulgation de plusieurs lois régissant les coopératives [1], par le biais desquelles a été initié le regroupement des producteurs au sein de structures pré-coopératives. Ces dernières se présentaient sous la forme de groupements à vocation coopérative (GVC), avec pour mission principale de collecter les produits « bord-champ [2] » des adhérents et de les vendre par la suite aux exportateurs. De 1975 à 1990, on pouvait dénombrer 992 GVC, avec plus de 73 455 adhérents sur l’ensemble du territoire, notamment dans les zones de production de la Côte d’Ivoire. Durant ces 15 ans, les GVC ont collecté en moyenne 63297 tonnes de cacao et de café par an, représentant 20 % de la production nationale annuelle commercialisable (Affou, 1997), sans toutefois régler les difficultés liées à la mauvaise gestion des ressources (fonds alloués ou générés).
3À la fin des années 1980, la persistance de la crise économique, corrélative à la mévente des produits café et cacao, a conduit à la mise en place de réformes agricoles à l’initiative des bailleurs de fonds internationaux (notamment la Banque mondiale et le Fonds monétaire international) dans le cadre des programmes d’ajustement structurel. Les filières café et cacao ont été libéralisées en 1998. Dans cette dynamique, le mouvement coopératif a changé de configuration, avec l’adoption d’une nouvelle loi [3] en 1997, qui a suscité une multiplication des organisations coopératives dans les zones de production cacaoyère. De 2000 à 2011, le ministère de l’Agriculture a dénombré 2 134 coopératives, avec plus de 200 000 adhérents dans les filières café et cacao. Au-delà de leur mission première de collecte et de vente, la plupart de ces structures affichent des objectifs de défense des intérêts économiques et sociaux de leurs adhérents, visant à améliorer leurs conditions de travail et de vie. Mais, sur le terrain, on observe qu’elles manquent d’efficacité, faute de financements et en raison d’une mauvaise gouvernance, de détournement de fonds, de pratiques clientélistes, etc. Tous ces maux ont contribué à fragiliser les coopératives.
4Pour remédier à ces dysfonctionnements, en 2010, l’État a de nouveau tenté de redynamiser le secteur coopératif en adoptant l’Acte uniforme de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (Ohada) [4]. Ce dispositif apparaît comme une innovation dans la mesure où il donne la liberté aux promoteurs de choisir entre deux formes juridiques : la société coopérative simplifiée (Scoops) et la société coopérative avec conseil d’administration (Scoop-CA). En outre, l’Ohada leur laisse la liberté d’établir leurs propres règles de fonctionnement, en vue de responsabiliser les membres quant à la gouvernance démocratique de leur coopérative [5]. Ce nouveau cadre institutionnel a facilité l’émergence de programmes de formation des parties prenantes aux valeurs de citoyenneté et de démocratie. Ainsi, depuis 2010, le mouvement coopératif est engagé dans un processus de sensibilisation aux principes qui gouvernent les coopératives, notamment la participation au jeu démocratique interne.
5Ce texte analyse, dans une première partie, les pratiques antidémocratiques qui fragilisent les coopératives. Dans un deuxième temps, il étudie les enjeux qui sous-tendent la formation aux valeurs de citoyenneté et de démocratie. L’analyse s’appuie sur deux approches : la théorie de l’hégémonie gestionnaire (Mace, 1971 ; Herman, 1981 ; Lorsch et Maciver, 1989 ; Cornforth, 2004) et celle de la dégénérescence de l’idéal démocratique (Berle et Means, 1932 ; Meister, 1974) [6].
Répartition des enquêtés selon les coopératives
Répartition des enquêtés selon les coopératives
Méthodologique d’enquête
La gouvernance démocratique à l’épreuve des pratiques sociales
6La participation de tous les acteurs à la vitalité démocratique des coopératives agricoles est un gage de bonne gouvernance. Elle permet aux membres de ces structures de s’exprimer de manière directe et de prendre des décisions rationnelles rencontrant l’adhésion de l’ensemble des parties prenantes. Toutefois, certaines pratiques récurrentes contredisent cet idéal démocratique, remettant en cause la bonne gouvernance des coopératives. Ainsi, notre enquête a permis de mettre en évidence trois attitudes qui délégitiment le jeu démocratique interne.
