Couverture de RECEO1_522

Article de revue

Les hauts fonctionnaires de l’appareil du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, entre ancienne et nouvelle Russie

Entretien avec Nikolaj Mitrohin

Pages 91 à 109

Notes

  • [1]
    Les instructeurs (terme qu’on pourrait traduire par « conseillers » ou « chargés de mission ») représentaient le groupe numériquement le plus important des cadres de l’appareil du CC du PCUS. Chaque département, placé sous l’autorité d’un directeur (zaveduûŝij otdelom) et d’un ou plusieurs adjoints, était divisé en « secteurs », au sein desquels travaillaient un « chef » (zaveduûŝij sektorom) et quatre ou cinq instructeurs. Ceux-ci se voyaient confier une sphère de compétence précise, à la fois géographique, institutionnelle et thématique, qu’ils étaient tenus de maîtriser le mieux possible, étaient chargés de préparer des notes de synthèse et des réponses aux questions des supérieurs, et de contrôler l’exécution des décisions dans leur sphère de compétence. Les chefs de secteur transmettaient à leurs subordonnés les questions et tâches que leur adressaient les directeurs de département et leurs adjoints, en relation directe avec les secrétaires du CC du PCUS. Voir Mitrohin, 2013, p. 409-440 (note de la rédaction).
  • [2]
    Chargés des affaires étrangères (NdT).
  • [3]
    Organisation officielle de jeunesse communiste, présente et influente dans chaque établissement d’enseignement supérieur (NdT).
  • [4]
    Autres que la Russie (NdT).
  • [5]
    Après une formation d’ingénieur de l’aviation, Egor Ligatchev (1920-2021) a fait toute sa carrière dans l’appareil du Komsomol, puis du Parti. Il a travaillé au Comité central du PCUS de 1961 à 1965, puis dirigé le comité régional du Parti de Tomsk. En 1983, il est revenu au CC sous le règne de Youri Andropov. Il a soutenu la candidature de Gorbatchev au poste de secrétaire général du PCUS en mars 1985. Il est entré au Politburo au poste clé de secrétaire du CC pour l’Organisation du Parti et l’Idéologie. Ce n’est qu’à partir de 1987 qu’il est identifié au camp conservateur (note de la rédaction).
  • [6]
    Premier ministre de la Fédération de Russie de 1992 à 1998 (note de la rédaction).
  • [7]
    Branches industrielles de hautes technologies, comprenant notamment le secteur nucléaire et l’armement militaire (NdT).
  • [8]
    Le Congrès des députés du peuple de l’URSS a été élu en 1989 à la suite d’élections concurrentielles. Ses résultats ont été interprétés comme une défaite de l’appareil du Parti. Le parlement soviétique, puis plus tard les parlements des républiques (élus en 1990), s’imposeront de plus en plus face au PCUS (note de la rédaction).
  • [9]
    La nomenklatura consistait, techniquement, en une liste de postes nécessitant l’accord ou la validation des organes dirigeants du Parti ; elle existait à plusieurs niveaux, le plus élevé étant celui du Secrétariat du CC, avant celui des Départements du CC. Le terme a été utilisé pour désigner l’élite gouvernante en URSS, à la suite du livre La nomenklatura : les privilégiés en URSS, publié en 1980 par l’historien, chercheur en sciences sociales et transfuge d’URSS en Allemagne de l’Ouest, Mikhail Voslenski (1920-1997). Pour une approche académique de cet élément fondamental du système de promotion des cadres à l’intérieur du Parti, durant la période de l’après-guerre, on pourra consulter Gorlizki & Khlevniuk, 2020 (note de la rédaction).
  • [10]
    En référence aux « spécialistes bourgeois » sur lesquels le régime bolchevique a dû s’appuyer après la Révolution de 1917, le temps de former ses propres spécialistes (note de la rédaction).
  • [11]
    Petru Lucinschi, Président de la Moldavie de 1997 à 2001 ; Saparmurat Niâzov, Président du Turkménistan de 1991 à 2006 (note de la rédaction).
English version
BIOGRAPHIE – Nikolaj Mitrohin est historien, chercheur au Centre de recherche sur l’Europe orientale (FSO) de l’Université de Brême (Allemagne) et à l’École des hautes études en sciences économiques (VŠÈ, Russie). Pour son nouveau livre, à paraître en russe, il a compilé des sources archivistiques inédites et un grand nombre d’entretiens avec d’anciens hauts fonctionnaires de l’appareil du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique (CC du PCUS), dont le bâtiment emblématique était situé sur la Vieille Place à Moscou, non loin du Kremlin. Dans cette structure qui doublait les ministères centraux (pour toute l’Union) et républicains, organisée en otdely (« départements »), était préparée la quasi-totalité des décisions prises au sommet par le Secrétariat, en accord avec le Politburo, l’un et l’autre élus par le Plénum du CC du PCUS, parlement fictif d’un parti unique largement dominé par la cooptation des cercles dirigeants. Nous l’avons interrogé sur les dynamiques et les changements qu’ont connus l’appareil de la Vieille Place et ses membres autour de la rupture symbolique de l’année 1991.

1 Dans votre ouvrage, vous étudiez la trajectoire de 235 hauts fonctionnaires de l’appareil du CC du PCUS (directeurs de département, adjoints, chefs de secteur, « instructeurs »[1]) du début des années 1950 à 1991 sur une population totale estimée à 10 000 personnes environ. Les effectifs annuels du CC sont passés de 2 200 à 800 cadres au cours de la période. Quelle était la place de cette institution dans le cursus honorum soviétique et comment s’y déroulaient les carrières ? Quelles étaient les hiérarchies internes, y compris entre les différents départements ?

