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Article de revue

La Pologne au coeur de l’Europe, de 1914 à nos jours. Histoire politique et conflits de mémoire. Georges Mink, Paris : Buchet-Chastel, 2015, 660 pages.

Pages 190 à 195

Notes

  • [1]
    En anglais dans le texte.
  • [2]
    En français dans le texte.
English version

1 Que faire pour d’un côté ne pas oublier notre propre passé et de l’autre qu’il ne nous submerge pas outre mesure, que « les morts ne gouvernent pas les vivants » ? D’une certaine façon, tout le livre de Georges Mink est une tentative de réponse à ces questions fondamentales posées en conclusion.

2 De nombreuses synthèses ont déjà été écrites sur l’histoire de la Pologne au XXe siècle, mais le livre du sociologue polono-français est en comparaison exceptionnel, au moins pour un aspect. L’auteur développe constamment sa narration sur deux niveaux : les événements, qui constituèrent le fil conducteur de l’histoire de la Pologne, de l’éclatement de la première guerre mondiale à nos jours, et parallèlement une analyse continuelle des « jeux mémoriels ». Pour le lecteur polonais, ces derniers vont probablement être associés au concept populaire depuis plusieurs années de « politique historique ». Selon Mink, il s’agit cependant de quelque chose de plus : d’un espace dans lequel l’État, conduisant sa politique envers le passé, est un acteur parmi d’autres. Les autres sont les organisations sociales, comme Karta, qui mène depuis de nombreuses années indépendamment des structures étatiques un dialogue avec la partie ukrainienne sur les questions contestées de l’histoire commune des deux pays durant les années quarante. Cela peut aussi être des institutions publiques, mais formellement indépendantes du pouvoir étatique, comme l’Institut de la mémoire nationale en Pologne et les institutions similaires ouvertes dans la plupart des pays postcommunistes, les musées historiques, les médias qui profitent de l’intérêt pour l’histoire mais qui y contribuent souvent d’une façon très simplifiée, tabloïdisée. Dernièrement, en Pologne, les reconstitutions historiques sont devenues populaires, elles font partie du boom[1] culturel visant à relire le passé à travers sa « revitalisation » et jouent ainsi un rôle historique auprès du public actuel. C’est sans aucun doute le meilleur exemple d’une façon de démocratiser l’histoire qui n’a plus besoin désormais de la médiation des chercheurs, ni du soutien du pouvoir étatique et qui montre par là même que la culture de masse ne respecte plus ni frontière, ni tabou dans l’exposition de la douleur et de la mort. Ce peut être la reconstruction de l’exécution de Katyn, les déportations des juifs de Bedzin au camp d’extermination ou la reconstitution du massacre de Polonais par les indépendantistes ukrainiens de l’UPA en Volhynie, pour les besoins de laquelle a été brûlée une fermette (spécialement construite à cette fin). Enfin, les historiens participent eux-mêmes aux « jeux de mémoire » en jouant plusieurs rôles, de la défense de l’autonomie de leur discipline à l’inscription enthousiaste dans les usages politiques que les partis ou les gouvernements font de l’histoire. Le passé n’est donc en aucun cas un espace fermé, mais tout au contraire un champ de litiges qui frémissent autour de son interprétation, lui donnant un sens contemporain, construisant en se basant sur lui une légitimation pour gouverner ou simplement pour discréditer les adversaires politiques et idéologiques.

3 Ce qui est revigorant dans le livre de Mink, c’est qu’il montre que ce n’est pas un phénomène propre aux dernières décennies (bien qu’évidemment nous ayons des moyens d’expression complètement nouveaux pour évoquer les temps antérieurs), mais un phénomène apparaissant avec la renaissance en 1918 de la République. Le meilleur exemple est le litige sur l’action de chaque politicien et de chaque groupe au sujet de l’indépendance et du choix de cette date fondatrice. Après le coup d’État de mai 1926 du maréchal Pilsudski, ses partisans plaidèrent pour la date du 11 novembre, car ce fut ce jour-là en 1918 que Jozef Pilsudski reçut le pouvoir des mains du Conseil de Régence, organe composé de personnalités polonaises et créé par les puissances occupantes autrichienne et prussienne afin d’administrer leurs secteurs d’occupation en Pologne. Elle devint fête nationale assez tardivement, en 1937 seulement. Les nationalistes réunis au sein de l’Endecja (mouvance politique s’inspirant des idées de leur leader Roman Dmowski), dès le début, minimisèrent l’importance de l’action armée des Légions et soulignèrent les mérites politiques et diplomatiques de Dmowski aux côtés de l’Entente victorieuse. Ils promouvaient donc la date du 18 juin 1919, date de la signature du traité de Versailles, qui sanctionnait l’ordre européen d’après-guerre et donc l’existence de l’État polonais. Enfin, la gauche démocratique, le Parti polonais socialiste (PPS) et le Parti paysan polonais-Libération (PSL-Wyzwolenie) se réclamèrent du 7 novembre. En effet, c’est le 7 novembre 1918 que, profitant de la dissolution de l’Autriche-Hongrie et de la défaite prévisible du Reich, des activistes indépendantistes de ces deux partis, emmenés par Ignacy Das-zynski, créèrent à Lublin un gouvernement de la Pologne indépendante qui n’exista que quelques jours. Pour toutes ces interprétations, des fondements historiques ont été fabriqués, le plus efficace se situant dans le camp pilsudskien, qui ouvrit l’Institut de recherche sur l’histoire récente de la Pologne, devenu après 1937 l’Institut Jozef Pilsudski, ainsi que le magazine Indépendance. Quant à l’opinion du camp nationaliste, elle était représentée par des historiens éminents comme Wladyslaw Konopczynski et Julian Krzyzanowski tandis que Roman Dmowski lui-même écrivit une grande œuvre intitulée La politique polonaise–La reconstruction de l’État polonais.

