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Article de revue

Les parcs mémoriaux dans l’espace yougoslave et post-yougoslave

Pages 93 à 122

Notes

  • [1]
    Il s’agit pour l’essentiel du complexe mémoriel Kadinjaca, et des parcs mémoriels de Sumarice et de Bubanj ainsi que du monument de Kraljevo.
  • [2]
    Narodnooslobodilačka borba ou lutte pour la libération nationale.
  • [3]
    L’expression serbo-croate Asocijativna apstrakcija désigne la dimension « quasi-référentielle » du modernisme.
  • [4]
    Entretien avec le sculpteur Miodrag Živković, 15.08.2012.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Respectivement Jugoslovenska narodna armija (JNA) et Savez komunista Jugoslavije (SKJ).
  • [7]
    Sedam neprijatskih ofanziva, terme utilisé par l’historiographie yougoslave et post-yougoslave pour désigner sept grandes opérations menées par les forces de l’Axe contre les Partisans yougoslaves.
  • [8]
    Unités des partisans de Yougoslavie pour la libération nationale (Narodnooslobodilački partizanski odredi Jugoslavije).
  • [9]
    Entretien avec le sculpteur Miodrag Živković, 15.08.2012.
  • [10]
    Les oustachis faisaient partie du mouvement séparatiste croate, antisémite, fasciste et antiyougoslave.
  • [11]
    Le salut a trois doigts est connoté, étant considéré comme un signe patriotique serbe.
  • [12]
    Voir le film documentaire Architecture of Remembrance - The Memorials of Bogdan Bogdanovic, Reinhard Seiss, Austria, 2010.
  • [13]
    Entretien avec Slavica Stefanović, conservateur du Musée national d’Užice, 24.03.2011.

Introduction

1 Le regard porté sur les monuments socialistes est souvent caractérisé par un certain mysticisme: les formes ou les contenus sont souvent éclipsés par l’idéologie socialiste dont ils sont le produit. Leur « code symbolique » s’avère pourtant beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. De fait, les monuments sont les vecteurs de messages, à plusieurs niveaux. En outre, l’idéologie influe sur la mémoire des habitants, la perception des événements et du passé au sens large. Le changement de registre symbolique qui a accompagné chacun des deux « grands récits » idéologiques – le socialisme et celui qui a suivi, entérinant l’indépendance des nouveaux États – a été à l’origine de bien des interprétations erronées de l’héritage socialiste. Selon Habermas, dans les contextes de crises et de controverses de l’imaginaire symbolique, les formes traditionnelles de la mémoire collective, élaborée par le pouvoir et mise en œuvre par la population, sont effectivement liées au présent (Habermas, 2006, p. 55). Au cours de la dernière décennie du XXe siècle, les nombreux abandons, dégradations et destructions d’édifices ont incité certains spécialistes à examiner le degré de politisation de la mémoire culturelle, ainsi qu’à analyser les processus collectifs de « damnation mémorielle ». Des actions symboliques ont en effet été menées dans toutes les anciennes républiques yougoslaves dans le but d’occulter leur passé socialiste. Les stratégies de haine et/ou d’oubli sont dès lors devenues la métaphore de la mémoire du socialisme.

2 À travers cet article, nous nous attacherons à étudier l’émergence, l’existence et la disparition des parcs mémoriaux consacrés aux victimes de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que les possibilités et les conditions de leur réémergence. Pour en saisir les qualités, il est nécessaire de comprendre au préalable comment ces espaces publics étaient conçus sous le socialisme. Bien que la question du patrimoine socialiste reste encore un thème sensible dans les États successeurs, les recherches sur les mouvements sociaux et la mémorialisation dans le contexte yougoslave ont permis une compréhension nécessaire de ces phénomènes, et ouvert la voie à l’élaboration de stratégies de revalorisation. De surcroît, l’analyse détaillée des questions soulevées par le phénomène des monuments socialistes participe à l’étude des processus de construction et de déconstruction menés par les nouvelles idéologies (Habermas, 2006, p. 175).

3 Ce travail porte sur l’émergence et le développement des parcs mémoriaux, ainsi que sur leur devenir après la dissolution de la Yougoslavie socialiste, en abordant dans une perspective critique certains aspects de leur transformation et des recommandations relatives à leur conservation actuelle. Basé sur l’analyse de sources primaires et secondaires, il inclut différentes méthodes: enquête de terrain mené sur les sites de parcs mémoriaux [1], afin d’évaluer leur état actuel; entretiens avec des architectes et des sculpteurs ayant participé à leur conception (le plus important étant Miodrag Zivkovic), entretiens avec des conservateurs et commissaires d’exposition des musées nationaux d’Uzice, de Kraljevo, du parc mémoriel Bubanj et du Musée du 21 Octobre de Kragujevac; analyse de la littérature historiographique publiée sur ces thématiques.

1. – Le culte des parcs mémoriaux en Yougoslavie

4 La fin de la Seconde Guerre mondiale a marqué en Yougoslavie le début d’une transformation globale, tant dans la société que dans la compréhension que celle-ci avait de la guerre. Les modes de commémoration ont ainsi fait l’objet d’une approche nouvelle. Les représentations de la guerre, perçue comme une tragédie immense et absurde, vont influer sur les souvenirs qu’on s’apprête à consigner et commémorer. Les monuments consacrés à la Résistance (NOB) [2] ont pour cette raison eu un rôle considérable dans la création d’une nouvelle identité commune. Différentes solutions ont été retenues pour représenter la guerre, en fonction des circonstances politiques et sociales. Initialement, les atrocités de la Seconde Guerre mondiale étaient commémorées selon des modalités préalablement prescrites par le pouvoir. L’architecture mémorielle faisait ainsi largement écho à la volonté d’uniformisation de l’identité yougoslave dans tous ses aspects sociaux. Considérée comme essentielle, cette identité devait être conforme, sur le plan culturel et symbolique, à l’imaginaire socialiste (Potkonjak & Pletenac, 2007, p. 175). Héros et victimes de guerre ont été littéralement gravés dans la mémoire collective, à travers la création d’un grand nombre de monuments mémoriels. La ritualisation, à laquelle ont été ensuite associées les inaugurations théâtrales des monuments, est devenue l’une des stratégies majeures du socialisme appliqué (Ibid., 2007, p. 83).

5 La création de monuments commémorant la Seconde Guerre mondiale en Yougoslavie peut être divisée en trois phases principales à partir de 1945. Dans la première, le soldat (ou le partisan) est représenté comme un martyr, glorifié par l’esthétique du réalisme socialiste. Les compositions figurées, expressives et empreintes de pathos dominent: c’est le cas du monument « Reconnaissance à l’Armée rouge » (Zahvalnost crvenoj armiji) réalisé en 1947 par Antun Augustinčić pour le complexe mémoriel « La Bataille de Batina » (Batinska bitka) ou encore du monument « Liberté » (Sloboda) réalisé en 1951 à Iriški Venac par Sreten Stojanović (Baldani, 1977, p. 83). Au cours des années 1950 une nouvelle esthétique prend place. Elle correspond à la deuxième phase, amorcée par la rupture politique de l’État yougoslave avec l’URSS. Enfin, la troisième phase comprend la période d’expansion et de « monumentalisation » des parcs mémoriaux, dont les compositions deviennent de plus en plus complexes et abstraites. Au lieu de simples monuments, ce sont désormais de véritables parcs mémoriaux qui sont créés, modelés selon les principes esthétiques socialistes (socijalistički estetizam) liés à l’adoption de la « troisième voie » yougoslave. La narration et l’exactitude propre au réalisme sont ainsi abandonnées au profit d’une expression métaphorique.

6 Au cours de ces deux décennies, les sculpteurs et architectes qui ont été engagés pour la conception des parcs mémoriaux – tels Dušan Džamonja, Bogdan Bogdanović et Miodrag Živković, pour citer ceux qui ont réaliser les travaux les plus impressionnants – ont créé une nouvelle forme de « lieu de mémoire ». La production expérimentale de monuments commémoratifs est alors régulière. Les monuments se distinguent par leur caractère métaphorique et par l’utilisation de symboles géométriques de forme simple (Baldani, 1977, p. 16). Les sculptures sont anthropomorphiques et plus « librement formées » (Šuvaković, 2012, p. 318). Le béton devient l’un des matériaux les plus appréciés et les plus utilisés, en particulier pour sa force expressive, sa durabilité et ses qualités constructives (Miletić-Abramović, 2007, p. 30). L’intérêt des artistes se concentre sur la déconstruction de la forme et l’absence de description (Baldani, 1977, p. 17). Ils opèrent un déplacement auda-cieux vers l’abstraction, aligné sur la politique culturelle de l’époque.

