Notes
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[1]
Sur l’espace russe vu de l’étranger par des recherches ethnographiques, voir: Bogdanova & Gabowitsch, 2011. Pour un regard porté depuis la Russie sur le sort des humanités et sciences sociales dans ce pays en relation avec les apports de l’Ouest, voir l’article d’Oleg Kharkhordin (2015). Lui-même acteur majeur d’un renouveau de ces sciences sociales, il revient sur les difficultés à s’exporter qu’ont rencontrées les humanités russes en dépit des exceptions notoires de Yuri Lotman, bénéficiant de sa « stratégie d’universalisation », et de Mikhail Bakhtin, ayant permis à l’Europe de « se voir avec des yeux différents » (ibid., p. 1292). Sur les sciences sociales russes contemporaines, voir aussi: Dmitriev, 2005. Pour une perspective de haut vol assortie d’un diagnostic pessimiste sur l’avenir des sciences sociales, à l’Est comme à l’Ouest, voir: Koposov, 2009.
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[2]
Voir notamment: « société civile » (Daucé, 2008); « public », « État » (Kharkhordin, 2005a); « mouvement social » (Clément, 2012, 2015b); « action collective » (Colin Lebedev, 2012). Quant au terme de « communauté », je le préfère ici à société ou collectivité pour couvrir toute espèce de construction de vie ensemble à spécifier par des modes de mise en commun et en différend, sans donc reprendre l’opposition entre société et communauté.
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[3]
Dina Khapaeva a mis au jour les modalités et effets de la construction d’un « autre anthropologique » dans une tradition culturelle des Russes qu’elle voit incompatible avec la démocratie (Khapaeva, 2012, 2014). Elle remonte aux expériences littéraires de perte du sens de la réalité (Khapaeva, 2013) pour comprendre « l’ombre d’un imaginaire couvrant les Lumières en Russie ».
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[4]
Un programme franco-américain animé avec Michèle Lamont (Lamont & Thévenot, 2000; Thévenot & Lamont, 2000) avait déjà conduit à étendre le cadre d’analyse de la dispute en public. La confrontation d’évaluations contrastées portant sur des questions publiques controversées (ethnicité, environnement, journalisme engagé, harcèlement sexuel, art, etc.) avait permis de poser les premiers jalons d’une grammaire libérale d’individus optant ou opinant en public.
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[5]
Ce qui n’empêche pas des analyses fines du champ couvert par la notion, qu’elles portent sur les « Russes d’en bas » (Berelowitch & Wieviorka, 1996), la reconversion de ceux d’en haut (Chmatko & Saint Martin, 1997), le blat (Ledeneva, 1998) ou le débat sur la dite notion (Désert, 2006). Récemment, Gábor Rittersporn a traité des « petites tactiques » ou « folkways » par lesquelles la vie quotidienne soviétique a remodelé le système: Rittersporn, 2014.
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[6]
Examinant « l’Islam à l’épreuve de la comparaison », Dakhlia marque quant à elle ses distances à l’égard d’« une vision de la culture comme négociation permanente » (2001, p. 1195-6).
Elle conseille de plutôt s’arrêter sur des objets matériels ou métaphoriques saisis à l’échelle « vernaculaire », du « lieu commun » et appréhendés « en travail » : « la notion de lieu commun, entendue en son sens littéral paraît spécialement décrire cette sorte d’auto-configuration ponctuelle de la culture: un lieu consensuel, une communauté de sens, où l’on se retrouve et s’y retrouve» (2001, p. 1189). Elle cite à ce propos Bernard Lepetit (1995a, 1995b). -
[7]
Ce n’est pas à l’école de la République que j’ai compris ce curieux petit pays à prétention universelle dénommé France, mais à la faveur de mon premier séjour professionnel durable aux États-Unis, aussi éprouvant que bénéfique.
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[8]
Sur les effets dans l’histoire de l’aveuglement et du ressentiment, voir les subtils examens critiques qu’en propose Marc Ferro (2015, 2007).
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[9]
Dès son travail de thèse, « Venir à la communauté. Une sociologie de l’hospitalité et de l’appartenance » (Stavo-Debauge 2009), Joan Stavo-Debauge a développé une approche originale et féconde de la communauté (politique) à partir du sort de l’étranger, ou nouveau venu, envisagé sous l’angle de la communauté qui accorde – ou non – l’hospitalité, mais aussi de ce qui est attendu, voire exigé, de l’arrivant (Stavo-Debauge, 2009, 2014). Stavo-Debauge a pris part aux premières réunions du programme franco-russe et fait bénéficier les participants de sa recherche en cours, ainsi que Marc Breviglieri et Luca Pattaroni.
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[10]
Avec le présent numéro, toutes les recherches effectuées dans le cadre du programme auront connu une publication – mentionnée dans le cours du présent article – élaborée par les auteurs à partir de leur contribution au rapport initial (Thévenot, 2005) qui est lui-même accessible via les archives HAL CNRS.
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[11]
Ce modèle d’un certain sens critique de l’injustice au nom du bien commun est aussi une des sources de l’Économie des conventions, courant critique de l’économie néoclassique qui remonte aux questionnements fondamentaux partagés par les sciences sociales, économiques et politiques.
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[12]
Sur ce point, voir la contribution de F. Daucé à ce même numéro.
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[13]
Sur la place du corps nourri dans le pouvoir russe: Kondratieva, 2002.
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[14]
Alors enseignant à l’Université européenne de Saint-Pétersbourg après un PhD de sciences politiques à l’université de Berkeley en 1996, il en est devenu le vice-recteur en 2005 avant d’être élu recteur en 2009.
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[15]
Et bien entendu l’analyse de « l’architecture de la protestation postsoviétique » qu’Anna Colin Lebedev propose dans ce numéro à partir des grandes manifestations russes et ukrainiennes des années 2010.
-
[16]
Alors enseignant à la Haute école d’économie à Moscou après une thèse de sociologie à l’EHESS (2000), Oleinik allait passer une habilitation en science économique à l’Institut central d’économie et de mathématique de Moscou, avant d’être recruté comme enseignant à la Memorial University of Newfoundland (St. John’s, Canada).
-
[17]
Dans la continuation de la thèse fondatrice de Marc Breviglieri « L’usage et l’habiter. Contribution à une sociologie de la proximité » (1999), un important programme collectif d’enquêtes ethnographiques de sociologie politique et morale avait porté sur la cohabitation – notamment en squats – (Breviglieri & Conein, 2003; Breviglieri, Pattaroni & Stavo-Debauge, 2004), mettant en évidence le travail – et sa fatigue – requis pour transformer des attachements de proximité en engagements publics et constructions d’une chose commune: Breviglieri 2003a, 2003b, 2009; Breviglieri & Pattaroni, 2005; Conein, 2003; Pattaroni 2003a, 2003b; Stavo-Debauge 2003a, 2003b, 2009, 2014.
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[18]
Voir aussi ses publications ultérieures: Daucé, 2008, 2010.
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[19]
À Memorial (Moscou et Saint-Pétersbourg), au Centre pour le développement de la démocratie et les droits de l’homme, au Comité des mères de soldats, au Comité Helsinki, à l’Institut pour les droits de l’homme, à l’Association antimilitariste radicale et à l’association Contrôle civique (Saint-Pétersbourg).
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[20]
Comme l’explique l’une des animatrices, « beaucoup d’entre vous sont venues avec leurs petites questions » (mnogo lûdi prišli so svoimi malenkimi voprosami); séminaire des mères de soldats de Saint-Pétersbourg, 19 mai 2004.
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[21]
Pour une analyse très complète des pratiques de cette association, prolongeant et affinant la démarche du programme, voir: Colin Lebedev, 2013.
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[22]
Jouant ici délibérément du tandem méthodologique constitué par le couplage de l’enquêteur étranger qui assume la stupidité ou l’inconvenance des questions qu’on ne pose pas – où dont on est censé connaître la réponse – et l’enquêtrice native qui compense au besoin par quelque geste de connivence avec son compatriote la niaiserie de celui mettant en péril la poursuite d’un dialogue confiant. Lorsque la grammaire des lieux-communs est très présente, non seulement il n’y a pas à expliciter ce qui reste dans l’implicite du lieu partagé, mais il ne convient pas de le réclamer. Alexis Berelowitch se souvient d’une enquête sur les liens informels confiée à des sociologues russes pour les entretiens. Nombre de réponses des enquêtés se perdaient – fâcheusement pour le sociologue français – dans le pointillé d’un: « mais, vous savez bien… ».
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[23]
On ne manquera pas d’évoquer à raison un équipement facilitant cette aussi rapide qu’intense communion dans l’humain: l’alcool. Cependant, pas plus que d’autres substances, il ne suffit à caractériser la mise en commun qui se produit alors et que nous avons introduite auparavant hors de toute ivresse éthylique.
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[24]
Voir notamment: Kharkhordine & Alapuro, 2010; Alapuro & Lonkila, 2012.
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[25]
« En reste des Lumières. Expressions du pour et du contre non conformes aux grammaires du détachement public » était le titre de la note de 2012 où j’introduisais cet axe de recherche pour le Groupe de sociologie politique et morale.
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[26]
L’analyse pionnière que Marc Ferro a proposée de la Révolution de 1917 (Ferro, 1967, 1980) a, comme on sait, traité de doléances remontant initialement dans des lettres, et mis en évidence le rôle d’institutions variées qui, localement et en proximité de la préoccupation de leurs membres, donnaient à entendre des voix diverses avant qu’elles ne fassent l’objet d’une « capture bureaucratique » dans la République des Soviets, la bureaucratisation s’exerçant aussi « par en bas » (Ferro, 1980, p. 119-123).
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[27]
M. Griesse discute le traitement des « subjectivités » soviétiques par Sheila Fitzpatrick et les historiens orientés vers l’analyse foucaldienne du discours, Igal Halfin et Berthold Unfried: Griesse 2008. Sur la consistance dynamique de la personne composée à partir de ses engagements multiples, voir l’essai de « biographie pragmatique » : Thévenot 2014b. Sur la façon dont la littérature russe rend particulièrement compte des rapports tendus entre ces engagements et leurs langages respectifs, de la critique de Boris Pasternak, à l’ironie de Mikhaïl Boulgakov et au lyrisme d’Andreï Platonov, voir: Thévenot 2006b.
