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Article de revue

« Nos années de souffrance » Mémoire du Goulag et construction ethnique postcommuniste chez les Hongrois de Transcarpatie (Ukraine)

Pages 163 à 190

Notes

  • [1]
    Dans le cas des Hongrois de Transcarpatie, il s’agit du Traité de Trianon.
  • [2]
    Les aspects de ce vécu frontalier constituent la trame de la recherche en cours dont ce texte est issu. Elle a débuté en 2008 par quelques semaines passées à deux reprises dans la ville de Beregovo et dans des villages de part et d’autre de la frontière magyaro-ukrainienne. Ce texte s’appuie sur une observation ethnographique complétée par des dizaines d’entretiens et la lecture de la littérature militante et testimoniale locale, de même que celle des (rares) écrits ethnographiques et sociologiques sur la population transcarpatique. Je remercie mes nombreux interlocuteurs de la confiance qu’ils m’ont accordée en m’ouvrant leurs maisons, en me décrivant leurs activités et surtout les complexités de leur passé.
  • [3]
    La catégorie de « hongrois » était légitimée avant 1918 et entre 1938 et 1944, la catégorie de « ruthène » durant la période tchécoslovaque, etc.
  • [4]
    Dans le sillage des Accords de Munich et de la déclaration d’autonomie de la République slovaque par Jozef Tiso, le Premier arbitrage de Vienne, signé le 2 novembre 1938 par l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, attribue à la Hongrie le sud de la Slovaquie et de la Ruthénie subcarpatique. Lorsque le IIIe Reich occupe définitivement l’ensemble de la Bohême-Moravie, séparée de la Slovaquie indépendante depuis le 14 mars 1939, les Hongrois, jusquelà cantonnés dans sa partie méridionale, annexent le reste de la Ruthénie subcarpatique.
  • [5]
  • [6]
    L’analyse qui suit doit beaucoup à l’excellent mémoire de master de David G. Karas (Karas, 2008) ainsi qu’à nos discussions sur le terrain et à Budapest. Qu’il en soit ici remercié.
  • [7]
    Le cas des Hongrois n’est pas particulier – toutes les minorités soviétiques ont été administrées ainsi en Transcarpatie comme ailleurs – et il est similaire à celui des Ruthènes, des Roumains, des Slovaques, etc. Même si les Hongrois de Transcarpatie vivent dans une région facilement identifiable, sont présents dans pratiquement toutes les villes et les villages de la région, pour les autorités soviétiques, ils constituent la composante ethnique la plus « sensible » du fait de l’attachement historique de la région à la Hongrie. Dès lors, ils deviennent les cibles privilégiées de « politiques éducatives » qui visent à mater les résistances potentielles.
  • [8]
    On a introduit l’usage du second patronyme usité en russe mais non en hongrois.
  • [9]
    Le KMKSZ compte alors plus de 40 000 membres ; voir Tiz év a magyarsag szolgalataban, 1999.
  • [10]
    La transformation de malenkaja rabota en malenkij robot en est l’illustration.
  • [11]
    L’on considère que c’est par ce passage que sont arrivées dans le bassin des Carpates les tribus dont la sédentarisation, l’alliance et la conversion au christianisme furent les fondements du royaume millénaire instauré par Saint Étienne.

1

« Notre passé est imprévisible »
(Joseph Brodsky)

2 Le 26 novembre 1989, dans une centaine de villes et de villages de la zone frontalière occidentale de l’Ukraine (appartenant encore à l’URSS), des dizaines de milliers de magyarophones se réunirent solennellement pour « se souvenir ». À 13 heures, toutes les cloches se mirent à sonner : dans les cimetières, sur les places principales des bourgs et des villes, dans les églises. Pour la première fois, fut publiquement évoqué et commémoré cet automne 1944, quand, après avoir annexé la région, les autorités soviétiques raflèrent en quelques semaines des dizaines de milliers de civils – dont une très grande partie de la population masculine âgée de 16 à 50 ans – pour les déporter dans les camps du Goulag. Très nombreux furent les morts et les disparus, les survivants revinrent des camps du Goulag après des années de détention. Ce jour-là, lors de cérémonies religieuses et funéraires et de discours laïques de commémoration qui ritualisaient et socialisaient un deuil contraint au silence jusqu’alors, l’injonction martelée devant une foule bouleversée par les membres de l’élite intellectuelle locale et les nouveaux politiciens hongrois invités exprimait la nécessité de clore enfin cette tragédie historique, de la séparer d’un présent de changements et d’un avenir d’apaisement.

3 Si les médias ont joué un rôle clé dans cette réappropriation collective d’un passé tu, en relayant la revendication de l’ouverture des archives et la publication de récits et témoignages, la tenue de cette première cérémonie fut décidée et organisée dans chaque ville et village par la KMKSZ (Kárpátaljai magyar kulturális szövetség – Alliance culturelle hongroise de Transcarpatie) fondée en 1988. Ses membres, intellectuels pour la plupart, en furent localement les organisateurs les plus actifs. Partout, les manifestations se déroulèrent selon un scénario uniforme et s’insérèrent dans la temporalité symbolique d’une « Semaine de deuil » précédée dans la ville de Beregszasz (Beregovo) d’une séance solennelle réunissant chercheurs, politiciens et survivants (Fejös, 1995). Les cloches ouvrant la cérémonie, la lecture publique des noms des disparus, les rites funéraires, en général œcuméniques, les discours, la parole donnée aux survivants, l’inauguration de plaques, monuments ou poteaux funéraires et, enfin, le chant de l’hymne national hongrois suivi du dépôt de cierges allumés et de fleurs en furent les éléments les plus marquants.

4 Presque vingt ans après ce rituel politique, après cet espace-temps où s’est exprimée une cohésion de la mémoire collective censée inclure toutes les composantes de la société magyarophone locale, les initiatives mémorielles institutionnalisées, tout comme leur relation complexe avec la mémoire informelle, manifestent au contraire le caractère protéiforme dans l’espace social transcarpatique d’un « passé qui ne passe pas ». Ce constat pose avec acuité la question du rapport entre, d’une part, la (re-)construction d’une identité ethnique ou nationale dans un contexte plus large de crise accompagnée d’un changement de légitimité politique et, d’autre part, l’élaboration d’une mémoire collective de souffrances passées.

5 Interroger la notion de mémoire collective (Halbwachs, 1994) revient à rappeler sa structure feuilletée : au-delà de son usage politique, elle comprend la persistance du passé qui reste imprimé dans le présent, souvent en deçà de la conscience, la perpétuation de pratiques et de représentations dans la définition du groupe, le rappel du passé par les souvenirs matériels et narratifs transmis de génération en génération, la mémoire sans souvenir, ancrée dans la quête et la reconstruction délibérées d’éléments du passé, enfin des bribes de connaissance du passé, sédimentées dans les consciences, collectivement partagées et souvent irriguées d’affect. Facettes constitutives du processus mémoriel, le silence, l’oblitération et le non-dit autour de certains contenus mémoriels – qui ne se confondent ni avec le secret ni avec l’oubli – sont souvent, en tant que stratégie sociale historiquement construite et transmise, un marqueur identitaire implicite des sociétés traçant les contours fluides d’une « intimité culturelle » (Herzfeld, 1997), productrice d’une sorte de communauté du non-dit. L’irruption d’une mise en scène publique et une explicitation de ses composantes sont alors de nature à redéfinir autant les limites extérieures du groupe que les rapports sociaux en son sein.

6 Les débats actuels en Europe, parfois très vifs, confrontant histoire et mémoire, tentent de reconfigurer leurs champs respectifs et s’interrogent sur les conditions de leur construction ; ils spécifient, souvent de manière contrastée, les caractéristiques de leurs pratiques et de leurs discours. Selon les historiens, l’historicisation peut se définir par une mise en chronologie, un récit contextuel, causal, appuyé sur des sources documentaires écrites et un relatif détachement par rapport aux événements considérés. L’étude du champ mémoriel d’une société locale post-communiste offre quelques pistes de réflexion supplémentaires sur la façon dont ces deux régimes de rapport au passé interfèrent, de même que sur les processus de transformation et la façon dont l’histoire, la mémoire collective et les mémoires individuelles testimoniales s’en saisissent.

7 La fin des régimes communistes en Europe centrale et orientale a entraîné, selon des modalités propres à chaque pays, une crise, une rupture et un changement de légitimité dont l’étendue, au-delà de l’espace politique, juridique et économique, a englobé et bouleversé l’ensemble du corps social. L’émergence subséquente de nouveaux acteurs sociaux, civils et politiques s’est accompagnée de la formation de nouvelles élites qui, désormais, rivalisent non seulement avec les anciennes mais encore se font mutuellement concurrence ; leur quête de légitimité nationale et internationale ne peut reposer que sur le déni de tout rapport de continuité avec l’héritage du communisme. La recherche d’autres passés susceptibles de fonder une généalogie politique et morale nouvelle a suscité, dans les initiatives politiques à l’égard du passé communiste récent, deux orientations : celle de l’oblitération et celle de la construction d’une nouvelle mémoire collective d’événements historicisés précédemment. Cette dernière doit donc opposer à l’historiographie et la littérature mémorielle produites par le régime communiste, des événements et des figures qui avaient été écartés, effacés, délégitimés, exilés dans le silence, le non-dit, le secret et les mémoires privées.