7 L’avant-garde était en effet encouragée à témoigner de la liberté d’expression octroyée par le pays dans le domaine de la créativité artistique, au contraire des pays du « rideau de fer » où le réalisme socialiste était largement dominant. Pourtant, même si elle a tendu à se distinguer des modèles esthétiques soviétiques, on retrouve dans de nombreuses réalisations mémorielles en URSS une certaine similarité d’approche, en particulier au cours des années 1970 (Chaubin, 2011, p. 10).

8 Selon les anthropologues Sonja Potkonjak et Tomislav Pletenac, les monuments ont véritablement « incarné » les ambivalences de l’idéologie socialiste (2007, p. 194). Dans les années 1960, un nouveau modèle de lieu de mémoire apparaît, qui repose sur une interaction profonde avec le visiteur. La construction d’une mémoire collective, à condition qu’elle ne menace pas les idées et les valeurs socialistes, est pensée comme un moyen de renforcer l’idéologie de l’État. Selon certains auteurs, l’attention se déplace à ce moment-là du soldat au civil (Manojlović-Pintar, 2009, p. 300; Lajbenšperger, 2013, p. 290). Mais plutôt que de disparaître complètement, il semble que la figure du com-battant soit éclairée différemment, autant sous les traits d’un soldat que ceux d’un civil. L’accent est donc mis aussi bien sur les civils tués à la guerre que sur les soldats enterrés dans des fosses communes. Évoquant subtilement les horreurs de la guerre, des ensembles statuaires monumentaux sont disposés dans ces lieux, souvent associés à un musée mémoriel (spomen dom). En instaurant une communication avec l’individu, des émotions fortes sont transmises au public et culminent sur les lieux de rassemblement, évoquant un pèlerinage. L’importance du lieu, qu’il soit celui d’une bataille ou d’un ancien camp de concentration, est particulièrement soulignée par les artistes. Les nouveaux symboles apparus pendant cette deuxième période sont censés refléter une société unique et homogène; ils épargnent néanmoins au visiteur les questions et les thèmes trop sensibles.

9 En Yougoslavie, selon Olga Manojlović Pintar, les compositions sculpturales hypermonumentales caractéristiques des années 1960-1970 fonctionnent, comme des « autels à la patrie ». Érigés sur les lieux mêmes de la mort de soldats ou de civils, ils deviennent les sanctuaires d’une nouvelle religion, celle de la société socialiste. La commémoration des lieux de grandes batailles, comme Kadinjača, Kozara, Neretva ou Sutjeska, a pour but de sublimer la mémoire de la guerre (Manojlović Pintar, 2009, p. 288). Il s’agit donc de créer une image définie du passé, puis de la « livrer » à la société. Les compositions de l’époque ont en commun le souci d’articuler les tragédies de la guerre à une idée plus universelle de la souffrance, en recourant au principe de l’abstraction associative [3].

10 Les parcs mémoriaux tireraient leurs origines des jardins à l’anglaise, mais c’est dans l’Allemagne de la fin du XIXe que l’on en trouve les premières manifestations. Le culte de la nature, conçu comme un moyen de commémorer les morts, est mis en scène dans des Heldenhaine: ces espaces, situés au milieu de la nature, étaient spécifiquement dédiés au culte des hommes morts au combat. Les arbres, perçus comme un symbole de force individuelle et collective, se substituaient aux habituelles rangées de tombes. La nature y était considérée comme un monument vivant et symbole de « renaissance » (Mosse, 1991, p. 87).

11 La confrontation à la mort de masse représente l’une des expériences les plus traumatisantes des temps de guerre. C’est pourquoi la création de complexes mémoriaux dédiés aux victimes peut se révéler indispensable à la fin de conflits. La mort est en effet souvent le motif central de ces compositions. Il s’agit alors d’offrir honneur et immortalité à ceux qui se sont battus pour la patrie. Des monuments ont été construits à cette fin tout au long du XXe siècle. Leur fonction était double: commémorer les victimes de conflits et réaffirmer la pérennité politique de l’État (Etkind, 2004, p. 40). Avant la Seconde Guerre mondiale, une thématique chrétienne domine nettement, avec l’apparition d’un nouveau type de lieu: les cimetières, sacralisés, doivent alors commémorer les atrocités de la guerre et être perçus comme l’incarnation d’un même élan collectif et de la souffrance universelle. L’expression Pro patria mori donne à la mort une échelle nationale. Les victimes sont désormais considérées comme les symboles du combat pour la liberté. Le projet non réalisé de tombe collective pour les victimes de la Révolution française (1801, Pierre-Martin Giraud) en est un bon exemple. Au contraire d’un cimetière classique, il s’agissait d’une pyramide destinée à devenir le seul monument aux morts de Paris, où ceux-ci seraient enterrés collectivement. La collectivité, ou la représentation collective de la mort, prend ici le pas sur l’individu. Mais pour la première fois, l’homme ordinaire devient partie prenante du culte (Etkind, 2004, pp. 32-27).

12 L’aspect des parcs mémoriaux a été également pensé de manière à s’adresser aux visiteurs civils (Hamber, 2004, p. 28). Situés sur les lieux d’événements historiques importants, ils sont conçus comme des lieux de pèlerinage. Au fil du temps, ceux-ci sont devenus des « attractions touristiques » où l’on se rend en voyage organisé (Mosse, 1991, p. 152). La « mémoire » ne se limite donc plus aux victimes: c’est la société tout entière qui est appelée à s’y confronter et à surmonter son passé (Hamber, 2004, p. 27). Les souvenirs ne sont pas reconstruits indépen-damment du contexte social où ils sont évoqués. Les sculpteurs ont souvent choisi comme matériau le béton naturel, dont la force d’expression plastique (Miletić Abramović, 2007, p. 30) et la forte résistance se prêtent particulièrement à ce type d’œuvre (Etkind, 2004, p. 40). La nature du monument exclut le recours à un aspect intimiste, mais ambitionne d’impliquer émotionnellement les individus. En intention, il privilégie la forme, le style; les symboles et les significations qu’il porte ne peuvent pourtant pas être compris sans connaissance préalable de ce qu’il vise à commémorer (Elliott, 1964, p. 52).

13 Le Cimetière des partisans (Partizansko groblje) à Mostar, dont la réalisation a été confiée en 1961 à Bogdan Bogdanović, fait partie des premiers monuments où l’on perçoit une transformation de la conception mémorielle. La structure, qui se déploie en terrasses, est située sur une colline à l’ouest de la ville. La plupart des combats partisans ont eu lieu sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine, et Mostar est l’une des villes où la Résistance a été la plus active. Son importance stratégique au cours de la Seconde Guerre mondiale explique la place qui lui a été accordée dès son arrivée par le régime communiste dans le processus de planification idéologique de la mémoire yougoslave. Le Cimetière mémorial des partisans représente le premier complexe mémorial abs-trait, selon la ligne politique de l’époque (Lawler, 2013, pp. 35-37).

14 La grande réussite du mémorial de Mostar a permis à Bogdan Bogdanović d’obtenir une nouvelle commande: le Monument dit « Les invincibles » (Nepobeđeni) à Prilep. Comme Mostar, la ville de Prilep a été reconnue pour le rôle qu’y ont tenu les partisans. Dans la continuité de son projet précédent, le travail de Bogdanović évoque un sanctuaire païen, marqué par l’utilisation de piliers de style ionique, à l’aspect volontairement gauchi. L’absence de drapeau, de flamme éternelle et d’étoile rouge, voulue par l’auteur, cherche à mettre l’accent sur des valeurs humanistes et universelles plutôt que sur le régime per se . Érigé à l’emplacement d’un parc qui existait avant guerre, le monument de Prilep préfigure l’essor des futurs parcs mémoriaux (Komac & Gullen, 2011, p. 28). L’auteur, dont le style oscille entre primitif et classique, dit avoir introduit un principe féminin au lieu de masculin, les femmes symbolisant selon lui la continuité. L’idée n’a cependant pas plu aux commanditaires, qui souhaitaient un monument symbolisant plus frontalement la victoire. Bogdanović a donc ajouté une sculpture allégo-rique de la Victoire, supérieure en taille aux autres statues (Ibid., p. 29).