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[28]
Également à partir d’échanges épistolaires se déroulant cette fois pendant la période brejnévienne, Larissa Zakharova a mis en évidence cette composition entre familiarité et engagement civique, à propos de l’action d’un membre de l’Union des écrivains, Natalija Četunova. active dans la défense des criminels du droit commun, elle entretient notamment avec l’un d’eux en prison, Viktor Nikolaevič Černyšev, dont elle obtiendra la grâce, des échanges épistolaires lourds de conséquence, parce que le détenu circule volontiers entre des émotions intimes et l’appel à des valeurs civiques, non sans exprimer des critiques bien senties dans certaines lettres ayant échappé à la censure (Zakharova, 2013).
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[29]
Gabowitsch (2016) souligne en outre que l’identification du régime d’exploration (Auray, 2011) est utile à la prise en compte des composantes contre-culturelles et artistiques de ces protestations. Sur cette contre-culture dès la période soviétique, voir: Zaytseva, 2008.
Le programme réunissant des chercheurs de Russie et de France, seniors et doctorants, était animé par Laurent Thévenot (Groupe de sociologie politique et morale) et Daniil Alexandrov (Université européenne de Saint-Pétersbourg).
Outre l’appui de l’Université européenne de Saint-Pétersbourg (ainsi que de la Carnegie Corporation de New York pour l’enquête d’Anna Kovaleva), il a bénéficié principalement d’un financement français du Centre national de la recherche scientifique (PICS n° 1630 de 2002) et du ministère de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche (décision d’aide n° 02 2 0379 du 29 octobre 2002 au titre de l’action concertée incitative « Internationalisation des sciences humaines et sociales »), ainsi que des aides de la Maison des sciences de l’homme (Paris), de l’Institut international de Paris-La Défense (IIPLD) et de l’EHESS.
Le rapport initial qui réunissait les contributions (en français, et en anglais pour certaines) d’Aurore Chaigneau (alors doctorante à l’Université de Paris X-Nanterre), Françoise Daucé (directrice du nouvellement créé Centre franco-russe en sciences sociales et humaines de Moscou de 2000 à 2002, puis enseignante à l’Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand), Anton Oleinik (enseignant à l’Université d’État de Moscou, à la Haute École d’Économie ainsi que, à partir de 2004, à la Memorial University of Newfoundland au Canada), Oleg Kharkhordin (enseignant à l’Université européenne de Saint-Pétersbourg), Nina Kareva (doctorante en cotutelle à l’EHESS et à l’Institut de sociologie de Moscou de l’Académie des sciences), Anna Kovaleva (doctorante à l’Université européenne de Saint-Pétersbourg), Olga Koveneva (doctorante en cotutelle à l’EHESS et à l’Institut de sociologie de Moscou de l’Académie des sciences), Laurent Thévenot (directeur d’étude à l’EHESS, alors directeur du Groupe de sociologie politique et morale), est disponible en ligne dans les archives HAL SHS: Thévenot 2005.
Sans contribuer à ce rapport, ont également pris part au programme en le faisant bénéficier de leurs savoirs: Marc Breviglieri, Martine Godet, Viktor Kaploun (tout au long du programme), Luca Pattaroni, Vadim Radaev, Joan Stavo-Debauge.
2 Espérer des recherches en Russie et sur la Russie qu’elles contribuent à un renouveau des sciences sociales et politiques générales est une attente qui ne manquera pas de susciter le scepticisme à l’Ouest (Thévenot 2017) [1]; les regards portés sur le monde russe conduisent couramment à le juger défaillant sous un rapport ou sous un autre. C’est néanmoins une telle attente audacieuse qui a animé le programme franco-russe « Des liens du proche aux lieux du public » de 2002 à 2006 Avec le recul d’une quinzaine d’années depuis son origine et en tenant compte de ses prolongements jusqu’en 2017, pouvons-nous considérer qu’il a répondu à cette attente ? Nous ne nourrissions évidemment pas quelque espoir d’illumination venant de l’Est, selon une idéologie messianique qui fait aujourd’hui retour en Russie. Notre projet était d’affiner des catégories d’analyse tenues pour internationales quoiqu’elles se montrent, en raison de leur dépendance à l’égard des sociétés occidentales où elles ont été élaborées, défaillantes à rendre compte de communautés qui s’écartent par trop des sociétés où elles ont vu le jour. Des contributions au program me l’ont montré, ainsi qu’un ensemble plus large de recherches ayant soumis à réflexivité critique ces notions à prétention internationale [2]. Sans aspirer à quelque sociologie proprement russe ou autrement nationale [3], mais en maintenant l’idéal d’une science transnatio-nale, nous avons cherché à amender et enrichir des catégories d’analyse [4]. Nous attendions en retour qu’un cadre d’analyse ainsi révisé nous fasse voir ce à quoi nous étions aveugles dans notre propre monde. Nous aspirions à tirer avantage du détour par la Russie pour affiner aussi notre regard sur l’Ouest et non pas seulement pour corriger des optiques déformantes servant à regarder l’Est de loin.
3 Cette expérience du détour comparatif a ouvert la voie à une approche du politique rapportant les pratiques diverses du conflit et du différend à diverses grammaires du commun au pluriel. Ces dernières offrent des cadres transversaux pour des comparaisons révélant leurs importances respectives et leurs combinaisons originales d’une aire culturelle à l’autre, comparaisons qui ne prétendent pas pour autant épuiser la diversité de ces cultures. Dans nos travaux antérieurs, nous avions posé les jalons d’une grammaire libérale en contraste avec celle de grandeurs adossées à des conceptions rivales du bien commun opposées dans des désaccords critiques radicaux (Boltanski & Thévenot, 1987, 1991; Thévenot, 2008). La pragmatique d’une communauté libérale repose sur la mise en forme publique de l’être humain en tant qu’individu choisissant selon son intérêt, le désaccord se limitant aux différences entre des préférences ou opinions individuelles exposées en public, et s’apaisant dans la composition d’un commun pluriel par négociation. La caractérisation d’une grammaire libérale a permis de spécifier le tournant historique dit néolibéral à partir du genre d’un « libéralisme normalisateur » qui gouverne par des standards (Thévenot, 1997). Les deux grammaires (« libérale » et « des grandeurs ») déjà mentionnées se distinguent ainsi par la mise en forme que requiert l’exigence publique de détachement à l’égard de préoccupations trop personnelles pour contribuer telles quelles au commun. La grammaire des grandeurs réclame un grand écart pour qualifier ces préoccupations au nom du bien commun. La grammaire libérale demande un écart moindre mais encore significatif pour passer de l’intime à l’expression d’un choix d’individus en public. Le détachement public – exprimé dans la distinction naturalisée entre public et privé – demeure tranché. Il méconnaît – et partant oppresse – la riche variété de « liens du proche » qui servent à d’autres types de confection du commun et du différend. Une autre grammaire n’est-elle pas disponible pour une telle confection, et comment opère-t-elle ? Les catégories des sciences sociales et politiques à prétention internationale ne sont-elles pas trop dépendantes d’une certaine histoire occidentale de l’espace public et des Lumières pour pouvoir saisir ce genre de confection ?
4 Pour aller plus loin, il fallait donc étendre l’enquête à un monde à la fois éloigné de la tradition politique libérale et riche de ces liens de proximité qui ne sont d’ordinaire fâcheusement saisis – et par les Russes eux-mêmes – que par la notion toute négative d’« informel » [5]. L’extension suscitée par le programme franco-russe allait permettre de combler des manques dans les catégories d’analyse et de porter au jour les tensions systématiques que les constructions d’un espace public détaché font peser sur les engagements de proximité. Les apports du programme ont conduit à identifier une grammaire d’affinités personnelles à des lieux-communs plus ouverte que les autres au proche et au local. Les enquêtes l’ont montrée particulièrement déployée dans le monde russe, mais nullement réservée pour autant à cette aire culturelle. Pas plus que la grammaire libérale n’est américaine, celle des lieux-communs n’est spécifiquement russe comme l’ont souligné des enquêtes ultérieures (Blok & Meilvang, 2015; Centemeri, 2015). Mais son poids en Russie aide à son examen que gênent les constructions d’un public détaché, le plus souvent présupposées par les recherches venant de l’Ouest, et leur accent sur la société civile et la démocratie participative. Des constructions très dissemblables, celle d’un public détaché de tous les attachements et celle d’un commun qui leur est plus hospitalier grâce à des lieux-communs, ne s’opposent pas en tant que cultures nationales mais coexistent dans notre modernité au sein des mêmes communautés nationales. En le reconnaissant, nous sommes mieux armés pour comprendre que la division du public et du privé requise par le libéralisme politique vient heurter de front une construction dans laquelle des liens d’affinité contribuent, de proche en proche, à la mise en commun à partir de lieux appropriés. En réaction à ce choc, se font entendre des appels réactionnaires, concomitants de mouvements sociaux localisés qui peuvent aussi participer d’une libéralisation en quête d’autonomie. Notre attente initiale d’enrichissement de catégories générales d’analyse allait conduire, à la faveur de recherches coopératives et comparatives entre Russie et France qui ont prolongé le programme, à un thème d’actualité politique brûlante, contribuant à élucider les tensions structurelles qui tiraillent un tissu politique européen près de se déchirer.
La Méthode de L’étranger : Éprouvante et Éclairante
5 Il y a bien des façons de comparer dans les sciences sociales, politiques et historiques, la plus courante étant encore de le faire sans le savoir. Faute d’expliciter le référent enfoui dans des catégories d’analyse fortement dépendantes de leur monde d’origine, leur utilisation dans un monde distant procède d’une comparaison aussi implicite qu’asymétrique. Parce que l’activité des historiens les conduit à un double comparatisme, temporel par profession et interculturel lorsqu’ils suivent les recommandations de Marc Bloch, leurs débats sont intenses à ce sujet. Jocelyne Dakhlia souligne que le comparatisme est « de toute façon, de manière explicite ou non, notre horizon de travail permanent » et qu’il faut l’exhiber et porter attention aux asymétries et défaut de parité dont il est porteur (Dakhlia, 2001, p. 1181). Dans Comparer l’incomparable, Marcel Detienne tire enseignement d’une vingtaine d’années de travaux en s’élevant contre l’enfermement disciplinaire et en défendant la collaboration entre historiens et anthropologues favorable à une comparaison à distance autour de questions anthropologiques transversales tels le rapport au passé et les pratiques de délibération (Detienne, 2000). Lui répondant, Lucette Valensi soutient plutôt « l’exercice de la comparaison au plus proche », qu’elle défend pour l’Islam à partir d’une familiarité entretenue qui permet de rendre compte de variations plutôt que d’en rester aux classifications de société qui font hiérarchie à partir d’un régime normal sous-entendu: simple/complexe, primitive/avancée, froide/chaude, etc., liste à laquelle nous ajouterons fermée/ouverte pour la comparaison qui nous occupe (Valensi, 2001). Nous la suivrons volontiers sur ces deux points avec toutefois les réserves suivantes. Dans la comparaison « au plus proche » qu’elle défend, L. Valensi s’en remet au modèle de Fredrik Barth, très prisé par les historiens en raison de la dynamique qu’il confère aux frontières. Mais elle ne tient pas compte du fait que cet auteur emprunte aux sociologues les catégories d’un interactionnisme (« négociation » entre « individus ») qui transporte sans distance réflexive une certaine construction du public de facture libérale là où il y aurait à s’interroger sur la variété des constructions en usage [6]. La réflexivité que mettent en avant Michael Werner et Bénédicte Zimmerman dans leur caractérisation d’une histoire croisée (Werner & Zimmerman, 2003, 2004) la distingue autant « du comparatisme – qui, idéalement, postule l’existence d’un point de vue extérieur permettant à la fois de construire des objets comparables et de leur appliquer des questionnaires analytiques communs – que des études de transfert – qui, le plus souvent, ne mettent pas en question leurs présupposés référentiels » (2003, p. 26). Il reste, comme le remarque J. Dakhlia à propos de cette féconde histoire croisée, qu’une approche par l’emprunt culturel ne suffit pas « à résoudre la question de la contiguïté ou de l’identité des cultures » (Dakhlia, 2001, p. 1181).