4 Jusqu’à un certain point, cela rappelle les litiges contemporains sur l’année 1989, les mérites comparés des différents milieux et des symboles. Ce peut être la « table ronde », les élections du 4 juin, la formation du gouvernement de Tadeusz Mazowiecki ou d’autres dates comme les élections présidentielles, les premières élections entièrement libres au Parlement (1991) ou – comme le veulent certains – la formation du gouvernement de Jan Olszewski (1992) ? Tout comme les litiges de la Seconde République sur le thème de la genèse de l’indépendance, bien que souvent très violents et brutaux, ont produit aussi d’excellents travaux historiques, de même après 1989, une discussion analogue a eu lieu en Pologne avec deux tendances distinctes. Les travaux d’historiens qui ont résisté à l’épreuve du temps sont ceux qui ont maintenu une distance vis-à-vis de l’urgence politique. La controverse au sujet du « mérite » et des « fautes » a principalement été alimentée par les médias, prenant parfois des formes complètement aberrantes, détachées de tout fait.

5 Dans son livre, Georges Mink utilise constamment le concept de « gisements mémoriels », se démarquant de la terminologie classique de « lieux de mémoire » forgée dans les années quatre-vingt par le célèbre chercheur français Pierre Nora. Ce terme est selon Mink trop statique et suggère que certains événements et symboles perdurent sous une forme inchangée pendant des décennies. Pourtant ils sont constamment lus de façon nouvelle, utilisés par les différents acteurs des jeux de mémoire, avec en outre des résultats variables. Un exemple de l’un des probablement plus grands succès de réactivation politique d’un « gisement mémoriel » inactif depuis des dizaines d’années est l’intérêt croissant ces derniers temps pour la résistance anticommuniste. La fascination pour les « soldats maudits » – aucun autre nom, hormis ce néologisme inconnu de ces soldats résistants, n’est plus employé – est partagée par les travaux des historiens, les reconstitutions historiques, les musiciens, les supporteurs, les hommes politiques et les médias. Durant ces dernières années, le culte des « soldats maudits » a été inscrit sur les drapeaux des groupes de droite mais ce sujet, traité par une poignée d’historiens et de passionnés au début des années quatre-vingtdix, est devenu seulement après un élément de la mémoire politique et officielle. Il était sûrement la meilleure réponse au besoin d’une interprétation de l’histoire unilatérale, blanche ou noire, souvent aussi à un radicalisme fondamentalement contemporain et à des postulats anti-establishment.

