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Article de revue

Le sujet, la matérialité, le groupe

Pages 101 à 112

« L’homme parlant capable d’abstraction est un animal sémiotique, le seul à voir ce qui unit les choses reliées » (Sebeok T.A.).
« L’homme est sorti du monde prédéfini qui est celui de l’animal ; il n’est pas pour autant sorti de la nature, il ne fait que réaliser la sienne…
La culture ne s’oppose pas à la nature elle en fait partie… Chez l’animal l’intelligence est un moyen, chez l’homme elle peut devenir une fin » François Sigaut
Une citation de Paul Valéry est inscrite au fronton du palais de Chaillot (aile de Paris) :
« Tout homme crée sans le savoir, comme il respire. Mais l’artiste se sent créer, son acte engage tout son être, sa peine bien aimée le fortifie. »

Le sujet, la matérialité du média, le groupe

1 Dans un groupe thérapeutique à médiation animé par deux adultes on utilise la pâte à modeler. José y vient parce qu’il a de gros problèmes de socialisation en classe. Il se fait exclure de toutes les écoles. Dans le groupe cela se reproduit, rien n’existe en dehors de ce sur quoi il est centré. Cela correspond au fait que pendant de très nombreuses séances il va fabriquer systématiquement les mêmes voitures éventrées, complètement détruites après un accident. Ces « sculptures » se répètent pratiquement à l’identique à chaque séance avec un réalisme fascinant, tous les détails sont là. Nous sommes « transportés » directement dans la situation traumatique qui nous sidère à chaque fois. Le réalisme dans lequel nous sommes plongés nous cloue d’effroi d’autant plus que José ne parle pas et ne participe pas autrement à la vie du groupe. Il fait tout cela dans un silence concentré qui le rend encore plus inaccessible. Il est « à côté » du groupe et pourtant il nous capte faisant de nous un ensemble pris dans la violence de son angoisse, la force de l’emprise à laquelle elle donne lieu. Nous savons que sa mère fait partie d’une équipe d’urgentistes spécialisés qui travaillent régulièrement la nuit et qui se déplace pour des missions à risque qui peuvent être dangereuses. Il n’a pas été victime directement d’accident. Nous n’en savons pas plus car les consultations avec le pédopsychiatre psychanalyste demandent à ce que la confidentialité soit respectée. Elles sont surtout un autre cadre thérapeutique qui s’exerce à partir des échanges des membres de la famille dans son ensemble. Dans le groupe, nous accueillons José tout seul. Nous n’avons que son point de vue, sa façon à lui de dire ce qu’il a à dire. C’est très important de lui donner un espace d’expression qui lui soit propre.

Le choc violent de la confrontation à l’autre prend les figures de la mort, ce ne sont qu’entrée en matière d’une vie