Ce que l’expérience de l’étranger coûte et rapporte
6 Dès le commencement de notre programme, un collègue russe confiait son expérience du regard porté par les chercheurs occidentaux sur la Russie. Sociologues et politistes de l’Ouest, remarquait-il malicieusement, sont plongés dans une grande perplexité. Ils déplorent d’abord le défaut d’espace public, et la faiblesse de la société civile qui devrait le soutenir. Puis, considérant les choses de plus près, ils sont amenés à faire le constat non moins affligeant du défaut d’espace privé. Nous autres pauvres Russes, concluait-il ironiquement, comment survivons-nous en manquant et de public et de privé ? Dans ce trait d’humour, nous retrouvons les thèmes du débat précédemment rapporté sur le comparatisme: son implicite, les asymétries et défauts de parité, le choc entre comparaison à distance et familiarité au plus proche. Le propos narquois est révélateur des obstacles rencontrés dans la démarche et dans l’objet de recherche de notre programme. La démarche porte des chercheurs de l’Ouest à travailler sur la Russie, sous le regard de collègues russes nourrissant à leur endroit le scepticisme que transmet l’ironie de l’histoire. Quant à l’objet de recherche, l’ironie en vise une formulation courante en termes d’opposition entre public et privé. En somme, l’anecdote offre un provoquant exergue à notre entreprise qu’elle paraît décourager d’entrée de jeu: le chercheur étranger se montre incapable d’appréhender la situation russe; ses catégories d’analyse ne saisissent qu’un ensemble vide.
7 L’anecdote est sans doute éclairante, mais pour le moins asymétrique. Elle pourrait même insinuer quelque posture encline à la fermeture: celle de l’indigène et de son ethnographe attitré lorsqu’ils tiennent leur monde pour inaccessible à l’étranger; ou pire, celle du « culturologue » – voire sociologue – russe prétendant œuvrer à une compréhension absolument « russe ». Notre programme a cherché, à l’inverse, à redresser la symétrie défaillante de part et d’autre, aux fins d’une extension d’un cadre d’analyse transversal moins biaisé, seule vocation possible d’une démarche de sciences sociales dignes de ce nom. Par sa conception et ses façons de faire, notre approche s’inscrit dans le débat des historiens. Elle procède d’une comparaison « à distance » à partir de questions anthropologiques transversales (les architectures et passages du proche au public ou au commun, les tensions qui en résultent), embrassant des savoirs disciplinaires multiples, jusqu’au droit. Mais elle ne se prive pas pour autant des bénéfices du regard « au plus proche », et cela pour deux raisons. Notre cadre d’analyse a été développé pour prendre en compte des engagements dans le proche et le familier, mal traités par l’interactionnisme. D’autre part, le programme a tablé sur des chercheurs(ses) qui bénéficient de cette familiarité avec le monde étudié. Il n’ignore pas non plus les mouvements de transfert, nombre de ces participants ayant connu des déplacements qui les ont rendus attentifs aux emprunts et aux différences. Loin du culte d’une ineffable spécificité russe, les chercheurs(ses) dont nous avons eu tant à apprendre disposent d’une expérience au moins biculturelle, en raison de leur parcours dans un monde non russe de l’Ouest. Certains sont passés d’un pays à l’autre, non sans déchirement mais en y gagnant une lucidité inestimable sur chacun des deux mondes. D’autres ont vécu dans un pays distant un temps suffisamment long pour dénaturaliser leur patrie [7]. Ce dédoublement réflexif, bénéfique autant que douloureux, renforce des traits caractéristiques de notre programme, de son dispositif et ses façons de faire, qui n’apparaissaient pas dans le débat précédent sur le comparatisme.
8 Nous nous sommes efforcés de susciter et exploiter l’expérience de l’étranger et de l’étrangeté. En retour du regard étonnant et détonnant que porte celui qui vient de loin, chacune des parties familièrement attachées à l’un des mondes peut attendre de l’autre une défamiliarisation qui lui permettra de distinguer ce à quoi elle demeurait aveugle. Ce mouvement commence dès la langue, où l’étranger peut distinguer ce qui est devenu invisible au natif, avant de recourir au savoir incomparable de ce dernier pour continuer l’enquête linguistique. L’opération de défamiliarisation qu’impose l’étranger rappelle celle qu’a magnifiée, à des fins esthétiques, l’école Formaliste russe à l’instigation de Viktor Chklovski et de sa notion d’ostranenie (Chklovski, 1965 [1917]), traduite en français par étrangisation (1973 [1923]). Nous avons cherché dans le programme à favoriser cette étrangisation croisée afin d’inciter à une réflexivité symétrique exigeante. Loin d’aplanir les difficultés, nous avons cherché à accentuer les tensions suscitées par la rencontre de l’étranger propre à favoriser la réflexivité. Le programme franco-américain antérieur avait déjà montré les bienfaits d’un dispositif tendu, centré sur le conflit, et cela à deux niveaux. Au niveau des objets d’enquête, le choix avait porté sur des lieux de troubles et désaccords, internes ou avec l’étranger, parce qu’ils révèlent des tensions riches d’enseignements. Au niveau de la discussion des résultats, le collectif avait réuni des chercheurs divers en sexe, âge, avancement dans la recherche (du senior au doctorant) et attaches culturelles. Les débats étaient chauds puisque le travail d’un(e) chercheur(se) sur l’autre pays était soumis à la réaction de personnes indigènes de ce pays. Disposant à la fois d’une connaissance directe de natif et d’une compétence savante de sociologue, ces indigènes s’irritaient volontiers de leçons données par des étrangers nécessairement ignorants…
9 Si important pour notre démarche, le rapport pénible et formateur de l’indigène au regard de l’étranger – l’être le plus distant du familier – fut en outre placé au centre de l’une des recherches comparatives. Elle portait sur l’apaisement d’une telle tension, requis – mais non toujours acquis – par l’hospitalité. L’engagement dans l’hospitalité d’étrangers qui se rapprochent, ses asymétries, efforts et malentendus, étaient au cœur du travail de Nina Kareva (voir sa note de recherche dans ce numéro). Elle a étudié la dynamique fragile du parcours d’hospitalité à domicile, précisant ses exigences à l’aide d’une enquête sur l’expérience de Russes à l’étranger et d’étrangers venant en Russie. Nourrie de sa propre expérience en France et aux États-Unis, elle a mis en évidence la lourde charge qui pèse sur l’étranger reçu à la maison et à qui l’hôte montre, dedans comme dehors, ce qu’il y a à voir et donc aussi ce qu’il y a à ne pas regarder. Là où il était attendu qu’elle s’émer-veillât sans cesse, celle qui regardait à côté et critiquait suscitait l’agacement de l’hôte en contrevenant à l’engagement hospitalier. Une réaction qui affleu-rait également chez les participants à nos rencontres, tout autant que chez le narrateur russe de l’anecdote initiale. Mais la recherche obligeait à examiner symétriquement l’autre côté, et à mesurer la charge pour l’un comme pour l’autre. La difficulté à envisager les deux côtés de l’expérience de l’étranger, les malentendus qui s’en suivent et suscitent rancœur, acrimonie voire haine, s’élargissent depuis l’expérience personnelle jusqu’à des antagonismes nationaux aujourd’hui à nouveau sensibles [8]. Cela a pu être observé dans l’enquête à partir du récit d’un physicien soviétique reçu aux États-Unis, dans les années 1980, chez des collègues américains. Avant même d’en arriver à ce qu’il a éprouvé, la simple description de son accueil suscite les jugements les plus contrastés de la part d’auditoires réputés experts, sociologues russes ou américains (Thévenot & Kareva, 2009; Thévenot & Kareva, 2017). Au lieu d’arrêter l’explication à un relativisme des coutumes, nous avons rapporté les modes divers d’hospitalité à des constructions du commun et du différend qu’il nous importait de distinguer. Dans la grammaire libérale du public, que met couramment en avant la société d’immigration nord-américaine, le nouveau venu est traité en individu autonome prenant part au public par ses choix (préférence, intérêt) au même titre que les membres déjà accueillis dans la communauté. En revanche, dans la grammaire d’affinité personnelle par lieux-communs qui occupe une place importante dans le monde russe – sans être plus « nationale » que la précédente, ni exclusive d’autres constructions en usage – le nouveau venu est étranger à ces lieux-communs et donc initialement incapable de communiquer (au sens de faire du commun) par leur truchement en les investissant personnellement. Le naturel du pays traite en conséquence l’étranger – pour autant que ce dernier ne soit pas pris comme ennemi – avec un soin particulier eu égard à ses manques, tel un enfant que l’on accompagne en le tenant par la main. Au regard de la grammaire libérale, cet accueil est jugé étouffant en ce qu’il crée de fâcheuses dépendances gênant l’autonomie de l’individu dans sa liberté de choix. Symétriquement, au regard de la grammaire des lieux-communs, l’accueil libéral est jugé des plus déficients en raison de son manque d’égard pour l’étranger [9]. Le bénéfice du détour par l’étranger, dans une perspective symétrique, apparaît ici lorsqu’il est nourri d’une interrogation anthropologique transversale: selon quelles modalités de mise en commun et en différend la communauté est-elle maintenue, alors même que des différences inépuisables y font obstacle ?
