1 Ce livre consacré à la Roumanie d’après 1989 fait partie de ces ouvrages essentiels qui doivent être lus par tous ceux qui s’intéressent aux pays de l’espace postcommuniste européen. Sa prochaine traduction du français en anglais – le fait est suffisamment rare de nos jours pour être mentionné ici – par les Columbia University Press en est une preuve supplémentaire. Vingt ans après, la « transition à la roumaine » intrigue encore en Occident et cet ouvrage apporte de nombreuses clés de compréhension.
2 Par sa « sortie du communisme », singulière à bien des égards, la Roumanie gêne les analyses occidentales qui se veulent globalisantes (et souvent définitives !) sur les bouleversements qui ont touché les pays d’Europe centrale et orientale à partir de 1989. Comme ce pays se range difficilement dans la case où certains auraient souhaité qu’il rentre, son cheminement est souvent évacué au détour d’une ou deux phrases (obscures) quand il n’est pas tout simplement « zappé ». On comprend mieux pourquoi la Roumanie reste encore « mal connue » aujourd’hui en Occident.
3 Ce sont deux historiennes, Catherine Durandin et Zoe Petre, qui ont entrepris de nous rendre plus intelligible cette Roumanie post 1989. On apprécie que, dès l’introduction, la première prenne de la hauteur et évoque Robert Paxton pour souligner toute la difficulté qu’il y a de faire ressurgir un passé récent dès lors que la majorité des acteurs politiques roumains en est directement issue. Imprégnée de culture grecque ancienne et, à ce titre, familière de l’observation du « temps long », la seconde a vécu les événements, non seulement comme citoyenne roumaine, mais encore comme conseillère du président Emil Constantinescu élu sous l’étiquette de la Convention démocratique de Roumanie (CDR) et dont l’arrivée au pouvoir marqua la première véritable alternance politique (1996–2000).
4 L’ouvrage peut se partager en trois « temps » : avant, pendant et après ces fameuses journées de fin décembre 1989 qui firent basculer la Roumanie dans un « autre chose » que beaucoup nomment encore localement « révolution » (le terme est flatteur pour ceux qui l’auraient fomentée et glorieux pour « le peuple » qui l’aurait forcément rendu possible) alors que Zoe Petre n’hésite pas à écrire (p. 93) : « le pouvoir a été pris par un double coup d’État, dont les bénéficiaires ont instrumentalisé la révolte spontanée pour légitimer leur propre usurpation ». « Révolte », « coup d’État », « usurpation », en quelques mots tout est dit des ambiguïtés de cette « révolution roumaine ». Restait à examiner le processus, exposer les faits marquants, expliquer les différences.
Les « années de plomb »
5 Deux chapitres sont consacrés par Catherine Durandin et Zoe Petre à cette période sombre des années Ceausescu qui va peser longtemps sur les évolutions futures du pays. Le rappel est d’ailleurs essentiel pour comprendre l’enchaînement des événements qui vont suivre et l’inertie de l’ancien modèle politique. Avec raison, Catherine Durandin insiste dès le début sur le sentiment de peur qui domine en Roumanie, cette peur diffuse qui semble régner partout, rend les gens paranoïaques et la société schizophrène. Par petites touches, elle fait ressentir au lecteur ce climat si particulier qui va accompagner – on pourrait dire pervertir – la chute du dictateur. C’est que C. Durandin est allée étudier en Roumanie au début des années 1970 (pp. 21–22). Elle a donc une expérience vécue de ces années-là et de l’évolution vers ce qui allait devenir la trilogie roumaine des trois « F » : Frig–Frica–Foame (froid-peur-faim). Au delà de la répression et des privations, le communisme a pourtant su se forger une clientèle. Z. Petre signale que « le Parti » compte environ quatre millions de membres en 1989 (p. 62) et que ses « réseaux […] couvraient […] plus du quart de la population globale et un énorme pourcentage de la population active du pays » (p. 73). Certes, pour beaucoup de Roumains, l’adhésion au communisme va vite devenir largement factice. Il ne s’agit souvent que de profiter de quelques avantages et privilèges qui y sont liés. Cette dépendance (obéissance contre récompense) a toutefois modelé chez la plupart des responsables des fidélités à un type de système politique. Le président Ion Iliescu ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Issu du sérail et bon connaisseur de ce système, il saura exploiter de telles ressources à son profit pour conserver le pouvoir qu’il a su capter. L’ambiguïté roumaine est que le maintien au pouvoir de l’élite est passé par la perpétuation d’un modèle de gouvernance qui avait fait ses preuves avant 1989 et a continué de les faire après.