2 Ces objets en pâte à modeler ont un impact traumatique. Pendant longtemps nous serons incapables d’en dire quelque chose. On ne pourra, alors, qu’encaisser le choc, l’accepter. Ce temps est incompressible bien qu’il soit variable pour chacun. Car lui dire quelque chose tout de suite, alors qu’il ne fait que montrer sans mettre de mots, aurait été déplacé et surtout contre-productif. De plus, le fonctionnement en identification projective qui consiste à rendre captif le sujet qui la reçoit ne permet pas de le faire facilement. Il faut faire un travail psychique pour ne plus être envahi par le psychisme de l’autre. D’autre part, l’attitude professionnelle adaptée qui consiste à de ne pas émettre de jugements, à ne faire aucune rétorsion pour que le sujet puisse déployer toutes les facettes de son psychisme afin qu’il « s’y retrouve », nous interdit de renvoyer de la peur avec la violence qui la porte. Cela ne ferait qu’empirer les choses en l’identifiant à son symptôme. S’il est bénéfique de renvoyer quelque chose à José ce sera en étant complètement dégagé consciemment et surtout inconsciemment de l’impact traumatique. Tant que nous n’aurons pas atteint ce degré de sérénité nous devrons nous laisser traverser par ce temps figé où nous serons en quelque sorte divisés en trois : nous serons en partie « pas-vivant », bloqués au niveau de la communication parlée, nous « ferons le mort » (l’immobilisation, le silence, etc.) et en même temps nous serons vivants en fonctionnant comme d’habitude. « Rester vivant » comme recommande Winnicott prend tout son sens ici. Nous accompagnons José au niveau de ce qu’il montre dans un premier temps. Il nous transforme en statue et il est lui-même pétrifié dans ses productions. Il est trop près d’une jouissance qui a une part inassimilable et d’une perte qui l’est tout autant. Ce collage répétitif à l’image hallucinatoire terrifiante est une lutte désespérée pour arrêter l’épreuve de la perte et de la séparation alors qu’il la subit et qu’il le sait. L’objet fabriqué est là pour expulser ce qui est insupportable pour José en provoquant de l’insupportable chez l’autre. Il matérialise une communauté d’insupportable même si chacun, pris individuellement, définirait celui-ci différemment, d’où la force d’adhésion qui se dégage de la présence de cet objet. Dans ce moment d’adhésion, il y a une réduction de la communication à la fixité de la sidération, c’est une force pour contrer l’arrivée de paroles qui marquerait le fait qu’un écart a été accepté entre le mot et « la chose » sur la base d’un vécu apaisant. En acceptant d’être entraînés dans le monde de José tout en restant nous-mêmes, nous nous engageons dans une relation contre-transférentielle. Celle-ci, parce qu’elle se défait de ce mouvement d’adhésion tout en construisant un lien qui est aussi une différenciation, peut permettre que l’angoisse de la perte et de la jouissance inassimilable sous-jacente soit contenue dans une relation de parole qui prenne sens. En espérant qu’il soit possible, dans ces conditions, que l’excès de « la chose » puisse mourir dans les mots et opère un changement de plan subjectif. L’objet fabriqué devient alors un passeur après avoir été dans un premier temps tout le contraire, le fait d’un arrêt, d’un choc.

Le média « pâte à modeler » entre en scène, prend place, joue son rôle

3 Pour cela nous avons une aide précieuse : celle de la pâte à modeler. Celle-ci peut supporter toutes les manipulations, toutes les transformations, tous les traitements. Elle reste un matériau qui est identique à lui-même, toujours là, toujours prêt à être utilisé. Elle est inconditionnellement disponible et complètement « non vivante ». Elle est inerte, et de ce fait, elle offre en toute sécurité la possibilité que s’impriment tous les mouvements psychiques qu’on veut bien lui faire porter. La pâte à modeler est bien plus qu’un complément, c’est une alliée thérapeutique car elle initie la fonction médiatique spécifique aux humains. Elle donne à appréhender toutes les facettes de l’objet : permanence, négativité, positivité, neutralité du « sans-objet ». Elle peut matérialiser l’ante-verbal ou l’anti-verbal. Elle permet d’assister à la formation de la pensée avant les mots pour la dire. En voyant celle-ci devant soi, incarnée dans l’objet fabriqué, on peut aussi avoir un retour sur elle, un dialogue avec l’autre soi-même. Elle est ce par quoi José fait impression sur les autres, ce par quoi il peut se reconnaître avant de se connaître. Ce qui va faire paradoxalement effet de distance alors que se manifeste dans la fascination hallucinatoire un manque d’espace radical entre l’image et la représentation. Elle propose un lieu et un détour à la violence dont nous sommes un temps les proies sans que celle-ci entraîne de conséquences et engendre d’autres violences. Nous orchestrons ce cadre où la pâte prend ce rôle pour laisser la pulsion de mort faire « arrêt sur image », sidération et paradoxalement appel à la relation par le pouvoir de la consistance créative de l’objet.