8 Le démantèlement d’une historicité officielle antérieure par un nouveau régime de mémoire publique, au-delà de ses enjeux de légitimation des nouveaux acteurs politiques du moment représente l’étape intermédiaire de la revendication d’une nouvelle historicité. Le socle de cette revendication est l’appel à la « vérité historique », entendue à la fois comme rétablissement d’un ensemble de faits oblitérés ou déformés et comme Némésis, entité transcendante qui reclasse les acteurs du passé sur l’axe du Bien et du Mal à la lumière du Présent. Toutefois, l’expression publique d’une mémoire, particulièrement lorsqu’elle concerne un passé récent, butte sur l’hétérogénéité des témoins encore vivants, les aléas de leurs positions successives sur l’échiquier politique de la période, les conflits entre les mémoires sectorielles et leur éparpillement. L’usage politique de la mémoire semble donc exiger la construction et la fixation d’un « bloc de mémoire » unifié qui abolirait la pluralité, les contradictions et les paradoxes des mémoires individuelles ou sectorielles.

9 Cependant, la somme récente de souffrances plurielles, enchevêtrées et oblitérées, qui émerge dans le présent post-communiste, articulée à une exigence d’empathie, emblème et nouvelle figure dominante des sensibilités démocratiques européennes, oriente cette entreprise vers la construction d’une Victime collective, personnification de la Vérité historique et éventuel objet d’identification émotionnelle et de commémoration rituelle. D’où la nature cultuelle des mémoires patrimonialisées dans les sociétés contemporaines sécularisées.

10 Aussi le propos de ce texte est-il de situer les nombreuses composantes du champ mémoriel de la société magyarophone de la Transcarpatie dans le contexte d’une (re)construction des identifications collectives, d’en saisir les tensions, en identifiant ses acteurs, les modes et contextes d’énonciation et de ritualisation de contenus mémoriels diversifiés ainsi que leurs interactions et les espaces-temps dans lesquels ils s’articulent.

Ethnicité et/ou minorité nationale

11 L’Europe centrale et orientale actuelle est composée d’États pluriethniques qui se caractérisent notamment par l’existence, dans leurs marches, de groupes ethniques dont la spécificité est qu’ils possèdent des correspondants – de mêmes ethnie et langue – constitués en États-nations, en général limitrophes. Dès lors, l’historiographie et l’ethnographie de l’Europe centrale les distinguent sous l’appellation de « minorités nationales » qui, pour la plupart, furent créées par les traités de paix concluant les deux guerres mondiales [1]. Leur composition fut le résultat de multiples déplacements de population et redécoupage des frontières étatiques qui, souvent, séparaient politiquement les « minorités » de leur État-nation « majoritaire ». Il en découle que nombre d’entre elles sont disséminées dans des régions limitrophes des frontières étatiques – historiquement changeantes – et leur sociabilité est fortement marquée par ce qu’on peut appeler un « vécu frontalier » [2].

12 Ainsi la minorité nationale formerait une collectivité ethnique d’un type particulier dont la loyauté politico-juridique (citoyenneté) et la loyauté nationale (ethno-culturelle et référentielle) ne coïncident pas. Les liens politiques définis par l’organisation de l’État (que Thomas Eriksen désigne comme l’aspect « formel » du nationalisme) et le fonctionnement local de la société civile, de même que ses représentations culturelles (le « nationalisme informel »), loin de se compléter comme ils le font le plus souvent, se polarisent (Eriksen, 1993a). Les groupes minoritaires se caractérisent également par un champ politique interne propre au sein duquel certains acteurs entretiennent des relations avec d’autres groupes équivalents de même qu’avec l’État et où des mobilisations identitaires peuvent s’institutionnaliser. Par ailleurs, la solidarité et l’identité ethno-culturelles transfrontalières, qui attachent ces minorités à leur État-nation, sont mobiles et changeantes.

13 Toutefois, la double fonction politique de l’ethnicité se manifeste clairement dans la construction de ces groupes : elle peut être, d’une part, un levier de la légitimation et de la reproduction des systèmes de solidarités qui permettent la survie des structures sociales internes, de l’autre, pour les autorités politiques des États, l’ethnicité apparaît avant tout comme un outil de gestion, de normalisation de certaines populations et de leurs territoires. Ces deux fonctions peuvent être convergentes lorsque l’État légitime par une institutionnalisation formelle une catégorie ethnique qui correspond à la représentation de soi d’un certain groupe [3]. Elles peuvent être en rupture si les catégories d’allégeance et d’appartenance des groupes sociaux et des États qui les contrôlent sont différentes. Dans le cas de la Transcarpatie, l’instabilité géopolitique exceptionnelle qui l’affecte depuis le début du XXe siècle a abouti à une fragmentation des identifications et des allégeances.

14 Ainsi, l’organisation socio-politique et culturelle de ces groupes consiste en une suite d’équilibres instables, tributaires de l’interaction de processus externes et internes, formels et informels. Cependant, l’une des pièces maîtresses de la construction interne du soi en tant que minorité nationale semble être l’émergence et la consolidation d’une mémoire collective unifiée (Gellner, 1991), distinctive et emblématique de l’appartenance, dans le champ des actions et représentations symboliques, portée et diffusée par une élite locale.

La valse des frontières, des toponymes et du temps : la périphérie en héritage

15 Au début du XXe siècle, cette région était formée de quatre comtés à population pluriethnique du Nord-Est du Royaume de Hongrie, partie de la monarchie austro-hongroise. Elle ne possédait aucun nom régional propre, ni aucune identité régionale distinctive. En 1910, les statistiques estiment sa population à environ 600 000 personnes, composée à 60 % de Ruthènes, bergers et agriculteurs habitant la zone montagneuse des Carpates, alors que la plaine de l’amont du fleuve Tisza ainsi que les bourgs et les villes étaient peuplés d’agriculteurs magyars (25 %), d’une importante communauté juive, en grande partie magyarophone et d’un nombre réduit de Souabes (germanophones), de Roumains, de Slovaques et de Tsiganes souvent magyarophones. La population catégorisée comme « magyare » par les statistiques du Royaume y apparaît déjà démographiquement minoritaire ; en revanche, sa langue domine la région et sert de véhicule à tous les échanges inter-ethniques. Les frontières entre les groupes étaient rendues poreuses, notamment par le commerce et les mariages mixtes.

16 En 1918, avant d’être rattachée à la Tchécoslovaquie, la région prend brièvement le nom de Russká Krajina (territoire ruthène) et se déclare province autonome au sein du royaume de Hongrie, à la demande de l’élite ruthène naissante. À l’issue du traité de Trianon, elle fut détachée de la Hongrie et devint une partie de la Tchécoslovaquie nouvellement créée. C’est donc sous l’autorité tchécoslovaque que la région est organisée en une unité territoriale pourvue d’un nom distinctif, Podkarpatská Rus (Russie subcarpatique) et que des familles hongroises, remplacées par des Tchèques, émigrent vers la Hongrie. En 1938, lors du démantèlement de la Tchécoslovaquie [4], la frange majoritairement habitée par des Hongrois se retrouve incluse dans la Hongrie qui annexe, quelques mois plus tard, le reste de la région. En 1945, l’URSS force la Tchécoslovaquie à lui céder la région et l’annexe en l’intégrant à la République socialiste d’Ukraine. Lors du rattachement à l’URSS, en 1945, son nom sera modifié en Zakarpatska ou Zakarpattia, ce qui signifie « la région au delà des Carpates ». À partir de cette date, Moscou impose à la Hongrie de s’y référer sous le nom de « Karpat-Ukrajna » (Carpato-Ukraine) dans toutes les publications, mais le parler commun local et hongrois continue à utiliser le terme Kàrpàtalja, apparu au début du XXe siècle dans les publications savantes. À la faveur de l’effondrement soviétique, celui-ci réapparaît dans l’ensemble des communications écrites, tant parmi les Hongrois de Transcarpatie que par les autorités de Hongrie, tandis que le nom officiel en ukrainien reste Zakarpatska.