2 Nikolaj Mitrohin : On peut, à mon sens, comparer l’appareil central du Parti à une grande école d’administration. Ceux qui y étaient recrutés devaient, certes, exercer des fonctions propres au Comité central, mais ils devaient aussi acquérir des compétences spécifiques de « management » pour diriger le Parti et l’État. D’après mes calculs, environ la moitié des responsables du CC y ont travaillé au moins cinq ans. La durée minimale de leur passage dans l’appareil était de trois ans, une grande part y restait cinq ans et environ 30 % jusqu’à dix ans. L’âge moyen des hauts fonctionnaires au moment de leur recrutement était, dans la plupart des départements, de quarante ans. En d’autres termes, le cursus honorum était le suivant : il fallait avoir déjà fait auparavant une carrière permettant d’avoir le niveau requis à quarante ans. En revanche, aux départements internationaux [2], les recrues pouvaient être plus jeunes : dans les années 1960, on choisissait des diplômés frais émoulus de l’Université d’État de Moscou (MGU) ou bien de jeunes docteurs du MGU, âgés de vingt-cinq ans. Si on maîtrisait une langue étrangère et qu’on avait eu un parcours « normal » à l’université, c’est-à-dire qu’on avait été un membre actif du Komsomol [3], on pouvait être recruté dans l’appareil du CC du PCUS à 25-27 ans. Si on avait fait un stage en ambassade pendant trois ans, on entrait au CC à trente ans. Toutefois, la grande majorité était recrutée à quarante. Certaines personnes pouvaient ne rester qu’un an ou deux au CC, parce qu’on s’apercevait qu’elles avaient fait une faute ou qu’elles n’étaient pas faites pour les fonctions qu’on leur avait confiées. On les réaffectait rapidement à d’autres postes de moindre importance. Si quelqu’un restait trois ans ou plus comme simple instructeur, à son départ de l’appareil du CC du PCUS, il obtenait une promotion : c’était un coup d’accélérateur substantiel dans une carrière. En général, il allait dans un ministère ou, si le travail strictement bureaucratique ne lui plaisait pas (et ils étaient nombreux à le fuir), était nommé à la direction d’une entreprise.

3 Ceux qui passaient plus de trois ans au CC pouvaient obtenir un poste plus élevé encore à leur sortie. Ils pouvaient, par exemple, espérer devenir directeurs de département (otdel) : cette fonction équivalait à un rang de vice-ministre dans l’appareil de l’État ou de directeur d’institut à l’Académie des sciences. Après dix ans dans l’appareil du CC du PCUS, on était un bureaucrate confirmé de cinquante ans : on pouvait occuper un poste de direction dans un ministère et y rester encore dix à quinze ans, en général, avant de prendre sa retraite.

4 Enfin, il y avait les « vieux loups de mer » de l’appareil (apparatnye zubry), comme on les appelait. Il s’agissait de cadres expérimentés qui travaillaient toute leur vie à la Vieille Place jusqu’à la retraite ou presque. Certains obtenaient à la fin une sinécure dans un ministère ou une « organisation sociale » (obŝestvennaâ organizaciâ), association de défense des intérêts de telle ou telle catégorie : vétérans, sourds-muets, etc. Ils étaient l’épine dorsale de l’appareil du CC et apprenaient aux autres à rédiger des notes en trois pages sur n’importe quel sujet, sans fautes de grammaire, d’orthographe ou de style. Ils leur disaient comment se coiffer, s’habiller, choisir leur cravate, comment se conduire en public, comment éviter les relations douteuses, voire pires. Ils leur apprenaient surtout comment fonctionnait le pouvoir : quel document demander à quel responsable, à qui téléphoner, avec qui prendre rendez-vous, etc. C’était une sorte de tutorat, d’apprentissage. Ce rôle essentiel était tenu par les chefs de secrétariat au sein des départements. C’étaient presque toujours des « vieux loups de mer », qui avaient vingt à trente ans d’expérience au CC derrière eux. Ils veillaient aux bonnes relations au sein du département. C’étaient des sortes de doyens.

5 Les femmes occupaient 8 % des postes à responsabilité au CC et 70 % des fonctions « techniques ». Elles pouvaient être très nombreuses dans certains secteurs et départements, et quasiment absentes dans d’autres.

6 Chaque département avait en charge une thématique et disposait de ses propres connexions. Il avait sous sa dépendance des ministères, des administrations et des organisations sociales, et était relativement autonome pour placer ses propres cadres lorsque ceux-ci quittaient le CC. Bien sûr, certains départements étaient plus importants que d’autres. Officiellement, trois d’entre eux étaient considérés comme dominants : le département de l’Organisation du Parti (Otdel organizacionno-partijnoj raboty) a toujours été le numéro un, celui de la Propagande le numéro deux et celui des Instances administratives (Otdel administrativnyh organov) le troisième. Tous trois formaient des commissions qui pouvaient se rendre dans n’importe quelle région du pays en cas de situation extraordinaire. Plus précisément, c’est le département de l’Organisation du Parti qui mettait sur pied la commission, et les deux autres départements y étaient toujours représentés. Celui de la Propagande avait un secteur qui couvrait les régions et un autre les républiques fédérées [4]. Le département des Instances administratives avait, quant à lui, en charge le ministère de l’Intérieur, le KGB et l’armée, si bien qu’il y avait toujours un de ses représentants présents lorsqu’il s’agissait de débrouiller une situation compliquée.

7 Comment les conditions de travail ont-elles changé dans les années 1980 ? Et à quel moment les hauts fonctionnaires du CC ont-ils compris que leur appareil commençait à perdre du terrain ?