Nous sommes par son intermédiaire sur la scène du monde humain ensemble

4 Faire ce détour par un autre matériau que les mots pour dire quelque chose est une chose très habituelle. « Dites-le avec des fleurs » proclame le slogan. Cela n’étonne pas les humains que nous sommes. Quand on est en relation avec des enfants qui ne parlent pas, qui ne jouent pas, qui ne lisent pas ou qui n’écrivent pas, on mesure la complexité et le caractère fondamental sur le plan anthropologique du recours à la fonction médiatique à partir de n’importe quel média. Cette possibilité de passer d’une matérialisation du signe à une autre pour construire des niveaux différents de langage qui dialectisent leur efficacité est si quotidienne et si banale que l’on ne réalise pas à quel point c’est une spécificité de l’espèce humaine. C’est ce qui donne aux humains une place tout à fait particulière dans la chaine des êtres vivants. Car c’est la base matérielle du principe de l’écriture. Le principe de l’écriture ne consiste pas seulement dans le fait d’ajouter à la production de signes une matérialité de plus, ce qui en augmente l’efficacité. Il permet pour les humains d’avoir un retour sur comment se construit cette efficacité. Il ouvre définitivement à l’écart entre le fait de penser et une possibilité de voir comment fonctionne cet acte. Ce changement qualitatif a ouvert une démarcation qui a fait date mais aussi qui fait l’Histoire. Le fait que l’on ne puisse pas revenir sur cette division où l’objet qui est créé ne se contente pas de suivre sa destination mais donne aussi à voir comment il se crée (et non pourquoi) a des conséquences vertigineuses. Il correspond au drame qui se joue au niveau individuel comme au niveau collectif depuis la nuit des temps. C’est celui où se noue l’imaginaire, le réel et le symbolique. La fonction symbolique étant, à la fois, qu’on le veuille ou non, l’ouverture à d’infinies possibilités à condition qu’elle soit arrimée à l’axe de l’impossible, celui du réel et qu’elle ait mis l’imaginaire à sa place. C’est pourquoi nous sommes si près de José tout en étant à d’autres niveaux de fonctionnement.

L’objet fabriqué arrête à contre-emploi ce qui ne peut pas être arrêté ainsi. Il entre en force

5 José nous dit quelque chose et même il le dit trop car il est scotché sur place par son dire, mais il n’en est pas encore à « parler-à ». Il envoie des signes mais pas des signifiants. Il ne joue pas non plus. Il n’a pas la sécurité interne pour vivre la séparation, c’est pourquoi il ne vit que ça. Il s’emploie à s’attacher à une image fixe pour arrêter le temps où le vécu pourrait passer à l’éprouvé. Ce collage envahit tout parce qu’il est un envahissement, tentative totalitaire de boucher l’angoisse avec une image angoissante, lui donner corps pour en contenir quelque chose. Toutes ces forces de blocage s’emploient à faire en sorte que la pensée ne se transforme pas en conscience alors que c’est déjà fait, l’objet fabriqué en est le témoin. Soit on insiste sur le deuil à faire d’un état satisfaisant, sur la consistance de la perte, soit on met le doigt sur l’expérience de séparation elle-même, sur l’entre-deux, sur la chute qu’il faut à tout prix immobiliser, suturer. Les deux vont ensemble et c’est un condensé explosif. Il y a une démarcation entre la peur de ce qui est sans-objet, là où l’objet n’est pas constitué, et l’objet en construction, là où quelque chose tient déjà par sa négativité et sa positivité. L’objet en pâte à modeler crée une situation de choc qui est aussi une mise en commun. Même si c’est en faisant un forcing, il rentre en résonance avec ceux qui sont là, présents et qui enregistrent la place qu’il prend physiquement et psychiquement. S’il nous « cloue le bec » comme le fait un « dernier mot » c’est pour conjurer la terreur à laquelle il s’identifie par un effet d’emprise. Il choisit de l’agir plutôt que de la subir et le fait qu’il nous la fasse vivre est déjà une entrée en communication. Même si tout ce qu’il montre extérieurement semble s’y refuser. Cet objet fabriqué en pâte à modeler qui se présente de manière compacte, indigeste, inassimilable, est aussi ce qui arrive au milieu, entre nous, entre-deux. En prenant position il déplace les lignes, il a le mérite d’exister et de faire exister. Nous accompagnons José dans ce drame nécessaire et désespéré d’une mortification de « la chose », excès inassimilable et impossible retour au point de non-retour. En reprenant la formulation de Bion, nous serions avec la pâte à modeler du côté de la fonction alpha quand ce qui est représenté est un condensé d’éléments béta.

Comment passe-t-il à une forme d’écoulement du temps physique et psychique vivable ? Comment trouve-t-il à participer à la production d’un langage ?