15 Le parc mémorial de Bubanj (Spomen park Bubanj) fait référence à un autre type d’évènements, puisqu’il est dédié aux habitants de Niš fusillés pendant la Seconde Guerre mondiale. Inauguré le 14 octobre 1963, il a été réalisé par le sculpteur Ivan Sabolić (Baldani, 1977, p. 23) et est composé de plusieurs entités symbolisant les horreurs de la guerre. Pour la première fois, un « parcours mémoriel » est mis en place, afin de révéler progressivement aux visiteurs la signification du lieu, comme pour un pèlerinage. Il débouche sur un mur de marbre sur lequel est représentée la « machine à tuer » en cinq tableaux successifs: l’échafaud et la fusillade, la rébellion du peuple, la capitulation de l’occupant et la victoire finale. À l’arrière-plan, trois grandes sculptures en béton figurent des poings levés. De tailles différentes, elles incarnent respectivement le poing d’un homme, d’une femme et d’un enfant affrontant l’ennemi. Le fait que des familles entières aient été tuées pendant la guerre explique le choix de ce procédé.

16 Au fur et à mesure, la dimension idéologique des œuvres devient de plus en plus manifeste. À Kruševac, c’est un parc de dix hectares qui est consacré aux partisans victimes du fascisme (complexe mémoriel « Slobodište »). Le monument central du parc représente une « porte solaire » en pierre, dont la forme évoque un cercle coupé aux deux tiers ou un anneau brisé. Le portail mène à la « vallée des souvenirs » et aux « ailes de pierre » dont les ornements décoratifs symbolisent la vie. Un amphithéâtre de pierre, forme fréquente dans les parcs mémoriaux, a été ajouté deux ans plus tard. C’est à nouveau Bogdan Bogdanović qui est chargé du projet, initié en 1961 et achevé en 1964 (Lawler, 2013, p. 27). Ce dernier est également l’auteur du complexe mémoriel de Jasenovac, pour lequel il a réalisé sa célèbre sculpture « La Fleur de pierre ». La nécessité de créer un mémorial sur le site de l’ancien camp de concentration de Jasenovac est évoquée dès les années 50, mais dix ans s’écoulent avant qu’il soit réalisé. Les raisons de ce retard résideraient dans le fait qu’il s’agissait de victimes de génocide et non de « héros nationaux ». Jasenovac est le seul mémorial en ex-Yougoslavie à avoir été érigé sur le site d’un ancien camp de concentration, avec l’objectif de commémorer toutes les victimes des camps au même endroit (Karge, 2012, pp. 108-116). Le sculpteur Dušan Džamonja a lui aussi été un concepteur prolifique de monuments. Sa première grande réalisation, le Monument à la révolution du peuple (Spomenik revolu-cije naroda) date de 1967. Il est situé à Podgarić, dans la commune de Moslavina, où un soulèvement partisan a eu lieu en 1941. La sculpture gigantesque de Džamonja a été inaugurée par Josip Broz Tito lors d’une cérémonie devenue ensuite un rituel du parti communiste yougoslave (Džamonja, 2001, pp. 104-107). De nombreuses cérémonies ont eu lieu sur les esplanades des parcs commémoratifs, rassemblant plusieurs milliers de visiteurs et en présence des médias et étaient ponctuées des discours de propagande de Josip Broz Tito ou d’autres politiciens éminents, comme Moša Pijade (Lajbenšperger, 2013, pp. 293-294).

17 À ces deux artistes, il faut ajouter le nom de Miodrag Živković, un sculpteur ayant souvent collaboré avec des architectes pour la construction de mémoriaux. Le « Monument aux braves » (Spomenik hrabrima) d’Ostra, dans la périphérie de Čačak, a ainsi été réalisé en collaboration avec l’architecte Svetislav Ličina, entre 1967 et 1969. Il s’agit d’une sculpture monumentale en aluminium, de dix mètres de haut sur dix-sept mètres de long, dont les multiples pans découpés représentent les visages de partisans. M. Živković a travaillé à la conception de la sculpture, tandis que Ličina s’est occupé des questions d’aménagement urbain du mémorial (Baldani, 1977, p. 21, p. 24). Après Ostra, le sculpteur s’est attelé à la construction du plus grand et plus important complexe mémoriel en Yougoslavie: le Mémorial « 21 octobre » (ou Šumarice). Il commémore le massacre du 21 octobre 1941, quand plusieurs milliers d’habitants de Kragujevac, dont les élèves et les professeurs du lycée ont été fusillés par les nazis en représailles des soldats tués ou blessés dans la région. Cet évènement est depuis connu sous le nom du Massacre de Kragujevac. Živković a conçu une sculpture en mémoire des lycéens tués, qui est aujourd’hui sa plus connue. Il s’agit de « V/3 » (aussi appelée Monument des élèves et professeurs exécutés ou les Ailes brisées). [4][5] D’autres sculpteurs et architectes ont également travaillé pour le projet. Les architectes Ivan Antić et Ivanka Raspopović ont conçu le Musée des victimes de la terreur fasciste (1968-1975), pivot du parc mémoriel. Pour évoquer les victimes disparues et l’horreur et le déses-poir qu’elles ont pu ressentir, ils ont eu recours à un éclairage zénithal, adaptant une technique propre aux églises, propice à la contemplation. À ce propos, Antić a déclaré: « Je ne suis pas de nature sentimentale, mais je voulais recréer ici la situation d’une personne désespérée, d’un homme sur le point d’être exécuté. Je voulais également que le futur visiteur se trouve comme au fond d’un puits, qu’il fasse cette expérience ne serait-ce qu’un moment, et que d’un regard vers le haut il demande le salut. » (Milašinović Marić, 2006, p. 113). L’environnement entier du musée, incluant les sculptures, exprime un regard à la fois spirituel et éthéré, peu représentatif de l’idéologie de l’époque (Ibid., p. 116).

18 Parallèlement à ces mémoriaux un nouveau type de complexes se fait jour, glorifiant les exploits et les sacrifices des jeunes partisans, à la volonté absolue de se battre pour la patrie (Stefanović, 2010, p. 164). Dans les environs de Tjentište, la « Vallée des héros » (Dolina heroja) est érigée entre 1963 et 1967 – sous la forme d’un complexe mémoriel incluant un imposant monument de Miodrag Živković et un ossuaire de combattants tombés au cours de la Ve offensive ennemie. L’ensemble sculptural est composé de deux entités en béton blanc de 19 mètres de haut, disposées symétriquement. Des silhouettes de combattants sont sculptées sur les faces internes des deux entités. « L’Esplanade des brigades » (Plato brigada) est située derrière le monument. Le musée mémoriel contient les noms de plus de 3 000 combattants tombés au cours de la célèbre bataille de Sutjeska, dont a été tiré un film en 19735. À Travnik, où un grand nombre de personnes ont été exécutées pendant la Seconde Guerre mondiale, la conception du monument, élaboré par Bogdan Bogdanović dans les années 1970, s’avère très différente (Komac & Gullen, 2011, p. 31). Il s’agit de petits cénotaphes lithiques dédiés aux victimes du fascisme, évoquant de grands yeux effrayés affleurant l’herbe. La tristesse n’est pas explicite, et ni souffrance ni gloire ne sont exprimées (Ibid., p. 30). Le fait que Bogdan Bogdanović ait remporté en 1973 le grand prix de sculpture à la biennale de São Paulo (notamment pour son monument de Kosovska Mitrovica) témoigne de la reconnaissance de son travail au niveau international.