8 Nikolaj Mitrohin : Le point de départ se situe en 1983-1984, quand Gorbatchev et Ligatchev [5], qui contrôlaient l’appareil, se sont mis à en renouveler énergiquement les cadres, processus qui a duré jusqu’à la fin de l’URSS. Les responsables ont commencé à valser de façon quasi permanente. Sur l’ensemble du groupe que j’ai observé, un dixième seulement était encore en poste début 1991. Autrement dit, durant toute cette période, les hauts fonctionnaires de l’appareil du Parti se sont sentis sur un siège éjectable. Quand la perestroïka a commencé, cette zone de turbulences n’était pas en soi étonnante à leurs yeux. Beaucoup ont cherché à quitter l’appareil du Parti pour trouver un emploi plus stable dans les administrations de l’État, ou pour diriger un établissement ou une usine, ce qui leur semblait être un meilleur choix que de rester. Viktor Tchernomyrdine [6], par exemple, a quitté l’appareil du CC du PCUS et est retourné à un poste ministériel, qui lui a bien réussi.

9 Certains cadres tentèrent de faire carrière à l’intérieur de l’appareil du CC et y parvinrent parfois. Par exemple, en 1988, les départements sectoriels (qui contrôlaient des branches de l’économie) furent supprimés et remplacés par un grand Département socio-économique. Les postes et positions hiérarchiques y ont été redistribués et, à cette occasion, beaucoup de responsables du département de la Construction de machines [7] ou de celui de l’Économie ont obtenu des promotions, ce qui les a grandement satisfaits. Dès cette époque, ils avaient compris que l’appareil du Parti offrait moins de perspectives qu’un bon poste dans un ministère. Ils ne se faisaient aucune illusion sur leurs propres perspectives, même s’ils en étaient affectés. Les événements politiques qui se succédaient – la xixe conférence du Parti en 1988, les élections, puis la première session du Congrès des députés du peuple de l’URSS au printemps 1989 [8] – montraient clairement que le navire était en train de couler. Pour ma part, je considère la première session du Congrès des députés et la formation d’une opposition en son sein comme un tournant, le début de l’effondrement du système : pour la première fois, il se créait une instance de pouvoir qui s’extirpait du moule du système soviétique existant. Tout ce qui avait été fait jusque-là l’avait été dans le cadre de ce système et une décision du Politburo pouvait, en principe, le remettre en cause. Mais ce Congrès, en ayant le pouvoir d’entériner le gouvernement, s’arrogeait en substance les fonctions du CC et du Politburo. On peut dire que ce fut le moment où le régime a officiellement changé.

10 En réalité, le Parti avait déjà perdu le contrôle des cadres quand le système des départements sectoriels a été supprimé en 1988 : il avait dès lors renoncé à valider les nominations des cadres économiques. Après cela, les leviers de commandement ont été définitivement perdus. Auparavant, l’accord de ces départements était indispensable pour nommer les responsables des grandes entreprises et des ministères. Désormais, la nomenklatura, que contrôlaient le Secrétariat du CC et les Départements, n’avait plus d’existence réelle, et il en a, par conséquent, été de même de toute la pyramide des organes du Parti [9].

11 Cela dit, dans certains documents d’archives, on voit le département des Instances administratives s’entêter à valider les nominations. Comme si de rien n’était et de manière purement bureaucratique, alors que personne ne le lui avait demandé, naturellement, il entérine l’élection des présidents des États baltes, qui étaient alors déjà indépendants.

12 Qu’est-il arrivé aux cadres de l’appareil du CC du PCUS après 1989 et surtout après le coup d’État d’août 1991 ? Et comment se sont-ils reconvertis après la disparition de l’URSS ?

13 Nikolaj Mitrohin : Face à l’effondrement de leur organisation, certains ont tiré avantage de la situation : ils se sont fait recruter dans des banques, sont devenus députés du peuple ou encore sont entrés dans l’administration du Président de l’URSS ou du conseil des ministres. D’autres sont partis à la retraite. D’autres, enfin, ont préféré rester « jusqu’au bout » au service du CC du PCUS. D’après ce qu’ils racontent des événements d’août 1991, ils sont venus pendant quelques jours au travail sans recevoir la moindre information sur ce qu’il se passait. Puis, un beau jour, alors qu’ils sortaient du bâtiment de la Vieille Place, ils ont été fouillés par des inconnus. On leur a ensuite fait des misères administratives : on ne leur a pas donné les bons documents pour leur départ à la retraite, on ne les a pas laissé récupérer leurs affaires ni leurs documents personnels. Et, mesure particulièrement sévère de la part des autorités nouvelles, une partie d’entre eux a perdu le droit d’être soignés à l’hôpital du Kremlin, « où tous les médecins [étaient pour eux] de vieilles connaissances ». Enfin, un autre coup rude fut l’interdiction tacite par les autorités nouvelles de recruter les responsables de l’appareil du CC du PCUS dans les services de l’État.

14 Les cadres se sont recasés, de façon à peu près égale, dans cinq sphères principales. Je les classe en fonction du nombre de personnes employées dans chacune d’elles, bien qu’en vingt-cinq ans de période post-soviétique, le tiers des personnes interrogées aient changé plusieurs fois de sphère d’activité. La plus importante est celle des affaires (hors médias), qui concerne soixante-cinq personnes : dans les trois quarts des cas, elles avaient le statut de salariés, les autres étaient plutôt de petits ou moyens entrepreneurs. Comme on peut s’y attendre, c’est ici que les collaborateurs des départements économiques étaient les plus demandés, parce qu’ils avaient une réelle formation professionnelle et une expérience concrète dans l’économie réelle.

15 La deuxième sphère est celle des organisations dites « sociales » (soixante personnes). Certains s’y sont recasés immédiatement après leur départ de l’administration du Parti, mais dans bien des cas, ces postes sont un recours après la perte d’un emploi dans une sphère plus lucrative. En particulier, d’anciens cadres du CC du PCUS ont pris la tête ou la direction adjointe d’associations de lobbying économique (Union russe des industriels et des entrepreneurs, Association des banques russes) ou d’organisations sociales nées à la fin de l’époque soviétique, telles que le Fonds russe de la culture, la Société des sourds, etc. Ce sont également eux qui contrôlaient intégralement tout le réseau des associations d’anciens combattants (j’y reviendrai).

