Notes
-
[1]
Peter Berger et Thomas Luckmann ont mis en relief différents degrés de proximité dans l’expérience de la vie quotidienne en parlant des débranchements ou des passages d’un monde à l’autre (Berger & Luckmann, 1995, p. 46-49).
-
[2]
Notons que Georg Simmel avait déjà distingué des « formes de vies » en voyant que les propriétés des formes et les significations des choses dépendaient de la distance relative entre les individus et d’autres individus ou choses.
-
[3]
En ce concerne les « capitaux symboliques », « dépourvus d’effet matériel concret », voir Bourdieu, 2001, p. 230.
-
[4]
Ce terme exprime en français une notion couverte par le russe hozâin.
-
[5]
Cette désorientation, jusqu’à la « perte de soi », comme l’écrit Joan Stavo-Debauge, peut devenir « une lourde charge », parce qu’elle va avec une certaine « responsabilité ». Dans cette relation, celui qui « accepte » doit faire certains « réaménagements » chez soi en même temps que « se faire lisible » dans son quotidien pour « donner lieu » à l’étranger (Stavo-Debauge, 2003 et 2007). [Voir aussi : Stavo-Debauge 2011, 2014, ndlr.]
-
[6]
L’inverse est aussi vrai comme l’expérience le montre : tout ce qui permet à l’invité d’économiser l’argent est accepté avec une gratitude particulière.
-
[7]
Notre entretien avec Andrej.
-
[8]
Il nous semble important de remarquer que le manque de perception commune peut servir
-
[9]
Pour permettre la concurrence du marché, il faut que les biens et les services soit mis dans un état anonyme, afin d’être identifiés de la même façon par tous les acteurs du marché : Boltanski & Thévenot, 1991.
-
[10]
Le monde industriel inclut la coordination sur la base de critères, schémas, grilles, pour que l’action soit effective et réponde au besoin : Boltanski & Thévenot, 1991, р. 252-265; il agrandit le régime d’engagement dans le plan : Thévenot, 2006.
-
[11]
La promesse est tenue, si on suit Paul Ricoeur, parce que : 1) en dépend le travail du maintien de soi et donc l’estime de soi; 2) quelqu’un compte sur toi et tu te sens lié à cette personne (et à ce pays dans notre cas – NK); 3) on contribue à la conviction commune qu’on peut avoir confiance dans la parole d’autrui (l’invité dépourvu de support matériel s’appuie beaucoup sur la parole – NK) : Ricoeur, 1992, р. 213.
-
[12]
En souffrent en particulier ceux des nouveaux venus qui sont orientés vers la découverte du nouveau, vers l’exploration et l’appropriation de l’espace étranger. Аnna : « Je me sentais perdue – sans voiture, ici c’est le moyen principal de déplacement, sans téléphone ! Il s’ensuit que la liberté de déplacement est très limitée ! ».
-
[13]
Sur le régime d’exploration, voir : Auray Nicolas, 2000. (Voir aussi : Auray, 2011 [ndlr].)
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[14]
Parfois la demande d’écrire quelque chose dans le journal prend un caractère, pourrait-on dire, obligatoire. Même l’auteure de ce travail a été soumise, après un de ses entretiens, à cette procédure. L’hôte a déclaré très sérieusement qu’aucun de ses invités n’était parti sans avoir écrit un mot. Ce journal était d’ailleurs de grande importance pour lui. Il était notamment source d’apaisement dans le cas de tristesse.
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[15]
Mark : « Quand je l’ai vu pour la première fois, j’ai dit que je n’allais pas y vivre. »
L’article qui suit est issu de la recherche effectuée par Nina Kareva dans le cadre du programme « Des liens du proche aux lieux du public. Russie – France : regards croisés », dirigé par Laurent Thévenot. Une partie de l’enquête de cette recherche collective a porté sur « Le vivre ensemble : de l’intime à l’étranger ». Il s’agissait d’explorer les différents niveaux d’engagements, depuis le proche jusqu’à ceux soumis aux exigences du public, en suivant l’architecture de la vie ensemble depuis l’intimité jusqu’à la rencontre de l’étranger, et en passant par les différentes modalités de mise en commun dans la cohabitation, celles de l’amitié, et la place de relations sexuelles. L’accueil de l’étranger chez soi, depuis le « chez soi » de l’intimité d’un logement où il est reçu jusqu’au « chez soi » d’une « patrie » qui accueille, offre un remarquable observatoire sur l’architecture des communautés. À partir d’entretiens avec des Russes qui vivent et travaillent à l’étranger, mais aussi avec des étrangers qui travaillent et vivent en Russie, Nina Kareva propose une contribution analytique éclairant ce qu’elle désigne par régime d’hospitalité dont elle envisage toute la palette des variations au gré de compromis avec d’autres engagements, professionnels ou amicaux. La façon dont autrui est saisi varie en conséquence, et l’analyse de l’auteur permet de comprendre les conditions dans lesquelles les personnes recourent elles-mêmes à des catégorisations et à des caractérisations nationales, ou à des généralisations en termes de traditions ou de cultures. L’enquête présentée ici a été réalisée en Russie au début des années 2000, à un moment de transformation du rapport des habitants de la Russie à l’autre et à l’étranger. Après l’expérience soviétique de clôture des échanges au sein de l’espace communiste, le début des années 1990, marqué par l’ouverture des frontières, a constitué un espoir de renouement des liens d’hospitalité avec l’étranger. Mais à l’épreuve du quotidien, les expériences de rencontre suscitent aussi du trouble et de l’inconfort. Elles peuvent soulever des critiques et interroger les conditions de l’hospitalité. Au regard de la question sans cesse renouvelée du rapport à l’autre dans la Russie des années 2000 et 2010, le texte de Nina Kareva nous semble important pour repenser les tensions du public au regard des troubles du proche.
Laurent Thévenot et Françoise Daucé
Pour ne pas allonger cet article, n’a pas été retenue la troisième partie de cette recherche, qui traitait des façons différentes selon lesquelles « en racontant l’expérience de leur vie à l’étranger, les conversants montaient en généralité au niveau de comparaisons entre deux ou plusieurs pays, cultures, nationalités », partie à laquelle les lecteurs peuvent accéder dans : Kareva, 2005. D’autres éléments de cette recherche, exploités dans une analyse comparée de la relative « ouverture » ou « fermeture » d’une société à l’égard de l’étranger jugée à l’expérience de l’hospitalité et de ses malentendus, ont été publiés dans un article en russe (Thévenot & Kareva, 2009) et une version révisée en français (Thévenot & Kareva, 2017).
Introduction
1 Réalisée dans le cadre d’une recherche intitulée « Entre “nous” et “les étrangers” » : l’expérience de la vie professionnelle dans d’autres pays », l’analyse présentée ici porte sur les formes différentes d’hospitalité rencontrées dans cette expérience, leurs épreuves et leurs difficultés. Afin d’éclairer ces formes d’hospitalité, notre recherche s’intéresse aux moments de non-conformité dans la perception et la compréhension des situations de la part des étrangers et des nationaux impliqués. Nous portons attention à la façon dont les participants caractérisent eux-mêmes leurs troubles, en nous abstenant de projeter d’emblée sur eux une interprétation en termes de différences culturelles. L’enquête montre en effet que nos interlocuteurs sont loin de toujours traiter ces moments de trouble du point de vue des différences culturelles, et de procéder à des généralisations au niveau de caractères nationaux. En outre, nous avons prêté une attention spéciale aux changements dans l’attitude des narrateurs à l’égard des situations qu’ils rencontrent [1].
