Couverture de RECEO1_501

Article de revue

Taline Ter Minassian, Norilsk : l’architecture au Goulag. Histoire caucasienne de la ville polaire soviétique, Paris, Éditions B2, 2018. Kevin Limonier, L’Archipel des savants. Histoire des anciennes villes d’élite du complexe scientifique soviétique, Paris, Éditions B2, 2018

Pages 247 à 251

Notes

  • [1]
    Éric Le Bourhis, « Villes, menace atomique et secret d’État », Genèses, n° 103, 2016, p. 139-159.
  • [2]
    Sur Obninsk, voir Galina Orlova et Alexandra Kasatkina, « Wide Open Qualitative Data: the Obninsk Digital Project as an Ethical Dispositive », Russian Journal of Communication, vol. 9, n° 3, 2017, p. 328-335. DOI : https://doi.org/10.1080/19409419.2017.1376846.
English version

1La maison d’édition B2 a publié récemment plusieurs petits ouvrages (l’équivalent de gros articles de valorisation) éclairant des aspects méconnus de l’histoire de l’ex-URSS, considérée dans ses dimensions sociales, culturelles et notamment visuelles – même si les images n’y sont qu’en noir et blanc, elles occupent une part significative dans la démonstration. L’architecture et l’urbanisme sont au cœur des deux livres recensés ici, qui portent sur des périodes différentes.

2L’opus de Taline Ter Minassian est consacré à l’un des effets paradoxaux du stalinisme : la déportation des élites a donné lieu à des syncrétismes inédits dans la forme des paysages des villes soviétiques, créant un patrimoine pluriel, malgré la rigidité des canons officiels. Que le Goulag a forgé des quartiers résidentiels, voilà qui n’est pas nouveau. Mais on comprend l’ampleur des répressions staliniennes quand le style néoclassique arménien se retrouve en plein grand Nord, à Norilsk, capitale mondiale du nickel. Après une synthèse de cette situation géographique particulière, l’auteure explore la genèse de cet urbanisme porté par les pionniers du constructivisme arménien Mikael Mazmanian et Kevork Kotchar. S’ensuit une promenade dans l’histoire culturelle et sociale, mais aussi politique, du siècle soviétique. Elle part de Tiflis (Tbilissi), où sont nés les deux principaux protagonistes dans le « patriciat urbain » de la communauté arménienne de la capitale de la Transcaucasie. Elle nous conduit ensuite d’Erevan au Grand Nord, « de la ville solaire à la ville polaire », empruntant des chemins et des supports aussi variés que cartes du Goulag, reproductions de tableaux officiels, photographies et portraits tirés de collections particulières, et bien sûr plans d’architecture et documents d’archives.