16 La troisième sphère, sans doute la plus intéressante, est celle de la direction de l’État, avec cinquante-sept cas de reconversion, que l’on peut classer, pour plus de clarté, en plusieurs catégories. La plus importante (vingt-deux personnes) a continué à travailler dans l’appareil du pouvoir central (administration présidentielle de la Fédération de Russie ou appareils du Soviet suprême puis de l’Assemblée fédérale de Russie). Certains secteurs techniques ont ainsi vu plus de la moitié de leurs cadres se recaser dans l’appareil de la présidence russe. Quinze personnes ont travaillé dans des appareils ministériels autres que celui des Affaires étrangères (MID), en général aux postes de chef de secrétariat du ministre, de vice-ministre ou de directeur de département.

17 D’ailleurs, au-delà des limites de notre échantillon, on peut observer des clans composés d’anciens de l’appareil du CC du PCUS prendre le contrôle de ministères entiers : des Transports, des Impôts et Taxes, des Nationalités et de certains départements du MID. Neuf personnes de mon échantillon ont travaillé aux Affaires étrangères, ainsi que la majorité des autres anciens des départements internationaux du CC du PCUS, surtout de celui des pays socialistes, dont la moitié des cadres a été absorbée par le MID. Sept personnes ont travaillé dans des administrations régionales, la plupart comme chefs des représentations régionales à Moscou. Quatre ont eu des postes élevés (président, Premier ministre ou vice-Premier ministre) dans d’autres États successeurs de l’URSS.

18 La quatrième sphère est celle de l’enseignement et de la science (cinquante-cinq cas). En Russie, comme dans une partie des pays occidentaux, elle est considérée comme un débouché idéal pour des dirigeants en fin de carrière qui souhaitent « transmettre leur expérience ». Ce fut le cas en particulier de l’Académie russe de la fonction publique près le Président de la Fédération de Russie, anciennement Académie des sciences sociales près le CC du PCUS où, jusque dans les années 2010, ont travaillé, y compris comme vice-recteurs et directeurs de département, des dizaines, voire des centaines d’anciens du CC du PCUS.

19 Et enfin, la cinquième sphère d’activité importante, bien que deux fois moins peuplée que la précédente, est celle des médias et des maisons d’édition (vingt-cinq cas), où se sont reconvertis principalement des cadres des départements idéologiques et internationaux. Certains d’entre eux ont même pu prendre la tête de grands médias dans la nouvelle Russie : nommés rédacteurs en chef à l’époque soviétique, ils ont conservé leurs postes pendant toute la décennie 1990.

20 Quels ont été les « avantages comparatifs » des anciens cadres du CC dans la constitution d’un nouveau système politique et économique après 1991 ?

21 Nikolaj Mitrohin : Dans l’ensemble, ceux qui ont obtenu des postes de managers ou de conseillers auprès des dirigeants de firmes indépendantes se sont plutôt bien acquitté de leurs tâches. Mais il va de soi qu’en fonction du niveau auquel ils étaient arrivés dans l’appareil du CC du PCUS, la plupart des anciens cadres ont eu des fonctions plus ou moins importantes. Leur rôle dans la nouvelle Russie rappelle celui des anciens « spetsy » au début du régime soviétique [10]. La connaissance des ficelles du travail bureaucratique, leur « carnet d’adresses » qu’ils ont pu utiliser pendant toutes les années 1990, leurs compétences spécifiques, leur sens des responsabilités, de l’ordre et de l’organisation, tout ceci en faisait des conseillers ou des adjoints irremplaçables. Ils se sont volontiers chargés des relations avec les pouvoirs publics, des procédures d’embauche des nouveaux collaborateurs, ils ont réalisé des travaux de prospective sur le développement de différentes institutions et entreprises. Tant que, dans l’appareil de l’État ou à la tête des anciennes entreprises publiques, se trouvaient leurs anciens collègues, disciples ou subordonnés, ils pouvaient se rendre utiles dans le lobbying, l’obtention de crédits, le recouvrement des créances, etc.

22 Toutefois, ces types d’activité ont cessé d’être une source de revenus pour eux à la fin des années 1990, notamment parce que la génération des « directeurs rouges », qui avaient pris possession de leurs entreprises entre 1987 et 1992, lorsque l’URSS s’est effondrée, a quitté le devant de la scène après avoir vendu ou perdu ses actifs. Ce processus a commencé au moment de la crise financière de 1998, où de nombreuses entreprises non rentables se sont trouvées en liquidation. Une partie des anciens fonctionnaires de l’appareil du CC du PCUS, qui gravitaient autour de ces entreprises, ont été obligés, à leur grand étonnement, de passer du statut de « retraités en activité » à celui de simples retraités ne vivant que de leur pension et effectuant de temps en temps des activités à titre bénévole. D’autres ont dû abandonner leur statut de propriétaire d’entreprise pour devenir des managers salariés au service d’un autre patron. À partir de 2000, l’élite politique a, elle aussi, commencé à se renouveler presque totalement, et les noms des anciens chefs de secteur ou des directeurs adjoints de département de l’appareil du CC du PCUS ne parlaient plus à personne. Cela dit, ceux qui avaient une maîtrise solide d’un domaine professionnel ou des compétences particulières ont pu conserver leur emploi et leur influence.