2 Afin d’embrasser une diversité de rapports au monde et à autrui, nous avons eu recours au cadre d’analyse développé dans le courant français de « sociologie pragmatique » autour des travaux de Laurent Thévenot consacrés à la pluralité des « régimes d’engagements » des êtres humains avec le monde qui les entoure (Thévenot, 2006). Ce cadre permet d’analyser des changements profonds dans l’expérience humaine, le travail interne qui leur correspond ainsi que les équipements matériels et sociaux nécessaires. Le régime d’engagement de l’être humain dans une situation donnée est défini par son orientation vers ce qu’il convient de faire pour le bon déroulement d’une conduite, ce qui suppose d’éprouver la réalité d’une certaine façon et de l’apprécier au regard d’une certaine forme de bien. Les régimes d’engagement diffèrent dans les façons de saisir la situation et de se coordonner avec l’entourage, dépendant de la distance des participants entre eux et avec leur environnement matériel (Simmel, 1971) [2]. La notion de régime d’engagement vise à être transversale par rapport à des cultures différentes qu’elle rend comparable sous certains rapports. Elle conduit à analyser plus finement des différences culturelles en comparant les moyens de passage d’un engagement à l’autre, la place de chacun des régimes et les penchants des interviewés de cultures différentes à privilégier certains types d’engagement plutôt que d’autres.
3 Le régime d’hospitalité gouverne la coordination des actions de deux êtres humains dans l’espace de proximité de l’un des deux. Il fait partie presque inévitablement de la vie à l’étranger, dans les contacts avec les habitants du pays. Dans ce régime, l’habitant se voit comme porteur de certaines compétences, possesseur de capitaux qui manquent au nouveau venu [3]. Nous consacrerons cet article à la description des traits et des tonalités propres au régime d’hospitalité, aux conditions de son maintien et aux moments de sortie de ce type de coordination. Notre intérêt n’est pas dirigé vers l’analyse de visites ponctuelles chez quelqu’un, mais vers celle des conditions de vie « chez quelqu’un », de quelques jours à un an, selon nos entretiens. Nous considérons aussi les moments d’agrandissement du régime d’hospitalité jusqu’au niveau du pays considéré alors comme hôte dans son entier.
1. Le Propre du Régime D’hospitalité
4 Le régime d’hospitalité implique l’expérience consistant à « habiter chez quelqu’un », un mouvement qui dramatise la rupture avec l’environnement habituel en plaçant le nouveau venu à l’intérieur de l’espace de proximité de l’autre. Il s’agit de l’adhésion à une certaine unité déjà existante, de l’accueil chez soi d’un étranger dans le cadre d’une bienvenue (dobro požalovat’) consentie des deux côtés. Ce régime d’engagement à deux est dirigé vers la réalisation pratique de cette « bienvenue » dans chaque cas concret, bienvenue qui est le bien recherché par cette forme d’action réciproque (vzaimodejstvie). Le régime est fragile en ce qu’il est menacé par d’autres biens, recherchés par l’une et l’autre des personnes engagées, dont il implique la conciliation (soglasovanie).
5 L’accueil porte tout d’abord sur le niveau physique de l’existence : l’hôte fournit à l’invité un abri et la nourriture dont il a besoin, « le gîte et le couvert » :
«Tout était fait tellement gentiment que je ressentais physique-ment ces doux tapis, ce lit propre et fait pour moi, un être qui n’était pas tant gâté d’ordinaire. Tout ça est assez important. Peut-être, ce sentiment d’être invité n’est pas psychologique, mais physique. »
(Anna.)
7 Le maître de maison [4] prête secours, aide le nouveau venu désorienté par les lieux non familiers, en lui montrant ce qui s’y trouve et à quel endroit [5].
8 Dans ce sens, la position de l’invité est vue comme celle d’un novice ou même d’un enfant, mais pas pour longtemps :
« Chez les hôtes c’était une hyper-tutelle par rapport à nous, au début, mais déjà aujourd’hui nous avons le sentiment qu’ils commencent à se fatiguer. […] Nous leur laissons sentir qu’ils rem-plissent de leurs âmes quelqu’un, qu’ils aident quelqu’un. Et nous leur sommes sincèrement reconnaissantes. »
(Anna.)
10 Une difficulté majeure rencontrée dans ce régime d’hospitalité tient à ce que, malgré tous les efforts pour expliquer et comprendre, une partie significative de la vie interne de la maison se découvre pendant la vie commune, parfois d’une manière complètement inattendue :
« Et – quelle surprise ! – quand j’ai ouvert la porte de la salle de bain, j’ai senti très fort une odeur fraîche et piquante. Notre hôte s’est précipité vers moi : il se trouve qu’on ne peut prendre la douche que pendant la nuit. Ils cultivent du chanvre. »
(Anna.)
12 La reconnaissance de l’invité est un élément significatif de l’hospitalité. L’aide à l’invité s’exprime en gros par le fait que le maître de maison partage son savoir local en même temps que les ressources matérielles qui se trouvent à sa disposition. Si la compétence du maître de maison est mise en question par l’invité (par exemple, dans une plaisanterie ou une question), ce doute peut être compris comme l’envie de sortir du régime d’hospitalité :
« À mesure que nous regardions les curiosités de Nice, nous venaient certaines drôles d’associations, mais lui, il les prenait très au sérieux et se mettait à fournir des explications très longues et très détaillées. Ses explications à la fin de la journée nous paraissaient longues et ennuyeuses. »
(Anna.)
14 On peut remarquer que les jeunes filles accueillies sont déjà fatiguées de l’apprentissage et tentent de s’écarter de la manière requise de se comporter (écouter attentivement les explications), à travers des rires. Elles n’arrivent pas à le faire, alors même qu’il ne s’agissait tout de même pas d’une protestation ouverte. La relation « maître de maison - invité » est ainsi notoirement hiérarchique, et cette hiérarchie est soutenue des deux côtés. Les invités suivent les maîtres de maison, même dans les cas où ils n’ont aucune envie de le faire :
« On payait à Brugge en gros chacun pour soi, y compris le dernier dîner dans un restaurant pas du tout bon marché pour nous. […] Sur le quai, il s’est assis sur la terrasse pour “prendre un verre”. Personne n’a demandé notre opinion, si nous voulions le faire ou pas. »
(Anna.)
16 L’argent que l’invité a à sa disposition est presque toute sa richesse dans les conditions de vie « chez quelqu’un » (mis à part quelques « cadeaux »). Aussi les défauts de conformité aux attentes et les désaccords allant jusqu’à l’envie de se libérer de la tutelle viennent surtout dans des situations où il faut dépenser de l’argent [6]. Le mécontentement qui a eu lieu dans le cas mentionné plus haut n’a pas été explicité : dans ce régime, on prête plus d’attention au maintien d’une forme publique d’accord qu’aux désaccords intérieurs. Le « maître de maison » est capable de proposer certaines choses et « l’invité » doit les accepter avec gratitude. Le régime d’hospitalité n’est pas propice à l’égalité des savoirs et des ressources, ni à la symétrie des positions. L’adhésion reste une opération très délicate qui ne doit pas se transformer en utilisation ni de l’état de « maître de maison », ni de celui d’« invité ». Dans les cas, par exemple, où les « maîtres de maison » manifestent trop l’envie de partager leur « sien propre », l’invité peut y voir une coercition nuisant à sa liberté :
« Je n’aimais pas trop quand ils m’amenaient partout : il faut aller chez l’un, il faut aller chez l’autre. Ça, c’est fatigant, parce qu’il y a partout les mêmes questions. »
(Patrick.)
18 La question des limites de l’hospitalité se pose en particulier si le « maître de maison » et l’invité sont de sexe différent. Une de nos conversantes décrit de la façon suivante le moment d’« éclaircissement des relations » après deux jours de voyage à l’invitation d’un jeune homme et à la charge de ce dernier :
« Il a dit que maintenant, après mon refus de passer la nuit avec lui, notre voyage à Strasbourg, c’est pas évident ! J’ai réfléchi et lui ai dit qu’il vaut mieux ne pas y aller, parce que je ne veux pas me sentir autant obligée. »
(Anna.)