La Politique Comme Transformation D’attaches Personnelles et Locales dans la Mise en Commun et en Différend
10 Les contributions au programme [10] ont abouti à des résultats qui nourrissent une réflexion d’actualité sur les relations tendues entre des attachements personnels et locaux et le détachement d’espace public que suppose le débat démocratique, réflexion qui nous éclaire sur les populismes dans leurs relations avec une critique populaire. Pour apprendre de la Russie en bénéficiant de l’approche comparative réflexive que nous venons d’introduire, encore faut-il renouveler l’abord du politique et de la politique en remontant des institutions et organes de gouvernement jusqu’aux opérations et dispositifs encadrant l’accord et la discorde en commun. Développée dans le geste d’une sociologie pragmatique de la critique et de l’engagement, cette approche s’est d’abord intéressée aux façons de faire du commun – « communiquer » dans ce sens et non celui de la transmission d’une information – à partir d’« investissements de formes » (Thévenot, 1986) conventionnelles (normes, standards, classifications, coutumes, etc.) qui dotent les acteurs de pouvoirs de coordination. De tels pouvoirs canalisent les expressions du désaccord selon deux modalités: le rapport conflictuel entre des formes plurielles reposant sur des assises temporelles et spatiales discordantes; les rapports tendus entre la forme qui généralise et assure ainsi un pouvoir de coordination, et les sacrifices qu’elle requiert au même titre que tout investissement – tel l’investissement productif qui suspend une consommation immédiate. La recherche entreprise avec Luc Boltanski sur Les économies de la grandeur (Boltanski & Thévenot, 1987, 1991) a relié les formes prétendant à une légitimité publique – dont les pouvoirs de coordination s’en trouvent renforcés – à des ordres d’évaluations (grandeurs) répondant à certaines exigences [11]. La quête de légitimité repose sur la qualification de ces formes pour une certaine conception du bien commun, et sur les épreuves pratiques de qualification. Le genre de public mu par la critique au nom de grandeurs plurielles de bien commun a pu être situé parmi d’autres « grammaires du commun au pluriel », à la faveur de programmes comparatifs coopératifs, dont le programme franco-russe. Une autre extension concomitante a conduit à distinguer des modes d’engagement des personnes en quête de divers types de bienfaits apportés par leur rapport à elles-mêmes et aux autres, via leur environnement matériel, du plus personnellement familier au plus publiquement justifiable (Thévenot, 2006a). La notion d’engagement propose un opérateur de continuité propice à une approche de l’identité personnelle ni trop rigide et collective, ni aussi labile et subjective que dans les visions postmodernes. Les engagements entretiennent des temporalités et spatialités diverses: l’aise de l’engagement familier est ancrée dans un passé habitué et un entour à portée de main; l’excitation de l’engagement exploratoire est relancée par le présent renouvelé d’un entourage changeant (Auray, 2011); l’engagement en plan entretient la confiance en un soi projeté dans l’avenir et il est soutenu par la saisie fonctionnelle de l’environnement. Ces engagements multiples d’une même personne se chevauchent et se recouvrent en partie, concourant à maintenir une personnalité à la fois dynamique et consistante. L’architecture d’engagements pluriels est à l’origine du cheminement ardu que requiert la composition politique d’un commun et d’un différend à partir d’engagements de proximité n’ayant pas d’emblée un format public ou commun. Une première opération de mise en commun de ce qui affecte passe par une mise en forme qui apprête à la communication. La construction du commun demande en outre à ce que soient reconnues des différences per-tinentes dans ce qui affecte les membres de la communauté. Selon le mode de construction politique, une différence est privilégiée aux dépens d’autres qui lui sont sacrifiées, canalisant le genre de différend pris en compte dans la composition du commun. Avec la première opération de mise en commun, la seconde opération de composition constitue la matrice de grammaires du commun et du différend (Thévenot, 2008).
11 Les contributions du programme franco-russe se sont diversement réfé-rées à la sociologie pragmatique de la critique et des engagements, introduisant des ajouts ou critiquant des manques. La référence partagée a favorisé la cohérence des résultats, leur mise en discussion et leur cumul. Ordonnons ici les enseignements du programme en allant du plus personnellement proche au plus commun et en suivant des appuis diversement communicants, des plus intimes aux plus communs: le corps lui-même dans la charge sexuelle et séduisante qui met en rapport; l’habitat qui donne lieu à cohabitation; l’environnement urbain et de nature qui s’ouvre à des usages multiples confron-tés dans les mêmes lieux; et enfin l’humanité déclinée depuis la maison (-mère) jusqu’à la (mère-) patrie et au-delà. C’est en respectant de telles voies de passage qu’une démocratie s’avère plus populaire qu’uniquement représentative ou participative, ménageant une expression conviviale qui mêle l’ironie à la critique [12]. Mais c’est aussi à partir de certaines modalités de mises en commun du proche qu’elle peut virer à des populismes autoritaires entre les mains de gouvernants dominateurs.
En commun par les corps émus et mus : liaisons de sexe, d’amitié, de séduction politique
12 Pour communiquer, l’équipement le mieux distribué parmi les êtres humains est aussi le plus intime: le corps affecté par ce qui le meut et l’émeut (Thévenot, 1995; Livet & Thévenot 1997; Livet 2002) [13]. Ce corps fait l’objet de diverses transformations selon qu’il est pris dans des engagements de plus ou moins grande proximité avec d’autres. Deux jeunes chercheurs russes conviés à prendre part au projet menaient des recherches originales sur ce corps dans le rapport aux autres et les manifestations de pouvoir, depuis les liens personnels jusqu’au pouvoir politique.
13 O. Kharkhordin avait publié un ouvrage remarqué sur les pratiques ayant façonné l’individu sous le régime soviétique (Kharkhordin, 1999) [14]. Assises sur un collectif que l’on pourrait qualifier de grandeur civique, elles s’en écartaient par des modes de « révélation de l’individu » selon les termes de Kharkhordin. Sans en rester à l’origine sociale, les purges de 1933 avaient donné lieu à la formulation officielle de la « révélation par les actes » (na dele proiavliali sebia) d’un soi prouvé par ces actes (dokazat’ na dele), « actes effectifs » servant à mettre publiquement au jour la face cachée d’individus à double face (dvulichie, dvurushnichestvo; ibid., p. 168, 181). Nous retrouvons aujourd’hui l’importance de tels actes effectifs personnels portés à la connaissance commune, comme fondement de l’édification du commun par un faire en commun. Des recherches récentes sur les mobilisations locales nous font voir des acteurs particulièrement soucieux d’actes effectifs ou « réels » (Clément, 2012, 2015a, 2015b; Zhuravlev, 2016) [15]. Le programme franco-russe tout entier a mis au jour les conséquences politiques de la place accordée aux engagements de proximité dans un faire ensemble, aidé d’une sociologie pragmatique attentive à la variété des modalités du faire et de la pratique.
14 Dès son premier ouvrage, Kharkhordin abordait un thème qui allait devenir central dans son œuvre, celui de l’amitié, depuis l’amitié des amis chers jusqu’à l’amitié politique (Kharkhordin 2005b, 2009). Il portait attention aux « collectifs informels » dans l’ombre des collectifs officiels, dont nombre de chercheurs sur le monde russe ont souligné l’importance, voyant dans l’ouvrage d’Alexandre Zinoviev Le communisme comme réalité (1981 [1980]) la synthèse de cette « vie informelle du collectif formel » (Kharkhordin, 1999, p. 322). Kharkhordin concluait que « l’objectification de l’individu repose en Russie sur des pratiques de surveillance mutuelles horizontales entre pairs, plutôt que sur la surveillance hiérarchique des subordonnés par des supérieurs caractéristique de l’Ouest » (ibid., p. 355). Dans le cadre du programme, il entendait préciser les communications amicales à partir des choses qui entretiennent ce commun et qui, dans l’engagement familier, prolongent la personne de ses effets personnels. Parce qu’ils imposaient un régime public sur un engagement qui ne l’est pas, les entretiens de l’enquête ont cependant peiné à faire ressortir les moments éprouvants que l’amitié s’efforce d’oublier (Kharkhordin & Kovaleva, 2005, 2010). Parmi les trois « types de reproches acceptables » dans l’amitié qu’Oleg Kharkhordin et Anna Kovaleva ont identifiés, le premier dénonce des conduites qui « désertent, diminuent ou subvertissent complètement la sphère d’existence partagée », le deuxième des comportements qui exploitent cette sphère dans des comportements ina-micaux tels que rumeurs et racontars, le troisième critique un rapprochement plus intime encore que l’amitié qui « introduit un nouveau régime pragmatique, un engagement que beaucoup de Russes désignent par un mot qu’offre leur langue pour dire à la fois la proximité spatiale et sexuelle: blizost’ » (Kharkhordin & Kovaleva, 2005). Kharkhordin réunit ces trois reproches en autant d’« attentions que portent les amis aux choses » mises en commun, le troisième reproche visant l’ami(e) qui « veut que toutes choses soient en commun » (Kharkhordin, 2016, p. 230) y compris le corps.