Le rôle hégémonique des gestionnaires
7La gestion des coopératives est généralement appréhendée à travers le fonctionnement des organes statutaires, conformément à la législation. Cette gestion est théoriquement démocratique, en vertu du principe « un homme, une voix » qui s’applique en assemblée générale (AG). Dans la pratique, il est quasiment impossible que chaque adhérent donne son opinion sur tous les sujets, et l’entremise de représentants s’avère indispensable. D’où la mise en place d’un conseil d’administration (CA) élu par l’ensemble des adhérents en AG. En effet, dans une perspective démocratique de la gouvernance, le rôle du CA consiste à établir la politique globale de l’organisation et à promouvoir les intérêts de ses membres (Cornforth, 2004). Il choisit pour cela, conformément au contrat coopératif, un président, qui s’impose généralement par son charisme, ses connaissances et ses talents de politicien (Couret, 2002), mais dont le manque d’expertise en matière de gestion le conduit à recruter des directeurs administratifs, le plus souvent des gestionnaires avérés. Ces derniers sont liés à la coopérative par un contrat salarial dont la nature dépend des clauses définies d’un commun accord entre les différentes parties. Finalement, le CA devient un instrument d’approbation symbolique des décisions des directeurs, se confinant de fait dans une fonction essentiellement figurative consistant à légitimer les actions des gestionnaires (Cornforth, 2004). Ainsi, toutes ces dispositions mises en place pour permettre un fonctionnement optimal des coopératives s’avèrent finalement inopérantes en raison des nombreux obstacles tenant à l’attitude des gestionnaires. C’est le cas dans la plupart des structures enquêtées, comme en témoigne un producteur, membre du CA :
« Quand on parle de coopérative, ici, au village, c’est le président que l’on voit. C’est lui qui a créé sa chose. Le CA n’est que de nom. Lorsqu’il y a réunion, c’est lui qui parle beaucoup pour donner des directives. Le dernier mot lui revient. Il réussit toujours à convaincre tout le monde. Même si quelqu’un d’autre a une bonne proposition d’idées pour régler un problème, ça ne passe pas. Les décisions ne se prennent pas de façon consensuelle. Voyez-vous, Monsieur, nous que vous voyez, on est dedans “comme ça”, sinon c’est lui qui décide de tout. »
9Ce témoignage souligne une faille dans le jeu démocratique des coopératives, en raison de l’influence exercée par le président du conseil d’administration (PCA) dans le processus de prise de décision. Tout se passe comme si la coopérative était la propriété d’un seul individu, qui défend ses intérêts. Parfois, ce sont les gestionnaires qui sont favorisés par cette banalisation démocratique (Chaves et Sajardo, 1999). Ils cumulent le plus souvent les postes de gestion et de contrôle, exerçant de fait une gouvernance hégémonique, selon les propos de cet enquêté :
« Notre président n’est pas allé à l’école. Il ne sait ni lire, ni écrire. Donc, c’est le directeur qui est sa lumière. Il fait tout à la place du président. Je peux même dire qu’il joue deux rôles. Il prend lui-même les décisions concernant la coopérative et les applique. Cela fait plus de trois ans qu’on n’a pas organisé d’AG. Donc, c’est lui qui décide et contrôle tout. Nous avons plusieurs fois dénoncé ces pratiques. Mais comme il nous vient souvent en aide, quand je critique son comportement, les autres membres disent que je suis contre lui et que je veux affaiblir la coopérative. »
11Ces propos sont soutenus par ceux d’un autre coopérateur, qui dénonce les abus du gérant en ces termes :
« Le directeur agit comme si la coopérative lui appartenait. Il se fout de nous, les administrateurs. Il prend des décisions sans même nous consulter. Et puis, c’est lui qui préside les AG. Il fait ça parce qu’il a la caution du président, qui est son oncle. Donc, finalement, la coopérative, c’est leur entreprise familiale ! Le président le voit bien, mais, quand on parle, il ne nous écoute pas. À cause de ça, il y a trois administrateurs qui ont donné leur démission du conseil d’administration. Et ça joue sur la bonne marche de la coopérative. »
13Ces critiques formulées contre deux acteurs (le président du CA et le gérant) situés au premier rang de la gouvernance sont valables pour les autres coopératives. En effet, les faits soulevés par ces deux témoins sont vécus de façon similaire par les cinq structures étudiées. Ils peuvent être interprétés comme des formes d’accaparement ou de monopolisation des pouvoirs de décision, provoquant ce que Rijpens, Jonet et Mertens (2005) appellent le phénomène d’« entropie » démocratique, c’est-à-dire la dégradation au cours du temps du fonctionnement démocratique des coopératives. Le déficit d’investissement des administrateurs dans la gestion quotidienne conduit à l’inertie, voire à l’affaiblissement de ce fonctionnement démocratique.