6 D’abord par la répétition, l’habitus. Ce qui revient à chaque séance prend une autre dimension. Une confiance s’instaure et les monstres en deviennent familiers. Les rituels apprivoisent les peurs, les désamorcent. La continuité de lieu et de temps est un facteur d’apaisement et d’engrangement des toutes petites différences qui apprivoisent l’angoisse par petits bouts. Sur la permanence du cadre s’échouent les forces de peur et de destructivité. Celles-ci peuvent prendre une place, elles sont reconnues, perdant ainsi leur effet de fascination et d’envoûtement. Ce temps de paralysie est long et il ne faut pas rompre la continuité de la présence. Là, en ce qui concerne le fait de « rester-vivant », il faut tenir. Cela oblige à faire un pari sur les impératifs de la vie humaine qui a inscrit à son programme, dès le départ, la mort, bien réelle celle-là et inévitable. « Rester-vivant » prend ici un autre sens. Comme chacun, le psychanalyste est soumis à ce qui est pré-inscrit dans le destin biologique, la fin de l’unité corporelle. Ce pari est d’autant plus mis en exergue que la sidération donne un sentiment d’impuissance qui renvoie peut-être à d’autres impuissances possibles.

7 À côté de la mise en place de l’effet révélateur de l’agir dans la pâte, à côté de l’installation d’un code groupal, il faut rappeler qu’il y a tout un pan de la réalité où nous sommes bien vivants. C’est celui de l’épaisseur de tous les différentiels dans lesquels nous nous inscrivons et qui s’inscrivent à travers nous. Il y a les liens et les différences entre les enfants et les adultes dans le groupe, entre les enfants entre eux et les adultes entre eux, entre les membres du groupe et d’autres membres de l’équipe dans laquelle le groupe s’inscrit et qui organisent par ailleurs d’autres modes d’intervention. Il y a aussi l’équipe et les conceptions de la société en termes de santé mentale qui structurent l’institutionnel. Ils s’accordent, s’ajustent ou mettent en place des marges d’interprétations possibles. Certaines équipes, tout en restant dans le cadre des institutions établies, ont une politique de santé mentale bien définie qu’elles défendent et construisent. Il y a donc une série de niveaux d’inscription, c’est-à-dire de rapports différentiels aux autres qui, harmonieux ou pas, construisent une résonance d’enveloppes. Celles-ci établissent un tissage de liens et de séparation, de communauté et de différences. C’est le contraire de l’effet réducteur de l’identification projective.

8 On retrouve aussi ces différentiels dans une relation thérapeutique à deux dans le cadre du privé. Ils sont présents, intériorisés par la personne du psychanalyste, ce qui permet d’en faire la transmission consciente ou inconsciente. Dans la situation de groupe en institution, ces différentiels sont aussi introjectés, mais une part est physiquement là. Ils font partie concrètement du cadre. C’est la situation groupale des enfants mais aussi des adultes intervenant qui sont ici deux. Le fait de traverser cette expérience thérapeutique au pluriel est en soi un outil thérapeutique particulier. Il faut aussi être l’artisan de ce pluriel. Ce n’est pas n’importe quel pluriel. Dans ce cadre et dans ce cas, nous sommes « pris » ensemble par l’hallucination d’un seul et c’est « ensemble » que nous nous en sortons. Ici, la sortie de l’unilatéralité hallucinatoire dépend de la possibilité d’inscrire une histoire commune. Celle-ci, bien entendu, est vécue très différemment selon les places et la singularité de chacun. Ce passage par la rencontre et l’articulation de diverses formes de pluriel, intériorisés mais aussi présents dans le cadre, est une façon de traiter le caractère unilatéral de l’identification projective et le sans-retour du meurtre de « la chose ». Car le « penser-ensemble » à plus de deux est la base du « penser-seul ». Il est matriciel, projection de l’un non pas comme totalité mais comme un infini-1.