6 Mink analyse également un tout autre exemple : celui d’une tentative avortée de réactiver d’autres « gisements mémoriels », en l’occurrence l’insurrection de Grande Pologne. Celle-ci éclata dans les derniers jours de décembre 1918 et se solda par le rattachement de cette région, qui avait appartenu au Reich prussien durant la période des partages, à l’État polonais alors en formation. Contrairement aux insurrections contre l’Empire russe – en novembre 1830 et en janvier 1863 – ou à la guerre polono-bolchévique des années 1919–1920, elle n’est presque pas présente dans la mémoire collective en dehors de la Grande Pologne. Elle fut pourtant un succès obtenu avec peu de pertes humaines, et un exemple d’intelligence politique et diplomatique qui permit d’acquérir le soutien clé des grandes puissances victorieuses de l’Entente pour les affaires polonaises. Bronislaw Komorowski a tenté de modifier cet état de fait en organisant en décembre 2013 des cérémonies de commémoration à grande échelle du déclenchement de l’insurrection. Le drapeau des insurgés fut accroché à la statue du prince Jozef Poniatowski, dans la rue Krakowskie Przedmiescie devant le palais présidentiel, et des photos des combattants de Grande Pologne furent projetées sur un écran géant. Dans son discours, le président félicita les habitants de Grande Pologne d’avoir remporté la seule victoire insurrectionnelle de l’histoire polonaise et souligna aussi la tradition de travail « organique » (nom donné en Pologne à l’approche positiviste caractéristique de cette région). Ce travail visait à recouvrer l’indépendance non pas par des insurrections, ce qui correspond à la tradition romantique, mais par le maintien de l’esprit national polonais à travers le développement économique social et culturel. Rien ne montre que cette tentative de réactiver ce « gisement mémoriel » ait eu des résultats durables quels qu’ils soient ou une résonance plus large. Cela est indubitablement dû au fait que cet événement ne fait pas partie de la tradition romantique qui domine toujours la mémoire historique polonaise. J’ajouterai encore que cette dernière a été formée par-dessus tout par l’expérience historique du secteur russe et plus récemment – au moment de la guerre – par la perspective des Polonais vivant dans le gouvernement général, où l’État polonais clandestin (la résistance polonaise intérieure liée au gouvernement en exil de Londres) était le plus fort et où s’étaient déroulées les insurrections de Varsovie. L’expérience des autres régions, le secteur prussien ou, dans le cas de la dernière guerre, les terres rattachées au Reich, était marginalisée dans la mémoire historique.

7 Les « gisements mémoriels » sont exploités non seulement dans une perspective intérieure, nationale mais aussi dans les relations entre nations et États. Georges Mink s’est déjà intéressé auparavant aux « jeux mémoriels » conduits en Europe centrale et orientale et il a publié sur ce sujet quelques travaux fondamentaux. Dans son dernier livre, il accorde une grande place aux conflits de mémoire entre la Pologne et ses voisins : Russie, Ukraine et Allemagne. Il note que dans les deux premiers cas, il a été possible de « canaliser » les conflits de mémoire dans le cadre de débats entre historiens : les rencontres du cycle « Pologne-Ukraine–Questions difficiles » ou celles du groupe polono-russe pour les affaires difficiles. Les premières sont une initiative venue d’en bas du côté polonais – le centre Karta et l’Association mondiale des soldats de l’AK. Les deuxièmes étaient un forum officiel créé par les gouvernements des deux pays. Selon l’auteur de La Pologne au cœur de l’Europe, le sens réel de ce dialogue du point de vue de l’influence sur les opinions publiques de chaque pays mais aussi sur les gouvernements fut très limité et même minimal en comparaison avec les discussions polono-ukrainiennes (c’est, à mon avis, une appréciation discutable). Pour Mink, l’indéniable valeur restait malgré tout de retirer les questions litigieuses du passé du cœur des relations contemporaines politiques entre États pour les remettre aux mains des historiens. Il est possible d’ajouter ici un commentaire : cela ne s’est finalement pas complètement réalisé. L’un des piliers de la politique historique du président Viktor Iouchtchenko reposait sur la tradition de l’OUN-UPA, incontestable du point de vue de la lutte pour l’indépendance de l’Ukraine mais qui réveille du côté polonais une opposition compréhensible par le souvenir de la purification ethnique en Volhynie. Dans les relations polono-russes, la détente[2] dans le domaine historique s’est aussi avérée temporaire, et la politique agressive de Vladimir Poutine ne permet pas vraiment de nourrir l’espoir que l’histoire des relations polono-russes devienne le domaine des seuls chercheurs.

8 Les « gisements mémoriels » se révèlent un espace difficile à contrôler, même si une partie des acteurs des « jeux mémoriels » veulent lui donner une forme rationnelle et prévisible. Les émotions qu’ils renferment sont un exceptionnel et puissant réservoir symbolique que l’on peut utiliser tant pour construire un consensus large dans le cadre d’une communauté nationale diversifiée que pour des changements symboliques de hiérarchie, élevant certains, abaissant d’autres.

9 Je vais me référer à nouveau aux mots cités par Georges Mink en conclusion de son livre. Effectivement, il n’est pas bon que « les morts gouvernent les vivants » et le rapport obsessionnel au passé ne permet ni une discussion rationnelle, ni une réconciliation – qu’elle soit entre Polonais ou avec d’autres nations. Cependant une perspective peut-être pire encore serait que « les vivants gouvernent les morts », jonglant avec eux pour des buts qui n’ont pas grand-chose en commun avec le passé.

Notes

  • [1]
    En anglais dans le texte.
  • [2]
    En français dans le texte.
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