3Dans les années 1930, à Erevan, deux tendances sont en concurrence : l’historicisme ou « style néo-arménien », et le constructivisme de l’Union des architectes prolétariens, dont Kotchar et Mazmanian font partie. Déportés au camp Noril’lag, ils y font à la demande du NKVD une ville modèle soviétique, à l’architecture en partie méridionale, dont subsiste aujourd’hui un centre « ancien » qui ravit les adeptes de l’exploration urbaine polaire – quand elles ou ils ont pu obtenir l’autorisation nécessaire des autorités russes pour s’y rendre. Ce « vieux Norilsk », bâti dans les années 1940, est le résultat combiné des contraintes climatiques (la rigueur du permafrost, sol gelé en permanence, et sa conséquence, le thermokarst, effondrement qui peut se produire l’été ou sous la chaleur des bâtiments) et des aspirations esthétiques de deux architectes qui s’étaient illustrés dans la décennie précédente par plusieurs immeubles emblématiques à Erevan, tel le siège de la police politique. Les minutes de l’interrogatoire de Kotchar donnent à voir la porosité des champs professionnel et politique, lorsqu’une orientation trop « nationale » le rend suspect de « complot » contre l’État soviétique – accusation motivée par la rencontre, à Paris en 1935, avec un collègue émigré. Or, c’est cette patte « caucasienne » qui saute aux yeux du visiteur face aux immeubles néo-classiques de Norilsk édifiés par les deux hommes alors subordonnés à V. Nepokoïchitski, l’architecte général de la ville, de dix ans leur cadet. Le statut hybride de prisonnier-architecte permet d’améliorer l’ordinaire : en témoigne la liste des primes sur la harakteristika, ce document décrivant les activités et les postes occupés par le prisonnier (une institution soviétique universelle). Mais l’histoire officielle, elle, ne retient pas les noms arméniens et attribue la création de la ville au couple Nepokoïchistki-Minenko : Ter Minassian, sources à l’appui – mais sans les archives de Norilsk – démontre qu’il s’agit là d’une usurpation. Même s’il laisse de côté des questions (pourquoi les architectes n’ont-ils pas revendiqué leur œuvre ensuite ? dans quelle mesure ont-ils été contraints de renoncer au constructivisme pour le style néo-arménien ?), le récit est convaincant. Il évoque en filigrane la présence ambiguë (entre fierté et rappel des souffrances) du passé soviétique, ainsi dans les articles de la presse en ligne des années 2010. C’est bien une mise en abyme de la « nostalgie », que l’ouvrage aurait pu être l’occasion de conceptualiser davantage. Kotchar et Mazmanian furent libérés en 1955, peut-être grâce à l’entremise d’Anastase Mikoyan, dirigeant proche de Khrouchtchev, un des inspirateurs de la partielle déstalinisation d’alors. Celle-ci conduit à l’abandon du musée Staline de Kurejka, où le jeune chef bolchevique avait passé deux ans en exil pendant la Première guerre mondiale dans une modeste isba, juste avant 1917. Deux devinettes : quels sont les architectes du bâtiment abritant ce lieu de pèlerinage officiel jusqu’à sa fermeture en 1961 ? Et à qui doit-on la cantine de la datcha de l’Union des écrivains, ainsi que celle du premier secrétaire du parti communiste d’Arménie sur le lac Sevan, dans les années 1960, empruntant au style « norilskien » (sur pilotis) ? Pour l’auteure, « une histoire contemporaine de la généalogie des formes architecturales au Caucase reste à écrire » (p. 40). Ce petit livre en est une introduction originale.

4Kévin Limonier travaille sur un autre « archipel », qu’il dénomme ainsi par analogie avec le Goulag : les villes scientifiques en URSS, dont une partie étaient (et sont encore parfois, dans la Fédération de Russie), « fermées » c’est-à-dire inaccessibles aux citoyen.ne.s qui n’y résidaient pas ou n’avaient pas d’autorisation officielle pour s’y rendre. Certaines ont une renommée mondiale, comme Baïkonour, le site de lancement des fusées soviétiques puis russes depuis les années 1950, ou encore Arzamas-16 (Sarov) où Sakharov et ses collègues mirent au point la bombe à hydrogène – confondue ici avec Ozersk (près du site tristement célèbre de Kyshtym ou Maïak, la première catastrophe nucléaire civile majeure de l’histoire en 1957). Le cas d’Akademgorodok (« cité académique ») est à part, dans la mesure où le rêve khrouchtchévien de relancer le projet soviétique en partie par la science y a rencontré l’aspiration des savants à l’autonomie et à la constitution d’une véritable contre-société qui, sans rompre avec l’idéologie officielle, y a insufflé sa vision méritocratique et une atmosphère de semi-liberté. Dans une approche géopolitique, l’auteur s’arrête sur le culte du secret des années de Guerre froide, révélé à la fin des années 1980 : l’absence de certaines villes sur les cartes, ou le caractère volontairement erroné de ces dernières. Il évoque les facteurs convergents qui expliquent la création de ces centres de recherche et d’application à l’écart des agglomérations existantes – le principal étant sans doute stratégique : comme les dispositions d’étalement des villes en prévision d’un conflit atomique, non mentionnées ici [1]. Surtout, l’ouvrage s’attarde sur Doubna (Dubna), petite ville dédiée à la coopération internationale au sein du bloc socialiste autour du nucléaire civil – dont l’importance était sans doute plus diplomatique que scientifique. Pour sa thèse, il y a mené des entretiens qui confirment ce que disent les travaux du même type réalisés à Akademgorodok et plus récemment à Obninsk (qui manquent à la bibliographie) [2]. Les élites scientifiques y jouissaient d’une marge d’autonomie culturelle réelle, dont témoigne par exemple la possibilité de projeter des films occidentaux dans une version non censurée, ou de voir les pièces de la troupe de Lûbimov, le directeur sulfureux à l’époque brejnévienne du théâtre de la Taganka à Moscou.