17 Les magyarophones habitent pour la plupart dans les zones agricoles frontalières avec la Hongrie et dans les trois villes importantes de la région : Beregovo (Beregszàsz en hongrois) où ils sont majoritaires (48,1 % de la population), Mukačevo (Munkacs) et Užgorod (Ungvar). D’après le recensement ukrainien de 2001 [5], la population de Transcarpatie est composée à 78,4 % d’Ukrainiens (environ un million) et à 12,1 % de Hongrois qui, dans les quelque 600 bourgs et villages, vivent parfois entre eux mais, le plus souvent, cohabitent avec d’autres groupes ethniques : les Ukrainiens, les Tsiganes souvent magyarophones (1,1 % de la population transcarpate), les Ruthènes qui prédominent dans les zones montagnardes ou encore les Roumains (2,6 %) les Russes (2,5 %) et les Slovaques (0,5 %).

18 Après la chute de l’URSS, on assiste au réveil et à l’extension des activités des diverses églises, piliers du caractère historiquement multireligieux de la région. Elles récupèrent alors leurs lieux de cultes et leurs écoles, souvent endommagés, détruits ou transformés essentiellement à des fins industrielles, et les reconstruisent rapidement. Si, dans une grande mesure, l’appartenance religieuse est un marqueur ethnique, très présent dans le parler local, elle peut aussi être un lieu interethnique privilégié. Ainsi, la plus grande partie des magyarophones se convertit dès le XVIe siècle au protestantisme : d’abord au luthéranisme puis, assez rapidement, au calvinisme. Toutefois quelques dizaines de milliers d’entre eux, surtout dans les villes, sont, à l’instar des Slovaques, catholiques. D’autres, comme la plupart des Ruthènes et des Roumains, se déclarent uniates (gréco-catholiques), appartenant ainsi à l’Église la plus brutalement réprimée en Ukraine par le régime soviétique qui l’accusait de « nationalisme » ukrainien et de collaboration avec les Allemands. En raison de leur persécution, une partie des Ruthènes et des Ukrainiens ont fini par se convertir à l’orthodoxie qui leur permettait de conserver une pratique religieuse, en revanche, les magyarophones sont très majoritairement restés catholiques ou protestants.

19 La présence juive, multiséculaire dans la région, consistait, entre les deux guerres, en une population culturellement et économiquement très dynamique d’environ 86 000 personnes dont la plupart se considéraient comme hongroises. Les survivants – à peu près un quart – émigrèrent très rapidement aux États-Unis ou, jusqu’en 1948, en Palestine puis en Israël. Aujourd’hui, quelques centaines de personnes âgées pratiquent dans de petites synagogues urbaines informelles récemment construites, les anciennes ayant été détruites ou transformées par les Allemands puis par le régime soviétique.

20 L’usage local le plus courant en milieu rural, celui qui est considéré comme le plus « correct », veut que l’ethnie des personnes ou des familles soit identifiée à partir de leur appartenance religieuse ou de leur langue principale. Cependant, le terme « Hongrois » est encore souvent réservé aux occasions de commémorations rituelles ou de discours de type politique : son usage signale le degré de perméabilité du langage local ou personnel aux tournures savantes ou politiques mobilisées dans la médiatisation mémorielle magyarophone axée autour de la déportation au Goulag et des revendications ethniques. En outre, les catégories d’appartenance religieuse sont les plus à même de traduire l’ampleur de la population « mixte » – à savoir les personnes nées de mariages interethniques ou ayant des enfants « mixtes ». Cette dimension interethnique de l’organisation sociale locale, déjà ancienne, dont la fonction est aujourd’hui fondamentale dans les activités économiques vitales que sont le commerce informel, la contrebande et le tourisme, s’avère l’un des non-dits importants des discours politiques et mémoriels autour de l’identité « hongroise » de la région.

21 La grande diversité des toponymies fournit une entrée pertinente pour analyser les contours symboliques de la territorialité du groupe [6] : en hongrois, la longue absence d’un terme précis reflète l’inexistence d’une identité régionale transcarpatique dans l’espace national hongrois. Cependant, l’apparition du toponyme Karpatalja dans les publications savantes et officielles implique le point de vue d’un centre qui assigne une position marginale à cet espace. Ce terme (« début des Carpates » en hongrois) ne fait sens que du point de vue d’un centre situé à l’Ouest. De même, le terme de Zakarpatska (« au-delà des Carpates »), reflète la place assignée à la région par une autorité située à l’Est, séparée de la Transcarpatie par les Carpates. Ainsi, la sémantique de ces dénominations s’inscrit dans la même logique, tout en signalant un conflit symbolique prégnant : les toponymes, hongrois et russe ou ukrainien renvoient implicitement à la concurrence entre deux centres distincts qui imposent des rapports de domination et d’inclusion différents. Le dénominateur commun entre les deux reste la place qu’ils attribuent à la région : celle d’une périphérie.

22 Cette position écartelée entre centres concurrents parvient à imprégner autant les représentations territoriales locales que celle du temps social. Bien que, depuis plus de 60 ans, toutes les toponymies de la région soient officiellement écrites et enseignées en russe puis en ukrainien, dans le parler quotidien, les magyarophones et la plupart des Ruthènes n’évoquent jamais les lieux et les itinéraires que par leur nom hongrois tout en utilisant avec aisance les dénominations russes puis ukrainiennes dans tous leurs contacts avec les institutions. De même, si le territoire de l’Ukraine se situe dans un autre fuseau horaire que la Hongrie (une heure de décallage distingue les deux pays), les magyarophones et de nombreux Ruthènes et Tsiganes de la région n’en règlent pas moins leurs montres et horloges sur le fuseau horaire voisin, fixant leurs rendez-vous, ouvrant et fermant les magasins et échoppes selon « l’heure hongroise » désignée comme « po misnamu » (heure locale) dans le parler interethnique local à base lexicale russo-ukrainienne. En revanche, toutes les institutions officielles, entreprises d’État, transports et horloges publiques fonctionnent à « l’heure de Kiev » qui rythme également la vie quotidienne des Russes et Ukrainiens établis dans la région depuis 1946. Les deux temps civils sont connus et utilisés ponctuellement par tous, cette dualité du régime temporel trace à coup sûr une frontière identitaire, évoquant deux figures d’allégeance supra-locale.

23 La perspective d’un rattachement politique à l’État hongrois disparut après 1944. Cependant, les magyarophones de Transcarpatie ont continué à se considérer comme faisant partie d’une unité nationale hongroise qui transcende les frontières internationales imposées après 1918. Cette représentation fut renforcée par leur déportation massive dans les camps du Goulag en tant que citoyens hongrois dès l’occupation soviétique puis avec l’annexion de leur région par l’URSS : elle a étayé le caractère victimaire et résistant de leur sentiment d’appartenance. Par la suite, dès la fin du Dégel, lorsque les identifications se sont reconstituées à l’échelle locale, la catégorie de « hongrois » est demeurée légitime pour les populations, car elle leur permet de sauvegarder dans le domaine privé les structures sociales (traditions, socialisation, reproduction du capital culturel et des solidarités de la communauté) et, dans une certaine mesure, de les reproduire tandis que les catégories et modèles imposés par le haut dans le domaine public ou politique ont été discrédités par les vagues de répression. Ce processus confirme, en rejoignant R. Brubaker (2007), l’existence de plusieurs domaines parfois discontinus et contradictoires de l’ethnicité : celui du pouvoir, celui d’une ethnicité politique, celui de la solidarité et celui d’une ethnicité « du quotidien.

24 Ces tiraillements entre relations d’allégeance économique, politique et culturelle concurrentes font apparaître les contours d’une singularité régionale transcarpatique qui englobe tous les groupes ethniques. Devenue, à l’issue de son détachement de la Hongrie, une périphérie tributaire de plusieurs centres tous éloignés, la Transcarpatie demeure tributaire de plusieurs sphères d’influence, ayant en commun différents moments de l’histoire, avec lesquelles elle entretient des rapport changeants ; cela finit par produire une territorialité aux allégeances fragmentées.

De la minorité nationale à l’ethnicité périphérique

25 Si les politiques aussi brutales que contradictoires de l’URSS ne sont jamais parvenues à anéantir la centralité culturelle de l’appartenance supra-locale magyare, ce sont paradoxalement les recompositions géopolitiques d’après 1989 qui mettent à mal ce lien culturel d’identification à la Hongrie, fondement d’un profil de minorité nationale. À la faveur d’une relation que Budapest souhaite cordiale avec Kiev, un Traité bilatéral est signé en 1991 où la Hongrie s’engage à abandonner toute prétention territoriale et confie le sort des Hongrois de Transcarpatie à la bienveillance de l’État ukrainien. Ce traité est vécu comme une véritable trahison parmi les élites hongroises locales et forge pour les Hongrois de Transcarpatie l’image nouvelle et conflictuelle d’une Hongrie en tant que pays étranger.

26 Enfin, l’intégration de la Hongrie dans l’UE et dans l’espace Schengen qui impose des formalités administratives très lourdes aux citoyens ukrainiens – y compris donc les Hongrois ethniques – voulant se rendre, s’installer ou étudier en Hongrie, semble avoir engendré dans l’ensemble de la population une désillusion qui s’est progressivement muée en méfiance envers l’État hongrois (Losonczy, 2006).