23 Les écarts hiérarchiques se sont-ils maintenus entre anciens fonctionnaires du CC du PCUS après 1991 ?

24 Nikolaj Mitrohin : A priori, être un simple instructeur ou un directeur adjoint de département faisait une grande différence. Le second pouvait se prévaloir d’atouts supplémentaires. Mais, au moment de la chute de l’Union soviétique, l’élément qui a le plus joué dans la reconversion était ce que l’individu contrôlait réellement. Nombre de directeurs adjoints de départements n’ont pu se caser, parce que leur fonction était élevée : ils cherchaient un emploi de même niveau et personne n’était prêt à les recruter avec de telles ambitions. À moins d’être un ami personnel d’Eltsine ou de Tchernomyrdine, ils étaient devenus inutiles et encombrants. Les écarts hiérarchiques d’avant ne se sont réellement maintenus que dans le mouvement des anciens combattants (vétérans). Les anciens directeurs de département n’ont été recherchés par personne dans les années 1990, aussi bien dans la sphère politique que dans les entreprises. Un snobisme terrible régnait dans l’appareil du CC du PCUS. Les directeurs de département se sentaient presque comme des dieux de l’Olympe (nebožitel’). Ils étaient habitués à avoir d’énormes privilèges (pour les standards soviétiques de l’époque) et côtoyaient des gens haut placés. Tous étaient assez prétentieux, faisaient grand cas de leur personne et il était en général peu plaisant d’avoir affaire à eux. Personne n’avait par conséquent envie de les embaucher, d’autant qu’ils étaient, pour beaucoup, relativement âgés. Tandis qu’un simple instructeur de secteur pouvait être recruté dans un ministère et devenir chef du secrétariat : âgé de la cinquantaine, voire moins, il abattait le travail avec docilité.

25 Nombre d’entre eux et de chefs de secrétariat de département ont été recrutés comme directeurs adjoints aux affaires générales, à l’entretien et à la maintenance ou à d’autres tâches de ce type, parce qu’ils étaient des bourreaux de travail. Les dirigeants des ministères ne voyaient ici pas de grande différence entre un instructeur, un chef de secteur et un directeur adjoint de département, pourvu qu’il travaille et ne rechigne pas à la besogne. C’est pourquoi dans l’ensemble, je dirais que les instructeurs s’en sont mieux sortis que les dirigeants de département.

26 Dans le département de la Construction de machines, qui était lui aussi un grand département composé d’une centaine de personnes, il y avait environ quatre-vingts instructeurs. Ils se connaissaient tous, prenaient leur pause cigarette ensemble, déjeunaient ensemble à la cantine, jouaient au tennis ou à d’autres jeux. Quand l’un d’eux trouvait à se caser quelque part, il était toujours prêt à recommander un de ses anciens collègues. Il faut noter que le directeur de ce département, Arkadij Vol’skij, était l’un des rares à intéresser la nouvelle élite politique. Autant que je me souvienne, il est le seul à avoir réussi à conserver son département après la chute de l’URSS, sous la forme de l’Union russe des industriels et des entrepreneurs (RSPP). Il y a fait venir ses cadres les plus importants, qui ont établi des relations avec les « directeurs rouges » mentionnés plus haut. À cette époque, ces derniers avaient formé une fraction au Soviet suprême et constituaient une véritable force politique. Mais c’était là plutôt une exception, je ne peux pas citer d’autres exemples similaires, mis à part les anciens cadres du CC qui sont devenus présidents de républiques, comme Lučinskij et Niâzov [11].

27 Tendanciellement, l’effondrement de l’URSS a eu des conséquences négatives pour les cadres du CC, qui ont vu leur statut social chuter. Ceux qui ont réussi à tirer leur épingle du jeu sont très peu nombreux : ils provenaient principalement des départements sectoriels et, au moment de l’effondrement de l’URSS, étaient à la tête d’organisations extérieures au CC, qu’il s’agisse d’instituts de l’Académie des sciences, de ministères, ou encore de journaux, de maisons d’édition ou d’entreprises. Ils se sont maintenus à leur poste de direction bien au-delà de la chute de l’URSS. Dans la seconde moitié des années 1990 et au début des années 2000, une partie d’entre eux ont reçu d’importantes compensations en échange de leur départ, ce qui, au passage, n’a pas affecté leur sympathie ou antipathie à l’égard du pouvoir en place. Du reste, certains étaient encore en poste au début des années 2010. Seuls quelques rares représentants de mon échantillon ont créé leur propre entreprise ou pris la tête d’institutions où ils étaient autrefois des seconds couteaux.

28 Pourtant, un certain nombre d’auteurs russes qui ont travaillé sur les anciens fonctionnaires du Parti (Olga Kryshtanovskaya, 2005 ; Rudolf Pikhoïa, 2002, par exemple) soutiennent la thèse selon laquelle la haute nomenklatura du Parti a tiré profit de « l’écroulement de l’URSS » et de la révolution sociale et économique de la perestroïka pour transformer son pouvoir en capital. L’échantillon étudié montre une tout autre dynamique si l’on s’en tient aux statistiques : en tout et pour tout, quatre de mes 235 anciens du CC du PCUS sont devenus propriétaires d’une grande entreprise ou d’une entreprise moyenne. Quatorze autres se sont fait recruter comme top-managers d’entreprises de ce calibre, et il est probable qu’ils aient été rémunérés en partie en actions. Douze, enfin, sont devenus patrons de presse et de maisons d’édition et peuvent être en partie considérés comme propriétaires, au mieux, d’entreprises moyennes, et, dans la plupart des cas, de petites entreprises. (Je n’aborderai pas ici la question de savoir s’ils en étaient les véritables propriétaires ; les médias et les maisons d’édition pouvant avoir des fondateurs de jure, souvent l’État, et appartenir de facto à leurs rédacteurs en chef ou directeurs.) Autrement dit, seuls 2 % des anciens fonctionnaires de mon échantillon sont devenus des entrepreneurs au sens classique du terme, de façon indirecte, et 10 %, en comptant large, des propriétaires ou actionnaires d’entreprises relativement importantes. Au grand maximum, 16 % ont pu, d’une façon ou d’une autre, « échanger leur pouvoir contre du capital ».