19 Au regard des exemples cités, nous pouvons en conclure que la rhétorique des monuments change selon qu’ils commémorent des partisans ou des civils. En 1972, un complexe mémoriel est érigé dans la partie centrale du parc national de Kozara, à Mrakovci, commémorant les combattants tués. Le complexe est constitué d’un monument réalisé par Dušan Džamonja, d’un « mur mémoriel » et d’un musée. Haut de 33 mètres, le monument est composé d’éléments verticaux en béton formant un ensemble cylindrique. Il symbolise par ses proportions l’importance de la liberté, notamment pour les combattants de Kozara. Des piliers en béton posés au sol convergent vers la sculpture, exprimant ainsi la pression physique exercée par l’ennemi sur Kozara. Sur le mur, les noms des partisans tués sur les lieux sont inscrits « dans la mort pour l’éternité » (Baldani, 1977, p. 19).

20 Les années 1970 sont également marquées par un nouveau phénomène: la « récupération » des lieux de mémoire par le pouvoir, c’est-à-dire par l’Armée nationale yougoslave (JNA) et la Ligue des communistes de Yougoslavie (SKJ) [6]. La JNA utilisait les monuments à la Résistance pour sa promotion personnelle; le KPJ s’employait, pour sa part, à développer la culture de masse. Selon l’histoire officielle, ils sont les acteurs clés de la Résistance. Des évènements comme les Sept offen-sives ennemies[7] ou d’autres combats menés par les Partisans sont devenus des éléments essentiels de la propagande. Là où, dans les années 1950, on construisait des monuments modestes, on érige vingt ans plus tard des complexes mémoriels grandioses. Un des plus beaux exemples de cette période est sans doute le Monument à la mémoire des soldats du « bataillon ouvrier » (Radnički bataljon) tombé à Kadinjača alors qu’il organisait le repli de l’état-major du NOPOJ [8], des troupes partisanes et de l’assistance médicale (Stefanović, 2010, p. 163). Les restes des victimes ont été déplacés de leur lieu d’inhumation initial vers la partie la plus haute du site, un promontoire de 808 mètres surplombant la vallée. Un monument pyramidal en pierres de taille, réalisé d’après les travaux du sculpteur Stevan Živanović, y est érigé. « Kadinjača », œuvre du poète d’Užice Slavko Vukosavljević, est gravée sur la base de la structure.

21 La République d’Užice, éphémère territoire autonome créé en août 1941 par les Partisans yougoslaves, est vaincue à l’automne 1941 au cours de la Première offensive ennemie, marquée par la bataille de Kadinjača. Ces événements sont devenus des symboles majeurs de la Résistance antifasciste en Yougoslavie. Dans les années 1970, la décision est prise de transformer le site (constitué d’un seul monument) en parc mémoriel, sur le modèle de Tjentište ou de Kozara. La conception du monument est confiée à Miodrag Živković. L’architecte Aleksandar Đokić est quant à lui chargé de réaliser le musée mémoriel (1977-1979). La cérémonie d’inauguration, présidée par Josip Broz Tito, reproduit à l’identique celle de 1952, avec notamment la remise d’une décoration au Bataillon ouvrier. Le complexe mémoriel de Kadinjača est classé la même année comme « bien culturel d’importance exceptionnelle » (Stefanović, 2010, p. 164). Il est composé de trois entités, non sans rap-peler les principes que Živković avait déjà appliqués à la « Vallée des héros »: un premier espace, l’amphithéâtre de la République d’Užice, conçu comme une salle de concert et utilisé pour les événements culturels; l’Allée du Bataillon ouvrier, encadrée par vingt et une sculptures de 2,5 mètres, reliant entre elles les différentes parties du site, dont la pyramide mémorielle; enfin, l’Esplanade de la Liberté, où des sculptures monumentales mènent à une double sculpture dont la hauteur (en mètres) symbolise les quatorze kilomètres séparant Užice de Kadinjača. Les grandes sculptures monolithes de l’Allée représentent les contours stylisés de soldats tombés (Stefanović, 2010, p. 165). L’imposante sculpture principale est composée de deux éléments symétriques, dont l’aspect évoque un seul ensemble qui aurait été brisé en deux lors des combats. Là encore, on distingue sur les parois intérieures les contours stylisés de victimes. L’architecture du paysage répond à celle du monument. Des buissons de cotonéasters, dont les baies de couleur rouge évoquent le sang versé, sont plantés sur les pentes. Sur une colline située de l’autre côté du musée ont été disposées des pièces d’artillerie ayant servi au combat. En 1984, une « Allée des Partisans », bordée de 88 bouleaux, y est créée en l’honneur de Tito. L’arbre, associé au culte des morts et symbole de résurrection, était fréquemment utilisé dans des occasions similaires. Les délégations en visite à Kadinjača y appor-taient généralement une plante de leur pays d’origine, en hommage aux combattants tués [9].

22 En 1981, un édifice monumental, dont la première pierre a été posée en 1946, est inauguré à Petrova Gora. Il est consacré à la fois à des partisans et des civils victimes de la Seconde Guerre mondiale. Le bâtiment, recouvert d’inox, atteint 37 mètres de haut, avec une tour de communication et une terrasse panoramique; ce qui n’a rien d’étonnant, compte tenu du caractère de plus en plus imposant des complexes mémoriels, au fil des années. Le projet a été conçu par Vojin Bakić, célèbre sculpteur de l’époque. Le site est également ponctué de « huttes », repro-ductions des cabanes en rondins qui avaient abrité l’hôpital partisan (Baldani, 1977, p. 18).

23 Après la mort de Tito, le culte des parcs mémoriaux faiblit. La Yougoslavie des années 80 s’engage dans un processus de transition, entre continuation de l’idéologie socialiste et autonomisation progressive de ses républiques. Au cours de cette période, le monolithe qui incarnait l’égalitarisme socialiste se dégrade de plus en plus, aboutis-sant à de nouvelles identités sociales (Miletić Abramović, 2007, p. 37). Une crise économique, politique et sociale émerge rapidement dans les années 1980, suivie d’une inflation aux effets importants sur le niveau de vie des habitants. Ces événements ont provoqué une augmentation du chômage et mené à des manifestations de citoyens dans l’ensemble du pays (Čalić, 2013, pp. 328-329) qui voit l’affaiblissement du socialisme autogestionnaire se conjuguer à un essor du nationalisme. Mis en sommeil sous Tito, les nationalismes réapparaissent et prennent de l’ampleur à la fin des années 80 (Hayden, 1999, pp. 167-170; Flere, 2013, p. 24) jusqu’à devenir dominants dans la plupart des régions du pays. Parallèlement, le souvenir de la Seconde Guerre mondiale commence lentement à s’estomper (Bergholz, 2007, p. 76) et avec lui des valeurs véhiculées par le régime comme l’égalité, la solidarité et le sacrifice de soi (Čalić, 2013, p. 349).

24 Le complexe mémoriel « Sremski front » fait partie des dernières œuvres du genre. Édifié en 1988 à Adaševci, près de Šid, il s’agit en réalité d’un ensemble muséal et mémoriel aux dimensions considérables qui s’élève sur les lieux du Front du Srem (Sremski front), commémorant l’une des plus importantes batailles menées en Yougoslavie au cours de la Seconde Guerre mondiale. Établie lors des opérations finales de la libération des territoires yougoslaves, elle n’a pourtant jamais été perçue comme décisive par le parti communiste yougoslave. Le front, dont les objectifs sont sujets à controverse parmi les historiens, aurait été formé pour permettre aux partisans de régler leurs comptes avec la jeunesse anticommuniste serbe. Ceci explique peut-être pourquoi l’évènement avait été négligé jusque-là (Kasaš, 2006, pp. 225-228).

25 Le site, qui s’étend sur 28 hectares, est composé de trois unités associées les unes aux autres selon une même logique, d’après leur concepteur, le sculpteur Jovan Soldatović. La première unité, le « Lieu de ralliement » (Sabiralište), symbolise le rassemblement et l’unité avant l’assaut final contre les lignes défensives de l’ennemi. Un parcours, le « Chemin solennel », mène ensuite à une Allée d’honneur (Aleja časti). Il s’agit de la deuxième unité du complexe. Perpendiculaires au chemin, des murs en brique rouge le bordent sur toute sa longueur. Ceux-ci symbolisent les lignes de défense allemandes et oustachies [10], franchies par le sentier. Les noms des combattants tués figurent par ordre alpha-bétique sur les 14 000 plaques de bronze apposées sur la surface des murs. La dernière unité du complexe, qui prend la forme d’un bunker stylisé, abrite la riche exposition du musée. Une porte en bois donne d’abord accès à l’atrium. Ensuite vient l’espace central, qui évoque une tranchée, symbole des guerres de position. Au centre, figure une composition réalisée avec les armes des ennemis vaincus. Des casques et des petits canons sont posés au sol. Une flamme, symbole de victoire, s’élève au-dessus d’eux. À la fin du parcours, une salle à part expose des dizaines de sculptures. L’espace, intégralement blanc, fait écho à la mort et à l’horreur de la guerre, aux nuits blanches glaciales. Les effets de lumière et la musique cherchent à faire éprouver au visiteur les atrocités de la guerre (Subotić, Čavaljuga & Panović, 2004, pp. 5-6; Radulović, 2011, pp. 28-29).