27 Aujourd’hui, sans renoncer à leur identification comme Hongrois, les magyarophones de Transcarpatie ont intégré le fait qu’ils ne faisaient pas partie de la même communauté politique que les citoyens de Hongrie. En revanche, depuis la fin de l’URSS, l’intense activité commerciale informelle et une contrebande polymorphe – ressources économiques fondamentales pour la survie dans la région – ont densifié et diversifié les échanges interethniques entre Ruthènes, Ukrainiens et magyarophones locaux, tout en activant et élargissant les réseaux familiaux et d’affinité de part et d’autre de la frontière hungaro-ukrainienne : ces pratiques ont étendu et prolongé l’espace social pluriethnique de la Transcarpatie vers les départements frontaliers du Nord-Est hongrois avec l’installation de familles exerçant diverses activités commerciales, transformant le paysage urbain et social de ses bourgs et villes. Ces pratiques multiformes, qu’aucune disposition policière ou réglementaire ne parvient à stopper, tracent les contours d’une identité régionale transfrontalière où l’échelle de prestige se déplace vers les compétences sociales de négociation, de mobilisation de maintes ressources culturelles, identitaires et d’interactions. Parallèlement, en Transcarpatie, les discours et les pratiques (notamment festives et spatiales mais aussi les usages de création et d’utilisation d’espaces virtuels) des générations plus jeunes témoignent d’une identification progressive au territoire transcarpatique lui-même comme référent d’origine. On peut y voir le signe de l’émergence d’une identité magyarophone de Transcarpatie.

28 Dans ce processus, la Transcarpatie, au lieu d’être perçue comme artificiellement séparée d’un espace hongrois commun – le territoire actuel coupé de celui antérieur à 1918 –, devient le référent principal dans le passage d’une logique de minorité nationale à celle d’une ethnicité locale qui rend disponibles de nouveaux ancrages identitaires : construits « par le bas », ils font de la région transcarpatique le terreau d’une ethnicité hongroise locale, ou « par le haut » lorsque, dans les gloses locales, la figure de la « nation hongroise » désigne une communauté méta-territoriale de l’ethnos disséminé dans plusieurs pays dont le territoire immatériel est la langue hongroise.

29 Ainsi, l’assouplissement post-soviétique des frontières nationales, en faisant voler en éclat l’idéal d’un homeland englobant, soigneusement conservé et transmis par la mémoire familiale pendant la période soviétique, finit par faire émerger à la place de la frontière hermétique du passé, de nouvelles barrières culturelles entre forme étatique et formes ethniques de la « magyarité ». Cependant, la tension entre ces deux types d’identification – vis-à-vis de l’ethnicité hongroise (et de l’État hongrois) en général et du territoire transcarpatique en particulier – est permanente et se manifeste à plusieurs niveaux.

30 Les fêtes commémoratives sont des moments privilégiés de la mise en scène de cette tension. Ainsi, le 15 mars, date de la révolution hongroise de 1848 contre les Habsbourg, continue à être considéré par les Hongrois de Transcarpatie comme leur principale fête. Sa célébration implique sousvent la présence de politiciens hongrois invités. D’une part, elle sacralise un moment historique d’unité entre le territoire de la Hongrie d’avant 1918 et la nation ethnique hongroise, sa lutte pour l’indépendance nationale. Dès lors, au niveau local, cette fête continue à ancrer la mémoire historique des magyarophones de Transcarpatie dans une mémoire partagée rappelant l’unité perdue. D’autre part, elle est perçue avec ambivalence et pas seulement par les Ukrainiens : elle est également la fête nationale de la Hongrie, ce qui rend l’enjeu de la commémoration équivoque. Cependant, la présence d’un drapeau tricolore hongrois, dépourvu de la croix de Lorraine, considérée comme le blason de l’État, est glosée dans les discours des dirigeants politiques locaux et perçue par la majorité comme le symbole de la communauté virtuelle de tous les Hongrois disséminés par le monde, celui de la « nation » débordant et transcendant les frontières de l’État hongrois. Ainsi, l’interprétation, interne ou exterieure aux groupes magyarophones, peut osciller entre celle d’une mise en scène de l’unité des Hongrois ethniques par-delà les frontières ou celle d’une affirmation identitaire de portée locale qui permettrait aux magyarophones de Transcarpatie de redessiner symboliquement les frontières de la « communauté » vis-à-vis des autres groupes.

31 Dès lors, l’ethnicité hongroise de Transcarpatie se révèle être une construction complexe : peu à peu, la Transcarpatie elle-même devient un homeland, le territoire identitaire privilégié d’une ethnicité hongroise locale en voie de construction. Parallèlement, les fêtes commémoratives des magyarophones de Transcarpatie évoquent et mettent en scène de plus en plus souvent une appartenance supra-locale à une communauté déterritorialisée englobant tout l’ethnos hongrois, tandis que l’impossibilité d’une solidarité forte avec un motherland, terre des origines, État aux stratégies trop éloignées de leurs attentes, est un leitmotiv des discours quotidiens. Si la dimension maternelle est récurrente dans les termes hongrois couramment utilisés d’Anyaorszag (« pays-mère ») mais aussi de Szülöföld (littéralement « la terre qui donne naissance », la terre de naissance), le premier, désignant la Hongrie, est progressivement mis à l’écart dans les identifications locales. La Hongrie en tant qu’Anyaorszàg ne recouvre plus, pas même symboliquement, la région transcarpatique représentée désormais par le szülöföld (terre de naissance). Ce dernier connote en hongrois la part affective du haza (patrie) appartenant à la fois à l’intimité individuelle privée et à celle, culturelle, partagée. L’assimilation de la Transcarpatie à cette représentation est cependant récente et montre que le territoire local, comme ancrage de référence et d’appartenance, remplace progressivement celui de la Hongrie.

32 La position périphérique de la Transcarpatie, soumise à de nombreuses dépendances, modèle ainsi les contours de sa territorialité pour en faire la dimension privilégiée de l’identification ethnique. Aujourd’hui néanmoins, cette périphérie apparaît, du point de vue des acteurs locaux, comme étant dépourvue de centre car l’adhésion magyarophone à des collectifs politiques ou nationaux plus larges est dorénavant mitigée. De fait, aucun n’est perçu comme entièrement légitime ou capable d’assumer ce rôle : ni l’ensemble des Hongrois ethniques qui forme une « communauté culturelle imaginée » sans espace politique commun, ni l’État hongrois dont les priorités sont étroitement liées à son intégration européenne, ni l’État ukrainien perçu comme étranger et pour lequel l’infime minorité hongroise ne représente pas une question primordiale. Aussi la Transcarpatie devient-elle productrice d’une ethnicité hongroise locale. Cependant celleci est ancrée dans un territoire périphérique que les multiples pratiques commerciales informelles et illégales étendent au-delà de la double frontière – celle entre deux États-nations et celle de l’Union européenne – et transforment en une région pluriethnique transfrontalière.

Itinéraires d’une élite : de la mémoire à la visibilité

33 Parallèlement à une déportation massive qui a durablement scellé les rapports entre la communauté hongroise et son nouvel État, une série de nouvelles mesures politiques ont contribué à ébranler la société locale : l’épuration, la dékoulakisation, la collectivisation des terres et des moyens de production, l’interdiction de l’Église gréco-catholique fondue dans l’Église orthodoxe et la transformation du système éducatif. Étant donné que les Hongrois de Transcarpatie n’étaient pas géographiquement isolés des autres « nationalités » – ce qui excluait une administration spécifique – et qu’ils ne bénéficiaient pas non plus de leurs propres institutions politiques alors même qu’ils constituaient une minorité importante et, dans beaucoup de localités, une majorité ethnique, le pouvoir soviétique disposait avec la politique d’éducation d’un levier souple et efficace [7].

34 Les écoles primaires hongroises n’ont certes pas été fermées et ont assuré l’éducation sans interruption, ce qui ne fut pas le cas des autres niveaux d’enseignement, rapidement étatisés et dispensés en russe avec des programmes soviétiques. La politique éducative a donc, pour les autorités soviétiques, tenu lieu de domaine privilégié de contrôle et de normalisation de la minorité hongroise tandis que, pour les Hongrois, la lutte incessante pour une éducation dans leur langue devint le garant de la continuité de la reproduction culturelle.

35 Si, dans les premières années de la soviétisation, les autorités cherchaient à briser un groupe ethnique perçu comme inconciliable avec le projet soviétique, après la mort de Staline, elles tendent plutôt à fabriquer une communauté hongroise soviétique. Ce faisant, loin de désorganiser les identifications magyarophones, ce choix permet au groupe d’investir des institutions de l’éducation en général et la nouvelle faculté magyarophone de philologie en particulier, preuve de la nouvelle orientation de la politique soviétique. La faculté donne naissance à une élite intellectuelle magyarophone qui émerge après les années 1960 ; elle lui offre de fait un espace au sein duquel son réseau s’organise. En voulant particulariser la communauté hongroise de Transcarpatie par rapport aux Hongrois de Hongrie à travers son éducation, son orthographe, ses patronymes [8], à élaborer en somme une culture soviétique de langue hongroise, les autorités ont en réalité renforcé la solidarité ethnique de la très minoritaire élite hongroise qu’elles pensaient assimiler.