9 C’est ainsi que les enfants participants dans un groupe peuvent devenir de véritables cothérapeutes si les adultes intervenant responsables savent créer les bonnes conditions pour cela. Ils peuvent alors dire les choses à leur manière, avec leurs mots et de leur place latérale par rapport à leurs collatéraux. Ce que les adultes ne pourront jamais faire car ils ont forcément d’autres mots, d’autres expériences, d’autres places, même s’ils savent s’adapter. Cet apport de la latéralité orchestrée dans une verticalité est indispensable pour tout et en particulier quand il y a ce « collage » hallucinatoire. La proximité psychique et physique des patients entre eux devient alors une aide mais aussi une nécessité structurelle. Pour se « décoller » de ces « collages » trop intenses, il faut non seulement une expérience vécue à « plus que deux », un pluriel, mais aussi un ensemble de différentiels repérés et organisés. Autrement dit ce décollage se fait à partir de ce qui est commun et qui traverse toutes les couches de ces différentiels. Ces enveloppes contenantes sont autant de supports et de modèles à intérioriser pour l’avènement d’un langage à partir d’une inscription inédite, ici celle de José dans et avec le groupe. Les objets fabriqués donnent corps à cette inscription.

De quel type de langage s’agit-il ?

10 Ce n’est pas un langage déjà institutionnalisé comme celui qui utilise les mots ou les signes écrits pour établir le système ouvert d’une langue. C’est un langage privé, où l’on construit des signifiants à la carte, en quelque sorte, avec comme support et déclencheur une autre matérialité, ici la pâte à modeler. Dans l’intimité du groupe, par le groupe et pour le groupe, ces signifiants formels et la vie relationnelle qu’ils ont engendrée peuvent s’organiser en un ensemble cantonné à un habitus commun. S’il reste lié à la sphère propre du vécu du groupe, il n’en est pas moins l’amorce d’une écriture. Un ensemble d’inscriptions qui a sa cohérence et dont les liens créent de la vie « en plus » comme un moyen et comme un objet collectif peut être considéré comme une application du principe de l’écriture. Car c’est la possibilité de jouer sur et avec les passages d’une matérialité du signe à une autre. On peut parler d’une « écriture-art ». Ce langage dont on peut expérimenter la construction dans le hic et nunc des séances est plus que l’expression d’une cohésion groupale. Car il peut être construit, déconstruit et reconstruit ailleurs et autrement. Cela ouvre des portes et avec la possibilité de savoir comment se fabriquent les clés. C’est comme cela que c’est un langage comme un autre qui entre en écho avec tous ceux que d’autres humains établissent ou ont déjà établis par ailleurs. Nous pouvons faire alors partie des maillons d’une chaîne, prendre une place dans ce qui fait l’humanité et juste une place. S’il n’y a pas cette relativité, il n’y a pas cette construction. S’il arrive que nous ne puissions pas la faire fonctionner, cette opération de la formation d’un langage n’aura pas lieu.

Comment se dénoue alors la boule de nœuds explosive que condensait l’objet fabriqué ?

11 C’est ainsi que s’est constitué petit à petit une formalisation des interactions dans le groupe qui a inclus l’apport de José et lui a fait sa place. Nous avons vécu cet insupportable de la fascination hallucinatoire. Passé ce temps, nous avons pu mettre des mots dessus. Quand nous avons perçu que c’était possible pour José de l’entendre sans que cela le détruise et que c’était possible pour nous de le dire sans renvoyer aucune peur ni aucune violence en retour… Nous avons alors pu lui retransmettre notre vécu, lui dire à quel point cette vision des voitures éventrées est angoissante, comment cela nous fait souffrir, etc. Ce moment de justesse ne vient pas tout seul, il se sent et se réfléchit également. Trouver ce point où le « nous » s’accorde, c’est une affaire de tissage du temps. Il faut supporter l’attente, avoir confiance tout en ne refusant pas de côtoyer son angoisse, suivre son ressenti mais aussi penser. Ce « nous » est préconscient, fruit d’une maturation. C’est une sorte de température du groupe, résultat d’un « penser-ensemble », d’une dynamique de groupe qui s’attache à un réseau d’éléments psychiques communs sur un fond de disparités absolues. C’est faire une place au « penser-pour-dire ». Ce qui n’implique pas de tout dire. Partager ainsi l’univers hallucinatoire de José lui a permis de se dégager de ce collage fusionnel à l’image.