15 La place du corps sexuel dans la construction d’un commun, non seulement intime ou amoureux mais aussi professionnel ou politique, était le thème d’enquête et de recherche choisi par A. Oleinik dans le cadre du programme franco-russe (Oleinik, 2005a, 2010). Il prolongeait une recherche antérieure qui avait conduit à associer son auteur au programme. Publiée en français (puis traduite en russe et en anglais), l’analyse d’un large ensemble d’enquêtes quantitatives et qualitatives en terrain difficile (univers carcéral en Russie, Kazakhstan et France) apportait un éclairage précieux sur une question politique de première importance: le pouvoir et l’autorité imposés qui prennent appui sur le corps et la violence physique (Oleinik, 2001, 2011) [16]. L’auteur défendait la thèse d’une similitude profonde de la « petite » société carcérale et de la société post-soviétique dans son entier. Bien visible par la diffusion de la langue argotique, des thèmes et valeurs issus d’une culture carcérale, le rapprochement tenait à une congruence des modèles d’« autorité imposée » – selon ses termes – qui gouvernent tant la petite que la grande société. Ainsi, une façon très appréciée d’être ensemble (« traîner ») dans un espace commun était dénommé tusovka, terme désignant initialement les promenades des détenus dans les zones communes réservées à cet effet. A. Oleinik nous décrit un modèle fondé sur des relations personnalisées et localisées, dont la violence débute par l’empiètement sur un espace familier de la part d’un autre détenu, et dont l’hostilité s’exerce particulièrement à l’égard de tout ce qui se trouve à l’extérieur, de tous les « étrangers ». Vie publique et vie privée ne sont pas séparées dans le cadre de la « petite » société et l’auteur observe dans la prison, comme dans les sociétés post-soviétiques, une absence de médiation entre l’autorité légale et la vie quotidienne des citoyens, absence caractérisant l’autorité imposée. Cette analyse vient amender le point de vue d’Alain Touraine, lorsque ce dernier remarquait à propos des sociétés d’Amérique latine: « De quel droit considère-t-on que le mélange de vie privée et de vie publique est plus “primitif ” que leur séparation ? » (Touraine, 1988, p. 159). S’agit-il simplement d’un « mélange » de vie privée et de vie publique ? N’y a-t-il pas lieu d’identifier des architectures du plus personnellement proche au plus commun, que la distinction privé/public empêche de distinguer ? Dans la continuation de son analyse de l’autorité imposée en prison, A. Oleinik a proposé de contribuer au programme franco-russe avec un thème de recherche, qui allait s’avérer lui aussi très prometteur. Tout comme l’amitié se substitue aux liens sociaux formels dans les sociétés post-soviétiques selon Vladimir Shlapentokh (1984), la diffusion des relations sexuelles au-delà de l’intimité ne répond-elle pas au faible détachement d’une sphère publique autonome, ces relations constituant alors le ciment de constructions sociales variées y compris institutionnelles ? L’enquête empirique a étayé cette hypothèse. Élargissant la question du harcèlement sexuel déjà traitée dans le programme franco-américain antérieur (Saguy 2000), Oleinik montre comment le lien sexuel déborde un engagement intime et familier et se transporte tel quel dans des engagements professionnels, voire publics, sans que le corps impliqué soit transformé conformément aux exigences de ces autres régimes. Cette analyse permet d’éclairer une modalité de pouvoir imposé qui s’affranchit d’assises conventionnelles et institutionnelles défaillantes pour s’incarner dans la force du corps sexuel, expression « brute » de pouvoir selon les termes d’A. Oleinik. Quoique portant principalement sur la Russie, son enquête est non moins éclairante pour la politique à l’Ouest. Elle permet de repérer la place, dans diverses modalités de pouvoir et d’autorité, d’un corps plus ou moins investi dans des formes conventionnelles, y compris dans cet état « brut » servant notamment aux leaders populistes (de Vladimir Poutine à Donald Trump).
En commun par cohabitation dans les lieux : depuis ses petites affaires jusqu’aux parties communes
16 Si le corps est l’équipement le mieux distribué dont disposent les êtres humains pour faire du commun, vient ensuite, avec davantage d’extériorité, l’habitat. Afin de poursuivre l’analyse des transformations par lesquelles le plus personnellement proche participe d’une mise en commun et de formes de coordination faisant autorité, le programme portait sur la vie ensemble lorsqu’elle se déroule au plus près d’une cohabitation et non pas seulement dans les espaces publics de délibération tenant à distance toute proximité [17]. Nous avons déjà mentionné les apports antérieurs de l’enquête en univers carcéral qu’avait dirigée et largement effectuée lui-même A. Oleinik. L’enquête comparative que nous avons proposée dans le programme franco-russe portait sur l’apprentissage de la vie en commun dans le cadre de foyers universitaires (Russie, France, États-Unis) et recoupait la précédente en raison de la promiscuité imposée par un habitat collectif discipliné. En revanche, les constructions du commun étaient beaucoup plus diverses, variant d’une chambrée à l’autre. À une autorité traditionnelle ethnique incarnée en personne par un « sage » réglant les différends conformément à la grandeur domestique, s’opposait une grandeur civique de solidarité égalitaire voire un « vrai communisme », sans parler des ouvertures découvrant une grammaire libérale d’autonomie individuelle. Puisqu’un article du présent dossier intitulé « En commun, en différend. Attachements familiers et détachements publics dans l’apprentissage politique de la vie ensemble en foyer étudiant (Russie, France, Etats-Unis, Brésil)» est consacré à cette enquête, contentons-nous de souligner ici qu’elle a offert un terrain d’observation d’une communication par lieux-communs qui allait conduire à identifier une grammaire du commun au pluriel plus accueillante aux liens du proche que la grammaire des grandeurs plurielles ou la grammaire libérale d’individus optant. Au sein du foyer russe, on repère ces lieux-communs dans leur ancrage spatial, couloir par lequel les chambrées communiquent, bains, ou encore cuisine bien connue pour son mode de mise en commun. Au-delà d’un partage d’espaces, la grammaire des lieux-communs est caractérisée par l’investissement personnel et émotionnellement chargé dans des références « communes ». Le terme « commun » ne doit pas faire illusion: les contours des lieux-communs ne sont pas strictement assurés, la coïncidence des références personnellement investies n’étant jamais garantie d’une personne à l’autre, à la différence de qualifications conventionnelles. Alors que les commentateurs mettent le plus souvent en avant la place du « nous » et du « nôtre », comme s’il s’agissait d’un collectif ou d’une communauté holistes, l’analyse pragmatique plus précise fait ressortir l’investissement personnel intime dont témoigne le « je ». Les références sont empruntées à la littérature, au cinéma, à la chanson, ou plus largement à un fonds commun dont la désignation ordinaire par le terme culture ne permet guère de préciser la pragmatique spécifique de mise en commun. Elle ne procède pas de l’interprétation multiple d’un signe, symbole ou code, mais de l’engagements intime et ému avec de tels lieux-communs auxquels d’autres personnes sont attachées, selon un mode d’investissement très personnel.
17 Poursuivant l’analyse de l’action qui convient, nous avons placé au centre du concept d’engagement le rapport d’appropriation entre la personne et son environnement, entendu dans sa dépendance mutuelle: un certain mode d’agent, ou sujet humain, repose sur un entourage qui doit être approprié selon certaines formes – convenables. Aussi avons-nous situé la propriété dans une perspective non limitée à la possession privative qui figure au cœur du droit libéral. Ce faisant, nous avons rencontré une longue histoire d’un droit non réduit à cette forme d’exclusive. C’est pourquoi il importait de prendre au sérieux le droit soviétique de propriété, qui s’écartait à l’évidence de cette tradition libérale. Poursuivant l’examen des dispositifs et modalités de la mise en commun dans la cohabitation, la contribution d’Aurore Chaigneau au programme considérait le logement en immeuble: « Le droit à l’épreuve de son usage. Engagements et coordination dans l’habitat collectif en Russie » (Chaigneau, 2005). Sa thèse de juriste portait sur un droit de propriété en profonde mutation après la fin du régime soviétique. Pour le programme franco-russe, elle avait été complétée d’une enquête sur les usages divers des propriétés dans les logements collectifs, suivant l’architecture des engagements qui offrait un cadre d’analyse adéquat. Cette contribution ayant conduit à deux articles publiés dans la RECEO (Chaigneau, 2007, 2012), nous nous limiterons ici aux enseignements concernant le passage d’engagements dans le proche à la mise en commun et en différend. A. Chaigneau a mis en relation les engagements des choses du proche dans le logement et les parties communes, et une doctrine soviétique de l’appropriation par l’usage qui, loin de la possession libérale par l’individu propriétaire, peut être associée à une qualité de citoyen travailleur auquel sont attribués des besoins légitimes au regard de ce travail. Cette appropriation par l’usage est formalisée dans un droit de propriété qui, à la différence du droit libéral, se montre accueillant vis-à-vis de l’engagement familier, au prix d’une confrontation compliquée par les usages pluriels et l’absence de frontières nettes entre propriétés. A. Chaigneau souligne que l’« habitant-usager » prime encore sur le propriétaire après la fin de la période soviétique. L’engagement collectif dans les cours et les immeubles continue à être supposé « citoyen » dans le sens d’une solidarité de grandeur civique que prônait le gouvernement soviétique, alors que les collectifs et autorités, comme les chefs d’immeubles, réglant les actions ensemble et les différends demeurent marqués par une grandeur domestique.
En commun par le partage de lieux urbains et de nature : « prendre soin », « retrousser ensemble les manches », protester
18 Continuons à accompagner les changements d’engagement, des plus corporellement intimes jusqu’aux plus consolidés par des lieux, objets et équipements communs. Et restons attentifs aux cheminements escarpés des acteurs pour atteindre ces communs. Nous accédons maintenant à un niveau plus élevé de mise en commun qu’implique le partage d’espaces urbains et de nature. O. Koveneva a abordé les constructions de communautés politiques en France et en Russie en étudiant comment les gens vivent ensemble dans un espace urbain de nature, la forêt de Meudon aux portes de Paris et le parc moscovite classé de Krylatskoye (Koveneva, 2011a). Considérant les façons dont sont traités les usages très divers des lieux, et réglés les différends à leur égard, Koveneva se montra fort surprise de ce que, en France, un tel différend fût immédiatement traduit dans une concertation publique au nom de « l’intérêt général » (de grandeur civique) réunissant des représentants de l’association de pêcheurs, de la société batracologique, de l’Office national des forêts, de la mairie et du groupe écologique de bénévoles « Vivent les étangs de Meudon ! » (Koveneva, 2011b). Ce détachement public dis-qualifiait le faire quotidien des pêcheurs et bénévoles attachés aux lieux dont ils prenaient soin, eux qui mettaient la main à la pâte et s’indignaient: « Nous, on fait le travail que vous ne faites pas ! Nous essayons d’entretenir les berges depuis longtemps ! » Du côté russe, le groupe écologique La Source (Rodnik) procédait avant tout de ce travail en commun sur les lieux, dite « participation à l’œuvre commune » (učastie v obŝem dele) entre des « amis-edinomyšlenniki », Koveneva remarquant de retour de France que cependant ces « militants locaux freinent la remontée des petites tensions jusqu’au niveau des débats publics » (ibid.). O. Koveneva, accoutumée aux petits arrangements locaux et pratiques entre usagers soviétiques et russes, s’est étonnée du si fort détachement public que requièrent les dispositifs de concertation largement déployés en France et centrés sur les arguments des grandeurs civique et industrielle. Son regard l’a rendue vigilante aux effets de ce détachement, qui oppresse les « aménagements à la petite semaine » en les disqualifiant – et à ce qu’il réclame d’apprentissage, même en France (Koveneva, 2011b). La bénévole Mathilde rédige de longues descriptions de ses promenades dans l’entourage sylvestre de Meudon qui lui est devenu familier. Mais lorsqu’elle en fait état au cours des réunions de son association, tançant le « comportement scandaleux » des promeneurs ou s’émouvant de la découverte d’une nouvelle plante ou fleur à protéger, elle subit le rappel à l’ordre du président. Il l’enjoint de contenir ses émotions et de ne pas s’écarter d’un « ordre du jour » qui engage fermement dans le régime du plan. Or les sentiments sont intenses dans une mise en commun où chaque personne investit personnellement le lieu-commun, selon un raccourci entre l’intime et ce lieu qui occasionne un court-circuit et la décharge d’une émotion forte. Dans le parc russe, l’affinité avec la nature passe par de tels lieux-communs (« colline », « ravin », « pré ») parmi lesquels prévaut la source. À son côté, un panneau affiche une citation: « Ici il ne suffit pas de voir/Il faut prendre le temps d’un regard/Pour que le cœur se remplisse/D’un amour clair/ Ici il ne suffit pas d’entendre,/Il faut prêter l’oreille » (Koveneva, 2011a, I.3.2). Issus d’un poème de Nicolas Rylenkov, ces vers figurent aussi sur la liste des « citations recommandées à la mémorisation pour l’examen d’État de fin d’études en littérature et langue russe », dans les sujets « nature russe » et « petite patrie » (ibid.). La source résonne ainsi d’un fragment littéraire bien connu et ayant fait l’objet d’un apprentissage scolaire. Loin de la référence littéraire distinctive que constituerait le plus souvent une citation de vers en France, le lieu-commun repose sur un support matériel qui en fait l’objet d’une fréquentation pratique ordinaire, qu’il s’agisse de texte, image, musique ou espace physique. La communication, ainsi que le soin apporté à l’entretien du lieu-commun, comportent des actes et pratiques débordant les discours que mettent en avant les grammaires d’un public détaché. Si tout le monde ne marche pas pieds nus dans le ruisseau, ni ne boit l’eau de la source, chacun s’en approche, met les mains sous le jet d’eau, se lave les mains et le visage en jouissant en outre de la rencontre avec d’autres affiliés à la source (ibid.). Se soucier du lieu-commun et communiquer par son entremise procèdent d’un faire ensemble qui n’est pas pour autant mu par quelque « principe supérieur commun » sur lequel s’adosse une grandeur conventionnelle publique.