36 Rapidement, les intérêts de ces universitaires débordent le seul cadre littéraire et s’orientent vers des activités de type ethnographique : collecte de contes populaires, de poésie, danses et chansons folkloriques, parfois assorties de tentatives d’analyse sociologique. Ils renouent de la sorte avec un milieu rural dont la plupart sont originaires, expérience que leur statut d’intellectuel permet de médiatiser dans des écrits. À travers le filtre du folklore, ils font émerger des bribes de récits et de réminiscences de la déportation massive au Goulag, ressentie à la fois comme le fondement de la cohésion interne du collectif hongrois et comme l’événement fondateur de son inclusion dans l’espace soviétique. Ces universitaires privilégiés dans la mesure où ils bénéficient d’une mobilité sociale inaccessible à leurs aînés redéfinissent alors progressivement leur propre identité en la projetant autant qu’en la puisant dans le terreau des traditions locales. L’identification aux paysans qu’ils sollicitent offre à ces jeunes intellectuels un ancrage dans une communauté plus large, servant éventuellement de système de contre-légitimation face au régime soviétique.

37 Si la politique éducative, plus libérale après 1953, a échoué à produire une élite hongroise entièrement loyale au régime, il serait faux d’en conclure que l’identité ethnique hongroise n’a pas été fondamentalement reconfigurée dans le contexte soviétique, notamment par cette nouvelle élite intellectuelle qui est devenue, dès la fin des années 1970, l’acteur principal de la construction d’une mobilisation dont elle a défini les discours, les stratégies et les cadres institutionnels (Karas, 2008, p. 75). Elle a pu en devenir la force motrice en raison précisément de son intégration dans le système institutionnel soviétique.

38 Cependant, le passage graduel de club informel de discussions littéraires à celui de groupe de collecte ethnographique et, enfin, à celui de groupe politique a été également conditionné par la pression grandissante des autorités, soucieuses de reprendre le contrôle d’un espace qui tentait de s’autonomiser. Loin d’être une simple machination des élites luttant pour étendre leur pouvoir, le succès de la mobilisation, partie d’une dizaine d’étudiants dans les années 1960 pour rassembler la quasi totalité de la population hongroise militante en 1989-1990 [9], peut s’expliquer par l’attrait d’un espace ethnique susceptible de rétablir ce qui est perçu comme une continuité historique rompue par la contrainte : l’appartenance référentielle à la « nation » hongroise, sinon à l’État.

39 Dans cette expansion réticulaire d’une mobilisation, comme dans d’autres contextes nationaux, le combat pour et par la mémoire a joué le rôle pivot de médiateur et de lieu de rencontre entre l’élite et les groupes locaux ; il a profité des réseaux familiaux, sociaux et de ceux tissés par les « clubs culturels » locaux. Les récits, transcrits et diffusés dans ce cadre par les milieux intellectuels, contribuent au reclassement progressif des souffrances individuelles et familiales infligées par le communisme en autant d’emblèmes de la blessure d’une communauté punie pour son appartenance à une nation d’origine. Cette blessure est ainsi devenue le pivot d’une mémoire collective magyare en construction ; à l’effacement totalitaire antérieur des traces et de la mémoire des personnes déportèes a succédé celui, post-totalitaire, des profils individuels derriére une « communauté nationale victime ».

40 En effet, le déferlement ininterrompu dès 1991 de discours rituels commémoratifs médiatisés et de recueils de récits de déportation, souvent signés par des figures intellectuelles à la tête du mouvement, suivis de ceux d’érudits locaux, a fixé progressivement les conventions narratives et interprétatives d’un « bloc mémoriel » autour d’une expérience « hongroise » du Goulag, le tout articulé par des figures rhétoriques stéréotypées que la répétition ritualise. La phrase attribuée à Staline – « La question hongroise est une question de wagons » – ou cette autre, issue du roman d’un écrivain local massivement et souvent clandestinement lu dans les années soviétiques – « leur seul crime était d’être hongrois » –, en sont de bons exemples. Elles renvoient à une figure mémorielle unifiée de victimisation ethnique collective qui s’est construite à travers la sélection et la canonisation d’événements et de comportements susceptibles de servir de légitimation, de faire-valoir, tout en tenant lieu de base à la revendication collective. Cette production visait autant à obtenir l’aval et l’appui de certaines composantes de la sphère politique hongroise qu’à négocier des concessions politiques avec l’État ukrainien.

41 Les premières transcriptions des récits locaux, qui sauvegardaient minutieusement le style narratif tissé d’allusions, de tournures populaires parfois humoristiques et d’émotions rentrées (par exemple Punykó, 1993), relataient encore les conflits et les soupçons nourris au sein des villages, entre magyarophones locaux, sympathisants pro-soviétiques, communistes et anti-communistes ; elles évoquaient les complicités et les solidarités inter ethniques et interreligieuses dans l’épreuve du Goulag, de même que la découverte chargée d’émotions contradictoires de la profonde misère et parfois de la solidarité des Russes libres qui vivaient à l’extérieur des camps. Rapidement, s’y substituèrent des récits recomposés dans un style savant uniforme et épuré autour du fil rouge du martyre ethnique d’un collectif hongrois entièrement soudé, sans aucune division interne, ni contacts ou complicité avec d’autres groupes (Dupka, 1993a, 1993c ; Nagy, 1992).

42 Entre-temps, le consensus postcommuniste fait place à une atomisation de la mobilisation : peu à peu, la mémoire publique devient la seule passerelle, le seul point de convergence dans un processus qui accroît l’antagonisme des polarités politiques et qui culmine avec l’implosion du mouvement unitaire du KMKSZ des années 1989-1990. C’est dans la formulation des choix stratégiques, notamment des modes de partenariat et de dépendance à l’égard de diverses forces politiques hongroises et ukrainiennes, que les divergences se creusent. Ces décisions différenciées créent des identités politiques que le but commun – la défense des droits collectifs – ne parvient plus à rassembler : l’ethnicité politique hongroise se polarise.

43 En 1996, les groupes ayant quitté le KMKSZ au fil des ans décident de fusionner pour former une alternative à ce dernier qui dispose toujours de la meilleure structure avec une implantation à tous les échelons territoriaux, vestiges des anciens clubs culturels mués en sections locales et régionales. C’est ainsi que l’Union transcarpatique des intellectuels hongrois (Magyar Ertelmiségiek Kàrpàtaljai Szővetsége – MEKK), l’Union culturelle hongroise de Bereg (Beregvidéki Magyar Kulturàlis Szővetség – BMKSZ), l’Union culturelle hongroise de Transcarpatie (Kàrpàtaljai Magyar Kulturàlis Szővetség – KMFSZ) et les associations culturelles des Hongrois de Lviv et de Kiev prennent le contrôle de l’Union démocratique des Hongrois d’Ukraine (UMDSZ – Ukrajnai Magyarok Demokratikus Szővetsége). Cette dernière avait été créée par le KMKSZ le 5 octobre 1991 pour fournir une organisation parapluie capable d’intégrer les associations de Hongrois d’Ukraine vivant au-delà de la Transcarpatie. Dès lors, avec ces scissions, l’unité du monde social magyarophone s’émiette en sociabilités de réseaux rivaux. La logique de la compétition politique entre deux partis dépendant d’alliés nationaux hongrois et ukrainiens brise souvent les anciennes solidarités et étend son emprise sur l’ensemble de l’espace social, jusqu’au niveau local. Chaque camp devient de la sorte un superréseau quasi autarcique et corporatiste, avec ses organisations spécifiques pour les enseignants, les écrivains, les journalistes, les avocats (Karas, 2008, p. 84). Les acteurs se plient à cette contrainte pour avoir accès à des ressources financières et symboliques de légitimation limitées et extérieures à la région – notamment les subventions accordées par la Hongrie.

44 Aujourd’hui, les élites influentes dans chaque camp sont celles qui ont réussi à cumuler différents rôles et statuts, à jouer sur plusieurs plans, à conserver des attaches dans plusieurs activités et domaines professionnels et politiques ; aussi est-il difficile d’opérer ici la distinction classique entre élite politique, économique, administrative et intellectuelle. Dans ce contexte de clivage d’un monde social que les partis-réseaux prétendent sauvegarder et reproduire, le seul bien symbolique commun des sociabilités politiques rivales reste la mémoire publique « hongroise » centrée sur la déportation de plus en plus ritualisée. Si cette dernière a fini par influencer en retour les modes locaux de remémoration, ceux-ci subsistent et se perpétuent, alors que des initiatives touristiques locales s’attachent à créer de nouveaux « lieux de mémoire » et exploitent ceux, déjà existants, comme ressources patrimoniales.