20 La difficulté de cette situation tient à la ressemblance entre la manière de se comporter de l’hôte prenant en charge l’invité, et celle de l’homme payant pour la femme qui lui est proche. La différence, au regard de la distance entre les deux personnes, est cependant significative. L’effort du jeune homme pour diminuer la distance et passer d’un régime à l’autre n’est pas supporté par la jeune fille et conduit à la séparation. Dans la situation où l’invité vient d’un autre pays, il arrive que celui qui l’accueille le présente à d’autres. Cela s’accompagne d’une certaine transformation : l’invité est vu comme un représentant de son pays ou de son peuple, dans la plupart des cas comme un élément exotique qui suscite une certaine curiosité :
« Et très rapidement aussi nous sommes allés dans des fêtes chez ses cousins, dans les fêtes chez ses oncles, etc. Il y avait quelque chose… comme au zoo… on m’attendait pour me regarder, pour me parler, me poser des questions : “Comment ça se passe en France”, etc. Au début ça m’a beaucoup ennuyé. »
(Patrick.)
22 En même temps, reste en permanence pour l’invité le souci de ne pas sortir des cadres de la politesse, de ne pas vexer, de ne pas fâcher, non sans certains dommages faits à soi-même :
« Peut-être une chose qui m’a dérangé, c’est que parfois les gens insistent, presque ils vous forcent et il faut dire : “Non, non, non”. Au départ c’était un peu délicat, c’était difficile de savoir où est la politesse, est-ce que vous pouvez refuser, est-ce que vous ne pouvez pas refuser, est-ce que les gens seront vexés, est-ce que les gens seront fâchés, alors c’est vrai qu’au début j’ai beaucoup mangé, plus que je ne pouvais, j’ai beaucoup bu, plus que je ne pouvais. »
(Patrick.)
24 Avec le temps Patrick a appris à refuser en s’appuyant sur le fait que, du côté des « maîtres », doit exister le souci que l’invité soit content :
« Et avec l’habitude on devient plus sûr, et j’ai pris l’habitude de savoir dire : “je ne veux plus manger.” Il n’y avait aucune réaction, c’était mon choix, puisqu’ils préfèrent que je dise “stop” plutôt que je sois malade, ou pas à l’aise, ou que ce ne soit pas commode pour moi. »
(Patrick.)
26 La hiérarchie de la relation « maître de maison-invité » s’exprime aussi dans l’exigence d’une perception non critique de la part de l’invité, à l’égard de ce que l’hôte lui propose ou lui montre :
« Sarah m’a aussi montré un très beau quai, avec des arbres tout de même assez étranges : gros, tordus, sans feuilles, qui produisaient une image assez sinistre. Je l’ai dit à Sarah, mais elle n’a pas apprécié mon imagination : il fallait admirer l’endroit parce qu’elle faisait des efforts pour me plaire, au lieu de s’étonner des arbres tordus. »
(Zenya.)
28 Dans le régime d’hospitalité, les efforts du « maître » pour montrer le meilleur doivent être appréciés et non pas mis en question. Il vaut mieux ne pas jeter un coup d’œil sur l’arrièrecour quand on vous montre la chambre d’hôte. La fatigue peut se transformer en irritation et en agacement qui sont des signes d’épuisement du régime d’hospitalité, parce qu’ils amènent à l’autonomie ou même à la critique. La recherche d’autonomie et d’indépendance mènent à la rupture avec le régime d’hospitalité caractérisé par le lien permanent entre le « maître » et l’invité, et le soin d’éviter le conflit. Ce régime ne permet pas au nouveau venu de se refermer dans sa coquille, mais le force à faire des efforts pour comprendre celui qui l’accepte, et donc à apprendre des modalités de la vie et de la perception de l’autre.
Étrangeté des gens ou étrangeté des cultures ? L’apparition de doutes
29 Le passage d’un pays à l’autre ajoute de l’étrangeté et de la désorientation à un niveau personnel, mais aussi une étrangeté traitée en termes culturels. Souvent la capacité de percevoir le nouvel environnement est limitée par la possibilité de comprendre une langue étrangère, une des composantes de l’espace de proximité de l’autre :
« Il arrive que tu ne comprennes pas… et tu ne te sens pas à l’aise. Et tu dis : “Répétez s’il vous plaît”, ils répètent et de nouveau tu ne comprends pas. »
(Pavel.)
« Ils commencent à te raconter quelque chose, et tu es toujours dans une tension, pour comprendre, et puis tu te débranches, tu ne comprends plus rien. »
(Andreï.)
31 En général, la fatigue fait « se débrancher », renoncer à tout l’effort de coordination pour se tourner vers le relativisme culturel, ou encore se réfugier dans des pensées sur son « chez soi », ressentir l’éloignement (otčuždenie) qui mène à la critique. L’élément dominant pour notre analyse est le doute de nos conversants sur la façon d’interpréter certaines situations de leurs vies. Anna, par exemple, n’ayant pas entendu dans la voix de son copain d’enthousiasme de la rencontrer à la gare, se demande :
« Je ne comprenais pas à quoi l’attribuer : à son incapacité de parler par téléphone ou, de nouveau, à l’attitude française spécifique aux rencontres et aux adieux. »
(Anna.)
33 Anna a déjà fait face au refus de l’« accompagner » mais ce fait ne l’a pas alors trop touchée personnellement, sauf qu’il lui est venu tout de suite la comparaison avec les hommes « russes » :
« On dit que nos hommes sont des buveurs et des machos, mais ils accompagneront toujours une fille sans un mot de trop. »
(Anna.)
35 Dans ce cas, le désenchantement personnel a contribué à l’apparition des doutes d’un autre ordre, en deçà du niveau de la culture :
« Je pensais que, pour lui, c’était une joie de venir. À sa place j’aurais tout simplement eu envie d’aller à la gare. »
(Аnna.)
37 Peut-être est-ce l’usage en France que la copine se mette seule en route vers chez elle, ou peutêtre l’absence de l’envie de l’accompagner signifie le refus voilé d’autres rendezvous ? Аnna « s’est perdue (rasterâlas’) » en conjectures. Les questions ne se posent pas seulement en ce qui concerne le comportement de l’autre, mais aussi en ce qui concerne la différence qui apparaît entre soi et l’étranger dans les manières de percevoir la réalité ou d’agir. Cela invite à la réflexion. Il est intéressant de suivre la place qu’occupent, dans ce processus, les comparaisons au niveau de la culture :
« Il y avait dans la salle de bain de Sarah 13 “make-ups” pour les cils. De couleurs différentes, de marques différentes… au début j’ai été tout simplement étonnée de les voir… jamais de ma vie je n’aurais pu avoir plus d’un “make-up” en même temps, même par accident. »
(Zenya.)
39 La première réaction d’étonnement laisse place à l’embarras (nedoumeniû) après une étape de compréhension qui ne s’exprime pas en termes culturels. Il y a un moment de critique masquée de type : « Je ne vois aucune nécessité d’avoir plusieurs “make-ups” si j’en ai déjà un. » Une première explication supprime en partie cette critique, mais pas tout à fait : « elle distingue des “make-ups” différents alors que, moi, je n’en vois qu’un seul. Et pourquoi ? » L’embarras demeure, à un certain degré, aussi le travail interne de Zenya ne s’arrête pas. Ensuite, elle commence à voir d’autre cas semblables dans le cours de sa vie parisienne (la différenciation des types de moutarde ou des sortes d’oignons [échalotes, ciboulette, etc. couvertes par le même terme russe] dans les magasins) et elle tire une conclusion qui se situe au niveau culturel :
« En France, beaucoup de choses sont construites sur la base de la différenciation : cela permet d’avoir des prix élevés. Chez nous, ce qui importe, c’est d’être bon marché, et la particularisation n’a pas une telle signification. »
(Zenya.)