29 En fait, ce n’était pas vraiment un « échange », mais plutôt le fruit de la rencontre des hasards de la vie et de tout un ensemble complexe de facteurs qui dépendaient largement du statut social de la personne concernée. Il me semble que ceux qui ont pu conserver leur poste malgré les fortes perturbations sociales et économiques du pays sont ceux qui avaient sous leur autorité une organisation ou une entreprise. En revanche, les anciens hauts fonctionnaires du CC du PCUS qui occupaient des fonctions plus élevées dans un ministère, voire dans l’appareil gouvernemental, se sont, quant à eux, retrouvés tels des « généraux sans armée ». Même s’ils avaient été à la tête de tout un secteur ou même d’une partie de ce secteur, dès lors que les administrations de l’Union soviétique se délitaient et que les entreprises et les organisations devenaient autonomes économiquement et financièrement, ce sont leurs dirigeants (et non leurs supérieurs hiérarchiques dans les ministères) qui ont obtenu le contrôle total des établissements qui leur avaient été confiés. Les privatisations des années 1992-1994 ont donné aux directions d’entreprise une multitude de possibilités pour acquérir en totalité ou prendre le contrôle du capital de la société, faisant ainsi du directeur et de quelques-uns de ses adjoints des propriétaires à part entière.

30 Dans cette situation, les anciens hauts fonctionnaires ministériels et gouvernementaux qui n’avaient pas été recrutés dans les nouvelles administrations fédérales ont dû travailler d’arrache-pied pour « rester dans la course ». Un facteur important a joué en leur faveur. Les chefs d’entreprise avaient encore besoin de s’approvisionner en matières premières et en équipements, de bénéficier d’un soutien technique pour leurs besoins courants, de vendre et d’exporter leurs produits et de faire du lobbying dans les cabinets ministériels à Moscou. Ces activités, ainsi que la formation de nouveaux holdings créés à partir d’entreprises existantes, ont donné lieu à la constitution d’un marché de services privés tout au long des années 1990. Comme il fallait trouver des solutions immédiatement, la fin annoncée des anciens ministères et de leurs directions sectorielles a été reportée sine die. Certaines sont d’ailleurs encore en vie aujourd’hui.

31 Comment ces « morceaux » de ministères se sont-ils transformés dans le cadre de l’économie de marché naissante ?

32 Nikolaj Mitrohin : Ce processus s’est déroulé en deux grandes étapes. Certains anciens ministères et directions ont été autorisés à se transformer en « corporations d’État » dès 1989. L’exemple le plus connu est Gazprom, créé en lieu et place du ministère de l’Industrie du gaz et dirigé par Viktor Tchernomyrdine, ancien haut fonctionnaire du CC du PCUS. Cette société est devenue une source d’enrichissement personnel pour Tchernomyrdine, a facilité sa nomination au poste de Premier ministre et, tout au long des années 1990, a constitué un point de chute pour tout un groupe d’anciens responsables du département de l’Industrie lourde du CC du PCUS (Zygar’ & Panûškin, 2008 ; Černomyrdin, 2011).

33 La deuxième étape a commencé en 1991-1992, lorsque certains ministères et corporations d’État au niveau soviétique ont été supprimés sans qu’aucune nouvelle administration ou entreprise d’État n’ait été créée pour les remplacer, alors qu’une part active de leurs anciens cadres ont cherché à gagner de l’argent en exploitant leur position. Le nom de la plupart de ces sociétés est peu connu aujourd’hui et ne l’était guère plus dans les années 1990. Elles ont pourtant joué un rôle important dans le fonctionnement de l’économie russe et son maintien, notamment dans la première moitié de la décennie. Ces sociétés étaient des intermédiaires et fournissaient des conseils aux anciennes entreprises d’État, dont elles représentaient les intérêts dans les négociations avec les partenaires étrangers et les investisseurs potentiels ; elles les aidaient aussi dans leurs activités d’import-export.

34 Dans de rares cas, ces activités ont rapporté aux dirigeants des sociétés des sommes conséquentes et leur ont permis de devenir des hommes d’affaires importants. En dehors de Gazprom, on peut citer la compagnie pétrolière Lukoil, aujourd’hui grand consortium international. Au début des années 1990, son directeur exécutif était Vladislav Baženov, ancien responsable du secteur de la Pétrochimie et du Raffinage du département de l’Industrie chimique du CC du PCUS. C’est probablement lui qui a transformé Lukoil, à l’origine simple entreprise d’extraction pétrolière, en un conglomérat (Andrianov, 2001). Evgenyj Černyšov, le dernier premier secrétaire du Comité de l’oblast de Perm et ancien directeur adjoint du département de la Construction mécanique du CC du PCUS, n’est pas resté sur le carreau, lui non plus. En 1994, il a pris le poste de directeur général adjoint de l’Union des producteurs de pétrole et de gaz, lobby créé pour défendre tout spécialement les intérêts de Lukoil et de Gazprom. En 2010, il en est devenu le directeur général, poste qu’il a conservé au moins jusqu’en 2014.

35 Il y a un autre exemple d’ancien haut fonctionnaire du CC du PCUS devenu oligarque. Cependant, il est lui aussi principalement lié au rang ministériel de son protagoniste au moment des privatisations, ainsi qu’à son don exceptionnel pour les affaires. Nikolaj Olšanskij, directeur adjoint du département de l’Industrie chimique en 1983-1985, est devenu ministre de la Production d’engrais minéraux en 1986. En 1989, le ministère a été transformé, sous son autorité, en association publique Agrohim, devenue en 1992 « société agro-industrielle russe Rosagrohim ». À sa tête, on retrouve le même Olšanskij, par ailleurs nommé en 1993 membre du Conseil de la politique agraire près le Conseil des ministres, et en 1997 membre de l’organe consultatif (kollegiâ) du ministère de l’Industrie.