Les années de la peur : souvenir et oblitération autour du « malenkij robot »

45 En tant que mise en latence collective du souvenir d’un événement dont elle conserve les marqueurs indirects, l’oblitération – qui ne peut être confondue avec l’oubli – est un processus culturel socialement construit qui apparaît comme une modalité particulière de la mémoire collective. Elle se distingue également du secret car ce qui est éludé ou évoqué allusivement fait au contraire partie d’un savoir commun localement partagé. Dès 1945, sous le poids d’une répression brutale, les magyarophones de Transcarpatie, à l’instar d’autres populations de l’URSS, ont dû recouvrir de la chape d’un silence imposé l’évocation explicite du déroulement des arrestations, des étapes éprouvantes de la déportation et du travail forcé au Goulag, du déclassement, de la misère ou du harcèlement des familles, de la mort lointaine et souvent non communiquée des déportés, puis des modalités du retour et de la réinsertion des survivants. Dès cette époque, l’expression locale usuelle « malenkij robot » – dérivée du russe, langue de l’occupant, honnie et mal comprise [10] – connote l’ensemble de cette expérience collective ; elle signifie littéralement « petit travail » et, selon l’étymologie populaire, était utilisée par les soldats et les autorités soviétiques « ramassant » les civils sous le faux prétexte d’un court travail de déblaiement de deux-trois jours : cette expression prête ainsi cruauté et tromperie aux Russes.

46 Si le respect forcé des codes soviétiques qui interdisent d’évoquer la répression constitue l’expérience commune de toutes les composantes de la société soviétique, les cachettes, au sein du foyer, recelant des témoignages matériels de déportés – objets personnels, papiers et photos du passé, cartes envoyées des camps – semblent avoir été autant des reliques familiales que les ancrages de l’intimité culturelle silencieuse d’un collectif hongrois persécuté. Ces reliques furent ensuite enrichies par des objets usuels fabriqués dans les camps, des poèmes, des chants, des prières, des listes de compagnons décédés et des notes que certains survivants transcrivirent après leur retour.

47 Aujourd’hui, la visibilité de ces objets testimoniaux s’est diversifiée et ritualisée. D’une part, une place bien précise dans la maison leur est dédiée, à la limite de l’intime et du public : alors qu’une photo du disparu est souvent exposèe dans la pièce commune, ornée d’une fleur ou d’une bougie, les documents écrits et objets usuels, soigneusement regroupés et séparés des autres, sont souvent rangés dans les chambres à coucher, prêts à être exhibés devant les visiteurs. Lors des commémorations annuelles, à l’église, au cimetière ou devant le monument local, les anciens arborent fréquemment des photos, notes ou objets usuels du Goulag ayant appartenu au disparu. Il n’existe aucun musée consacré à la déportation dans la région mais un certain nombre de ces objets ont été légués au petit musée historique de Beregovo, créé à partir des collections hétérogènes d’un intellectuel local magyarophone.

48 En raison de la répression soviétique, l’état, les caractéristiques et les transformations du savoir narratif portant sur le Goulag, latent pendant les quatre décennies qui ont précédé la perestroïka, resteront à jamais dans l’ombre. Cependant, les premiers recueils de récits des années 1980 publiés en samizdat puis officiellement à la fin de la décennie par de jeunes intellectuels locaux, de même que les premiers travaux d’ethnographes hongrois (par exemple : Fejös, 1995), font état de conventions narratives suffisamment élaborées dans l’évocation du lager et du malenkij robot qui attestent d’une tradition orale familiale vivante dont le style rappelle celui, local, des conflits quotidiens et celui des récits de soldats hongrois de la Première Guerre mondiale (Ibid.).

49 Par ailleurs, un certain nombre de poèmes, prières et ballades en hongrois, composés dans les camps du Goulag, ont été assimilés par la tradition orale locale, souvent dissimulés parmi les chants religieux ou folkloriques. La « Prière des mille prisonniers » en six strophes – recueillie dans nombre de villages et de bourgs – fut composée collectivement à Noël 1944 dans le camp de rassemblement de Szolyva en Transcarpatie tout comme le poème d’un lycéen intitulé « Noël de prisonniers » ; les épouses et les mères, après avoir rendu une fois visite à leurs proches avant le départ en Sibérie, ont appris ces vers par cœur puis les ont diffusés dans les familles et chantés sur les mélodies de psaumes dans l’église. Un chant funéraire de l’Église réformée, rédigé dans le village de Szaloka par des survivants revenus de déportation à la mémoire de ceux qui y sont morts, s’est également transmis sur la mélodie du psaume 35. Il semble que des poèmes chantés, localement appelés « ballades du lager », ont pu se mouler dans les chants et ballades populaires traditionnels (Punykó, 1993, p. 12). Qu’ils soient diffusés et folklorisés ou qu’ils constituent un patrimoine mémoriel directement passé de l’intimité familiale à la publication militante et/ou savante, ces textes laissent entrevoir, sous l’épaisse couche du « secret » officiel, un processus durable d’appropriation familiale et collective de la continuité mémorielle.

50 En général, les familles finirent par apprendre la mort du déporté, sans en connaître le lieu ni la date exacte. L’absence définitive du cadavre et l’impossibilité de l’enterrer furent vécues comme une amputation du patrimoine mémoriel familial et villageois, engendrant des pratiques ritualisées de substitution. Si le chant réitéré du psaume funéraire de Szaloka dans l’église locale peut être interprété comme une sorte d’enterrement déterritorialisé, ériger un poteau funéraire – traditionnellement en bois au sein de la population magyarophone réformée de la région – à la mémoire d’un défunt déporté n’était pas sans danger. D’aucuns se souviennent cependant de noms de morts gravés sur le poteau familial, mentionnant parfois « décédé au loin » ou « décédé en un lieu inconnu » ; les épitaphes que l’on peut lire encore aujourd’hui dans les cimetières de villages et de bourgs n’en furent pas moins composées dès 1987 dans le style poétique traditionnel par l’écrivain local d’épitaphes. Ailleurs, on a installé une plaque commémorant tous les déportés du village (Gődényhàza) mais le secrétaire du parti a ordonné son enlèvement.

51 Ces chants, poèmes et prières ainsi que les nombreux récits et notes d’époque recueillis et publiés, les monuments publics et les commémorations annuelles sont évoqués de nos jours par les souvenants et leurs descendants comme autant de moyens d’incarner les tombes immatérielles ; en restituant la trace des absents, ils rendent justice aux victimes innocentes et réparent la déchirure dans le tissu généalogique du groupe. Toutefois, la lecture de ces livres, leur place dans les médias locaux et hongrois et l’enseignement scolaire local influencent en retour certains cadres expressifs et interprétatifs de la mémoire. Ainsi, le déficit de territorialisation dû à l’impossibilité d’enterrer ses morts et de connaître avec certitude la date et le lieu du décès est de plus en plus couramment interprété comme le signe d’une mort héroïsée et d’un destin moralement exemplaire. Désormais, pour les plus jeunes, sans souvenir, la mémoire est souvent plus livresque et rituelle que familiale ; elle semble redessiner à l’infini la figure d’un martyre hongrois collectif sans visage qui s’exprime dans un registre victimaire d’inspiration chrétienne.

52 Bien que l’évocation informelle et orale du passé fasse coexister des composantes mémorielles teintées d’ambivalence, téléscopant temporalités, espaces et registres divers, leur mode d’énonciation épouse parfois les nouvelles normes mémorielles écrites. En comparaison avec les récits recueillis au début des années 1990, les générations aujourd’hui adultes et âgées livrent des bribes de récits sur des événements sanglants de la guerre ayant précédé l’occupation soviétique, sur ceux, ultérieurs, de la collectivisation et de la dékoulakisation, suivis de graves pénuries, sur le quotidien de la répression. Ces bribes semblent de plus en plus « aspirées » par le bloc mémoriel de la déportation et sa trame narrative : elles émergent rarement sans y être insérées et elles y apparaissent dépourvues de repères chronologiques ou spatiaux propres. Si la chronologie et les moments de transformation de la période soviétique sont progressivement neutralisés et « noyés » dans l’expérience emblématique du Goulag, la conscience d’avoir traversé les mêmes épreuves que d’autres groupes est plus rarement exprimée ou plus difficilement de sorte que le potentiel de solidarité et d’identification qui en ressortissait s’est affaibli.