Un « inaugural perverti »
6 Cette expression utilisée par C. Durandin (p. 23) rend bien la substance de la « révolution roumaine » : tout bouge et pourtant rien ne change ! Si le couple Ceausescu est supprimé après un simulacre de procès, les hauts responsables de l’ancien régime communiste ne « tombent » pas. On n’est plus ici dans un schéma de révolution « à la française » voire « à l’américaine ». Il s’agit seulement d’une substitution opérée par le Parti à la tête de l’État : « Le fait que le renversement de régime soit le moins radical précisément là où sa violence a été la plus intense, que ce ne soit pas la négociation mais, au contraire, la violence qui aboutit à une simple redistribution du pouvoir au sein de la même élite politique qui avait initié et réalisé la répression violente de la révolte, instrumentalisée par les mêmes ennemis qui avaient cherché à l’étouffer d’abord, contredit toute logique apparente des choses » (p. 94). Z. Petre poursuit : « […] Mais, après la victoire inespérée de cette révolte acéphale, la nomenklatura du PCR, jusque-là réfugiée dans une prudente expectative, s’est empressée de gagner le contrôle de la situation en montant de toute pièce une révolution “seconde”, dans tous les sens possibles du mot, et en devenant ses héros sans gloire » (p. 95). En un chapitre consistant mais relativement court, Z. Petre brosse alors le déroulement des événements et donne de nombreuses informations sur le rôle exact des principaux protagonistes (l’armée, la Securitate) comme sur certaines bouffonneries de la « révolution roumaine » (la « jambe plâtrée » du général Stanculescu [p. 83] ou le « menottage » de D. Mazilu [p. 96] arrivant à la Télévision). Farce et tragédie, mystification et comédie, la « révolution roumaine » est finalement paradoxale. Comme Z. Petre l’indique, « La vraie exception roumaine a été la résistance entêtée de l’élite, héritée du régime communiste, envers tout partage du pouvoir qui, seul, aurait pu faire éclore, pleinement et rapidement, le renouveau démocratique du pays » (p. 199).
L’ambiguïté des changements
7 Depuis une vingtaine d’années, la Roumanie a bien évidemment changé. Mais Z. Petre signale cependant que « le prolongement artificiel et nuisible des habitus résiduels de la pensée et des PRATIQUES – économiques, institutionnelles, juridiques ou culturelles : des pratiques “transfigurées” plutôt que transformées » (p. 101) a été le résultat du choix politique inaugural de l’équipe qui s’est emparée du pouvoir en décembre 1989. Tout au long de ce quatrième chapitre du livre, le portrait sans complaisance de Ion Iliescu qui « n’est pas fasciné par l’argent mais par le Pouvoir » (p. 120) – cette caractéristique expliquant sans doute sa longévité politique – donne à voir toute la perversion des premières années de la « transition roumaine ». Le recours à la force brutale (les appels aux mineurs de la vallée du Jiu), « l’incapacité foncière de se soumettre aux règles du jeu pluraliste comme aussi l’incapacité de comprendre la nature de l’État de droit » (p. 127), l’utilisation d’un discours ouvertement nationaliste (p. 119), une politique étrangère pro-soviétique puis pro-russe (p. 131), la manipulation des médias (p. 140), la prédation économique (p. 151) ou la fonction commerciale des services de renseignement (pp. 156–157) peuvent (et doivent) être interprétés surtout comme une permanence de l’ancien régime communiste dans lequel le pouvoir politique était ouvertement au-dessus de la loi. Il faudra attendre l’alternance politique de 1996 pour que « soit mis fin à la domination absolue de l’ancienne nomenclature » (p. 130). Sept ans au moins auront donc été nécessaires pour que, dans une société bouleversée, une opposition démocratique se structure et accède au pouvoir. Cela n’empêchera pas une nouvelle tentative de « coup d’État » en 1999 qui fut « soutenue par des complicités externes qui ne font plus de doute aujourd’hui » (p. 167). Z. Petre écrit pourtant en conclusion que « l’existence et l’évolution de cette opposition démocratique explique pourquoi […] la Roumanie est aujourd’hui membre de l’OTAN et de l’Union européenne […] ».
8 Depuis le 1er janvier 2007, la Roumanie est entrée comme membre à part entière dans l’Union européenne. Si l’on mesure le chemin parcouru, on comprend d’autant mieux à travers la lecture de ce livre la pertinence de certaines critiques que la Commission adresse régulièrement à ce pays par l’intermédiaire de ses rapports d’évaluation. En clôturant la lecture de l’ouvrage, une dernière réflexion vient à l’esprit : en qualifiant longtemps la Roumanie de « mal connue », l’Occident a peut-être voulu dissimuler par cet euphémisme l’impression de malaise qu’il a ressenti face à une « révolution » qui ne s’est pas faite au nom de ses valeurs.