En commun par humanité: depuis l’hospitalité à la maison, jusqu’à la mère patrie et à la commune humanité
19 Achevons notre parcours des transformations du personnellement proche en un commun pluriel. Considérons maintenant la plus grande des extensions conçues au regard de l’humain, celle qui fait précisément appel à l’humanité en toute généralité. La contribution au programme réalisée par Françoise Daucé (Daucé, 2005) portait sur « Les associations de défense des droits de l’homme en Russie » et traitait donc d’une telle extension, lorsqu’elle prend appui sur la formulation juridique de tels droits de l’homme [18]. Ses observations ont mis en évidence des spécifications de l’humanité commune, et notamment les grandeurs de bien commun qui prévalent dans les argumentations et les dispositifs spatiaux mis en œuvre par les associations étudiées [19]. Il est apparu que la grandeur civique égalitaire d’intérêt général était loin d’être la seule à qualifier les dires et les faire. Elle entre en compromis avec celle de l’efficacité (grandeur industrielle), du marché concurrentiel ainsi que de la grandeur domestique. Les observations portant sur le Comité des mères de soldats de Saint-Pétersbourg font apparaître des dispositifs et un travail explicite des animatrices pour ménager un espace hospitalier à la grandeur domestique et à un engagement plus familier (via les petites annonces), aidant en outre les participantes à changer de format pour atteindre un détachement public. Les animatrices invitent les participants à poser leurs « petites questions » (malenkie voprosy [20]), les inscrivent au tableau et les classent pour ensuite transmettre au public les « informations importantes » (važnye informacii) relatives à ces questions, distribuant des extraits de la Constitution russe et des textes juridiques (ibid.) [21]. Cette procédure de transformation, de changement de format de la question, rejoint les observations et analyses rapportées dans la section précédente. Même lorsque l’organisation aide dans l’acheminement des préoccupations personnelles jusqu’au niveau d’une humanité mise en forme selon les droits de l’homme, l’humain fait l’objet de formatages selon des modalités plus spécifiques de mise en commun, des grandeurs de bien commun ou encore des mises en commun ouvertes au plus proche.
20 Quoique offrant un horizon extrêmement vaste à la mise en commun, l’humain se prête ainsi à une déclinaison, depuis le plus abstrait de la commune humanité – que nous avions identifiée au fondement de tous les ordres de grandeur (Boltanski & Thévenot, 1991) – jusqu’au plus concret de la rencontre avec un autrui saisi dans son humanité. Une contribution au programme a traité spécifiquement d’une telle rencontre concrète d’où est contemplée l’humanité, lieu du proche par excellence puisqu’il s’agit de la maison. En accueillant chez soi une personne des plus distantes, il n’est plus que l’humain à pouvoir servir de fondement a priori pour une communication. Cette personne distante est l’étranger accueilli à la maison, qu’a étudié N. Kareva à partir de son enquête sur l’hospitalité entre Russes et étrangers (Kareva 2005 et, dans ce numéro, son article: «S’engager dans l’hospitalité à l’expérience de l’étranger»). Les observations de N. Kareva nous montrent que la « maison » d’où est accueillie l’humanité de l’étranger connaît elle-même une géométrie variable, depuis la maison domicile jusqu’à la maison-mère qu’est la mère-patrie. Jusque dans cette référence ultime pour communiquer, voire communier, nous constatons une déclinaison de l’humain selon la relation à autrui. Dans l’accueil hospitalier selon divers lieux-communs, cette déclinaison s’écarte de la « commune humanité » que nous avons trouvée au fondement de l’espace public de justification et de critique au nom de grandeurs de bien commun (Boltanski & Thévenot, 1991). Remarquons en outre, en relation avec la question populiste qui s’invite aujourd’hui à nouveau, qu’en considérant l’étranger depuis une maison qui peut s’élargir jusqu’à une patrie, le risque est grand d’introduire la figure de l’ennemi, en lieu et place de l’hôte, selon une tension inhérente à l’hospitalité. Faisant barrage à ce risque de clôture en hostilité (Thévenot & Kareva, 2009, 2017), le contrefeu d’une ouverture absolue en humanité ne prend pas appui sur l’espace potentiellement clos d’une maison ou d’une mère-patrie.
21 La source d’une telle ouverture peut être religieuse, voire cosmique. Un personnage majeur de la défense du parc de Krylatskoe, de passé soviétique et fort engagé dans l’association La Source, ne fait pas seulement valoir un impératif écologique en critiquant les pouvoirs en place mais déploie une solidarité civique inlassable dans les activités collectives et jusque dans des suites judiciaires données aux protestations, tout en faisant montre d’un soin attentif à l’entretien local des lieux menacés. Le tableau très complet qu’a proposé O. Koveneva de la gamme de ses engagements ne donne aucune indication d’un engagement religieux – le personnage n’hésite pas à criti-quer certaines menées du pope sur l’espace du parc. Alors que nous passions de longs moments avec lui et O. Koveneva sur les lieux, j’ai donc posé de but en blanc la question: « Êtes-vous croyant ? » [22]. Il s’immobilisa et resta interdit de surprise. Puis, plongeant son regard dans le mien, répondit: « Évidemment, sinon je n’aurais rien fait de ce que j’ai fait. » Mis en confiance, il poursuivit et déploya une position courante dans le monde russe (Agadjanian & Rousselet, 2010). Distant à l’égard de l’église instituée et de sa hiérarchie, il exprimait sa foi en l’aide qu’apportent des êtres humains d’esprit saint, éventuellement laïcs, qui débordent les institutions ecclésiales pour pénétrer au cœur de l’humain. Comme nous cheminions sous une haute futaie, il poursuivit en levant la tête et, d’un ample geste, en dirigeant sa main vers le faîte des arbres. De même qu’Althusser disait son marxisme congruent avec son catholicisme dans une solidarité chrétienne, notre interlocuteur cherchait dans l’appel de cette cime à communiquer un credo dans l’humain, tout à la fois spirituel et civique.
22 De si intenses moments de communication – communion – dans l’humain ne sont pas nécessairement aussi religieux, transcendants, voire cosmiques. Couramment remarqués par l’étranger qui vit et travaille en Russie, ils se manifestent notamment à l’occasion de rencontres festives apparemment des plus prosaïques. Ainsi en est-il des parties de chachliki (partage de brochettes autour d’un feu de bois improvisé) que, contre toute réglementation écologique, la directrice du parc de Krylatskoe non seulement tolère mais pour lesquels elle accepte l’équipement durable de foyers… Aux fins d’un simple moment de convivialité ? Une scène vécue parmi d’autres montre qu’il y a plus. Russes et Français coopérant dans un programme européen en entretenant pour certains d’entre eux de très vifs conflits. Ils se retrouvent un soir dans un parc pour partager des chachliki sur les bords de la Moskova autour d’un feu de bois. À la faveur d’une constellation de lieux-communs partagés dans un agencement qui se poursuit et s’intensifie avec guitare et chants, les personnages se dépouillent non seulement de leurs inimitiés mais plus amplement de tous leurs états statutaires pour se retrouver, tous engagements confondus, à nu d’humain [23]. Pour désigner un tel moment, il m’est venu l’expression « Humanity Reset », provocante par le rapprochement qu’elle suggère avec la réinitialisation d’un ordinateur. Elle évoque la radicalité, com-blée d’espérance, d’une opération de remise à zéro de l’humain, dans un effacement de tout statut et qualification, moment puissamment émouvant au retentissement sensuel et sensible. Précisons que cet Eden indifférencié ne fonde pas une politique tenable pour une communauté. Il n’est atteint que dans une suspension, les protagonistes se retrouvant le lendemain à nouveau aux prises avec leurs qualités respectives et leurs antagonismes, dans les architectures complexes et tendues de communautés organisées.