41 Zenya aborde ainsi des différences en termes culturels. Mais revenons tout de même à la moutarde et aux oignons pour préciser un moment qui nous paraît important. Ce qui a précédé l’explication culturelle consistait en émotions négatives (« chez nous je n’ai rien vu de pareil ») ébranlant la commune humanité. Je n’ai jamais vu un tel nombre de moutardes (absence de certains biens matériels) et ne comprends rien à toutes ces sortes d’oignons (absence d’une certaine compétence). Suisje moins bien qu’eux ? Pas seulement moi, mais beaucoup de Russes (la tension est en partie apaisée par le passage de « je » à « nous ») ? Il vient une réponse offrant une explication satisfaisante : leur marché force les vendeurs à une grande diversité, et les acheteurs à perdre beaucoup d’argent alors que notre marché est plus homogène, mais moins cher. Et Zenya « descend » une fois de plus au niveau personnel, en se considérant alors dans une perspective positive :
« Pour ce qui me concerne, j’ai décidé après toutes ces réflexions, que j’avais de la chance de ne pas avoir envie d’acheter plusieurs objets au lieu d’un seul. Cela m’économise de l’argent et, en conséquence, des efforts pour le gagner. »
(Zenya.)
43 Dans l’exemple cidessus Zenya franchit d’ellemême certaines étapes de réflexion en partant de ses propres émotions. D’ordinaire, c’est plutôt la réaction de l’autreétranger qui est à l’origine de ce processus. Mais il arrive aussi qu’une tierce personne se pose comme une sorte d’arbitre entre les deux « côtés » :
« Après avoir mangé ma part de mangue, j’avais envie d’un autre morceau de fromage. Mais il n’y avait pas de couteau à côté. Cela ne m’a pas arrêtée, j’ai demandé son couteau à Sylvie et me suis servi un morceau de fromage sur l’assiette. Aucun problème. “Oui, dit tout à coup Ivan, le mari de Sylvie, nous les Russes, nous pouvons facilement passer des choses salées aux choses sucrées et inversement. Ici, ce n’est pas le cas.” J’ai jeté un coup d’œil à Sylvie et j’ai compris que Ivan avait saisi son étonnement à ma demande d’un couteau. Je n’avais rien saisi, Sylvie n’avait pas tellement exprimé qu’elle avait été surprise. »
(Zenya.)
45 Le moment de gêne dont Zenya se souvient n’est pas lié directement à la réaction de la « maîtresse de maison » française. Toutefois, le mari russe de la maîtresse de maison a dû remarquer un certain embarras de sa femme (l’invité n’avait plus de couteau sous la main) et, en se référant au relativisme culturel, il a atténué la tension pour elle. Dans cette perspective, on peut dire que les partenaires de couples « mixtes » acquièrent une certaine capacité à se référer à des différences culturelles et le sujet de la culture nationale devient un élément important de leur vie. Lorsqu’on les interroge, il leur demeure cependant difficile de se rappeler des situations concrètes qui ont été à l’origine de tel ou tel raisonnement culturel. Nous voyons dans le cas précédent que les émotions qui s’en suivent (un embarras ou son élargissement jusqu’à la vexation ou la critique) jouent un rôle dans ce raisonnement.
La présentation de soi par l’invité : la référence obligée à la culture
46 Les positions d’hôte et d’invité ne sont pas égales, sous plusieurs aspects, et cela marque la forme de communication. Alors que les choses peuvent parler à la place de l’hôte ou au moins devenir l’objet de la conversation, l’invité ne dispose pas d’un tel support : il doit faire luimême tout le travail de présentation de soi à l’autre, de transformation du personnel en quelque chose d’accessible à autrui :
« C’était une conversation sur notre vie, mais élevée par moi au niveau plus général… C’étaient des conversations plus générales, plus abstraites. »
(Anna.)
48 La capacité de raconter, l’invité la nomme parfois son « capital » : pouvoir apporter à l’hôte quelque chose de nouveau et de curieux dans le monde établi des hôtes, réaliser un certain travail de divertissement (razvlečenie) :
« Nous sommes exotiques, nous embellissons leur quotidien assez monotone, partageons largement des spécificités linguistiques et culturologiques. […] J’espère que nous pouvons compenser nos maladresses (gaffes) par une conversation vraiment philosophique et linguistique, avec des étincelles du tempérament russe. »
(Аnna.)
50 S’adresser à la culture comme soutien qui aide un « moi » solitaire à parler de soi est presque inévitable dans la présentation de soi à l’étranger. Dans le récit de l’expérience viennent des moments liés à la vie du pays d’origine :
« C’était suffisant de parler de notre vie en Sibérie… comme nous salions le chou. Mon père a déclaré que le 7 novembre était le jour pour saler le chou. Ou dire que je prends la grande ligne du Transsibérien… tous les étrangers pensent que c’est très romantique, et moi, je peux raconter quelque chose des réalités de ce voyage, même si je ne refuse pas que tout cela soit romantique. Et tout ça, je peux le raconter avec humour, mais en même temps dévoiler des réalités de notre vie qui sont souvent pas tellement gaies. »
(Аnna.)
52 L’auteur de ces derniers propos, native d’Oulan-Oude, vit et fait ses études à Moscou depuis cinq ans. Cependant, pour les conversations avec des hôtes, elle en appelle au mot clé pour les étrangers, Sibérie, ou aux pratiques qui ont l’air d’être exotiques comme saler le chou ou voyager en Transsibérien. Même les détails qu’Anna rajoute « avec humour », mettant l’accent sur le côté curieux, ramènent les interlocuteurs étrangers à ce qu’ils connaissent déjà euxmêmes, à partir des médias, sur les réalités « pas tellement gaies » de la Russie contemporaine. Une telle procédure inclut (vklûčeniâ) l’étranger dans la conversation. De cette façon, le jour du 7 novembre n’est pas du tout mentionné par hasard. Ce jour, fêté comme le jour de la Révolution, fait appel au passé « communiste » du pays qui, lui aussi, est devenu la rengaine des Occidentaux. L’histoire amusante sur la déclaration de ce jourlà comme le jour pour saler le chou nous dit en même temps que la signification officielle de cette fête a été peu prise en compte par la famille de la narratrice. Elle se solidarise de cette manière avec l’opinion la plus probable de l’étranger sur ce point : le rejet du régime communiste. Un tel mode de communication peut aller jusqu’à la représentation complète de soi du point de vue des « stéréotypes établis » :
« Nous pouvions, à un moment donné, chanter sans problème quelque chose, ou nous faire valoir [pokazat’], ou danser – sans problème, ce qui étonnait probablement nos hôtes. Il y avait en cela une certaine bravoure [udal’stvo] à montrer comment nous sommes des Russes hardies [razudalye : hardies, vaillantes, allant loin avec audace, de manière un peu folle]. »
(Аnna.)
54 La présentation de la culture propre peut prendre la forme du dialogue culturel. Cette position est souvent adoptée dans la communication avec des gens « peu connus », avec quelqu’un que « tu connais, mais qui n’est tout de même pas ton ami [7] ». Dans ce cas, les moments personnels peuvent disparaître complètement de la conversation qui est soutenue surtout au niveau des cultures :
« Tu dois inventer quelque sujet intéressant et pour eux et pour nous. En commençant par des questions politiques générales et en finissant par les nouveaux livres, les nouvelles mises en scène françaises, russesi. »
(Аndrej.)
56 L’absence de savoir personnalisé sur l’autre dans les relations avec les gens peu connus fait que l’étape du dialogue culturel devient presque inévitable pour l’invité étranger. Dans certains cas, cela amène au refus, de la part du nouveau venu, de faire des nouvelles connaissances :
« Lucie nous a invités pour le week-end à la maison de son enfance dans un village français. Katya a dit : “Je ne veux pas passer mon temps dans un village avec des oncles et tantes français et parler de la différence des cultures.” Et elle est partie à Strasbourg avec ses amis russes. »
(Anna.)
58 La position de dialogue culturel est fragile à cause de la rigueur de la distribution des rôles : chaque côté représente sa propre culture et se montre comme expert par rapport à l’interlocuteur :
« Ils [les étrangers] peuvent même nous conseiller d’aller voir “Le Barbier de Sibérie [Sibirsliy tserulnik]”. Nous y allons et puis leur expliquons que là tout est de la pure mascarade, alors qu’ils étaient contents, et alors nous nous étonnons de ce qui a bien pu leur plairei. »
(Аndrej.)