53 Dans l’idiome traditionnel de référence à ces acteurs ambivalents du passé que sont les dénonciateurs et complices de la répression soviétique locale, souvent déportés eux-mêmes, leur identité n’est évoquée que de manière très codée : jamais nommés, mais caractérisés soit par le village d’origine, soit par la langue maternelle, soit par l’appartenance religieuse. Si ces allusions, disparues des récits plus récemment publiés, apparaissent encore dans les différents entretiens comme renvoyant à une trame latente d’accusations mutuelles, paradoxalement, leur caractère à peine esquissé et jamais public perdure jusqu’à aujourd’hui. En somme, le silence imposé par le régime soviétique s’est transformé en une oblitération intériorisée que les élites savantes produisant la mémoire écrite et les locuteurs locaux ont en partage : son double but paradoxal est à la fois de préserver localement des rapports interfamiliaux et interethniques d’échange et de collaboration économique, indispensables à la reproduction du groupe, et de conforter une unité ethnique postsoviétique fondée sur la victimisation.

54 Point de convergence entre mémoire informelle et mémoire publique et écrite de l’année 1944, le profond silence, sans aucun marqueur mémoriel, recouvre le plus souvent la disparition de l’une des composantes, dynamique et majoritairement magyarophone, de la population régionale : les bourgeois, les intellectuels, les commerçants et même les agriculteurs, les juifs transcarpatiques urbains et ruraux. La dépossession et la déportation massive de ces derniers dans les camps de concentration nazis, œuvre conjointe des Allemands et de la gendarmerie envoyée du centre de la Hongrie, a précédé de peu le début de l’occupation et de l’annexion soviétiques. Questions ou allusions se heurtent presque toujours à un déni de mémoire et de savoir (« je ne me souviens pas », « je n’en ai pas connu », « je ne le savais pas »). En dépit du témoignage des archives et des traces architecturales désormais à peine visibles, la période nostalgiquement nommée « l’époque hongroise » n’est guère associée à des massacres et des exactions ; un tel rapprochement, qui retracerait la figure d’un bourreau nazi en partie hongrois, est soigneusement éludé car susceptible de fissurer douloureusement l’image de l’ancien motherland, la Hongrie, de même que l’unité ethnique et identitaire forgée autour d’un récit fondateur victimaire dans la mobilisation mémorielle collective de la fin de l’URSS.

55 Ce silence indique les limites des paradoxes qu’impose parfois la mémoire sociale (Collard, 1989) dont la composante informelle dessine une sorte de mosaïque mémorielle, dotée d’une chronologie mouvante qui peut condenser événements et acteurs divers dans l’intemporel d’une seule expérience dramatique emblématisée. Elle est faite d’un savoir implicite – diffusé par les souvenants et par des objets ou reliques mémoriels – engendrant et alimentant un mode d’énonciation particulier soutenu par des locutions et tournures spécifiques, condensatrices de l’évocation, et de modes ritualisés de conduite et d’actions symboliques. Cette figure mémorielle est produite le plus souvent en contrepoint et éventuellement en signe de contestation des idéologies et des historicités dominantes et officielles, ce qui renforce encore sa charge émotionnelle. Prêter ces pratiques et représentations idéologiques hostiles, non pas à un système transnational mais à un persécuteur collectif national ou ethnique, ethnicise en retour l’identité des victimes.

La symbolique des monuments commémoratifs

56 Le symbolisme des plaques et monuments commémoratifs érigés pour les cérémonies de 1989 éclaire le double rapport que la construction mémorielle publique entretient avec l’espace culturel et politique local d’une part, avec celui national et hongrois de l’autre. Le combat identitaire et politique pour le marquage et l’« appropriation » symbolique des espaces centraux de villes et de villages est amplement documenté (Aguilhon, 1978), notamment dans les études portant sur les sociétés postcommunistes ou en crise de légitimité politique (Hofer, 1992). En 1989-1990, les autorités locales soviétiques de la Transcarpatie ont très souvent empêché tant la célébration de la cérémonie que l’érection d’un monument commémoratif dans les centres-ville ou sur la place principale des villages. Ainsi, de nombreuses cérémonies se déroulèrent dans les églises et les cimetières où furent également élevés des monuments datant de ces années. Si, en raison du marquage ethnique local de l’appartenance religieuse, ces lieux constituent toujours les espaces sociaux et symboliques privilégiés de l’intimité culturelle (Hertzfeld, 1997), le caractère funéraire de la commémoration y ajouta une légitimité supplémentaire, perpétuée par des plaques ou des pierres tombales portant les noms des disparus qui sont l’objet de commémorations annuelles suivies d’un office religieux.

57 Avec l’effondrement de l’URSS suivi de la naissance de l’État ukrainien, le marquage symbolique de lieux emblématiques de la « magyarité » atteint peu à peu nombre d’espaces ruraux et urbains. L’érection de monuments commémoratifs non figuratifs ou de statues rappelle les normes esthétiques des monuments européens aux victimes des guerres mondiales (Agulhon, 1978) ; ces créations se réfèrent parfois à des motifs issus de la tradition régionale comme le fejfa – bâton funéraire sculpté par des artisans locaux et élément traditionnel de la culture locale issu du calvinisme populaire. Ce symbole funéraire a connu au XXe siècle une extension urbaine et un élargissement de sens : autant en Hongrie qu’en milieu minoritaire ou émigré, il en est venu à commémorer victimes et héros d’événements tragiques de l’histoire nationale (Hofer, 1992). Exemplaires de ce processus, des fejfa érigés en mémoire des déportés inscrivent dans le paysage et la mémoire régionaux la représentation supra-étatique d’une « magyarité » sans frontière dont l’un des motifs, remontant au XIXe siècle, est un destin national tragique commun. Le « Parc du Souvenir » ainsi que le monument du village de Tiszapéterfalva sont deux des monuments les plus impressionnants édifiés dans des lieux centraux ou neutres ; le premier a été aménagé à Szolyva à la place du camp de transit des déportés transcarpatiques et fut solennellement inauguré en 1994, année du cinquantenaire de la déportation, tandis que le second a été achevé en 1990.

58 Au début des années 1990, plaques, pierres tombales et monuments furent souvent réalisés à l’initiative d’acteurs locaux et d’organisations ethniques et grâce à leurs donations conjointes. Ces dernières, qui mobilisent politiciens et partis hongrois alliés, œuvrent à une réappropriation et une sacralisation progressive des lieux de mémoires régionaux, emblématiques d’un passé hongrois plus lointain, comme si le foyer mémoriel construit autour du Goulag ouvrait la voie à la réorganisation et à la reterritorialisation de tout un paysage commémoratif permettant de situer les événements collectifs récents dans un contexte interprétatif plus large. Dès le début du combat politique pour l’introduction de l’enseignement de l’histoire hongroise dans les écoles de la région, des lieux de mémoire plus anciens furent rénovés et dotés de plaques commémoratives comme ceux, par exemple, liés à l’insurrection contre les Habsbourg dirigée par le prince Ferenc Rakoczi, originaire de la région, ou encore comme la forteresse de Munkacs (Mukačevo), lieu d’une longue résistance contre l’assaut des Turcs, tous ritualisés par des commémorations annuelles. De même, dans l’un des endroits les plus emblématiques de la mythologie nationale hongroise, le col de Verecke dans les Carpates [11], un monument commémoratif massif fut récemment reconstruit. Son existence intensifia encore ce que l’on peut appeler un « tourisme patriotique », pèlerinage laïque mais ritualisé, d’individus, de familles et de groupes de magyarophones, de Hongrie et d’autres pays, venus se recueillir dans des lieux considérés comme des ancrages identitaires ethniques débordant les frontières étatiques.

59 L’on peut qualifier ce marquage et cette ritualisation d’espaces d’interpatriotiques (Losonczy, 1997) dans la mesure où d’autres groupes ethniques, les Ruthènes ou les Ukrainiens « nationaux » par exemple, les revendiquent également comme leurs et continuent à alimenter des « contre-rituels » politiques allant de la détérioration des monuments, voire leur déboulonnement, à la construction de marquages rivaux accompagnés de polémiques dans les médias et parfois d’incidents diplomatiques. Dès lors, l’histoire est territorialisée et les visites touristiques de même que les rituels commémoratifs parfois concurrentiels la transforment en une expérience mémorielle qui se situe dans le prolongement d’une mémoire publique ethnicisée, porteuse d’un double enjeu paradoxal : soutenir symboliquement à la fois des reconstructions nationales rivales ancrées dans des États et des reconstructions ethniques régionales liées à une unité ethnique supra-locale et transfrontalière.

En guise de conclusion

60 Les rituels politiques de portée ethnique sont des dispositifs privilégiés pour condenser les mémoires personnelles, familiales et sectorielles en une figure unitaire qu’ils transforment en une mémoire publique exemplaire, emblème d’une communauté. Cependant, en explicitant l’implicite et le flou de la mémoire sociale, la mise en écrit savante, la patrimonialisation d’une doxa mémorielle ethnicisée et surtout sa ritualisation changent la nature de la mémoire collective : des bribes d’expériences fragmentées, souvent contradictoires, partiellement oblitérées et éventuellement conflictuelles, constituent un savoir explicite collectif incontestable, pièce maîtresse d’une unité ethnique idéale, au-delà de toute division, opposition ou ouverture vers d’autres groupes. Cette transformation savante et ritualisée de la souffrance en victimisation engendre un mode d’énonciation normatif et stéréotypé, expurgé de l’ambivalence et de la polyphonie qui fondent la multiplicité complexe de profils individuels et de partage d’expériences.