Au-Delà des Liens Informels : Des Politiques Rapprochées des Gens
23 Dans une brève dernière partie conclusive, tirons des résultats précédents et de recherches internationales ultérieures qui les ont enrichis [24] quelques enseignements pour aborder une question politique à l’ordre du jour. Depuis le lancement du programme franco-russe, elle a pris une importance majeure, et non pas seulement en Russie. Elle n’est toutefois pas simple à désigner d’un mot qui risque de la réduire. Dans La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Pierre Rosanvallon inverse la formule de « montée en généralité » située au centre de l’analyse de la légitimité dans les Économies de la grandeur (Boltanski & Thévenot, 1987) et largement popularisée depuis, pour diagnostiquer une « descente de généralité » (Rosanvallon, 2008). La formulation séduisante d’une inversion ne permet toutefois pas d’approfondir les relations politiques à une proximité qui reste alors envisagée depuis le général ou le collectif du public, le rapprochement n’étant vu qu’en tant que déplacement vers le particulier ou l’individuel. C’est précisément en (auto)critiquant les limites du modèle des grandeurs conçu depuis la généralité d’un public, que nous avons renversé la perspective et traité le proche, non comme le particulier d’un général ou l’individuel d’un collectif, mais dans ce qu’il suppose d’engagements propres, en deçà du public. Dans un programme collectif consacré aux « Politiques du proche » et finalement publié en une série d’articles (notamment: Auray, 2007; Breviglieri, 2005; Breviglieri, Stavo-Debauge & Pattaroni, 2003; Normand, 2003; Thévenot, 2006a), nous avons suivi le mouvement des politiques sociales et éducatives qui se rapprochaient de leurs bénéficiaires en mettant en cause le compromis entre grandeurs civique et industrielle qui fonde l’État social dit providence, et en critiquant son caractère anonyme et paternaliste. L’action politique elle-même s’est rapprochée, la représentation élective étant contestée par des protestations s’ancrant dans un territoire, des lieux, des occupations, et tablant sur les bienfaits de la proximité et de ses attaches (Thévenot, 2002). Dans la gamme des actions et réactions, la frontière a cessé d’être tranchée et étanche entre une critique radicale de gauche qui soupçonne la distance représentative, et un discrédit des institutions que porte traditionnellement l’extrême droite. La confusion à l’Est brouillant cette polarité politique majeure, qui consternait les commentateurs de l’Ouest, l’a atteint à son tour jusqu’à l’extrême Ouest étatsunien dans ce qui est désigné comme une nouvelle vague populiste. Sans entonner l’antienne d’un effacement de cette polarité, nous trouvons fécond de traiter conjointement ce qu’une politique rapprochée peut offrir d’assise populaire à une gauche critique, et comment elle peut d’autre part alimenter des mouvements réactionnaires de droite extrême. Plus précisément que les analyses classiques du populisme, notre cadre nous permet ce traitement parallèle, et les enseignements du programme franco-russe nous y invitent. Le détachement d’un espace public marqué par une grandeur civique de solidarité collective anonyme – incontournable pour une politique émancipatrice – se montre en effet insuffisant pour assurer durablement un soutien populaire, et tend même à opprimer des attachements qui comptent dans une adhésion confiante et constante. Les réactions qui s’en suivent nourrissent des politiques réactionnaires. Un mouvement restrictif de l’héritage des Lumières est porteur de ce risque politique. Il handicape en outre les sciences sociales nées de ce mouvement et auxquelles font défaut les catégories pour traiter du proche en relation avec le commun, question monopolisée par une pensée réactionnaire et historiquement contre-révolutionnaire. Contentons-nous ici de dresser les grandes lignes de ce nouveau développement qui prend appui sur des acquis du programme franco-russe et ses suites [25].
24 La grammaire d’affinités personnelles à des lieux-communs, avons-nous souligné, se prête comme les autres au différend. Un différend certes moins radical que dans la critique d’une grandeur de bien commun dénoncée au nom d’une autre, et même moins marqué que le conflit estompé en divergence d’opinion, préférence et intérêt individuels, selon la grammaire libérale. La diversité des lieux-communs, ainsi que l’inégale ampleur de la communication qu’ils soutiennent, autorisent cependant entre eux des variations d’associations et de dissociations qui expriment accords et désaccords. Cette modalité de concorde et de dissension se prête à une grave altération de cette grammaire qui conduit à des politiques de fermeture communautaire se réclamant d’un nationalisme et nourrissant des populismes. Un premier mécanisme de distorsion s’explique simplement à partir de la grammaire: les lieux-communs sont alignés, ou plutôt emboîtés les uns dans les autres pour ne plus apparaître qu’intégrés dans un seul grand lieu qui les comprend tous et les unifie. Dans la contribution de N. Kareva consacrée à l’hospitalité, nous avons repéré l’extension de la maison en une patrie qui figure la communauté entière accueillant l’étranger dans son humanité. En Russie, le patriotisme ne saurait être confondu immédiatement avec un nationalisme xénophobe et réactionnaire, ainsi que l’ont précisé des recherches récentes sur ce sujet (Daucé, 2009; Daucé, Désert, Laruelle, Le Huérou & Rousselet, 2010). Il reste que le réagencement de lieux-communs est facilité par l’absence du genre de contrainte qu’impose le cadre de cohérence des grandeurs de bien commun. Cette absence facilite les manœuvres politiques d’unification nationaliste, entraînant la pragmatique intimement personnelle et émotionnelle de lieux-communs qui mettent en communication des familiers. Un deuxième mécanisme importe pour éclairer la façon dont les populismes soutiennent l’autoritarisme d’un meneur. Il découle du cas de figure où le lieu est lié, voire se confond avec une personne. Ce cas n’est pas rare puisque les auteurs pourvoyeurs de lieux-communs littéraires sont eux-mêmes confi-gurés en lieux-communs. Mais la configuration prend un autre tour lorsque la personne-lieu-commun est vivante et dotée d’une fonction politique. La conjonction des deux mécanismes précédents est couramment réunie dans des politiques populistes autoritaires.
25 La grammaire des lieux-communs n’éclaire pas seulement ce par quoi des politiques autoritaires populistes sont rapprochées et disposent d’une assise populaire. Elle permet de préciser des configurations historiques politiquement opposées, quoique partageant certaines composantes communes. Appréhendée à partir d’une architecture des engagements, des plus proches aux plus publics, l’histoire soviétique et russe est riche d’enseignements politiques pour l’Ouest, quant aux modalités selon lesquelles des engagements civiques peuvent se conjuguer avec des relations familières et intimes [26]. Plutôt que d’envisager des « subjectivités » assujetties à la force des discours, ou des capacités individuelles de leur manipulation [27], l’historien Malte Griesse a examiné l’intégration politique de vies de Vieux Bolchéviques survivants, explorant tous les niveaux et modes de leurs engagements et communication, depuis les plus civiques jusqu’aux plus familiers et intérieurs mis au jour à partir de correspondances et de journaux intimes (Griesse, 2011) [28]. À côté de ces vies bolchéviques puissamment civiques, les moments de dégel et d’ouverture critique dans l’histoire soviétique, de même qu’à l’Ouest les périodes d’une gauche débordant l’assise large de partis communistes français et italien, donnent à réfléchir sur les conditions historiques d’une puissante gauche populaire critique capable de faire obstacle au populisme réactionnaire. Ayant décomposé les vagues successives de la critique, notamment soixante-huitarde (Thévenot, 2009), l’analyse porte alors sur la place de compromis durables entre des équipements de grandeur civique et des lieux-communs propices à des communications intenses et émotionnelles entre affinités personnelles (Thévenot, 2014a) que stabilisent des organisations sociales, associatives, culturelles, conviviales et festives gravitant autour d’institutions civiques. Des entités qualifiées selon la grandeur civique et ses épreuves éventuelles font alors simultanément office de lieux-communs favorables à des communications beaucoup plus rapprochées.
26 Un autre chantier collectif de recherche portant sur la Russie dans son histoire politique récente nous éclaire sur les ruptures et fragilités de tels compromis. L’après soviétique souffre d’une disqualification de la grandeur civique de solidarité confondue avec une langue de bois officielle détachée de la réalité, ce discrédit ayant brisé les compromis passés avec des lieux-communs et abouti à l’affirmation apolitique de la politique qui n’est paradoxale qu’en apparence. Faute de leur engagement civique, les représentants politiques sont si déconsidérés que les actions collectives de protestation et d’action politique se déploient localement dans un faire en commun – en prenant soin de lieux-communs – qui est affiché comme apolitique. Comment de telles protestations pourraient-elles à nouveau s’articuler avec des actions politiques impliquant un public et une solidarité de grandeur civique ? L’analyse conjointe et systématique de ces protestations et de la vague publiquement plus visible d’oppositions aux élections falsi-fiées en 2011-12, permet d’avancer sur la question. Le débat entre Mischa Gabowitsch (2016) et Karine Clément (2012, 2015a, 2015b) sur les possibilités et modalités d’articulation entre les protestations locales attachées à des lieux-communs et souvent élevées contre la « politique », et des critiques d’espace public énoncées sur des places publiques, contribue à préciser les transformations requises pour un tel cheminement [29]. Loin de ne concerner que la Russie, un tel débat, soutenu par un solide ensemble d’enquêtes collectives, est de première importance pour traiter l’évolution historique des modes de protestation à l’Ouest, au Nord comme au Sud.
27 La Russie contemporaine est, par ses objets et ses recherches, un laboratoire d’analyse de l’ouverture de la protestation et du politique au plus proche, mais aussi du risque de monopolisation des lieux-communs par un pouvoir autoritaire populiste. Les démocraties occidentales, aujourd’hui elles aussi atteintes de populisme, ne sauraient ignorer les précieux enseignements de ce laboratoire. La coopération avec des collègues russes et travaillant sur la Russie y contribue en même temps qu’elle permet d’élaborer une sociologie dépassant certains ancrages historiques et culturels qui en limitent la portée même à l’Ouest.
Bibliographie
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- Zinoviev Alexandre (1981 [1980]), Le communisme comme réalité , Paris: Julliard, « L’âge d’homme » (trad. par Jacques Michaut).
Notes
-
[1]
Sur l’espace russe vu de l’étranger par des recherches ethnographiques, voir: Bogdanova & Gabowitsch, 2011. Pour un regard porté depuis la Russie sur le sort des humanités et sciences sociales dans ce pays en relation avec les apports de l’Ouest, voir l’article d’Oleg Kharkhordin (2015). Lui-même acteur majeur d’un renouveau de ces sciences sociales, il revient sur les difficultés à s’exporter qu’ont rencontrées les humanités russes en dépit des exceptions notoires de Yuri Lotman, bénéficiant de sa « stratégie d’universalisation », et de Mikhail Bakhtin, ayant permis à l’Europe de « se voir avec des yeux différents » (ibid., p. 1292). Sur les sciences sociales russes contemporaines, voir aussi: Dmitriev, 2005. Pour une perspective de haut vol assortie d’un diagnostic pessimiste sur l’avenir des sciences sociales, à l’Est comme à l’Ouest, voir: Koposov, 2009.