60 Bien que la situation de dialogue suppose une certaine réaction de l’autre côté, cette réaction ne doit pas sortir de certains cadres, plus précisément, la position de l’expert de son propre pays ne doit pas être mise en question :
« Il nous semble que les Français se sont vraiment trompés. Ils ont laissé entrer chez eux trop d’Arabes… C’est évident. Mais leur dire par exemple “vous n’avez pas raison”, c’est politiquement incorrect… On ne peut même pas le mentionneri. »
(Аndrej.)
62 Un tel dialogue culturel demande beaucoup de précautions et même un travail de préparation. Comme Andrej l’a dit, « c’est très important de ne pas dire une bêtise… et c’est très difficile ». Dans le cas de rupture de l’ordre hiérarchique mentionné, on sort de la position du dialogue culturel qui se transforme en présence simultanée de deux blocs fermés l’un à l’autre :
« Chacun pense que c’est lui qui a raison. La Tchétchénie… nous réprimons les Tchétchènes… Nous leur racontons les choses. Je regarde – ils ne me croient pas. Non, ce sont nous, les scélérats, nous avons des airs impériaux… nous nous efforçons de les réprimer tous. »
(Аndrej.)
64 La sortie au niveau culturel peut être faite par l’invité qui rejoint l’espace de compétence des « hôtes », par exemple en utilisant un mot qui lui est étranger. L’invité exprime un certain manque de connaissance, l’hôte explique. De cette façon, la recherche commune d’une vraie signification peut être source d’unification des interlocuteurs et de sujet pour leur communication suivante [8] :
« Si on me dit quelque mot nouveau, je prononce tout de suite quelque association à ce mot, et je le fais à haute voix, alors la conversation commence tout de suite, et voilà quelqu’un d’autre trouve encore une association, drôle peutêtre, et la conversation continue de cette façon. »
(Anna.)
Le régime d’hospitalité rompu par un autre engagement unilatéral
66 La formule de la relation « hôteinvité » peut être introduite dans des situations qui sortent des cadres habituels de la vie chez quelqu’un. Par exemple, le régime d’hospitalité peut être agrandi jusqu’à la taille du pays et inclure, potentiellement, tous ses habitants comme « hôtes » d’une grande maison. De cette façon, Anna et Katya ont accepté l’invitation, par deux collègues, de voyager ensemble pendant un week-end :
« Il m’a demandé comment je les voyais Seb et lui, et comment je vois cette situation où nous allons ensemble à la mer. J’ai dit que je suis pour la première fois dans une situation pareille, et que je nous considère avec Katya comme touristes, invitées. […] Nous les regardions comme nos copains français, vraiment comme des filles qui sont venues en tant qu’invitées, alors ils ne nous intéressaient pas tellement comme hommes, mais plutôt comme “représentants du pays de la langue étudiée” comme on disait dans notre institut. »
(Аnna.)
68 Les jeunes filles ont vu la situation dans le cadre du régime d’hospitalité. Alors que le représentant du côté qui « reçoit » a gentiment proposé un certain service, elles l’ont accepté avec de la gratitude : « nous ne savions pas quoi faire dans cette petite ville sans aucun moyen de transport », déclare Anna. Anna et Katya ont considéré l’invitation d’aller voyager comme « absolument normale » dans le format « d’échange d’hospitalité » :
69 à rapprocher les gens au lieu de les éloigner. On ne le remarque pas assez. Voir par exemple : Krasnikh, 2003. Victoria Krasnikh ne donne presque pas d’espoir à l’étranger de devenir un des « naši » parce qu’il ne comprendra jamais les subtilités de la parole d’autrui. Krasnikh ne voit de rapprochement que dans le sens extrême d’être dans la peau d’autrui.
« Je pensais que c’était un niveau [d’échange] d’étudiants mais il s’est trouvé qu’ils avaient en vue un niveau un peu différent. »
(Аnna.)
71 De leur côté, les jeunes hommes ne sont pas restés dans le régime d’hospitalité. Ils ont traité la situation non symétrique (ils emmènent en voyage, ils prennent en charge) comme base d’une relation intime à venir. Les traitements différents de deux côtés ont amené le « désagrément », « l’incompréhension », « l’indignation » ainsi que des « sourires moqueurs » postérieurs de la part d’autres collègues. Dans un autre cas étudié, le régime d’hospitalité a été introduit par les jeunes filles russes comme degré initial de leur relation avec les collègues. Travaillant en stage comme journalistes en France, Anna et Katya avaient besoin de corrections de l’écrit, d’une certaine aide. Leur chef, un « charmant Michel, très gentil », « trouvait du temps pour expliquer chaque article et les fautes de langage », ce que les filles ont « beaucoup apprécié ». D’autres collègues les considéraient plutôt comme « concurrents », ce qui ne suscitait aucune indulgence par rapport à leurs défauts :
« Nous préférions ne nous adresser à personne, alors nous cherchions longtemps les expressions… si non, ce sentiment de concurrence s’aggravait. »
(Аnna.)
73 Le chef a plutôt pris la position de l’« hôte», du maître de maison sur le lieu de travail, alors que les collègues sont restés au niveau public d’un régime de concurrence. Anna et Katya ont fait des efforts pour introduire le régime d’hospitalité en transformant leurs collègues en hôtes du territoire local.
«… Les efforts pour trouver un logement. Personne à la rédaction n’essaye de nous aider. »
(Аnna.)
75 Les collègues qui habitaient la même ville qu’Anna et Katya n’ont pas montré d’enthousiasme pour leur faciliter la recherche d’une habitation, ni pour leur donner un coup de main (protânut’ ruku) et les conduire sur le lieu de travail. Les efforts d’Anna et Katya pour susciter parmi leur connaissances l’envie de les aider (« la moitié de la rédaction vit à Metz ») ont eu un succès très limité : de temps en temps on les conduisait « au moment qui leur convenait », mais en général on leur faisait comprendre que « nous conduire en auto tout le temps les énerve [naprâgat’; naprâženie : tension]. » La position prise par les jeunes filles ne correspondait pas à celle de leurs collègues : après un retard « de deux minutes » personne ne les attendait plus. La non-conformité des engagements a suscité une critique personnelle de la part d’Anna (« Elle pourrait nous téléphoner pour dire qu’elle ne peut plus attendre ») ainsi qu’une critique culturelle des deux côtés. Anna : « Katya m’a dit désespérée : “Si les Français disent « c’est pas grave », c’est grave et même très”; « Louis, un stagiaire français nous a fait plusieurs fois des allusions du type : les Russes se plaignent toujours de manque d’argent ». Après un certain temps et une série d’« échecs », Anna en est tout de même arrivée à une certaine compréhension de la position de ses collègues :
« Pour eux c’est un rétrécissement de leur liberté, de leur espace individuel, où on peut écouter la musique qu’on veut [en voiture], et aussi de leur temps qu’ils gèrent comme ils veulent… tu n’attends personne. Ils ont peutêtre envie de silence après la journée de travail… et voilà quelqu’un dans la voiture… alors, il faut lui parler. »
(Аnna.)
77 L’autonomie et l’indépendance d’une action en plan, même le petit plan d’un trajet en voiture, va à l’encontre de l’interdépendance requise par le régime d’hospitalité, en même temps que du caractère « constant » de la demande d’Anna et Katya : le régime d’hospitalité s’épuise avec le temps et ne peut plus être maintenu que dans des compromis avec d’autres formes d’engagement (cf. infra, partie 2). Finalement les jeunes filles ont dû le refuser et passer à leur tour à des plans d’actions individuelles. Anna : « Nous avons décidé avec Katya d’acheter des billets de train le mois suivant ».