Les jeux d’influence des acteurs
14La démocratie coopérative implique une déconnexion entre pouvoir de décision et poids économique des adhérents. Or, l’enquête a révélé que, au-delà d’un fonctionnement démocratique « formel », des jeux d’influence s’exercent souvent, liés au charisme de certains acteurs, à leur rôle dans l’histoire de l’entreprise, à leurs compétences et même à leur poids économique (Davister et Comeau, cités par Rijpens, Jonet & Mertens, 2005). Les coopératives deviennent des champs de confrontation au sein desquels les acteurs « économiquement viables » se positionnent comme leaders pour évincer les plus faibles. Cette situation est manifestement présente dans les coopératives enquêtées, comme le décrit ce producteur :
« Dans notre coopérative, ce sont ceux qui ont l’argent qui sont considérés. Comme ce sont les grands planteurs, ce sont eux qui nous commandent ici. Quand on va à la réunion, leurs paroles dominent. Tu peux lever la main au cours d’une réunion pour demander la parole, mais on ne te la donne pas. C’est comme si on n’avait pas le droit à la parole. Or, tous les membres de la coopérative ont payé le même droit d’adhésion et la même part sociale, c’est-à-dire 15 000 francs CFA [équivalant à 22,87 euros]. Quand c’est comme ça, c’est frustrant. Finalement, on se dit qu’on est dans cette coopérative pour accompagner les autres, c’est-à-dire ceux qui font de bons tonnages. »
16Ce propos rejoint celui d’un autre témoin, qui s’exprime en ces termes :
« Les anciens qui ont créé la coopérative se comportent mal envers nous. Depuis qu’elle existe, ce sont eux qui commandent. Ce sont eux qui organisent les AG et qui gagnent. Ils le font parce qu’ils se disent plus expérimentés. Lorsque nous, les nouveaux venus, leur demandons de laisser aussi la place à d’autres pour gérer, ils se fâchent et menacent de nous chasser de la coopérative. Pourtant, c’est nos tonnages à nous tous qui font que la coopérative dégage un peu de bénéfices. L’esprit coopératif, ce n’est pas ça ! À cause de leur comportement bizarre, chaque année des gens quittent la coopérative pour livrer leurs produits à des particuliers. »
18La mise en avant de la logique économique au détriment de la doctrine humaniste vide de son sens la pratique démocratique en coopérative. En effet, ces comportements observés chez une minorité d’acteurs (membres fondateurs ou anciens « économiquement viables ») consacrent une reproduction volontaire des inégalités sociales dans les coopératives. En fonction des intérêts en jeu, ces acteurs jouent leur partition et se positionnent dans l’arène pour dominer les plus faibles, dont la marge de manœuvre est limitée. Par conséquent, le sentiment d’appartenir à un groupe solidaire (Olson, cité par Babo, 2008) devient utopique pour la grande masse de producteurs. Ce mode de fonctionnement interroge la nature véritablement démocratique des coopératives, dès lors qu’il ne tient pas compte de certaines catégories de personnes.