-
[2]
Voir notamment: « société civile » (Daucé, 2008); « public », « État » (Kharkhordin, 2005a); « mouvement social » (Clément, 2012, 2015b); « action collective » (Colin Lebedev, 2012). Quant au terme de « communauté », je le préfère ici à société ou collectivité pour couvrir toute espèce de construction de vie ensemble à spécifier par des modes de mise en commun et en différend, sans donc reprendre l’opposition entre société et communauté.
-
[3]
Dina Khapaeva a mis au jour les modalités et effets de la construction d’un « autre anthropologique » dans une tradition culturelle des Russes qu’elle voit incompatible avec la démocratie (Khapaeva, 2012, 2014). Elle remonte aux expériences littéraires de perte du sens de la réalité (Khapaeva, 2013) pour comprendre « l’ombre d’un imaginaire couvrant les Lumières en Russie ».
-
[4]
Un programme franco-américain animé avec Michèle Lamont (Lamont & Thévenot, 2000; Thévenot & Lamont, 2000) avait déjà conduit à étendre le cadre d’analyse de la dispute en public. La confrontation d’évaluations contrastées portant sur des questions publiques controversées (ethnicité, environnement, journalisme engagé, harcèlement sexuel, art, etc.) avait permis de poser les premiers jalons d’une grammaire libérale d’individus optant ou opinant en public.
-
[5]
Ce qui n’empêche pas des analyses fines du champ couvert par la notion, qu’elles portent sur les « Russes d’en bas » (Berelowitch & Wieviorka, 1996), la reconversion de ceux d’en haut (Chmatko & Saint Martin, 1997), le blat (Ledeneva, 1998) ou le débat sur la dite notion (Désert, 2006). Récemment, Gábor Rittersporn a traité des « petites tactiques » ou « folkways » par lesquelles la vie quotidienne soviétique a remodelé le système: Rittersporn, 2014.
-
[6]
Examinant « l’Islam à l’épreuve de la comparaison », Dakhlia marque quant à elle ses distances à l’égard d’« une vision de la culture comme négociation permanente » (2001, p. 1195-6).
Elle conseille de plutôt s’arrêter sur des objets matériels ou métaphoriques saisis à l’échelle « vernaculaire », du « lieu commun » et appréhendés « en travail » : « la notion de lieu commun, entendue en son sens littéral paraît spécialement décrire cette sorte d’auto-configuration ponctuelle de la culture: un lieu consensuel, une communauté de sens, où l’on se retrouve et s’y retrouve» (2001, p. 1189). Elle cite à ce propos Bernard Lepetit (1995a, 1995b). -
[7]
Ce n’est pas à l’école de la République que j’ai compris ce curieux petit pays à prétention universelle dénommé France, mais à la faveur de mon premier séjour professionnel durable aux États-Unis, aussi éprouvant que bénéfique.
-
[8]
Sur les effets dans l’histoire de l’aveuglement et du ressentiment, voir les subtils examens critiques qu’en propose Marc Ferro (2015, 2007).
-
[9]
Dès son travail de thèse, « Venir à la communauté. Une sociologie de l’hospitalité et de l’appartenance » (Stavo-Debauge 2009), Joan Stavo-Debauge a développé une approche originale et féconde de la communauté (politique) à partir du sort de l’étranger, ou nouveau venu, envisagé sous l’angle de la communauté qui accorde – ou non – l’hospitalité, mais aussi de ce qui est attendu, voire exigé, de l’arrivant (Stavo-Debauge, 2009, 2014). Stavo-Debauge a pris part aux premières réunions du programme franco-russe et fait bénéficier les participants de sa recherche en cours, ainsi que Marc Breviglieri et Luca Pattaroni.
-
[10]
Avec le présent numéro, toutes les recherches effectuées dans le cadre du programme auront connu une publication – mentionnée dans le cours du présent article – élaborée par les auteurs à partir de leur contribution au rapport initial (Thévenot, 2005) qui est lui-même accessible via les archives HAL CNRS.
-
[11]
Ce modèle d’un certain sens critique de l’injustice au nom du bien commun est aussi une des sources de l’Économie des conventions, courant critique de l’économie néoclassique qui remonte aux questionnements fondamentaux partagés par les sciences sociales, économiques et politiques.
-
[12]
Sur ce point, voir la contribution de F. Daucé à ce même numéro.
-
[13]
Sur la place du corps nourri dans le pouvoir russe: Kondratieva, 2002.
-
[14]
Alors enseignant à l’Université européenne de Saint-Pétersbourg après un PhD de sciences politiques à l’université de Berkeley en 1996, il en est devenu le vice-recteur en 2005 avant d’être élu recteur en 2009.
-
[15]
Et bien entendu l’analyse de « l’architecture de la protestation postsoviétique » qu’Anna Colin Lebedev propose dans ce numéro à partir des grandes manifestations russes et ukrainiennes des années 2010.
-
[16]
Alors enseignant à la Haute école d’économie à Moscou après une thèse de sociologie à l’EHESS (2000), Oleinik allait passer une habilitation en science économique à l’Institut central d’économie et de mathématique de Moscou, avant d’être recruté comme enseignant à la Memorial University of Newfoundland (St. John’s, Canada).
-
[17]
Dans la continuation de la thèse fondatrice de Marc Breviglieri « L’usage et l’habiter. Contribution à une sociologie de la proximité » (1999), un important programme collectif d’enquêtes ethnographiques de sociologie politique et morale avait porté sur la cohabitation – notamment en squats – (Breviglieri & Conein, 2003; Breviglieri, Pattaroni & Stavo-Debauge, 2004), mettant en évidence le travail – et sa fatigue – requis pour transformer des attachements de proximité en engagements publics et constructions d’une chose commune: Breviglieri 2003a, 2003b, 2009; Breviglieri & Pattaroni, 2005; Conein, 2003; Pattaroni 2003a, 2003b; Stavo-Debauge 2003a, 2003b, 2009, 2014.
-
[18]
Voir aussi ses publications ultérieures: Daucé, 2008, 2010.
-
[19]
À Memorial (Moscou et Saint-Pétersbourg), au Centre pour le développement de la démocratie et les droits de l’homme, au Comité des mères de soldats, au Comité Helsinki, à l’Institut pour les droits de l’homme, à l’Association antimilitariste radicale et à l’association Contrôle civique (Saint-Pétersbourg).
-
[20]
Comme l’explique l’une des animatrices, « beaucoup d’entre vous sont venues avec leurs petites questions » (mnogo lûdi prišli so svoimi malenkimi voprosami); séminaire des mères de soldats de Saint-Pétersbourg, 19 mai 2004.
-
[21]
Pour une analyse très complète des pratiques de cette association, prolongeant et affinant la démarche du programme, voir: Colin Lebedev, 2013.
-
[22]
Jouant ici délibérément du tandem méthodologique constitué par le couplage de l’enquêteur étranger qui assume la stupidité ou l’inconvenance des questions qu’on ne pose pas – où dont on est censé connaître la réponse – et l’enquêtrice native qui compense au besoin par quelque geste de connivence avec son compatriote la niaiserie de celui mettant en péril la poursuite d’un dialogue confiant. Lorsque la grammaire des lieux-communs est très présente, non seulement il n’y a pas à expliciter ce qui reste dans l’implicite du lieu partagé, mais il ne convient pas de le réclamer. Alexis Berelowitch se souvient d’une enquête sur les liens informels confiée à des sociologues russes pour les entretiens. Nombre de réponses des enquêtés se perdaient – fâcheusement pour le sociologue français – dans le pointillé d’un: « mais, vous savez bien… ».
-
[23]
On ne manquera pas d’évoquer à raison un équipement facilitant cette aussi rapide qu’intense communion dans l’humain: l’alcool. Cependant, pas plus que d’autres substances, il ne suffit à caractériser la mise en commun qui se produit alors et que nous avons introduite auparavant hors de toute ivresse éthylique.
-
[24]
Voir notamment: Kharkhordine & Alapuro, 2010; Alapuro & Lonkila, 2012.
-
[25]
« En reste des Lumières. Expressions du pour et du contre non conformes aux grammaires du détachement public » était le titre de la note de 2012 où j’introduisais cet axe de recherche pour le Groupe de sociologie politique et morale.
-
[26]
L’analyse pionnière que Marc Ferro a proposée de la Révolution de 1917 (Ferro, 1967, 1980) a, comme on sait, traité de doléances remontant initialement dans des lettres, et mis en évidence le rôle d’institutions variées qui, localement et en proximité de la préoccupation de leurs membres, donnaient à entendre des voix diverses avant qu’elles ne fassent l’objet d’une « capture bureaucratique » dans la République des Soviets, la bureaucratisation s’exerçant aussi « par en bas » (Ferro, 1980, p. 119-123).
-
[27]
M. Griesse discute le traitement des « subjectivités » soviétiques par Sheila Fitzpatrick et les historiens orientés vers l’analyse foucaldienne du discours, Igal Halfin et Berthold Unfried: Griesse 2008. Sur la consistance dynamique de la personne composée à partir de ses engagements multiples, voir l’essai de « biographie pragmatique » : Thévenot 2014b. Sur la façon dont la littérature russe rend particulièrement compte des rapports tendus entre ces engagements et leurs langages respectifs, de la critique de Boris Pasternak, à l’ironie de Mikhaïl Boulgakov et au lyrisme d’Andreï Platonov, voir: Thévenot 2006b.
-
[28]
Également à partir d’échanges épistolaires se déroulant cette fois pendant la période brejnévienne, Larissa Zakharova a mis en évidence cette composition entre familiarité et engagement civique, à propos de l’action d’un membre de l’Union des écrivains, Natalija Četunova. active dans la défense des criminels du droit commun, elle entretient notamment avec l’un d’eux en prison, Viktor Nikolaevič Černyšev, dont elle obtiendra la grâce, des échanges épistolaires lourds de conséquence, parce que le détenu circule volontiers entre des émotions intimes et l’appel à des valeurs civiques, non sans exprimer des critiques bien senties dans certaines lettres ayant échappé à la censure (Zakharova, 2013).
-
[29]
Gabowitsch (2016) souligne en outre que l’identification du régime d’exploration (Auray, 2011) est utile à la prise en compte des composantes contre-culturelles et artistiques de ces protestations. Sur cette contre-culture dès la période soviétique, voir: Zaytseva, 2008.