La tension par rapport aux relations amicales ou amoureuses
78 Nous avons déjà cité des exemples d’agrandissement possible du régime d’hospitalité jusqu’à la taille du pays, lorsqu’on ne s’adresse à autrui qu’en tant que « représentant du pays », de la langue étudiée notamment. Dans certains cas, cet agrandissement convient à l’invité. Dans d’autres, il rencontre une certaine résistance de la part du « représentant » potentiel. C’est pourquoi nous avons porté attention aux moments où le nouveau venu prend une certaine distance par rapport à ses connaissances, même par rapport à ses amis proches. En se voyant comme un « invité » d’une certaine région, d’une ville, il place autrui du côté de celui qui « reçoit » :
« La promenade avec Clémence dans le légendaire Jardin de Luxembourg, la rue Mouffetard, le boulevard St-Michel, avec les visites à l’église St-Séverin, à la Sorbonne. Et Clémence a parlé de tout, alors cette promenade valait, à vrai dire, plusieurs promenades avec Lize. […] Je m’en suis convaincue alors que je regardais Notre-Dame avec Lize et son copain, puis pendant notre promenade dans certains quartiers… S’ils me racontaient quelque chose sur les endroits où on passait, ils le faisaient toujours avec quelques sourires moqueurs. Je ne comprenais pas leur ironie : le savoir élémentaire touristique sur ces endroits me manquait et j’aspirais à le recevoir de mes compagnons de route parisiens. »
(Аnna.)
80 Dans la première situation, Clémence a pu prendre la place de guide sur un certain territoire, et laisser de côté les aspects personnels de la relation. L’attention portée aux curiosités nationales a suscité une certaine transformation de la copine en représentante d’une culture. Dans la deuxième situation, une telle transformation n’a pas eu lieu et la position d’invitée prise par Anna a été mise en question par l’ironie de Lize et son copain. Pourtant, il y avait bien dans ce cas un certain fondement à l’introduction du régime d’hospitalité : les copains habitaient Paris et ils pouvaient être porteurs d’un certain savoir sur cette ville qu’ils devaient, du point de vue de l’invité, partager. Parfois une telle exigence de passage du personnel au plus public présente un caractère assez contraignant, et peut mettre en question la relation personnelle elle-même :
« J’ai des doutes, cet homme peutêtre m’est proche, cet homme aimé… [mais il ne prend] aucune initiative pour me montrer quelque chose… je le compare avec la façon dont moi, je me serais comportée à Moscou, combien de choses intéressantes je lui aurais montrées… malheureusement, à Paris c’était pas le cas. »
(Аnna.)
82 Anna a fait la connaissance du jeune homme mentionné au moyen d’un site Internet qui s’appelle « Les Amoureux ». Leur échange initial très personnel n’avait pas de base spatiale. Leur rencontre s’est cependant passée sur le territoire du jeune homme, « son » territoire, où la jeune fille se considérait comme invitée. Le jeune homme n’a cependant pas réussi à regarder sa ville de côté pour la montrer et en parler à sa copine étrangère.
L’introduction artificielle du régime d’hospitalité
83 La position d’invité peut être introduite dans certains cas pour retirer du « profit » d’une certaine situation. En se montrant comme une personne non compétente qui ne comprend pas ce qui se passe, on peut chercher de l’indulgence et se placer dans la position de « nouveau venu » :
« Nous sommes allés à la piscine et, à la sortie, on nous a dit qu’il fallait payer plus parce que nous étions en retard. Mais Sacha nous a glissé à l’oreille qu’il savait quoi faire et s’est mis à parler avec les employés de la piscine en russe : “Je ne comprends pas le français, je ne suis que touriste, etc.” Tout cela nous a paru dégoûtant et humiliant. Finalement, Katya ne pouvait plus le supporter : elle a sorti la somme demandée et l’a donnée aux employés. »
(Аnna.)
85 La position prise par Sacha ne correspondait absolument pas à la situation cadrée par des règles, ni à son état réel en France. Аnna : « C’était étrange d’observer un tel comportement chez un jeune homme éduqué en France qui travaillait avec succès dans une entreprise française ».
86 Anna et Katya, en tant que témoins de la situation décrite, ne cachent pas leur attitude critique par rapport à Sacha. Comme ils étaient ensemble quelque temps pour jouer les touristes russes, leur critique a aussi pris une forme générale et culturelle :
« Ça m’intéresserait de savoir si Sacha se rendait compte que, par un tel comportement, il formait à l’Occident une image des gens originaires de l’espace post-soviétique comme des gens ayant une psychologie de la pauvreté qui ont l’habitude de prendre sans payer [na halâvu] ? »
(Anna.)
88 Considérons un autre exemple de l’introduction du régime d’hospitalité dans une situation habituellement gouvernée par le moyen de règles :
« Je suis allé une fois avec mon copain russe à l’ambassade russe en Pologne : on ne lui avait pas mis le tampon correctement, il avait peur de difficultés. Nous sommes allés à l’ambassade russe, là le gardien a dit : “Qu’estce qu’il te faut ?” Alors, il ne disait pas “vous”. Mon ami lui a expliqué. Le gardien a dit : “Donnemoi ton passeport. Attends ici.” Et mon copain s’est mis à jurer : “Qu’estce que c’est ça, attendre dans la rue…” Il a attendu je ne sais plus, 5 minutes, le policier est revenu : “Voilà.” Tout était fait, tout était bien. Puis après on a regardé les horaires de travail de l’ambassade : en principe, tout était fermé làbas. Il nous a fait tout ça exceptionnellement… Cela ne serait pas possible en Allemagne. On vous aurait dit très poliment : “Oui, mais nous sommes fermés, venez demain.” »
(Klaus.)
90 Dans le passage cité, on peut voir que le « vous » impersonnel, distancié et poli, est changé par le gardien en « tu » familiarisé, créant l’atmosphère d’une certaine proximité qui n’existe pas encore. Le gardien se positionne comme un personnage actif, capable d’aider les nouveaux venus en sortant par là du cadre de ses responsabilités de gardien et en se présentant comme hôte. Selon le narrateur allemand, une telle « dérive » des relations n’est pas possible dans son pays. Cependant, dans ce cas, le changement de régime d’engagement de la part du gardien a permis la résolution heureuse du problème avec le passeport. C’est pourquoi Klaus a beaucoup apprécié le changement : « Je pense que cette variante russe est meilleure », malgré le fait que la position première d’« invité mal venu » vis-à-vis de l’hôte autoritaire a suscité une certaine protestation : « Bien sûr qu’il faut s’habituer un peu. »
2. La Combinaison du Régime D’hospitalité Avec D’autres Formes D’engagement : Conflits et Compromis
91 Comme nos entretiens ont été faits avec des gens qui passaient du temps à l’étranger, beaucoup d’extraits décrivent la position de l’invité. Sont apparues plusieurs formes de compromis du régime d’hospitalité avec d’autres formes d’engagement, qu’on peut présenter dans les termes suivants : l’hôte payant, l’invité de convention (par accord préalable : dogovor), l’échange d’hospitalités, l’invité proche, l’invité membre de la famille. Ces compromis supposent des degrés différents de proximité entre l’hôte et l’invité, depuis le plus distant jusqu’au plus proche.
Du plus loin au plus proche : l’hospitalité jointe à d’autres engagements
92 L’hôte payant
93 Le moyen le plus distant et anonyme de coordination passe par un échange monétaire avec un « hôte payant ». Il est au cœur du compromis entre le régime d’hospitalité et le monde marchand [9]. Dans ce cas, l’attention aux caractéristiques personnelles peut être minimisée. Le service d’hébergement est payé, de sorte qu’on discute le prix ou la qualité du service sans s’occuper, par exemple, de l’humeur de l’autre, sans se soucier non plus de la présentation de soi. Il n’est pas non plus nécessaire de se présenter en termes culturels.