12 Après que l’on a pu s’accorder, au cours d’une séance qui a suivi, José a fait autre chose que des voitures éventrées : une sorte de serpent qui n’était que bouche est apparu. Il a été aussitôt nourri abondamment par les autres enfants. Comme s’ils n’attendaient que ça, qu’il fasse un signe vers eux, qu’il fasse autre chose. Il y a eu un soulagement et une joie libératrice, chacun rivalisait d’idée pour nourrir cette énorme bouche. Pour la première fois José est entré dans un jeu.

13 Lors d’une autre séance, il nous confie : « Ma mère, c’est ma meilleure amie et ma pire ennemie. » C’est le signe qu’il peut supporter une ambivalence et la dire sans crainte d’un effondrement autant pour lui que pour nous. Il est passé à la verbalisation de ses affects, il montre qu’il peut ne plus être fixé à la jouissance d’une violence qui l’emprisonne et transforme les autres en proies. Il peut supporter le conflit et même manier l’humour. À partir de ces moments charnières, même si les voitures accidentées réapparaissent parfois, avec beaucoup de minutie, il construira par exemple des parcs d’attractions fermés où les entrées au public sont règlementées selon des dispositifs particuliers qu’il invente à chaque fois. Il met en scène que l’on peut entrer en contact avec lui… mais sous certaines conditions. Il acquiert une peau psychique, elle le protège tout en lui permettant de s’ouvrir au monde.

Que s’est-il passé entre le média, le sujet et le groupe ? Que se passe-t-il entre ce qui fait l’humain et ce qui fait le monde ?

14 L’objet fabriqué permet une objectivation des mouvements psychiques. Le principe de l’écriture qui est de pouvoir opérer sur les passages d’une matérialité du signe à une autre est aussi une objectivation du même ordre. Il permet de voir la pensée devant soi. On peut alors mieux la déployer, la mettre en mémoire, repérer son fonctionnement. Cela rend possible la division entre la fonction symbolique et son résultat. On peut appréhender que l’on pense et comment on le fait. C’est un saut qualitatif définitif dans l’histoire humaine car l’appréhension de cette division produit une subversion du sujet qui lui donne des moyens d’adaptations spécifiques très efficaces. L’homme est ainsi un animal culturel. À côté de l’évolution darwinienne qui suit son cours, l’homme est capable d’inventer et de produire une seconde nature toujours nouvelle grâce à la culture, c’est-à-dire grâce à cette capacité à transformer en moyens et en objectivations les fruits de cette division entre lui et la réalité du monde. La fonction médiatique est son moyen mais aussi son milieu comme on dit du poisson que son milieu est l’eau. Si la culture, l’utilisation de médias, apparaissent comme un plus, ce n’est pas un luxe inutile, c’est au contraire fondamental. Pour ceux qui ont besoin de se construire ou de se reconstruire, quand nous utilisons un média « en plus » de la parole et que nous le faisons entrer dans des rapports d’inscription selon le principe de l’écriture, nous retournons aux fondements humains. Nous n’inventons rien quant au fait d’emprunter cette capacité médiatique de l’homme qui remonte à la nuit des temps et qui est sa manière de se faire au monde qui le fait. C’est le fait de partir des concepts de la psychanalyse et de l’éthique de celle-ci qui apporte sa particularité et son actualité. Car les fondements humains du monde peuvent être en accord ou en désaccord avec les altérités du monde dont ils dépendent. Une question cruciale se pose. Quand nous donnons les clés du monde humain, de quel rapport aux altérités du monde, dit extérieur, s’agit-il ?

