1 Il n’est pas facile d’associer au rythme de l’histoire immédiate les travaux d’une thèse qui, par définition, réclament du temps et se situent dans la moyenne durée. C’est pourtant ce que réussit Amaël Cattaruzza avec son ouvrage « Territoire et nationalisme au Monténégro ». Il a réalisé ses enquêtes de 2001 à 2005, tandis qu’en 2006, le Monténégro accédait à l’indépendance. Et si naturellement le manuscrit complété en 2009 tient compte des événements survenus, on ne remarque pas de rupture de ton entre le temps des enquêtes et la situation postérieure à l’indépendance. C’est dire que l’auteur s’était familiarisé avec ce pays, dont il parle la langue et où il a longuement séjourné.
2 Cet essai offre au public francophone une monographie politique dont nous étions jusqu’alors privés.
3 A. Cattaruzza a eu le mérite de rassembler une bibliographie ample où figurent aussi la littérature « grise » et les sites internet intéressés. Regrettons que ne figure pas de table des figures, alors même que l’illustration cartographique est très honorable.
4 La première partie du travail expose les origines de l’idéologie nationale au Montenegro. Il n’est guère surprenant que le géographe serbe Cvijic, au début du XXème siècle, recherche dans la géographie physique des justifications de type déterministe aux structures sociales en mettant en parallèle l’organisation clanique et le morcellement du relief.
5 La construction historique du Monténégro est à bien des égards paradoxale dans les Balkans, puisque le pays a su très tôt assurer son autonomie vis-à-vis du pouvoir ottoman, sans toutefois recevoir de reconnaissance internationale.
6 Les Monténégrins ne sont-ils pas simplement des Serbes ? Cette question parcourt toute l’histoire du pays. Il n’y a guère de réponse scientifique à ce genre de question. Ni non plus de traitement géographique. D’autant que le manque de documents pour toute la période médiévale réduit la discussion à un affrontement d’hypothèses contradictoires. On est nettement plus assuré quand on arrive à la fin du XVIIIème siècle. Il s’agit alors pour l’auteur, d’entreprendre un parcours géohistorique qui retrace les extensions territoriales successives du Monténégro depuis le début du XIXème siècle. Il peut ici s’appuyer sur un appareil cartographique qui manque pour les époques antérieures.
7 Amaël Cattaruzza montre qu’au cours du XIXème siècle, les extensions territoriales et la construction d’un État moderne ont mené à la proclamation, en 1910, du royaume de Monténégro. Cependant, cette expansion territoriale inclut dans le royaume des minorités albanaises et aussi des populations slaves dont l’identité penche du côté de la Serbie. De sorte qu’en dépit d’une taille très modeste, le royaume est confronté à la question de son unité interne.
8 Il subit aussi l’idéologie grand serbe, à tel point que lorsque le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes naît, en 1918, le Monténégro est intégré dans cette nouvelle entité et le roi Nikola quitte le pays.
9 Cette disparition alimente un débat qui, d’une certaine façon, dure encore et oppose ceux qui considèrent que cette intégration est l’aboutissement d’un processus légitime à ceux qui estiment que le Monténégro a intégré le nouveau royaume contraint et forcé. Cette thèse est devenue la thèse officielle du Monténégro indépendant depuis 2006. Une autre vision vient se surajouter à ce débat, que l’auteur décrit avec beaucoup de soin : elle procède d’une réflexion sur l’attitude de la Yougoslavie titiste. Durant la Seconde guerre Mondiale, le Monténégro n’est pas épargné par la lutte entre les Tchetniks royalistes et les communistes. Guerre civile féroce, où le nord du territoire, pro serbe lutte contre le sud, favorable aux partisans titistes.
10 Amaël Cattaruzza ajoute alors un chapitre original fondé sur l’étude des manuels d’histoire de l’enseignement secondaire. Il montre comment se constitue un récit national destiné aux enfants, où les oppositions et conflits internes sont largement évacués. Bien entendu, les cartes historiques jouent un rôle central dans ce récit.
11 La polémique historique se double d’une polémique linguistique : existe-t-il une langue monténégrine ou est-elle une des variantes du serbe ? La question de l’Église monténégrine, elle aussi, est mobilisée, à travers le conflit entre une Église monténégrine autocéphale créée en 1993 en face de l’Église serbe dépendant du patriarcat de Pec puis d’Ohrid.