94 L’invité de convention
95 Le contrat impliqué dans un service marchand d’hôte payant, mais aussi l’accord non marchand supposé par « l’invité de convention », réclament une certaine mise en forme des conditions du séjour dans un plan fixant à l’avance la durée du séjour, l’achat de la nourriture, etc. Ce régime du plan permet d’accéder à l’efficacité d’une forme publique de coordination de grandeur industrielle [10]. Ce sur quoi on s’est mis d’accord, avant l’arrivée de l’invité de convention, constitue les règles de son séjour qui servent comme base de l’ouverture à l’autre dans l’hospitalité. La présence d’éléments de convention rajoute de la stabilité au régime d’hospitalité, dans le cadre de l’accord conclu. Si l’hôte et l’invité ne se connaissaient pas auparavant, un tel « compromis » inclut certaines obligations par rapport à des tierces personnes, intermédiaires qui sont assez proches des deux côtés pour se porter garants des conditions de l’accord.
96 L’échange d’hospitalités
97 Le séjour non durable et la réciprocité attendue sont les aspects principaux de « l’échange d’hospitalités » : un séjour chez une personne éventuellement peu connue auparavant est offert en échange de la possibilité semblable de passer un certain temps sur le territoire de celui qui est maintenant l’invité.
« Mon idéal c’est que les invités viennent quand ils veulent en étant les bienvenus. Bien sûr, il y a des limites, ça veut dire que c’est difficile de vivre, disons pendant un mois, ensemble dans une seule chambre si tu travailles en plus, tu te fatigues, mais si c’est dans le cadre de deux semaines, disons, c’est très bien, et si quelqu’un vient en passant, c’est parfait. J’ai mon journal des invités, etc. et pas seulement des Français. Une fille arménienne vient souvent, les soirées se passent ensemble, un de mes amis vient vivre chez moi pendant une semaine. J’ai l’idéal d’un échange d’étudiants où les gens descendent chez moi, discutent ensemble, se promènent et puis moi aussi, je vais quelque part et je m’arrête chez eux. »
(Аnna.)
99 La promesse [11] de rendre le service d’accueil sur son propre territoire, dans le futur, demande certains efforts de maintien du contact par correspondance la plupart du temps, le développement d’Internet jouant un rôle important dans ce cas. La promesse est souvent énoncée pour ne pas laisser le doute sur la garantie d’un tel échange. La parole confirme l’engagement. En même temps, les conditions de séjour peuvent rester non établies à l’avance et se préciser au fur et à mesure. De tels échanges se développent d’habitude selon une chaîne : par les connaissances (ou les amis) des connaissances (ou des amis), par les connaissances des connaissances des connaissances, etc. Il arrive aussi que les gens se trouvent par Internet, sans intermédiaires. L’absence des biens matériels, de propriété, dans le séjour non durable à l’étranger limite les possibilités de faire quelque chose soimême, sans l’aide d’autrui [12]. Le cas d’échange d’hospitalité permet donc le compromis entre le régime d’hospitalité et le régime d’exploration dont le bien tient à l’excitation de la découverte [13]. On ressent les limites de soi et on cherche à s’accroître (masštab) en public par des rencontres avec d’autres gens, comme si la connaissance de personnes d’autres pays permettait d’étendre sa propre surface. De cette manière, le nouveau venu se branche sur le savoir ou les ressources locales (et sur les ressources matérielles) que l’hôte l’aide à découvrir. La nationalité ne porte pas alors une signification principale. Le lieu d’habitation est plus important. La personnalité de l’invité n’est pas non plus tellement impliquée parce que la communication personnelle est facilement remplacée dans ce cas par la découverte des curiosités locales. La tenue d’un « journal des invités » est un élément important de telles rencontres. Il montre l’étendue d’une expansion de la personne dans l’espace à partir de la diversité des invités venus. Plus il y a de « paramètres » divers dans le journal (tels que la nationalité, la profession, l’âge), meilleur il est. Plus il y a de langues différentes, plus important il est [14]. Ce ne sont pas les personnages qui sont importants mais leur variété.
100 L’invité proche
101 L’attrait personnel mutuel, fondé dans la plupart des cas sur la connaissance durable et profonde de l’un par l’autre, est à la base de l’accueil des « invités proches ». Dans ce format, les positions de l’hôte et de l’invité s’équilibrent dans une certaine mesure, et le souci de l’autre, à partir d’un savoir personnalisé, prend une importance particulière.
« Quand je suis arrivée chez Sarah, elle n’était pas à la maison. Elle était allée dîner avec un ami, mais elle m’a laissé la clé sous la paillasson. Je l’ai trouvée facilement, la clé, comme si je le faisais tout le temps. Sur « mon lit », elle a mis le dauphin doux que j’avais apprécié déjà auparavant et elle le savait. »
(Zenya.)
103 L’invité membre de la famille
104 Dans notre cadre d’analyse on peut parler du compromis entre le régime d’hospitalité et un engagement de plus grande proximité par rapport à celuilà, en ce cas amical. La distance entre l’hôte et l’invité se dissout dans un espace commun « familial » lors de l’accueil de « l’invité comme membre de la famille ». Le souci à l’égard de l’invité dépasse le souci manifesté dans les autres types, et implique la responsabilité personnelle de l’un par rapport à l’autre. Dans ce cas aussi, on peut parler de compromis du régime d’hospitalité avec un engagement de très grande proximité, ici d’intimité.
105 Notre classification des formes d’hospitalité sur la base des compromis entre les modes d’engagements divers ne se prétend pas complète. Par exemple, le compromis entre le régime d’hospitalité et régime d’agapè (Boltanski, 1990), qui a lieu dans les cas d’accueil de victimes des catastrophes naturelles, n’a pas trouvé place dans ce travail. En outre, le compromis du régime d’hospitalité avec les engagements amicaux demanderait à préciser ces engagements pour affiner les formes d’hospitalité correspondantes.
106 Conflits et compromis entre les types précédents
107 Les compromis mêlant le régime d’hospitalité avec d’autres formes d’engagement composent à leur tour des compromis entre eux si une forme d’hospitalité se combine avec l’autre. De cette manière, Anna et Katya « aidaient au ménage comme [elles] pouvaient » tout en étant, en principe, des invités de convention. Chez les hôtes, un tel élargissement des activités des invités n’a pas suscité de protestation. Mark, tout en étant l’invité payant dans un appartement avec « un chien terrifiant » [15], a fini avec le temps à « se promener avec [lui] le soir » et à en tirer avantage puisque « personne ne
108 [l’]approchait évidemment avec un tel chien ». Mark se mettait à la place du maître du chien en symétrisant sa position par rapport à celle de son hôte, normalement le seul à promener son chien.
109 Comment définir le mode d’hospitalité s’il a, à première vue, un tel caractère composite ? La réponse est donnée en repérant l’élément dont l’absence mène à l’arrêt de l’hospitalité. Le même Mark « aimait [s’]asseoir avec elle (l’hôtesse) à la cuisine, parler », mais la condition constante de son séjour dans l’appartement est restée le paiement. Un autre exemple : malgré des très bonnes relations entre Anna, Katya et les hôtes les accueillant chez eux, le terme de leur séjour a été strictement établi dès le début du séjour. Quoique les jeunes filles n’aient pas réussi à trouver de nouveau logement, après deux semaines on ne leur a « laissé aucune chance de rester ». Alors elles ont dû partir pour le week-end chez des amis « avec tous les bagages ». Par contre, au moment où Zenya a brûlé le couvercle de la cuisinière de Sarah à Paris, tout paiement en dédommagement a été refusé par l’hôtesse, et la tache noire de brûlé est devenue selon elle « la particularité » du four témoignant du passage de Zenya. Dans ce cas, les relations proches entre Zenya et Sarah ont pris le dessus sur les considérations d’un prix à payer et sur l’angoisse du dommage.