26 Il est intéressant de noter que les monuments consacrés aux victimes du fascisme en Yougoslavie sont stylistiquement très proches de certains monuments érigés en URSS. L’esthétique de ces ensembles sculpturaux révèle en effet des tendances similaires. À Erevan, en Arménie, le Mémorial du génocide édifié en 1968 représente un ensemble composé de douze monolithes de granit, symbolisant le nombre des provinces annexées par la Turquie pendant la guerre. À Kaunas, en Lituanie, un mémorial a été réalisé par le sculpteur Alphonse Vincentas Ambraziunas au sein de la « IXe forteresse », lieu de nombreuses exécutions (Chaubin, 2011, p. 289). Les blocs monumentaux qui le composent, aux formes très géométriques, évoquent fortement la « Vallée des héros » ou encore « Kadinjača » – les deux ayant été réalisés par Živković. Les « crématoriums » du Parc de la mémoire, édifiés en 1985 à Kiev, en Ukraine, rappellent quant à eux des monuments comme Grmeč, Brezovica ou Sisak. Nous pouvons donc faire l’hypothèse que les différents pays socialistes ont abordé de manière proche la même problématique: comment commémorer les victimes de la Seconde Guerre mondiale ? À leur suite, nous pouvons d’emblée poser d’autres questions: s’agit-il uniquement d’œuvres formelles, certes esthétiques, mais dénuées de contenu, ou possèdent-elles un sens moins immédiat ? Ces œuvres évitent-elles vraiment la question de la responsabilité envers le patrimoine socialiste ?

27 Il serait erroné de considérer les parcs mémoriaux comme les simples coulisses d’une histoire mise en scène, glorifiant les actions des Partisans, de la Résistance ou du Parti. Leur message se veut d’autre part clair et positif: il ne valorise pas le combat ou la mort, mais célèbre la vie, la résistance, l’énergie et le courage. Les poings levés monumentaux du parc mémoriel de Bubanj, à Niš, symbolisent la résistance contre l’ennemi. Le Monument aux combattants tombés et aux victimes de la terreur fasciste à Kraljevica, près de Zaječar évoque très nettement un échafaud. S’il n’est pas toujours évident de déchiffrer le sens métaphorique de ces monuments, cela ne signifie pas pour autant que ces œuvres soient dénuées de sens. Bien que construits pour parler du passé, ces monuments sont aussi le reflet de la société socialiste de l’époque.

2. – La dévastation des parcs mémoriaux pendant les guerres des années 1990

28 La disparition de la Yougoslavie a transformé le sens que recou-vraient ces mémoriaux pour l’Etat et la société. La guerre a en effet induit une succession de réactions négatives à l’égard du patrimoine mémoriel socialiste. Le « sentiment » anti-socialiste envers le patrimoine mémoriel et l’urbanisme s’inscrit à cet égard dans le processus de reconstruction symbolique amorcé avec la chute du mur de Berlin, qui a préfiguré la chute du communisme et du socialisme à l’Est. Dans le cas des « socialismes après le socialisme », on distingue une première phase, définie par un processus d’oubli symbolique. Le patrimoine mémoriel s’avère en effet peu résistant à la reconstruction et à l’oubli délibéré (Potkonjak & Pletenac, 2007, p. 172). Dans des contextes de conflits politiques, les monuments deviennent souvent la cible de violences (Etkind, 2004, p. 41). Les guerres des années 1990, en opérant un « détachement » symbolique vis-à-vis de la période précédente, représentent non seulement un renversement politique, mais aussi émo-tionnel. Série de moments de chaos, de confusion et de contradictions, elle abolit les règles et les valeurs sociétales et apporte la destruction et l’effondrement (Miletić Abramović, 2007, p. 15).

29 Amorcé au début des années 1990, ce processus de « détachement » symbolique se poursuit jusqu’en 2000, année de la chute du gouvernement de Milošević en République fédérale de Yougoslavie qu’accom-pagnent les premières transformations démocratiques, et de l’accession au pouvoir en Croatie de Stjepan Mesić, membre du Parti démocratique. Les États sont désormais tournés vers l’idée d’une adhésion à l’Union Européenne. Dans un contexte politique encore sans dialogue, de nouvelles identités nationales sont formées, animées par une passion romantique pour le passé ou par sa négation, c’est-à-dire par la « filtration » du souvenir ou l’amnésie volontaire (Potkonjak & Pletenac, 2007, p. 176). Dès lors, les complexes mémoriels et le passé socialiste sont remis en question par des démolitions publiques, des déplacements ou des abus politiques, et de nouvelles figures politiques commencent à occuper les espaces symboliques ainsi libérés (Potkonjak & Pletenac, 2007, pp. 186-187). Les symboles et les représentations qui exprimaient jusqu’alors l’idéologie patriotique yougoslave sont relégués au profit de nouveaux symboles nationaux. La transformation de la représentation du passé (Manojlović Pintar, 2009, pp. 209-210) est désormais accompagnée d’un « assujettissement » symbolique des monuments publics, traités comme des symptômes du socialisme. Le manque de distance émotionnelle, associé à l’influence de certains courants politiques, expliquent donc que ces mémoriaux socialistes sont dévalorisés, voire dégradés, au cours de cette période.

30 La désintégration de la Yougoslavie et la nouvelle situation politique ont pour effet de transformer la manière de percevoir les monuments socialistes, tant du point de vue des nouveaux États que de leurs habitants. Les guerres ont provoqué de nombreuses réactions négatives envers le patrimoine socialiste en général. Les monuments ont été considérés comme l’expression du pouvoir politique, de l’idéologie et de l’identité (Herscher, 2010, p. 17). De nombreux exemples en témoignent: certains monuments ont été laissés de côté, oubliés mais laissés intacts; d’autres ont été sévèrement endommagés ou dévastés. L’architecture de la période socialiste s’est transformée en ce qu’Andrew Herscher appelle l’« architecture de guerre» (warchitecture) (2010, pp. 82-83). Beaucoup de monuments situés sur les territoires ravagés par le conflit restent dévastés et méconnus. Nous allons ici présenter plusieurs cas afin de mieux comprendre les questions auxquelles est confronté ce patrimoine dans un contexte de conflit puis de post-conflit.

31 Le complexe mémoriel Šušnjar, qui contient en particulier un grand monument dédié aux victimes de la terreur fasciste et aux Résistants de Sanski Most, a été inauguré en 1971 dans la ville éponyme. La Bosnie-Herzégovine a récemment classé comme monument national ce complexe qui avait été fortement endommagé pendant la guerre. Au début de la guerre, une croix en béton y avait été érigée, afin d’identifier les chrétiens qui y ont été enterrés tandis que les plaques au nom des combattants musulmans avaient été retirées. A noter que le projet initial de Vanja Radauš proposait un monument composé d’éléments en forme d’os humains. Il a été refusé, avec l’argument que ce type de monument n’avait pas vocation à inciter à la haine envers les anciens ennemis. Au final, le projet a été confié à Petar Krstić, un sculpteur de Sarajevo.

32 Le monument de Makljen, construit en 1978 par le sculpteur Boško Kućanski en mémoire de la « Bataille pour les blessés », est aujourd’hui l’un des plus endommagés. Bien que l’auteur ait lui-même qualifié le monument de forme florale aux « dimensions cosmiques » (comprendre monumentale) en référence aux fleurs jetées au passage des héros, certains y ont vu une représentation du poing levé de Tito. Cinq ans après la fin du conflit, des pro-fascistes non identifiés ont glissé une grande quantité d’explosifs sous le monument et l’ont fait exploser. Il n’en reste aujourd’hui que la structure en béton. La sculpture a paradoxalement été classée « monument national » il y a quelques années.

33 Le parc mémoriel de Dudik était connu pour ses grands cônes en pierre aux extrémités en bronze. Il s’agit là encore d’un monument dédié aux victimes du fascisme, construit entre 1978 et 1980. Il est situé à l’emplacement d’un ancien terrain d’exécution près de Vukovar, elle-même saccagée pendant la guerre (Komac & Gullen, 2011, p. 33). Lui aussi partiellement détruit, il est désormais envahi par la végé-tation et négligé en raison des mines. Ceux qui l’ont endommagé ne savaient probablement pas à quoi il était destiné. L’objectif du lieu était d’exprimer la solitude, le silence et la mort, et la victoire sur ceux-ci. Disposées dans la nature, les écritures architectoniques de Bogdanović visaient à rassurer les générations futures et à opposer le bonheur à la mort (Ibid., p. 35).

34 À Petrova Gora, l’état très dégradé du monument de Vojin Bakić a attiré l’attention des spécialistes. Ces derniers ont interpellé les institutions compétentes pour qu’elles protègent au plus vite le bâtiment, sans succès. Bien qu’il ait résisté à la guerre, le monument continue en effet à se délabrer: le matériau recouvrant la construction, des plaques en inox chromé offertes par la fabrique de couverts de Karlovac, est en particulier la cible fréquente de vols.

35 Très abîmé en 1992 par la guerre, le musée du complexe mémoriel « Sremski front » a été en partie restauré en 1994 grâce à l’initiative d’anciens du Front du Srem, mais est encore loin d’avoir retrouvé son apparence initiale. L’ensemble du complexe est passé sous la direction de la localité d’Adaševci, sans que celle-ci ait les moyens ou les spécialistes nécessaires à sa conservation. Miroslav Krstonošić, l’un des architectes du projet, estime que l’État, par son attitude irresponsable envers ces monuments, méprise les victimes du fascisme.

36 Nous pouvons ajouter à cette série les tentatives de destruction de la sculpture Kameni Cvet (Fleur de pierre) à Jasenovac, ou encore le cimetière des Partisans à Mostar, aujourd’hui tombé dans l’oubli. Dans l’ensemble, les monuments édifiés à l’époque socialiste sont devenus la cible d’agressions, exprimant la frustration et la rage à l’encontre de ce que l’ex-Yougoslavie pouvait représenter, dans un contexte d’intolé-rance religieuse et ethnique. Il semble pourtant possible, presque vingt-cinq ans plus tard, d’aborder ces questions relatives au conflit. Il est en effet nécessaire de trouver une approche raisonnée et apaisée de ce passé récent et des enjeux mémoriels qu’il soulève.

37 Au cours des années 1990, l’historiographie s’inscrit dans la continuité directe des débats politiques sur la question de l’héritage socialiste et de sa destruction. Des articles débattent du statut à conférer aux monuments yougoslaves après le socialisme – par exemple pour Slobodi (« À la liberté »), un monument de Frano Kršinić réalisé en 1955. La sculpture en question représente un groupe de combattants, dont la figure centrale se détache et fait un salut en dressant trois doigts. Alors que certains historiens, comme Dušan Bilandžić ou Branko Petranović, s’inscrivent dans une démarche révisionniste (Kuljić, 2002, pp. 21-37), remettant en cause l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, d’autres ciblent directement les monuments: deux articles anonymes, « Salutations aux citoyens de Sisak – à trois doigts » (1992, p. 7) et « Un monument relocalisé » (1994, p. 11), ouvrent la « saison du vandalisme » pour les monuments socialistes. Le geste cité (les « trois doigts ») fait justement l’objet de l’attaque journalistique (Potkonjak & Pletenac, 2007, p. 187) [11]. Dans les jours qui ont suivi la publication, des explosifs ont été posés sur place afin d’éliminer toute ambiguïté sur la signification de ces « trois doigts ». Le monument est resté en place jusqu’au 21 juillet 1994, avant d’être déplacé dans le parc mémoriel de Brezovica, près de Sisak. Dès lors, le capital symbolique des monuments socialistes de Sisak a fait l’objet d’un « harcèlement », amorcé par les discours haineux diffusés les médias.

38 Dans l’article « Lénine au kilo. Profiteurs de guerre et monuments socialistes » (Bašić, 1991), il est question de la disparition d’un monument en bronze de 1 350kg, qui réapparaît dans un centre de rachat de métal. Le « recyclage » de Lénine au profit de l’armée croate illustre plastiquement la destitution définitive des valeurs socialistes. Les anecdotes concernant la disparition du « Lénine » se perdent parmi les légendes urbaines, certaines obéissent néanmoins à une logique commune, en faisant autant référence à l’oubli du socialisme qu’aux nouvelles conceptions de l’espace national, montrant ainsi qu’ils relèvent du même processus (Potkonjak & Pletenac, 2007, p. 194). L’article réfute en outre la thèse largement répandue qu’il s’agissait d’une guerre civile résultant de haines inter-ethniques, et démontre qu’il s’agissait plutôt d’une guerre inter-étatique, reposant sur les calculs rationnels de ces acteurs principaux (Antić, 2004, p. 117).

39 En dépit d’une abondante contribution à la question du patrimoine socialiste, il est difficile pour les historiens des années 90 de conserver la distance et l’objectivation nécessaires à l’analyse du contexte socialiste. Il faut attendre le début des années 2000 pour que soient obser-vées des tentatives fructueuses et des propositions constructives sur ces questions. Malgré tout, la question de l’héritage socialiste, presque vingt-cinq ans plus tard, reste encore largement un sujet sensible.

3. – Les années 2000: un nouveau départ pour les parcs mémoriaux ?

40 Les parcs mémoriaux à l’époque socialiste avaient pour objectif de glorifier à la fois le passé et le présent, en promouvant l’image d’un futur radieux, permis par les politiques et les objectifs énoncés dans les discours de Josip Broz Tito. Dispositif inévitable, le rituel des cérémonies d’inauguration, auxquelles assistaient plusieurs milliers de personnes, était retransmis à la radio et à la télévision. L’émotion affleurait dans ces enregistrements, comme lorsque la foule en larmes s’est mise à courir avant la fin du discours en direction de la sculpture « La fleur de pierre » à Jasenovac [12]. Selon Bogdanović, la sculpture était un appel à la fraternité dont « la force devait l’emporter sur les horreurs de la guerre » (2001, p. 120). À l’époque de la république fédérative socialiste de Yougoslavie, les excursions scolaires comprenaient obligatoirement des visites de parcs mémoriaux. Elles ont depuis été supprimées des programmes et des visites scolaires, les dernières générations d’élèves ignorant donc cette composante de leurs histoires nationales. Les lieux de mémoire sont dès lors devenus des lieux de l’oubli.

41 Environ 12 000 monuments consacrés aux victimes de la Seconde Guerre mondiale sont situés sur l’ensemble de l’espace post-yougoslave. Alors que les monuments ont fait l’objet de différentes phases – de la destruction jusqu’à des processus plus impartiaux de réhabilitation – il semble aujourd’hui possible pour les Etats successeurs d’arriver à dépo-litiser l’héritage de leur passé socialiste commun (Potkonjak & Pletenac, 2007, p. 173). Une étude approfondie du matériau existant est nécessaire, comme le rappelle Olga Manojlović Pintar, même si elle peut aboutir à des interprétations multiples, voire les conclusions opposées, auxquelles elle peut aboutir. La réactivation du dialogue entre historiens, mais aussi avec l’ensemble des sciences sociales à partie de 1998, montre que le conflit peut être dépassé dans le champ universitaire (Manojlović Pintar, 2009, pp. 208-209).