5Une dimension originale de cette étude est l’attention portée à la patrimonialisation et à la fabrique des territoires, manifestée par l’iconographie, même si celle-ci n’est pas systématiquement analysée : monuments, emblèmes et stèles signalétiques placées à l’entrée des villes, entre autres. C’est d’ailleurs cet intérêt envers la période post-soviétique qui fait la valeur ajoutée de ce (trop) petit livre. Hors de Russie d’abord : au-delà des cas extrêmement pollués de Semipalatinsk et d’Aralsk-7 (contaminés respectivement par la radioactivité due aux essais nucléaires et les traces probables de l’arsenal bactériologique fabriqué à l’époque soviétique), K. Limonier évoque celui de Baïkonour, une véritable enclave néocoloniale de la Russie au Kazakhstan, y compris du point de vue juridique et régalien (pour le maintien de l’ordre). Il reste en Russie une quarantaine de villes « fermées » (ZATO, statut confirmé en 1992), auxquelles s’ajoute la catégorie des « cités scientifiques » (naukogrady) créée en 1999 sous la pression du lobby des municipalités concernées. Le début des années 2000 voit un effort d’investissement pour en faire des « vitrines » de la nouvelle puissance russe à laquelle aspire le pouvoir poutinien. Une « Union des villes scientifiques » s’est constituée, sorte de groupe de pression dont l’autonomie est toute relative. L’auteur y voit un des leviers de la « puissance retrouvée » notamment technologique, mais on peut en douter, même si ces paysages particuliers mériteraient en effet une exploration urbaine spécifique. Intéressante, quoiqu’à peine esquissée, est la piste interprétative qui corrèle les mauvais résultats du parti au pouvoir « Russie Unie » et de Poutine lui-même aux élections de 2011-2012 à Doubna, et l’essoufflement d’un système de financement des projets d’innovation dans les naukogrady qui profitait à ses élites municipales et scientifiques, non sans corruption. La dernière page évoque la place de ces villes dans le cyberespace (stockage des données des citoyen.ne.s russes conformément à une loi de 2014, mais aussi production de crypto-monnaies), une piste suivie par Limonier dans ses travaux récents.

6Quelques erreurs sont à relever : en plus de la confusion entre Arzamas-16 et Ozersk, celle entre les entreprises dites « boîtes postales » (travaillant pour le secteur de la défense, donc sans adresse physique identifiable dans les documents et les publications non classifiés) et les villes fermées elles-mêmes. On aimerait en savoir plus sur la marge de manœuvre des autorités municipales notamment pour les questions d’urbanisme. Ainsi, le refus par le maire de Doubna de laisser le ministère du Commerce implanter sur les berges de sa rivière des installations nautiques non conformes à la législation environnementale mériterait une enquête approfondie. Le « rôle eschatologique » de la science dans l’URSS post-stalinienne reste un chantier ouvert et fécond.

Notes

  • [1]
    Éric Le Bourhis, « Villes, menace atomique et secret d’État », Genèses, n° 103, 2016, p. 139-159.
  • [2]
    Sur Obninsk, voir Galina Orlova et Alexandra Kasatkina, « Wide Open Qualitative Data: the Obninsk Digital Project as an Ethical Dispositive », Russian Journal of Communication, vol. 9, n° 3, 2017, p. 328-335. DOI : https://doi.org/10.1080/19409419.2017.1376846.
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