110 Les compromis mentionnés ne sont pas stables et peuvent être facilement détruits pendant le séjour. Le mode d’hospitalité se précise avec le temps, à partir des conflits entre des engagements de formats différents. Ainsi, l’utilisation répétée d’Internet par Anna a agacé ses « hôtes » et ils ont introduit la règle consistant à « écrire les lettres off line, pour que la ligne téléphonique soit libre ». Embarrassée, Anna a pris la décision de « ne pas utiliser l’Internet ni le téléphone ». D’une manière analogue, Katya a été « frappée du fait que c’était pas possible d’emporter au travail la tasse qu’elle voulait ». La situation embarrassante l’a fait penser que la solution consistait à établir les règles à l’avance : « Il vaut mieux établir des cadres tout au début qu’après. »
111 Des passages d’une forme d’hospitalité à l’autre sont ainsi possibles, avec le temps. Pour Marianne, l’hôtesse de l’appartement loué est devenue après un an « un membre de la famille » sans lequel elle ne peut imaginer son mariage. Il est des exemples de passages inverses à des formes d’hospitalités plus éloignées. Une collègue française a proposé à Anna et Katya de « vivre chez elle gratuitement. Mais elle a tout de suite dit que c’était en fournissant leur propre nourriture, et pas plus de deux semaines, et à la condition qu’elle aussi, elle pourrait vivre à Moscou » chez les jeunes filles. Dès lors, Anna et Katya ont refusé l’hospitalité proposée et leur collègue s’est montrée « mécontente ».
Conclusion
112 La pluralité des situations propres au régime d’hospitalité nous montre à quel point les cadres de comportement dans ce régime sortent de la situation facilement imaginable de l’invitation chez soi. Nous avons vu que le régime d’hospitalité peut être introduit dans des cas apparemment très éloignés de cette situation, tels que la modification d’un visa pour le passeport. Cependant, l’engagement dans ce régime de la part d’une personne en interaction peut ne pas être soutenu par l’autre. Le régime d’hospitalité est, en tout état de cause, une relation asymétrique entre l’hôte et l’invité parce que le nouveau venu est accueilli dans l’espace de familiarité d’un autrui qui n’est pas un familier. Les traits caractéristiques de cette asymétrie sont la présentation de l’espace dans ses usages et l’aide apportée par l’hôte qui reçoit, l’assujettissement de l’invité à la merci de cet hôte et sa reconnaissance privée de sens critique. Il faut insister sur le support matériel de ce régime et sur l’environnement engagé pour accueillir : « cette partie de l’environnement naturel et artificiel avec lequel les êtres humains s’engagent dans un certain mode de relation » (Thévenot, 2006). Le régime d’hospitalité n’est pas le seul mode d’engagement pour l’être humain qui se trouve invité. La dépendance propre à ce régime vient en contradiction avec le régime d’action en plan d’un individu autonome, mais aussi avec le conflit. En outre, ce régime s’éteint avec le temps, il n’est pas durable. Plus durables sont les compromis du régime d’hospitalité avec d’autres régimes plus publics comme par exemple l’ordre de grandeur industrielle ou l’ordre de grandeur marchande, avec le régime d’exploration (issledovanij) ou avec des engagements plus intimes tels que les relations parentales, amicales ou amoureuses. Mais ces compromis peuvent, comme on l’a montré, se briser en révélant les contradictions et les tensions entre engagements.
113 Les noms des personnes mentionnées dans cet article ont été modifiés.
114 Andreï, Russe, 63 ans, physicien, travail durable en France;
115 Anna, Russe, 28 ans, linguiste, docteur en sciences sociales, 1 mois de travail en Amérique, 3 mois de stage en France, vit en Russie dans un appartement partagé avec des étrangers;
116 Françoise, Belge, 38 ans, femme d’un expatrié français à Moscou;.
117 Irina, Russe, 55 ans, administrateur, travaille en Amérique.
118 Klaus, Allemand, 27 ans, traducteur, service civil en Russie, travaille à Moscou;
119 Marianne, Française, 28 ans, travail administratif dans un établissement français à Moscou.
120 Mark, Allemand, 26 ans, metteur en scène, service civil passé en Russie, études au GITIS et travaille à Moscou.
121 Nonna, Russe, 24 ans, physicienne, a fait des études universitaires en Amérique et en France;
122 Patrick, Français, 27 ans, ingénieur, 1 an de coopération (service civil) en Biélorussie, puis en poste dans un établissement français à Moscou;
123 Pavel, Biélorusse, administrateur, travaille dans une entreprise étrangère;
124 Zenia, Russe, 33 ans, sociologue, études de thèse en France.
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Mots-clés éditeurs : régime d’engagement, étranger, sociologie pragmatique, hospitalité
Date de mise en ligne : 11/01/2018
https://doi.org/10.3917/receo.483.0215Notes
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[1]
Peter Berger et Thomas Luckmann ont mis en relief différents degrés de proximité dans l’expérience de la vie quotidienne en parlant des débranchements ou des passages d’un monde à l’autre (Berger & Luckmann, 1995, p. 46-49).
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[2]
Notons que Georg Simmel avait déjà distingué des « formes de vies » en voyant que les propriétés des formes et les significations des choses dépendaient de la distance relative entre les individus et d’autres individus ou choses.
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[3]
En ce concerne les « capitaux symboliques », « dépourvus d’effet matériel concret », voir Bourdieu, 2001, p. 230.
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[4]
Ce terme exprime en français une notion couverte par le russe hozâin.
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[5]
Cette désorientation, jusqu’à la « perte de soi », comme l’écrit Joan Stavo-Debauge, peut devenir « une lourde charge », parce qu’elle va avec une certaine « responsabilité ». Dans cette relation, celui qui « accepte » doit faire certains « réaménagements » chez soi en même temps que « se faire lisible » dans son quotidien pour « donner lieu » à l’étranger (Stavo-Debauge, 2003 et 2007). [Voir aussi : Stavo-Debauge 2011, 2014, ndlr.]
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[6]
L’inverse est aussi vrai comme l’expérience le montre : tout ce qui permet à l’invité d’économiser l’argent est accepté avec une gratitude particulière.
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[7]
Notre entretien avec Andrej.
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[8]
Il nous semble important de remarquer que le manque de perception commune peut servir
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[9]
Pour permettre la concurrence du marché, il faut que les biens et les services soit mis dans un état anonyme, afin d’être identifiés de la même façon par tous les acteurs du marché : Boltanski & Thévenot, 1991.
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[10]
Le monde industriel inclut la coordination sur la base de critères, schémas, grilles, pour que l’action soit effective et réponde au besoin : Boltanski & Thévenot, 1991, р. 252-265; il agrandit le régime d’engagement dans le plan : Thévenot, 2006.
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[11]
La promesse est tenue, si on suit Paul Ricoeur, parce que : 1) en dépend le travail du maintien de soi et donc l’estime de soi; 2) quelqu’un compte sur toi et tu te sens lié à cette personne (et à ce pays dans notre cas – NK); 3) on contribue à la conviction commune qu’on peut avoir confiance dans la parole d’autrui (l’invité dépourvu de support matériel s’appuie beaucoup sur la parole – NK) : Ricoeur, 1992, р. 213.
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[12]
En souffrent en particulier ceux des nouveaux venus qui sont orientés vers la découverte du nouveau, vers l’exploration et l’appropriation de l’espace étranger. Аnna : « Je me sentais perdue – sans voiture, ici c’est le moyen principal de déplacement, sans téléphone ! Il s’ensuit que la liberté de déplacement est très limitée ! ».
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[13]
Sur le régime d’exploration, voir : Auray Nicolas, 2000. (Voir aussi : Auray, 2011 [ndlr].)
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[14]
Parfois la demande d’écrire quelque chose dans le journal prend un caractère, pourrait-on dire, obligatoire. Même l’auteure de ce travail a été soumise, après un de ses entretiens, à cette procédure. L’hôte a déclaré très sérieusement qu’aucun de ses invités n’était parti sans avoir écrit un mot. Ce journal était d’ailleurs de grande importance pour lui. Il était notamment source d’apaisement dans le cas de tristesse.
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[15]
Mark : « Quand je l’ai vu pour la première fois, j’ai dit que je n’allais pas y vivre. »