42 En 2001, l’étude considérable de Svetlana Boym, The future of nostalgia, a ouvert une série de questions sur la mémoire dans les pays post-socialistes « en transition ». L’un des thèmes abordés est celui de l’héritage mémoriel dans le contexte post-socialiste. Les lieux de mémoire, objets d’actions publiques ou administratives parfois contradictoires – y compris après la décennie 1990 – sont présentés par l’auteur comme particulièrement importants dans les processus de formation de nouvelles identités. Objets de manifestations de haine, d’amnésie culturelle ou de « filtration » de la mémoire, les parcs mémoriaux devraient pouvoir retrouver le rôle et la symbolique qui étaient les leurs. Ce processus de réattribution/resymbolisation dans le contexte politique et culturel post-yougoslave implique deux plans: l’indivi-duel et le collectif. Comme le notent Potkonjak et Pletenac, la vie dans l’espace post-yougoslave implique une objectivation du souvenir à la fois individuelle et collective (2007, pp. 175-184). Les autres pays post-socialistes ont dû faire face à des problématiques similaires lorsque s’est posée la question du traitement des monuments de l’époque antérieure. Au cours des années 90, ce sont les monuments dédiés à Lénine, Staline et d’autres dirigeants qui ont été démontés, détruits ou déplacés dans toutes les ex-républiques soviétiques. Pourtant, il existe aussi à côté de ces cas des exemples de gestion pérenne du patrimoine soviétique. La Hongrie a ainsi réuni dès 1993 l’ensemble de monuments socialistes au « Memento park » de Budapest (Simon, 2014). Le Kazakhstan, ancienne république de l’Union soviétique, a quant à lui choisi de conserver ses emblèmes et ses monuments après avoir obtenu son indépendance, même si pour des raisons idéologiques la capitale, anciennement Almaty, a été déplacée à Astana en 1997 (Köppen, 2013).

43 De tels exemples de revalorisation du patrimoine socialiste sont également à l’œuvre dans l’espace post-yougoslave. Dans le document « Faire les comptes de son propre passé » (2000), le musée municipal de Sisak a annoncé vouloir assurer un rôle de médiation et de protection du patrimoine culturel et a souligné la nécessité d’une valorisation du patrimoine par des experts plutôt que de laisser cette question au champ politique. C’est l’une des premières initiatives de ce genre à avoir été prise. Cependant, en raison d’un contexte toujours complexe et délicat, le corps des spécialistes peine à se faire entendre. Dans le parc de la ville, au milieu des sculptures réalisées dans les années 1970 par les artistes de la « colonie de Sisak », un graffiti annonce: « You are in the wrong hood », exprimant le rejet d’un environnement post-socialiste, marqué par une « transition » qui ne peut être dépassée (Potkonjak & Pletenac, 2007, pp. 188-189).

44 L’un des autres projets les plus importants à avoir été initié sur la question du patrimoine socialiste est celui de « Modernisations inachevées – entre utopie et pragmatisme ». Mené entre 2010 et 2012, il a eu pour objectif principal l’analyse de l’urbanisme et de l’architecture (ex-)yougoslaves de l’époque socialiste à aujourd’hui, en passant par leur devenir dans les Etats nouvellement indépendants. Le projet, porté par l’Association des architectes croates, a impliqué la collaboration de plusieurs institutions: la Galerie d’art de Maribor, l’Institut des cultures spatiales « Trajekt » à Ljubljana, la Société des architectes de Belgrade, la Coalition pour le développement durable à Skopje et l’Institut d’architecture contemporaine de Zagreb. Une partie de leur travail visait à comprendre comment différentes conceptions de la « modernisation » ont influencé l’architecture, l’aménagement du territoire et l’urbanisme. Au-delà, leur objectif est de participer à la reconstruction d’un pan de l’histoire commune du Sud-Est européen et de l’inclure à un contexte plus large, européen et international. Il s’agit aussi pour eux, de cette façon, de favoriser le respect et la tolérance interculturels. Le projet a été mis en œuvre à travers une série de conférences qui se sont achevées avec la mise en place d’une exposition à Maribor au printemps 2012. Cette initiative a été déterminante: l’emploi d’un savoir commun a permis d’identifier et de définir dans une perspective critique les processus de modernisation dans la région, ainsi que les ruptures et les continuités à l’œuvre par rapport à la situation actuelle (Kulić & Mrduljaš, 2011, p. 4).

45 S’agissant de la Serbie, peu de monuments y ont été endommagés, mais leur état s’est peu à peu dégradé au fil du temps. Le complexe mémoriel « Kadinjača » a sombré dans un relatif oubli, avant que ne soit prise l’initiative de le remettre en état, d’autant qu’y ont été com-mémorés en 2011 les soixante-dix ans de la bataille qui s’y est déroulée. L’érection d’un buste du poète Slavko Vukosavljević, y a été envisagée pendant un temps, ainsi que la publication d’une monographie du lieu; la restauration du monument était elle aussi prévue, de même que la réfection d’une partie du musée dont la toiture fuyait. Rien de tout cela n’a été réalisé [13]. De son côté, le complexe mémoriel « Sremski Front » est resté longtemps vide, faute de moyens suffisants pour l’entretenir. Le nombre de visiteurs est pourtant en augmentation depuis 2010. De nouveaux éléments y ont été ajoutés au cours des vingt dernières années: une chapelle (2007) et une croix figurent désormais à côté de l’étoile rouge, juxtaposition d’iconographie orthodoxe et communiste (Radulović, 2011, p. 28-29).

46 Il faut cependant souligner que tous les parcs mémoriaux ne sont pas détruits, à l’abandon ou oubliés. Certains, comme le parc commémoratif de Bubanj (Niš), Slobodište (Krusevac) et Šumarice (Kragujevac), sont encore en bon état et en activité. Les conservateurs de Bubanj travaillent depuis 1967 à sa valorisation, à travers des expositions muséales, des monographies et des événements impliquant la population locale. Depuis plus de quarante ans est commémorée à Kragujevac la manifestation du « Grand cours écolier ». Dans l’ensemble, le nombre de cérémonies en hommage à l’« octobre de Kragujevac » a augmenté au fil du temps, jusqu’à devenir l’un des éléments centraux de la topo-graphie du souvenir relatif aux victimes de la Seconde Guerre mondiale (Lukovac, 2012, p. 208). Ces exemples sont néanmoins situés à l’écart des zones de conflit dans les années 1990, ce qui explique leur bon état de conservation. Cependant, d’autres monuments qui se trouvaient dans les zones de conflit sont aussi demeurés intacts – la Vallée de héros à Tjentište, Mrakovice à Kozara ou Podgarić – mais ils sont désormais négligés ou oubliés, sans qu’aucune stratégie appropriée ne soit mise en place pour leur redonner vie.

47 À Jasenovac, la nouvelle exposition permanente, en place depuis 2006, retrace de manière thématique et chronologique différents éléments historiques violents (le camp de Jasenovac, l’Holocauste, le Troisième Reich) et les mesures de prévention actuelles (droits de l’homme, non-violence, promotion de la diversité culturelle…). L’exposition, qui s’adresse principalement à un public scolaire, est associée à un centre pédagogique qui promeut l’éducation et la sensi-bilisation comme prévention de nouveaux crimes de masse. L’objectif de ce lieu est en effet d’aborder les dangers inhérents aux idéologies extrêmes et totalitaires. Les élèves peuvent donc trouver des réponses aux questions historiques, éthiques ou philosophiques posées par le Génocide et les crimes de guerre (Jovičić, 2006, pp. 297-299). Armes (couteaux, maillets…) et symboles fascistes ou oustachis sont conservés dans les réserves du musée et ne sont accessibles qu’aux chercheurs. De même, les documents visuels sensibles ne sont consultables que par ordinateur. L’exposition témoigne d’un travail effectué de manière scientifique et rigoureuse, et son contenu est dénué de partis pris idéologiques. L’objectif est de laisser le visiteur faire l’expérience du lieu et de tirer ses propres conclusions. Jasenovac pourrait devenir dans le futur un centre pluridisciplinaire des droits de l’homme (Radonić, 2010, p. 58).

48 En 2003, la décision est prise à Kruševo (Macédoine) de restaurer une sculpture de Jordan Grabulovski et Iskra Grabulovska. Réalisé en 1974, ce monument à l’esthétique remarquable commémore l’insurrection d’Ilinden et les combattants macédoniens morts dans la Résistance. Il s’agit de l’un des premiers exemples de restauration de monument socialiste. Les exemples d’interventions religieuses sont néanmoins plus nombreux. Le « Monument aux braves » (1969) dédié à la brigade des Partisans de Čačak à Ostra s’est doté d’une église orthodoxe à la fin des années 1990, malgré l’opposition des vétérans à ce projet.