Les enjeux de la formation aux valeurs de citoyenneté et de démocratie
19L’exercice du jeu démocratique requiert non seulement la connaissance mais surtout la maîtrise des règles de fonctionnement des coopératives. Cette exigence résulte avant tout du principe démocratique qui est au cœur de leur gouvernance. En effet, le pouvoir de décision dont dispose chaque adhérent au nom du principe « une personne, une voix » lui permet d’assumer ses responsabilités au cours des assemblées générales ou autres réunions. Ceci suppose que les adhérents soient éduqués [7] et formés aux principes et valeurs qui gouvernent ces structures. Jusqu’à il y a peu, la plupart des coopératives ivoiriennes n’accordaient guère d’importance à l’éducation et à la formation de leurs adhérents. C’est pourtant l’un des principes (le 5e) formulés par l’Alliance coopérative internationale (ACI) en matière de gouvernance : « Les coopératives fournissent à leurs membres, leurs dirigeants élus, leurs gestionnaires et leurs employés l’éducation et la formation requises pour pouvoir contribuer effectivement au développement de leur coopérative. […] »
20La loi Ohada, en 2010, a imposé aux coopératives ivoiriennes de veiller à l’éducation et à la formation de leurs adhérents. Mais quels types d’éducation et de formation reçoivent les adhérents des coopératives et quels en sont les enjeux ?
La mise en œuvre d’un plan de formation adapté
21L’une des difficultés auxquelles ont été confrontés les responsables des coopératives a été de définir la nature et le contenu de la formation. Les approches diffèrent selon les structures. Scoabia, Scoopaca et Scannias ont eu recours aux experts en organisation professionnelle agricole (OPA) de l’Anader (Agence nationale d’appui au développement rural). La démarche employée par ces derniers a consisté à faire de l’éducation-formation. Le volet « éducation » était destiné à l’ensemble des membres, c’est-à-dire les producteurs de façon générale. Il portait sur l’idéologie coopérative. En effet, selon les spécialistes du coopérativisme, celle-ci reste marquée par trois courants de pensée : gestionnaire, doctrinaire et humaniste. Les deux dernières approches expliquent les fondements idéologiques du phénomène coopératif. Leur connaissance est susceptible de favoriser l’engagement citoyen des membres au sein de leur structure. En s’appuyant sur le courant doctrinaire, l’apprentissage a consisté à expliquer aux adhérents l’importance de développer l’esprit coopératif à travers des pratiques mutualistes. Dans les faits, cela se traduit d’abord par la compréhension du fonctionnement de la coopérative et de ses principes. Il s’agit d’expliquer comment fonctionnent les organes statutaires et quelles responsabilités incombent aux différents acteurs (CA, direction et membres de base). Ensuite, apprendre les pratiques mutualistes, c’est vivre les expériences d’entraide, de partage, d’assistance mutuelle, de solidarité, de participation démocratique, etc. Ce qui correspond au courant humaniste.
22Il convient de noter que les modalités d’apprentissage se sont appuyées sur le projet « Champ, École, Paysan (CEP) », une initiative impulsée par des exportateurs, notamment Cargill S. A et Outspan S. A (partenaires des coopératives étudiées), dans le cadre du processus de certification du cacao ivoirien, et mise en œuvre par l’Anader. Le CEP est un cadre informel de rencontres communautaires au sein duquel les producteurs apprennent à construire et à développer des connaissances sur des pratiques agricoles et des valeurs coopératives. Il se présente comme une opportunité d’apprentissage par des méthodes participatives et d’appropriation des connaissances grâce au programme « éducation-formation » de l’Anader. L’offre de formation s’étend sur une période allant de 3 à 6 mois renouvelables, selon le niveau de connaissances acquis par les apprenants. Concrètement, c’est un enseignement de proximité qui se déroule dans les sections des coopératives, c’est-à-dire dans les villages, pendant les jours de repos des producteurs. Ceux-ci ne sont soumis à aucune contrainte ; toutefois, ils sont incités à participer à ces sessions pour renforcer la démocratie coopérative. En ce qui concerne le volet « formation », il s’adressait aux membres du conseil d’administration et aux dirigeants. En effet, en raison des responsabilités dont ils ont la charge, ceux-ci sont tenus d’avoir une formation spécifique aux tâches qui leur incombent. Cela concerne non seulement les techniques de gestion et de planification stratégique de l’entreprise coopérative, mais aussi et surtout celles de management permettant de maîtriser le principe démocratique. Ici, la formation des gestionnaires s’est déroulée dans une structure spécialisée : le Centre de formation de Bingerville-La Mé (CFBM), situé dans la banlieue d’Abidjan. Le cursus dure une à deux semaines, avec des programmes organisés en modules en fonction de la demande exprimée. En raison du niveau d’étude (secondaire et supérieur) des gestionnaires, la formation se fait de façon accélérée et allie les connaissances théoriques aux cas pratiques. Pour une gouvernance démocratique, juste et transparente des coopératives, la formation est de plus en plus recommandée aux gestionnaires.