12 Toutes ces questions procèdent des différentes lectures que l’on fait de l’histoire monténégrine et qu’Amaël Cattaruza s’emploie avec bonheur à caractériser en parlant de deux binômes. Le premier oppose la vision pro-monténégrine à la vision pro-serbe ; le second oppose une vision que l’auteur appelle civique à une vision ethnique. Il utilise à la fin de cette première partie l’outil pédagogique du chorème pour en rendre compte.
13 La seconde partie est consacrée à la diffusion spatiale du nationalisme au Monténégro.
14 Ici, on se limite aux événements survenus après l’éclatement de la Yougoslavie. L’auteur s’attache à une analyse détaillée des différents partis lors des élections de la décennie 2000. Toutefois, l’éclatement de la fédération dite République Fédérale Yougoslave à laquelle succède, à partir de 2002, la Communauté d’Etats de Serbie-et-Monténégro efface un peu l’intérêt de cette analyse. Plus originale et plus intéressante est l’étude du rôle de la Communauté Européenne dans cette évolution, rôle qui aboutit à favoriser le Monténégro, dans la mesure où Bruxelles a le sentiment que la situation à Belgrade n’est pas stabilisée. Les partisans de l’indépendance monténégrine ont trouvé à Bruxelles des appuis y compris financiers, qui ont sûrement pesé dans la marche du pays vers l’indépendance. Le référendum de 2006 vient parachever ce mouvement.
15 L’auteur part ensuite à la recherche des vecteurs sociaux de diffusion de l’idéologie nationale, en l’occurrence les médias et l’environnement familial. Il souligne également le paradoxe yougoslave, où les citoyens bénéficiaient de l’accès aux médias étrangers et aux voyages en Occident. L’analyse des comportements politiques familiaux aboutit à une cartographie qui oppose fortement le nord pro-serbe et le sud pro-gouvernemental (p. 148).
16 La troisième partie de l’ouvrage traite de la construction d’un espace politique.
17 C’est ici qu’on aborde la question des frontières, dont l’histoire est parfaitement relatée. On peut regretter cependant que la question du franchissement réel des frontières ne soit pas abordée, et qu’on ne traite que des relations politiques internationales et non pas des questions posées aux habitants. Combien de postes de douane sont-ils ouverts et quels sont les plus fréquentés ? Comment se passent les relations économiques de voisinage ? Note-t-on des différences entre les frontières montagneuses difficiles du nord et celles qui séparent la Monténégro de la côte croate, nettement plus active à ce qu’il semble ? Il est vrai que ces questions se posent surtout depuis l’indépendance de 2006. C’est ici que se situent la compétence et la curiosité du géographe.
18 Dans le même chapitre des regrets, on peut se demander si le fait de privilégier systématiquement une lecture ethnique n’aboutit pas à taire d’autres dimensions. Sauf erreur de notre part aucune mention n’est faite des différences démographiques. N’y a-t-il pas des régions vieillies et où ne restent que des personnes âgées et d’autres où se concentre la population jeune ?
19 Le chapitre intitulé « Lieux symboliques concurrents » nous éclaire de façon utile sur la vieille capitale de Cetinje. Surprise : l’auteur change de focale pour une analyse fouillée de la municipalité (on pourrait plutôt traduire par district le mot opstina) de Plav, sur la frontière de l’Albanie. Immédiatement l’intérêt croît parce qu’on se trouve devant une étude de première main : voici qu’apparaissent les lieux de culte, les écoles, les commerces, le pays réel et non pas seulement l’idée qu’on s’en fait. Cette étude est complétée par celle de deux régions particulières, celle du Sandjak d’une part, marquée par la présence de musulmans slavophones dits bosniaques, celle des Bouches de Kotor d’autre part, où habite une minorité croate.
20 Dans une quatrième partie, l’auteur traite de ce qu’il appelle « le nationalisme par le bas ». Il y évoque pêle-mêle les déclarations de nationalité lors des recensements, l’imaginaire montagnard, les productions industrielles monténégrines. Enfin, l’auteur expose les résultats d’une étude de cartes mentales représentant le Monténégro, étude réalisée dans différentes localités du pays.
21 En définitive, l’on ne peut manquer de se poser la question d’un prolongement de ce travail, maintenant que l’indépendance du pays est reconnue et que la marche est commencée vers une intégration dans l’Union Européenne, la comparaison entre les représentations du territoire et son fonctionnement réel est désormais plus facile. Est-il trop tôt pour se faire une idée des régions gagnantes, qui ont le plus bénéficié de l’indépendance, et celles qui en ont été les perdantes, si toutefois cette opposition a un sens ?