61 Ce mode d’énonciation s’appuie sur deux figures aussi immuables que leur antagonisme : la Victime et le Bourreau, l’assignation ethnique de l’un impliquant celle de l’autre. Cette figure publique d’une mémoire cultuelle, autour de laquelle s’articulent des représentations spatialisées de la mythologie nationale hongroise, délimite clairement les frontières d’un « nous » minoritaire en même temps qu’elle dessine le socle sur lequel émerge une nouvelle ethnicité politique.

62 Le cas des magyarophones de Transcarpatie est éclairant à cet égard puisque les institutions issues de la mobilisation collective autour de l’ethnicité ont fini par devenir la colonne vertébrale des sociabilités dominantes. C’est par le biais de ces structures que tout l’espace social est innervé par les deux réseaux politiques à forte hiérarchie interne tissés autour du KMKSZ et de l’UMDSZ. Si le monde social magyarophone de Transcarpatie n’a pu résister à cette pression, c’est aussi parce que, en prenant l’initiative de la mobilisation, en instituant un espace politique particulier à l’ethnicité, les élites qui en sont issues ont défini elles-mêmes les normes, les vocables et les symboles de cette ethnicité. Comme le rappelle Tournon (Tournon & Maiz, 2005), les identités ethniques sont des ensembles malléables que les élites hongroises ont modelés en une image susceptible de devenir un bien symbolique de valeur, économiquement et politiquement négociable sur les scènes politiques nationales instables et parfois rivales de la Hongrie et de l’Ukraine. Jusqu’à ces dernières années, cette identité hongroise transcarpate, explicite et singulière, n’avait jamais existé pas plus au sein de l’État hongrois d’avant 1920 que dans la Transcarpatie soviétique : il n’existait qu’une ethnicité quotidienne, en contact permanent avec d’autres.

63 Pour autant, il serait faux d’affirmer que cette nouvelle ethnicité est une création « artificielle », montée de toutes pièces, ou que c’est la mobilisation des années 1960 qui a construit la « magyarité » de Transcarpatie. Celle-ci préexistait et perdure sous des formes et dans des contextes différents. En revanche, c’est bien le mouvement collectif qui politise cette ethnicité en la construisant sur le double pilier de la mémoire collective, spatialisée et ritualisée et de la langue ; il l’inscrit dans l’espace public alors que, jusqu’à présent, elle était confinée au privé et au local. Les élites, en superposant ce nouvel espace public à une ethnicité quotidienne, auparavant latente, forgent une ethnicité politique publique et désormais organisée en réseaux concurrents qui, de plus, prétend épouser l’ensemble des sociabilités des magyarophones. À partir du moment où l’ensemble de l’espace public est médiatisé par l’ethnicité, le renforcement des frontières culturelles qu’elle implique fait émerger une normativité conduisant à l’isolement de la communauté.

64 Cependant, l’observation ethnographique du quotidien et de la vie religieuse des bourgs, des villages et des quartiers périphériques de même que celle, souvent transfrontalière, des pratiques courantes montrent qu’une grande partie de l’économie et de l’organisation sociale locales de l’espace magyarophone de Transcarpatie est largement imbriquée dans celui d’autres groupes ethniques régionaux et transfrontaliers ; elle mobilise des solidarités familiales et locales préexistantes aux réseaux politiques polarisés. Si ces pratiques échappent à la logique politique de l’isolement ethnique, la norme dominante de ce dernier renforce leur ancrage dans le domaine de l’informel. Illicites selon les règles juridiques nationales, elles tendent à être perçues par l’élite ethnique comme illégitimes, polarisant ainsi le monde social local entre bénéficiaires de ressources économiques légitimées et travailleurs précaires tentant de capter des ressources illégales.

65 Le tourisme – essentiellement de proximité – offre un cadre privilégié à la transformation locale des lieux et des ritualisations de la mémoire publique en biens dont la symbolique permet une marchandisation diversifiée. Légalisée ou informelle, cette activité est un moyen de contourner le modèle ethniciste de légitimité politique et d’isolement tout en capitalisant les ressources mémorielles créées par lui. Ainsi, pour le tourisme identitaire hongrois – en provenance de Hongrie ou d’autres pays limitrophes voire de pays occidentaux –, les petits entrepreneurs locaux élaborent une offre de visites présentées, essentiellement sur Internet, en termes d’apprentissage: revivre et partager l’expérience d’une magyarité sans frontières; pour les visiteurs ukrainiens, roumains ou russes, les mêmes lieux seront présentés comme porteurs d’une altérité exotisante esthétisée dont la possibilité nouvelle de voyager facilite enfin l’accès. Nature environnante intacte et bains thermaux qui bénéficient d’un nouvel engouement, échos de valeurs occidentales globalisées, constituent les points communs entre l’offre d’une expérience d’intimité culturelle élargie dans le temps et l’espace et celle, esthétique, d’une altérité proche.

66 Ainsi, au terme d’un itinéraire tortueux, grâce à la marchandisation touristique d’une mémoire ethnicisée, centrée sur la déportation, celle-ci, de pièce maîtresse d’un « nous » collectif victimaire, opposé à d’autres et à celui des bourreaux, devient objet de partages momentanés qui la dotent de sens multiples.

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Mots-clés éditeurs : frontalier, oblitération, transactions interethniques, magyarophone, mémoire du Goulag, Transcarpatie, silence, ritualisation

Date de mise en ligne : 01/11/2017

https://doi.org/10.3917/receo.411.0163

Notes

  • [1]
    Dans le cas des Hongrois de Transcarpatie, il s’agit du Traité de Trianon.
  • [2]
    Les aspects de ce vécu frontalier constituent la trame de la recherche en cours dont ce texte est issu. Elle a débuté en 2008 par quelques semaines passées à deux reprises dans la ville de Beregovo et dans des villages de part et d’autre de la frontière magyaro-ukrainienne. Ce texte s’appuie sur une observation ethnographique complétée par des dizaines d’entretiens et la lecture de la littérature militante et testimoniale locale, de même que celle des (rares) écrits ethnographiques et sociologiques sur la population transcarpatique. Je remercie mes nombreux interlocuteurs de la confiance qu’ils m’ont accordée en m’ouvrant leurs maisons, en me décrivant leurs activités et surtout les complexités de leur passé.
  • [3]
    La catégorie de « hongrois » était légitimée avant 1918 et entre 1938 et 1944, la catégorie de « ruthène » durant la période tchécoslovaque, etc.
  • [4]
    Dans le sillage des Accords de Munich et de la déclaration d’autonomie de la République slovaque par Jozef Tiso, le Premier arbitrage de Vienne, signé le 2 novembre 1938 par l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, attribue à la Hongrie le sud de la Slovaquie et de la Ruthénie subcarpatique. Lorsque le IIIe Reich occupe définitivement l’ensemble de la Bohême-Moravie, séparée de la Slovaquie indépendante depuis le 14 mars 1939, les Hongrois, jusquelà cantonnés dans sa partie méridionale, annexent le reste de la Ruthénie subcarpatique.
  • [5]
  • [6]
    L’analyse qui suit doit beaucoup à l’excellent mémoire de master de David G. Karas (Karas, 2008) ainsi qu’à nos discussions sur le terrain et à Budapest. Qu’il en soit ici remercié.
  • [7]
    Le cas des Hongrois n’est pas particulier – toutes les minorités soviétiques ont été administrées ainsi en Transcarpatie comme ailleurs – et il est similaire à celui des Ruthènes, des Roumains, des Slovaques, etc. Même si les Hongrois de Transcarpatie vivent dans une région facilement identifiable, sont présents dans pratiquement toutes les villes et les villages de la région, pour les autorités soviétiques, ils constituent la composante ethnique la plus « sensible » du fait de l’attachement historique de la région à la Hongrie. Dès lors, ils deviennent les cibles privilégiées de « politiques éducatives » qui visent à mater les résistances potentielles.
  • [8]
    On a introduit l’usage du second patronyme usité en russe mais non en hongrois.
  • [9]
    Le KMKSZ compte alors plus de 40 000 membres ; voir Tiz év a magyarsag szolgalataban, 1999.
  • [10]
    La transformation de malenkaja rabota en malenkij robot en est l’illustration.
  • [11]
    L’on considère que c’est par ce passage que sont arrivées dans le bassin des Carpates les tribus dont la sédentarisation, l’alliance et la conversion au christianisme furent les fondements du royaume millénaire instauré par Saint Étienne.

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