23S’agissant de Scpb et Scapo, les responsables ont sollicité des cabinets de formation pour définir et mettre en pratique un plan d’éducation-formation. Contrairement aux trois précédentes coopératives, la formation des membres du CA a été privilégiée, car, comme le souligne Couret (2002), c’est bien la participation des administrateurs au processus de décision stratégique qui fonde le principe démocratique des coopératives. La formation a privilégié l’approche définie par le courant gestionnaire. Ici, un accent particulier a été mis sur la gestion démocratique des coopératives, surtout en ce qui concerne la façon dont les décisions sont prises lorsqu’un problème est évoqué par un adhérent. À ce niveau, la formation a insisté sur l’apprentissage du savoir-faire, la gestion du temps de parole des intervenants, la diffusion des décisions informationnelles par l’effet de « contagion de la conviction ». Tous ces éléments de formation participent à l’effectivité du jeu démocratique interne aux coopératives.
24Si le couple « éducation-formation » renforce l’engagement citoyen du coopérateur dans la vie de sa structure par l’exercice du jeu démocratique, quel est l’avantage coopératif sous-jacent aux pratiques démocratiques ?
Renforcer le lien social coopératif
25La logique d’organisation des coopératives invite les acteurs à créer du lien social à travers l’expression du jeu démocratique participatif. Sans entrer dans des considérations pluridisciplinaires autour des approches du lien social, celui-ci est à appréhender comme un ensemble de relations unissant les individus à partir de règles sociales établies dans un groupe. Partant de ce fait, la formation aux valeurs de la démocratie dans les coopératives soulève des enjeux qui tendent vers une recomposition des relations entre les acteurs impliqués. Elle redéfinit des rapports de réciprocité, de solidarité et d’entraide entre membres du collectif, donnant ainsi une vitalité à la gouvernance coopérative. Les enquêtes montrent que, désormais, les décisions sont prises de façon concertée, impliquant de fait tous les acteurs dans le jeu démocratique. Il en ressort que le nouveau mode de fonctionnement des coopératives suscite une adhésion massive des différents acteurs au processus de démocratisation engagé, comme l’illustrent les propos de ce producteur :
« Je n’avais jamais imaginé qu’on pourrait s’entendre un jour dans la coopérative. Avant, on nous imposait tout. Mais, depuis que des gens sont venus nous dire clairement ce que chacun doit faire (« éducation-formation ») pour que notre coopérative avance, je vois que les choses ont commencé à changer. […]. C’est une bonne chose qu’on nous convoque chaque fois qu’il y a une décision à prendre. Ça veut dire que ceux qui sont à la tête de la coopérative ont compris que nous sommes aussi membres à part entière, même si on n’est pas de grands producteurs. »
27L’optimisme décrit par cet enquêté quant à une démocratisation effective des coopératives, longtemps réclamée par les producteurs de base, est partagé par un autre. Mais ce dernier émet des réserves quant à la capacité de l’éducation-formation de favoriser un changement de comportement durable dans la gouvernance démocratique des coopératives :
« Ce n’est qu’un début du changement des attitudes. Attendons de voir un peu les choses. J’espère que le processus de démocratisation de notre coopérative est engagé et qu’il ne va pas s’arrêter. Avec les Africains, il faut faire attention ! Sinon, je pense que le fait de nous apprendre comment « être en coopérative » et comment « faire en coopérative » est très important pour nous. On ne savait rien de tout ça ! Et quand nos responsables géraient de façon solitaire la coopérative, ça nous décourageait. Beaucoup de producteurs sont partis à cause des frustrations et des décisions qu’ils imposaient à l’ensemble des membres. En tout cas, je remercie le gouvernement pour cette initiative. »
29L’analyse de ces discours montre que la mise œuvre du processus d’éducation-formation dans les coopératives impulse un changement de comportement qui vient ensuite consolider le jeu démocratique interne aux coopératives. En effet, la réalité du pouvoir démocratique conféré à chaque acteur relève du sens rationnel de l’action publique, c’est-à-dire la capacité des responsables à penser « nouveauté » dans un cadre relationnel où des producteurs ne se comportent pas comme des spectateurs mais plutôt comme des acteurs du jeu démocratique. Il s’agit en réalité de faire du membre-adhérent un citoyen à part entière en le réintégrant à la sphère coopérative. C’est à ce titre qu’il peut y avoir une restauration des relations qui contribue à stabiliser le fonctionnement des coopératives.