Un langage, un moyen, l’art de fabriquer une écriture

15 L’association du principe de l’écriture au niveau des productions en pâte à modeler pourrait viser à être une pratique de « l’écriture-art ». L’objet psychique peut y prendre toutes ses dimensions, interne/externe, perdu/retrouvé, y nouer et dénouer toute sa complexité. Sur le plan concret cela se fait grâce à cette possibilité de projection dans l’espace et pas uniquement dans le temps comme pour la parole et sur le plan psychique, grâce au mode d’écoute de la psychanalyse, à la prise en compte du contre-transfert, aux pratiques théorico-cliniques de la construction de l’objet interne. Cela répond au besoin dans beaucoup de situations cliniques d’avoir autant à construire qu’à déconstruire et reconstruire l’appareil psychique. Cela transforme l’acte psychanalytique en une démarche autant synthétique qu’analytique. Ce qui n’est pas sans produire des contradictions à dépasser ou de la paradoxalité qu’il faudra soutenir et rendre productive. Ajouter un « faire » à la parole dans le contexte d’une dynamique de groupe est déjà, de toute façon, un changement de cadre par rapport à la psychanalyse de la relation de parole à deux (divan-fauteuil). Cela demande à retourner aux fondements théoriques et cliniques de cet outil thérapeutique qui s’avère expérimentalement efficace. La question reste toujours ouverte d’essayer d’évaluer toujours plus finement dans quelles conditions ? Un certain aperçu clinique a été exposé ici, toujours réduit à l’écart et la cassure entre dire et pratiquer. On pourrait ouvrir la question autrement pour donner une idée des enjeux :

16 L’écriture-art ne correspondrait-elle pas à ce qui se passe au niveau de l’art contemporain ? Celui-ci dit « conceptuel » s’emploie à donner à penser à ses contemporains, à réinscrire un « dire-entre » complètement pris dans l’actualité de la relation au monde. Il prétend donner à penser, non plus dans un langage institutionnalisé pré-établi du point de vue du contenu comme de la forme, mais dans un langage nouveau associant plusieurs matérialités, composant avec plusieurs univers sensoriels ou perceptifs (la vue, l’ouïe, le toucher). Comme toutes productions humaines, il ne réussit pas forcément son projet. On peut déplorer qu’il soit souvent dévoyé… par l’argent, les désirs d’influence, etc. Mais quand il réussit, il est l’initiateur d’une « mise au monde ». Elle consiste à renouveler l’opération par laquelle la construction d’un sens fait événement, rend effective une relation au monde dans la mise au jour de quelque chose qui n’était pas déjà pré-écrit. Il s’agit de trouver ou retrouver cette articulation au monde par laquelle le fait humain peut y être en relation de mutualisation, c’est-à-dire relatif, et non pas prisonnier d’un narcissisme du faire. C’est la voie du sublime qui se conjugue avec la sublimation mais qui d’une certaine manière la dépasse car ce n’est pas juste un changement de direction, une canalisation ou une socialisation des pulsions. Ce serait la possibilité de mettre en acte cet axe où ce qui fait limite est aussi un champ ouvert, une aire de liberté. Ce serait la liberté « avec » par opposition à la liberté « tout seul ».

17 Projet trop humain pour ne pas être indéfiniment en tension avec l’impossible, juste la nécessité des temps actuels qui demandent à dépasser les folies médiatiques par une autre utilisation de la fonction médiatique, à libérer les richesses inaltérables issues du principe de l’écriture des tendances à la fascination destructrice et autodestructrice, à se réinscrire dans la dépendance vitale à l’équilibre de la planète ?

Bibliographie

Bibliographie

  • Anzieu, D. 1985. Le Moi-peau, Paris, Dunod.
  • Bion, W.R. 1974, L’attention et l’interprétation. Une approche scientifique de la compréhension intuitive en psychanalyse et dans les groupes, Paris, Payot.
  • Ehrenzweig, A. 1982. L’ordre caché de l’art. Essai sur la psychologie de l’imagination artistique, Paris, Gallimard.
  • Ferenczi, S. 2006. Le traumatisme, Paris, Le livre de poche.
  • Kaës, R. 1976. L’appareil psychique groupal, Paris, Dunod.
  • Klein, M. 1978. Envie et gratitude, Paris, Gallimard.
  • Lacan, J. 2005. Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome. Paris, Le Seuil.
  • Pankow, G. 2009. L’homme et sa psychose, Paris, Le livre de poche.
  • Winnicott, D.W. 2002. Jeu et réalité, Paris, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : groupe thérapeutique, Médiation, trauma, corps, narcissisme

Date de mise en ligne : 02/07/2018.

https://doi.org/10.3917/read.097.0101

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