36 Mais le plus souvent, les expériences des anciens responsables du CC dans les affaires se sont vite soldées par des faillites. Dans le contexte économique agité et instable de la première moitié des années 1990, ils avaient réussi à bien gagner leur vie. À la fin de la décennie, lorsque l’activité et les pratiques économiques se sont stabilisées et alignées sur les standards internationaux, que sont apparus des modes d’organisation plus modernes, que des entreprises ont été rachetées par des investisseurs extérieurs, que sont arrivées de nouvelles générations d’hommes d’affaires, ils ont commencé à perdre du terrain. Ils se sont mis à liquider leurs entreprises ; les uns sont passés au statut de salarié, les autres sont partis à la retraite.

37 Encore une fois, les anciens hauts responsables de l’appareil du CC du PCUS devenus des oligarques ou même des entrepreneurs prospères sont des exceptions. Il n’y a pas eu transformation du pouvoir du Parti en capital économique. Les hauts fonctionnaires des ministères avaient beaucoup plus de possibilités de le faire. Or ces deux catégories ont cédé le pas à ceux qui a priori apparaissaient comme des « ratés » à la période soviétique, c’est-à-dire ceux qui, n’ayant pu être promus dans des ministères, ont dirigé des entreprises et des établissements en 1989-1991. Eux ont pu profiter de la privatisation et en tirer le plus grand profit.

38 On sait que, dans la Russie post-soviétique, les retraités gardent souvent, par nécessité, une activité professionnelle lucrative. On imagine que cela a été le cas des responsables du CC qui ont pris leur retraite au début des années 1990 ?

39 Nikolaj Mitrohin : Oui, eux aussi ont participé à la construction de la nouvelle Russie dans un rôle inhabituel pour eux et leur entourage : ils ont été des figures de proue du secteur associatif.

40 Lorsque le chercheur tente d’identifier précisément l’année de leur « départ à la retraite », autrement dit celle où l’individu cesse de travailler et ne perçoit plus de salaire, il se heurte à de sérieuses difficultés. La réalité sociale de la Russie de la fin de l’ère soviétique, et surtout de l’ère post-soviétique, suppose plusieurs scénarios de ce que l’on entend par « fin d’activité professionnelle salariée ». Il y a d’abord le scénario « classique » : la personne touche sa pension de retraite et se transforme en un « retraité typique » qui passe son temps à la maison, à la datcha, chez ses proches, etc. Ces cas sont assez rares dans mon échantillon. Deuxième scénario possible : la pension de retraite (supérieure à la moyenne dans le cas des anciens employés du CC du PCUS) est vue par la personne comme un avantage social mérité et permanent. Elle n’empêche en rien son désir de continuer à faire ce qui l’intéresse, tout en maintenant, si possible, son rang social. Troisième cas de figure : le moment de la retraite fait passer l’individu à un nouveau statut et le propulse éventuellement dans un nouvel environnement social, avec de nouvelles obligations, de nouveaux horaires de travail, etc.

41 Quatrième scénario : une petite partie des interviewés de mon échantillon qui avaient pris leur retraite pendant la perestroïka et qui comptaient jouir de leur statut social élevé et de leurs économies, se sont brutalement aperçus en 1992 qu’ils étaient ruinés. S’ils n’avaient pas d’enfants pour subvenir à leurs besoins, ils ont dû reprendre le travail pour survivre et nourrir leur famille. Certains anciens responsables des départements idéologiques se sont retrouvés dans une situation particulièrement difficile, parce qu’ils n’ont pas voulu ou pu s’associer à leurs collègues qui ont fait une carrière politique. Par exemple, dans la première moitié des années 1990, un ancien instructeur du département de la Culture livrait du pain dans des magasins et un instructeur du département de la Propagande vendait des chaussures sur un marché. Ce n’est que dans la seconde moitié des années 1990, lorsque les salaires du secteur public et du système d’enseignement ont atteint un niveau acceptable, qu’ils ont abandonné ces métiers au profit d’une activité intellectuelle, avant tout dans l’enseignement supérieur. Notons que certains retraités, après avoir passé plusieurs années à la retraite, ont réussi dans les affaires ; un employé du département de l’Organisation du Parti (Orgotdel) est ainsi devenu directeur de banque.

42 Cinquième scénario : après avoir pris sa retraite, l’interviewé s’implique dans des associations à but non lucratif et y occupe un poste de direction ou « à responsabilité ». Ou bien il publie régulièrement dans la presse, est traducteur ou consultant. Il perçoit alors une rémunération, qui peut être plus importante au début et diminuer par la suite. Mais ce peut être le contraire, car certaines associations, d’anciens combattants par exemple, étaient assez mal financées au début des années 1990 et plutôt très bien dans les années 2000. Des années plus tard, il est bien difficile d’établir l’ampleur de ces gains.

43 Que faisaient-ils exactement dans les associations ?

44 Nikolaj Mitrohin : Le personnel du CC a joué un grand rôle dans le développement de ce secteur après 1991, dans le mouvement des anciens combattants et les organisations sportives, notamment. La direction des associations de vétérans était presque entièrement constituée d’anciens fonctionnaires du CC du PCUS et parfois de figures régionales du Parti. D’anciens employés du secteur sportif du département de la Propagande, chargé de superviser toutes les activités sportives en URSS, étaient présents dans les plus hautes instances des associations sportives (au secrétariat, dans les directions exécutives).

45 Les anciens employés de l’appareil du Comité central du PCUS se sont également révélés être de bons collecteurs de fonds, car ils savaient dans quels bureaux on pouvait obtenir de l’argent, à qui téléphoner, à quel guichet déposer quel formulaire, à qui offrir un cadeau pour son anniversaire…

46 En définitive, si, avant cette recherche, j’étais persuadé que les anciens apparatchiks du Comité central du PCUS avaient disparu de la scène historique après août 1991 et que leur capital social avait été réduit à néant, je me rends compte aujourd’hui à quel point ils ont marqué de nombreux aspects de la vie politique en Russie et dans une partie des États post-soviétiques dans les années 1990, façonnant des sphères telles que les relations internationales, la politique intérieure de l’État et le fonctionnement de la bureaucratie. Ils ont contribué à déterminer en partie les formes d’activité des grandes ONG et du lobbying. C’est un aspect qui me semble très important et digne d’être pris en compte lorsqu’on étudie la société russe des années 1990 et 2000.