Une gestion contrôlée des ressources économiques
30Les divergences d’intérêts entre acteurs renforcent la nécessité de l’exercice du jeu démocratique dans les coopératives. L’éducation-formation commence à dissiper les tensions entre parties prenantes : d’une part entre les membres du conseil d’administration, d’autre part entre ceux-ci et les gestionnaires. Elle donne ainsi une légitimité démocratique au CA pour mieux contrôler les gestionnaires afin de protéger les intérêts économiques du collectif. Au regard des nombreux problèmes constatés antérieurement (détournements, scandales financiers, corruption, vols, etc.), le droit de contrôle s’exerce désormais de façon démocratique dans la gestion des ressources économiques des coopératives. Ce qui permet d’éviter une confusion sur les rôles dévolus au CA ou à la direction. Le rôle des administrateurs est de garantir la conformité de la gestion, c’est-à-dire de contrôler le comportement des gestionnaires dans l’accomplissement de leurs tâches. Le contrôle démocratique dont jouissent les administrateurs offre l’opportunité d’une prise de décision collective. Il accroît les performances économiques des coopératives, comme le fait remarquer cet enquêté :
« Si vous constatez que les coopératives font rapidement faillite, c’est à cause du laisser-aller qui s’y déroule. On ne savait pas qu’on avait le pouvoir de surveiller ceux qui gèrent nos coopératives. Avant, c’étaient le président et les gérants qui s’entendaient pour faire les choses [prise de décisions], et souvent même le directeur seul. Chaque fois qu’on allait à l’AG, on voyait que la coopérative était déficitaire au niveau du bilan financier. C’était difficile ! Mais, depuis que les gens de l’Anader sont venus nous former, on commence à y voir clair. Le conseil d’administration convoque à chaque fois des réunions sur les questions concernant les ressources financières. Et tenez-vous bien, Monsieur, l’an passé, à l’AG, le bilan de notre coopérative a été positif. Pour la première fois on a réalisé un bénéfice de plus de 2 millions de francs CFA (équivalant à 3 049 euros). Tous les producteurs ont reçu des primes de certification et des ristournes. Donc les choses ont commencé à changer vraiment avec ce travail qu’a fait l’Anader ».
32Ce récit témoigne de l’engagement citoyen pour le renouveau coopératif longtemps voulu par les membres. Il redonne de l’espoir à la majorité des producteurs qui avaient le sentiment de ne pas être pris en compte dans la gestion des coopératives. Dans la même lignée, un autre enquêté renchérit en ces termes :
« Je connais désormais mon rôle dans la coopérative. En tout cas, cette formation a été la bienvenue. J’ai appris beaucoup des choses concernant la façon dont la coopérative doit être gérée. Maintenant, quand il y a une réunion, tout le monde parle et donne son avis. La parole est libérée. Quand les points de vue sont divergents, on passe au vote, surtout pour les questions de décaissement d’argent. Ça fait que la coopérative commence à bien fonctionner. Et comme on a un nouveau directeur respectueux et compétent, on s’accorde toujours sur les décisions de gestion des fonds. L’autre fois, j’ai demandé au président d’inviter de temps en temps des experts pour nous instruire sur la gestion de notre coopérative. Donc, si ça continue comme cela, beaucoup de planteurs vont s’intéresser à notre coopérative ».
34Les propos de ces deux témoins traduisent le satisfecit des producteurs concernant la nouvelle façon de gérer. L’effet engendré par l’éducation-formation des producteurs montre que l’exercice démocratique contribue efficacement à dynamiser les organisations coopératives. Les pratiques démocratiques à l’œuvre montrent que le pouvoir décisionnel des administrateurs renforce la dimension économique des coopératives tout en minimisant les risques d’erreurs de gestion (Couret, 2002). De ce qui précède, il convient de conclure que les expériences en matière de démocratie augurent d’un avenir prometteur pour le mouvement coopératif ivoirien en général.
Des liens entre formation, démocratie et performance
35Cette étude a permis de mettre en évidence l’intérêt du jeu démocratique au sein des coopératives. En effet, la pratique et l’appropriation de la démocratie (et même, au-delà, l’ensemble de toutes les valeurs) sont un gage de performance de ces structures dans les filières café et cacao. L’exemple des cinq coopératives qui ont fait l’objet de cette étude est révélateur. Selon le rapport d’évaluation de l’Anader (2016), les coopératives de Côte d’Ivoire qui ont participé aux différents programmes de formation commencent à être performantes grâce à la transparence et à l’équité qui caractérisent leur gestion. Ainsi, l’initiative d’éduquer et de former le citoyen-coopérateur au jeu démocratique semble très prometteuse pour les coopératives ivoiriennes en général, au regard des résultats obtenus sur la gouvernance actuelle des coopératives étudiées.
36Ces résultats corroborent ceux de travaux réalisés sur la gouvernance des entreprises sociales (Draperi, 2003 ; Defourny, 2004 ; Chaves et Sajardo, 2004 ; Ank, 2011 ; Lapoutte, 2013). Ceci n’exclut pas d’approfondir la réflexion sur les pratiques démocratiques pour pérenniser les acquis et stabiliser le fonctionnement des coopératives. En ce sens, trois préconisations peuvent être envisagées. Premièrement, pour viabiliser ces structures, il convient d’impliquer davantage les coopérateurs dans les organes décisionnels tout en précisant le rôle que doit jouer chaque acteur. Deuxièmement, il faudrait améliorer la circulation de l’information en mettant en place des mécanismes de communication pour diffuser largement les décisions prises en réunion. Enfin, les responsables ont intérêt à organiser régulièrement des formations sur les valeurs et principes coopératifs pour renforcer les compétences des parties prenantes impliquées dans la gestion. Au demeurant, la formation des coopérateurs est un projet ambitieux qui doit servir à renforcer l’efficacité des coopératives des filières café et cacao. Elle doit être un instrument de redynamisation et de consolidation des enjeux de la citoyenneté et de la démocratie au sein des coopératives.
Bibliographie
Bibliographie
- Affou Y.-S., 1997, « Renforcement des organisations paysannes et progrès agricole : obstacles ou atouts pour le progrès agricole », dans B. Contamin et H. Memel-Fotê (éd.), Le Modèle ivoirien en questions. Crises, ajustements, recompositions, Paris, Karthala, p. 555-571.
- Anader, 2016, « L’Anader face à la relance du système coopératif en Côte d’Ivoire », rapport d’activité non publié.
- Ank M., 2011, « Les innovations dans la gouvernance démocratique. En quoi la participation citoyenne contribue-t-elle à l’amélioration de la démocratie ? », Revue internationale des sciences administratives, vol. 77(2), p. 275-296.
- Babo A., 2008, « Quelle action collective au sein des coopératives de la filière café-cacao en crise en Côte d’Ivoire ? Une réflexion sur la théoriedu choix rationnel », Le Journal des sciences sociales, n° 5,p. 43-53
- Berle A.-A. et Means G.-C., 1932, The Modern Corporation and Private Property, New York, Macmillan.
- Chaves R. et Sajardo A., 2004, « Les gestionnaires de l’économie sociale : entre les valeurs et l’enracinement », Économie et Solidarités, vol. 35(1-2), p. 65-80.
- Chaves R. et Sajardo A., 1999, « Politique sociale et économie sociale en Espagne : une perspective historique et institutionnelle de l’offre de services sociaux », Nouvelles Pratiques sociales, vol. 12(1), p. 83-103.
- Cornforth C., 2004, « La gouvernance des coopératives et des sociétés mutuelles : une perspective de paradoxe », Économie et Solidarités, vol. 35(1-2), p. 81-99.
- Couret F., 2002, « Principe démocratique et décision en coopérative », Revue internationale de l’économie sociale, no 285, p. 13-26.
- Defourny J., 2004, « L’émergence du concept d’entreprise sociale », Reflets et perspectives de la vie économique, vol. 3 (tome XLIII), p. 9-23.
- Draperi J.-F., 2003, « L’entreprise sociale en France, entre économie sociale et action sociale », Recma, n° 288, p. 48-66.
- Herman E., 1981, Corporate Control, Corporate Power, New York, Cambridge University Press.
- Lapoutte A., 2013, Gouvernance et légitimité : le modèle mutualiste. Gestion et management, Brest, Université de Bretagne occidentale.
- Lorsch J.-W. et MacIver E., 1989, Pawns or Potentates. The Reality of America’s Corporate Boards, Boston, Harvard Business School Press.
- Mace M.-L., 1971, Directors : Myth and Reality,Boston, Harvard Business School Press.
- Maroudas L. et Rizopoulos Y., 2014, « La question de la dégénérescence dans les coopératives de production », Recma, no 334, p. 70-84.
- Meister A., 1974, La Participation dans les associations, Paris, Éditions ouvrières.
- Michels R., 1971, Les Partis politiques, Paris, Flammarion.
- Polanyi K., 1983, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard.
- Rijpens J., Jonet C. et Mertens S., 2005, « Coopératives et démocratie : un état des lieux de la question pour encourager la vitalité démocratique des coopératives », dans G. Van Gyes et S. De Spiegelaere, L’Entreprise de nous tous. Innover la participation des travailleurs en Belgique, Louvain-la-Neuve, Acco.
Notes
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[1]
Il s’agit des textes suivants : loi n° 66-251 du 5 août 1966 ; loi n° 72-853 du 21 décembre 1972 ; loi n° 77-332 du 1er juin 1977, instituant les modalités de constitution et de fonctionnement des GVC.
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[2]
C’est-à-dire prélevés directement sur le lieu de production.
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[3]
Loi no 97-721 du 23 décembre 1997 relative aux coopératives. Les producteurs doivent s’organiser collectivement dans des structures coopératives dépourvues de toute emprise étatique. Le cadre institutionnel qui règlemente leurs activités insiste sur l’impérieuse nécessité de libre adhésion et d’autonomie de gestion.
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[4]
Ce traité relatif à l’harmonisation du droit des affaires en Afrique regroupe 17 États africains afin de garantir une sécurité juridique aux investisseurs et aux entreprises.
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[5]
Cette souplesse a favorisé la prolifération de coopératives et, à ce jour, il en existe plus de 3 000 opérant dans les filières café et cacao, avec plus de 300 000 adhérents, selon le Conseil café-cacao (CCC).
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[6]
La première théorie est convoquée ici pour décrire la façon dont les différents organes décisionnels sont censés mettre en pratique le jeu démocratique dans la gouvernance coopérative. La seconde puise son fondement dans le principe de la « loi de fer de l’oligarchie » de Michels (1971) : dans une organisation démocratique, une minorité d’acteurs s’impose toujours par son leadership social et professionnel pour dominer la grande masse.
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[7]
Nous plaçons expressément la notion d’éducation avant celle de formation pour des raisons évidentes. Ces deux notions forment un couple et ne peuvent être dissociées, comme l’énonce le 5e principe de l’ACI. En effet, le membre-adhérent ne peut être citoyen de la coopérative que s’il est éduqué à l’apprentissage de la démocratie coopérative. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il peut efficacement participer aux assemblées générales, qui sont des cadres d’expression du jeu démocratique dans les coopératives.