49 Cet ensemble de travaux ne serait pas complet sans évoquer celui d’un photographe qui a également contribué à la réinterprétation des monuments consacrés à la Seconde Guerre mondiale. Jan Kempenaers (Monuments: la fin d’une ère) a en effet contribuer à leur donner une visibilité plus internationale, impressionné, selon ses dires, par les qualités plastiques et l’apparence à la fois abstraite et futuriste des monuments yougoslaves, d’autant plus que la sculpture mémorielle yougoslave était très peu connue du public occidental. Bogdan Bogdanović, dans un entretien publié en 2001, précise toutefois qu’il ne s’agissait pas de réalisme socialiste à proprement parler, mais d’un « crypto-réalisme socialiste » (kriptosocrealizam) spécifique à la Yougoslavie. Dans son travail, par exemple à Mostar, il a cherché un « code » commun aux jeunes partisans tués – chrétiens, musulmans, serbes, croates, etc. – en faisant appel à des formes pré-cultuelles et pré-balkaniques, les seules selon lui à pouvoir les rassembler. Il souligne en effet que les hommes tombés au combat pouvaient être aussi bien des prêtres que des commissaires partisans. C’est pour cette raison qu’il a voulu exprimer un message universel et humain (Bogdanović, 2001, pp. 120-121). Son travail est pour lui l’expression d’un destin extra-historique, ou sur-historique, des hommes, de leur naissance à leur mort, ainsi que les limites qu’ils établissent entre le bien et le mal (ibid., p. 138). L’abstraction à l’œuvre dans son travail a pour finalité d’exprimer l’universalité humaine.

50 Au cours de son travail, réalise entre 2006 et 2009, il a rencontré des difficultés pour localiser la plupart des monuments, relate-t-il, de même que leur état de dégradation (directe ou indirecte) l’a surpris. Si, pour lui, ces monuments expriment une symbolique issue d’un passé très ancien, il rappelle néanmoins que ceux-ci continuent à représenter un symbole fort de la lutte contre fascisme. Lors de l’exposition, des spécialistes ont noté que les monuments évoquaient dans l’ensemble des sculptures en plein air plus que de classiques monuments aux morts. C’est justement ce que recherchaient les artistes à l’origine de leur conception. Il aura donc fallu qu’un artiste étranger au contexte politique et idéologique de la région s’intéresse à cet ensemble pour qu’une partie du patrimoine yougoslave soit reconnue au niveau international.

51 L’intérêt que suscitent les parcs mémoriaux pour les spécialistes de la région a deux raisons: d’une part, il est lié à l’émergence de la nostalgie comme « mode mémorielle », ce que note Etkind pour le contexte post-soviétique (Etkind, 2004, p. 44); de l’autre, il relève d’une meilleure reconnaissance de la valeur des parcs mémoriaux à l’échelle globale. Pour Etkind, il faut que les monuments fassent l’objet de discussions, de recherches et d’interprétations si l’on ne veut pas les condamner à rester muets ou invisibles (ibid., p. 40). De son côté, O. Manojlović Pintar, montre que la recherche sur les mémoires individuelles et collectives, sur les sources matérielles, permet d’interpréter plus finement le passé (idem, 2009, p. 212). Citant Todor Kuljić, elle rappelle en effet que pour la mémoire, le passé n’est pas mort, mais reste toujours actif et à disposition (ibid.). Elle souligne en outre que la culture mémorielle a un rôle dans la formation des identités collectives et nationales (2009, p. 212).

52 Une formulation de Pierre Nora résume avec acuité cette approche critique du passé: il comprend en effet la « remémoration » comme le processus d’une constante négociation de la société avec sa propre biographie culturelle, où l’histoire représente un « corps vivant » de connaissances et de valeurs, lui-même sujet à des procédures d’adaptation vis-à-vis du présent (Nora 1996, p. 24, in Potkonjak & Pletenac, 2007, p. 195). Bogdan Bogdanović, pour sa part, estime qu’« [i]l est certain que ces monuments ne parleront pas aux générations futures de la manière dont ils nous parlent, mais l’important est qu’ils ne se taisent jamais » (Bogdanović, 2001, p. 32). Ils peuvent d’après lui perdurer, dès lors qu’ils acquièrent une nouvelle légitimité spirituelle. Si certains lieux de mémoire sont voués à l’oubli et à la destruction en raison de nombreux facteurs, d’autres seraient appelés à rester et à conserver un sens pour les générations à venir (Ibid., 2001, p. 93).

Conclusion

53 Les parcs mémoriaux sont le produit des politiques mémorielles yougoslaves à l’égard de la Seconde Guerre mondiale. La proximité de la culture du souvenir et du pouvoir explique pourquoi, dans les années 1990, les parcs mémoriaux socialistes ont pu faire l’objet de telles dégradations, pour des raisons politiques ou ethniques. À l’aune de ce travail, nous pouvons conclure que la recherche sur le patrimoine socialiste yougoslave, dont les parcs mémoriaux, reste encore un sujet sensible et contesté. Le révisionnisme existant dans l’historiographie, de même que les politiques d’effacement intentionnel des éléments indésirables du passé socialiste doivent être mis en rapport avec l’émergence et la promotion de nouveaux récits, eux-mêmes associés à de nouveaux usages, comme l’édification de bâtiments votifs au sein des complexes mémoriaux existants. Il faut donc soumettre à l’analyse ces phénomènes qui résultent des transformations politiques, économiques et culturelles qu’a connues la région depuis trois décennies. Il est également nécessaire de comprendre l’importance clé qu’ont eue les parcs mémoriaux dans le patrimoine culturel yougoslave. Il s’agit en outre de développer une stratégie cohérente en termes de gestion, de protection et de valorisation de ces mémoriaux dans les États successeurs. Cette approche reste pourtant difficile à maintenir en raison d’un contexte politique et patrimonial encore problématique. Il manque toujours une juste distance émotionnelle pour pouvoir appréhender la place constitutive qu’occupent les parcs mémoriaux dans l’ensemble de l’héritage socialiste, et plus largement pour l’histoire et le patrimoine de la région. Observer les approches d’autres pays post-socialistes, comme la Hongrie ou le Kazakhstan, pourrait apporter les outils nécessaires à cette distanciation.

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Mots-clés éditeurs : mémoire de la Deuxième Guerre mondiale., historiographie, espace post-yougoslave, République fédérale socialiste de Yougoslavie socialiste, culte mémoriel, parcs mémoriaux

Date de mise en ligne : 01/11/2017.

https://doi.org/10.3917/receo.464.0093

Notes

  • [1]
    Il s’agit pour l’essentiel du complexe mémoriel Kadinjaca, et des parcs mémoriels de Sumarice et de Bubanj ainsi que du monument de Kraljevo.
  • [2]
    Narodnooslobodilačka borba ou lutte pour la libération nationale.
  • [3]
    L’expression serbo-croate Asocijativna apstrakcija désigne la dimension « quasi-référentielle » du modernisme.
  • [4]
    Entretien avec le sculpteur Miodrag Živković, 15.08.2012.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Respectivement Jugoslovenska narodna armija (JNA) et Savez komunista Jugoslavije (SKJ).
  • [7]
    Sedam neprijatskih ofanziva, terme utilisé par l’historiographie yougoslave et post-yougoslave pour désigner sept grandes opérations menées par les forces de l’Axe contre les Partisans yougoslaves.
  • [8]
    Unités des partisans de Yougoslavie pour la libération nationale (Narodnooslobodilački partizanski odredi Jugoslavije).
  • [9]
    Entretien avec le sculpteur Miodrag Živković, 15.08.2012.
  • [10]
    Les oustachis faisaient partie du mouvement séparatiste croate, antisémite, fasciste et antiyougoslave.
  • [11]
    Le salut a trois doigts est connoté, étant considéré comme un signe patriotique serbe.
  • [12]
    Voir le film documentaire Architecture of Remembrance - The Memorials of Bogdan Bogdanovic, Reinhard Seiss, Austria, 2010.
  • [13]
    Entretien avec Slavica Stefanović, conservateur du Musée national d’Užice, 24.03.2011.
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