Bibliographie

Bibliographie

  • ANDRIANOV V. (2001), « Srednee zveno v cepi « LUKOJL » stremitsâ zakrepit’sâ v desâtke veduŝih neft epererabatyvaûŝih kompanij mira / interv’û s V. Baženovym », Neft’ Rossii, n° 2. URL : http://www.oilru.com/nr/81/814/orpho.php (consulté le 26 décembre 2016).
  • ČERNOMYRDIN V. (2011), Vremâ vybralo nas, Moscou : Hudožestvennaâ literatura, p. 105-106.
  • GORLIZKI Yoram & KHLEVNIUK Oleg (2020), Substate Dictatorship : Networks, Loyalty, and Institutional Change in the Soviet Union, Yale University Press.
  • KRYSHTANOVSKAYA Olga (2005), Anatomiâ rossijskoj èlity, Moscou : Zaharov.
  • PIHOÂ Rudol’f (2002), « Počemu raspalsâ SSSR ? », Rossiâ v XX veke. Reformy i revolûcii, vol. 1, p. 121-145.
  • MITROHIN Nikolaj (2013), « Back Office Mihaila Suslova ili Kem i Kak Proizvodilas’ Ideologiâ Brežnevskogo Vremeni », Cahiers du monde russe, vol. 54, n° 3-4.
  • VOSLENSKI Mikhail (1980), La nomenklatura : les privilégiés en URSS, Paris : Pierre Belfond.
  • ZYGAR’ M. & PANÛŠKIN V. (2008), Gazprom : novoe russkoe oružie, Moscou : Zaharov.

Notes

  • [1]
    Les instructeurs (terme qu’on pourrait traduire par « conseillers » ou « chargés de mission ») représentaient le groupe numériquement le plus important des cadres de l’appareil du CC du PCUS. Chaque département, placé sous l’autorité d’un directeur (zaveduûŝij otdelom) et d’un ou plusieurs adjoints, était divisé en « secteurs », au sein desquels travaillaient un « chef » (zaveduûŝij sektorom) et quatre ou cinq instructeurs. Ceux-ci se voyaient confier une sphère de compétence précise, à la fois géographique, institutionnelle et thématique, qu’ils étaient tenus de maîtriser le mieux possible, étaient chargés de préparer des notes de synthèse et des réponses aux questions des supérieurs, et de contrôler l’exécution des décisions dans leur sphère de compétence. Les chefs de secteur transmettaient à leurs subordonnés les questions et tâches que leur adressaient les directeurs de département et leurs adjoints, en relation directe avec les secrétaires du CC du PCUS. Voir Mitrohin, 2013, p. 409-440 (note de la rédaction).
  • [2]
    Chargés des affaires étrangères (NdT).
  • [3]
    Organisation officielle de jeunesse communiste, présente et influente dans chaque établissement d’enseignement supérieur (NdT).
  • [4]
    Autres que la Russie (NdT).
  • [5]
    Après une formation d’ingénieur de l’aviation, Egor Ligatchev (1920-2021) a fait toute sa carrière dans l’appareil du Komsomol, puis du Parti. Il a travaillé au Comité central du PCUS de 1961 à 1965, puis dirigé le comité régional du Parti de Tomsk. En 1983, il est revenu au CC sous le règne de Youri Andropov. Il a soutenu la candidature de Gorbatchev au poste de secrétaire général du PCUS en mars 1985. Il est entré au Politburo au poste clé de secrétaire du CC pour l’Organisation du Parti et l’Idéologie. Ce n’est qu’à partir de 1987 qu’il est identifié au camp conservateur (note de la rédaction).
  • [6]
    Premier ministre de la Fédération de Russie de 1992 à 1998 (note de la rédaction).
  • [7]
    Branches industrielles de hautes technologies, comprenant notamment le secteur nucléaire et l’armement militaire (NdT).
  • [8]
    Le Congrès des députés du peuple de l’URSS a été élu en 1989 à la suite d’élections concurrentielles. Ses résultats ont été interprétés comme une défaite de l’appareil du Parti. Le parlement soviétique, puis plus tard les parlements des républiques (élus en 1990), s’imposeront de plus en plus face au PCUS (note de la rédaction).
  • [9]
    La nomenklatura consistait, techniquement, en une liste de postes nécessitant l’accord ou la validation des organes dirigeants du Parti ; elle existait à plusieurs niveaux, le plus élevé étant celui du Secrétariat du CC, avant celui des Départements du CC. Le terme a été utilisé pour désigner l’élite gouvernante en URSS, à la suite du livre La nomenklatura : les privilégiés en URSS, publié en 1980 par l’historien, chercheur en sciences sociales et transfuge d’URSS en Allemagne de l’Ouest, Mikhail Voslenski (1920-1997). Pour une approche académique de cet élément fondamental du système de promotion des cadres à l’intérieur du Parti, durant la période de l’après-guerre, on pourra consulter Gorlizki & Khlevniuk, 2020 (note de la rédaction).
  • [10]
    En référence aux « spécialistes bourgeois » sur lesquels le régime bolchevique a dû s’appuyer après la Révolution de 1917, le temps de former ses propres spécialistes (note de la rédaction).
  • [11]
    Petru Lucinschi, Président de la Moldavie de 1997 à 2001 ; Saparmurat Niâzov, Président du Turkménistan de 1991 à 2006 (note de la rédaction).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.170

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions