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Article de revue

14/18 : d’où est-ce que cela commence ?

Pages 13 à 27

1 Où est le commencement de ce projet ?

2 De ce texte ici ?

3 De cet ici et de ce maintenant…

4 Je peux remonter aisément jusqu’à Ramon Lulle, mais nous y reviendrons plus tard.

5 Il y a aussi le docteur F. mais nous y reviendrons aussi.

6 J’ai une sœur qui a cinq ans de plus que moi. Et entre elle et moi notre mère a perdu quatre enfants.

7 Ils sont morts à la naissance, c’est tout ce que l’on sait car il y a des sujets qui sont impossibles à formuler.

8 À ma naissance mon corps a parlé : je ne bougeais pas. Et ma voie était celle de silence.

9 Je n’émettais pas un son, rien.

10 « Le pauvre petit Ramuntcho est autiste » : c’était le diagnostic du docteur M.

11 Ma mère m’emmena chez N. H.

12 Je m’en souviens car j’y allais encore vers mes 9 ans.

13 Il m’a appris à respirer.

14 Il mettait sa main sur ma poitrine et il me faisait sentir que l’inspiration et l’expiration c’est un rythme-un balancier.

15 Et puis il y a mon oncle Serge. Serge Matta-styliste de haute couture.

16 « Il ne peut pas parler ? Eh bien je vais lui offrir un petit orgue électrique. »

17 Oh que j’étais bien avec le son.

18 Avec le son, avec le sien. Le son c’est ce qui détermine le territoire.

19 Là où le son s’arrête ce n’est pas tranché. C’est un peu vague.

20 Une ligne non clairement définie.

21 La lisière.

22 Alors je commence à parler et je bégaie, je bégaie et je bégaie.

23 C’est difficile.

24 À cette période, je constate que mes parents se cognent dessus.

25 Et je fais une occlusion intestinale et il y a des complications… Six mois à l’hôpital à l’âge de 7 ans.

26 Ce n’est peut-être pas anodin.

27 Nous verrons.

28 On me met dans des établissements scolaires spécialisés. J’en change souvent.

29 À la maison c’est artistique.

30 Les deux parents sont là-dedans.

31 Le père est peintre et la maman dans le design, plutôt la mode pour ramener de quoi manger.

32 Les amis sont tous artistes.

33 Je me souviens d’Henri Michaux qui m’amenait au Domaine Musical car personne ne voulait aller avec lui.

34 J’avais deux demi-frères que ma mère élevait.

35 Il y avait Marcel Duchamp, André Breton, Max Ernst… cela fait un peu name dropping… mais c’était la réalité…

36 Je n’ai aucun mérite.

37 Les visites d’ateliers étaient quotidiennes et la place du verbe tout à fait centrale.

38 Parler. Parler.

39 Parler pour construire le monde.

40 Parler pour inventer demain.

41 On passe le plus souvent du temps à la campagne où je suis seul avec mon père car ma sœur va déjà à l’école et maman gagne les sous du ménage à Paris.

42 Comme on a peu de sous on va passer quatre mois sur une petite île en Sicile où le matin le pêcheur pêche, l’après-midi il est agriculteur et le soir il produit des chansons, des histoires, des danses et des spectacles de marionnettes.

43 Et puis à 14 ans on m’envoie en pension.

44 Le salut au drapeau le matin. Le drapeau de la maison.

45 Chaque maison a son drapeau et il faut défendre les couleurs par le sport, par l’effort et par l’excellence.

46 C’est pitoyable. Je fugue.

47 Comme dans les films, sac à dos sommaire, marcher dans la neige, prendre le train sans billet.

48 Ne pas descendre sur le quai à l’arrivée, mais sur la voie.

49 Sur quelle voie suis-je ?

50 Ce chemin m’amena dans une nouvelle école (la septième de mon cursus scolaire).

51 Au bout de trois jours, le directeur me convoque dans son bureau.

52 « Monsieur Matta il me semble avoir saisi votre profil, vous préférez la rue à l’école, vous avez raison. Cela dit il y a quelques petites choses qui pourraient vous être utiles. Je vous propose donc un deal. Vous venez aux cours de poésie et de philosophie et en contrepartie vous allez aider de temps en temps un vieil ami malade et je ne dirai pas à vos parents que vous n’allez pas en cours… et chaque année je vous fais passer dans la classe supérieure-si vous respectez le deal. »

53 Le vieil ami avait le cancer. Cancer colorectal qui se généralisait. Le pronostic était de six mois. Six mois tout au plus.

54 Le vieil ami s’appelait Brion Gysin, le poète de la beat generation. Le collaborateur de William Burroughs, l’inventeur des cut ups.

55 Mes amis de jeux à 15 ans ont tous au moins 50 ans.

56 Certains sont plus jeunes comme David Bowie ou Iggy Pop.

57 Je suis l’assistant de Brion. Je vais faire les courses, je lui prépare le repas. Je l’écoute dans ses questionnements et il m’apporte son savoir. Comme il sait qu’il va crever il fume des pétards et picole à partir de cinq heures le soir. Et souvent il va en boîte danser. Mais seulement s’il a bien travaillé dans la journée.

58 Il m’enseigne en me la montrant une méthode de travail, de savoir.

59 Une méthode de vivre …et au lieu de six mois il vivra dix ans.

60 J’ai retrouvé il y a cinq ans mon directeur d’école et je lui ai demandé : « Comment as-tu fait pour savoir ce qu’il me fallait ? »

61 « J’ai eu mon agrégation en 1945 et j’ai accepté le seul poste dont personne ne voulait : rescolariser les enfants qui sortaient des camps. Alors j’ai appris à “sentir” où il y avait possibilité de plaisir. Pas de désir mais de plaisir. »

62 Peu de temps après ma rencontre avec Brion, lorsque j’avais 16 ans, l’un des frères jumeaux se suicide. Il saute par la fenêtre. Par la fenêtre de son jumeau.

63 Mon père étant un peu inquiet pour moi, il me prend rendez-vous chez un ami à lui.

64 Un médecin de la tête.

65 Et le médecin me pose des questionnements… et puis à un moment donné :

66 « Tu fais quoi cet été ? Si tu es libre je t’engage comme infirmier dans ma clinique. »

67 Et la clinique c’était La Borde et lui c’était Felix.

68 Felix est aussi devenu mon analyste. Jusqu’à sa fin.

69 Je l’ai même fait danser dans le clip de la chanson « Toi mon toit ».

70 Et à La Borde la personne la plus remarquable c’était Bougie.

71 Françoise Gibard.

72 Françoise m’a beaucoup appris. La façon d’être, d’aborder les failles avec humour et fermeté. Véhiculer l’énergie créative des pensionnaires vers des objectifs communs (faire la cuisine, jardiner, dessiner, chanter…) afin de les sortir des boucles obsessionnelles.

73 Deux ans plus tard l’autre jumeau meurt d’un cancer. Le lendemain le téléphone sonne :

74 « Bonjour, c’est Richard (le meilleur ami de mon frère), maintenant que ton frère est mort c’est moi ton frère, viens vivre avec moi à New York. »

75 Et j’y suis allé. J’ai été accepté par tous.

76 Comme le petit frère et aussi comme un être en devenir.

77 J’y suis resté deux ans. Deux ans à participer à toutes sortes de projets. De la musique, de l’architecture, de la performance…

78 Avec Richard, mon frère avait initié un groupe qu’ils avaient baptisé « anarchitecture ».

79 Bien entendu il y anarchie dans le nom, et aussi an-architecture.

80 Une architecture.

81 Comment mettre en place l’édification de soi afin d’arriver à être les architectes de notre propre vie.

82 Et puis après ces deux ans, je ressens un vide. Une absence de vide.

83 Aux États-Unis c’est la carrière avant tout, l’errance et les amis me manquent.

84 Je rentre à Paris.

85 Là je vais faire bref sinon on en a pour mille pages.

86 Je tombe amoureux après être tombé malade au Népal.

87 Ce voyage était aussi une étape qui mériterait un chapitre. Trois mois dans un monastère.

88 Une maladie auto-immune, rare, une maladie orpheline.

89 De cet amour naît une chanson qui devient un succès. Ce succès devient un hymne étudiant (toi toi la loi, toi toi tu passeras pas), et je réalise comment une chanson, l’art, une création, peut participer au changement du monde.

90 Dix ans durant, je travaille avec la musique pour modifier le paysage culturel en France.

91 C’est passionnant.

92 Être producteur de disque c’est contribuer à rendre palpable l’univers créatif d’un artiste.

93 Le rôle de la maison de disque ensuite c’est de trouver le public qui correspond à ce talent.

94 Promouvoir la singularité afin d’élargir les possibles.

95 J’ai fait cela en France et au Portugal.

96 Ensuite je tombe malade, les poumons cette fois. Je manque d’air.

97 Après ces années en relation avec l’industrie du disque j’ai envie de retrouver la musique.

98 Alors je décide de monter une entreprise de CD-Rom pour les enfants de 3 à 6 ans.

99 Donner à voir et à entendre l’essence de la poésie : mettre ensemble des objets hétéroclites et proposer des combinaisons quasi infinies. Malgré l’intitulé du support (CD-Rom-mort décé) ça marche plutôt bien et un nouveau cycle se réalise dans l’expérimentation.

100 Le succès est tel que plusieurs écoles me demandent de donner des cours.

101 L’école d’art et de design d’Amiens, les beaux-arts de Grenoble et l’École nationale supérieure de création industrielle. J’y mets en place le « bureau du doute » qui propose une méthodologie du doute dans l’acte créatif.

102 Et puis au lendemain d’un concert – désormais rare – que je donne à La Rochelle, j’ai un léger engourdissement dans mon bras droit. Au bout de deux ou trois jours l’engourdissement est encore présent. Mon médecin me dit de prendre rendez-vous avec un cardiologue. Comme je suis plutôt hypocondriaque, rien que prendre rendez-vous, tout prend une autre dimension.

103 Lorsque la faucheuse s’avance le moindre épicier prend l’allure de la Joconde.

104 Le cardiologue me dit que j’ai un cœur de sportif de haut niveau, lent et constant, et il me suggère d’aller en neurologie.

105 Au moment de me lever, mes jambes sont tellement engourdies que je n’y arrive pas.

106 Et mes deux bras s’endorment.

107 « Guillain Barré foudroyant, vous en avez pour six mois tout au plus », me dit le docteur avant même de faire les examens. Il ressemble à Groucho Marx et il en abuse. « Peu à peu tous vos organes vont être saisis, mais vous avez de la chance car votre visage n’est pas touché, vous pourrez donc communiquer. »

108 « Merci docteur, par acquit de confiance j’aimerais bien aller voir ailleurs. »

109 « Nous sommes les meilleurs ici, nous avons des techniques qui viennent des États-Unis, mais comme vous voulez. »

110 Je fonce à la Salpêtrière où, paraît-il, la neurologie est maîtrisée. Je me retrouve face à un professeur dont je tairai le nom. Nous allons refaire les examens « Mais j’en sors ? » « Monsieur nous n’avons pas du tout le même protocole ici, nous sommes les meilleurs »… et ils me font exactement le même protocole.

111 Et le même diagnostic en ajoutant : « On va vous mettre en réanimation tout de suite car la montée risque d’être violente. »

112 Je demande à passer un coup de fil à un ami qui habite dans le Sud.

113 « Bonjour, est ce que je peux venir mourir chez toi ? » « Oui ça tombe bien. »

114 Alors je prends une ambulance et encore sur la civière (ou le brancard, comment cela se dit ?) je lui demande : « Pourquoi “ça tombe bien ?” » « Parce que ma mère à 86 ans est devenue homosexuelle » « Et ? » « Et sa copine est là en ce moment » « Et ? » « Elle est la directrice de l’hôpital traditionnel de Pékin. » Aaaah… ah ah ah… la médecine chinoise…

115 Elle me prend le pouls comme ils font là-bas : avec trois doigts, un pour le physiologique, un pour le mental et le troisième pour l’équilibre entre les deux. Et elle me dit : « Ah on connaît très bien cette maladie en Chine, c’est quand la vie des gens n’est pas en adéquation avec leur destin. »

116 C’est quand même plus joli que « Tu vas mourir dans six mois. »

117 Alors elle me fait des tisanes (beurk), des massages (je ne sens rien), de l’acupuncture (rien non plus sauf sur le torse et la tête), et puis elle me dit que nous allons faire du tai-chi.

118 « Mais je ne sens rien, je ne peux pas bouger » « Oui mais avec votre mémoire et votre imagination vous aller retracer en vous des chemins endormis… une chute de vélo… un doigt pincé dans une porte. »

119 C’était épuisant… je dormais vingt heures par jour… et au bout de six mois j’ai bougé le petit doigt… et après trois ans d’un protocole complexe, hybride et complémentaire j’ai marché… lentement mais j’étais debout.

120 Durant ces trois ans j’ai beaucoup réfléchi.

121 La plupart de mes amis sont partis.

122 Un jour Chris Marker, avec qui je travaillais depuis 1979 est venu me voir.

123 « Salut Muncho, qu’est-ce que tu n’as pas lu ? »

124 Il a bien remarqué que sans bras c’est difficile de lire.

125 « Demande-moi plutôt ce que j’ai lu, la liste des non-lus est infinie » « Connais-tu Walter Benjamin ? Eh bien tous les mardis je viendrai te faire un peu de lecture. »

126 C’est ainsi que j’ai découvert que la puissance de la curiosité est aussi une force de guérison.

127 Et nous avons parlé aussi. Parlé de la nécessité d’aider le monde.

128 Et nous sommes arrivés à la conclusion qu’en complément de mes activités créatrices (musique, dessins, peinture…) il fallait trouver un médium qui puisse incarner mes principes de déplacements.

129 Sortir l’art de l’isolement afin de donner à voir le monde autrement.

130 Faut-il faire une revue ? Une radio ? Un programme de télévision ?

131 Et nous sommes arrivés à la conclusion, avec Chris, que l’urgent aujourd’hui c’est de créer un lieu.

132 Des lieux.

133 Des lieux qui puissent se mettre en réseau.

134 En réseau physique afin de construire les complémentarités nécessaires à tout type de pratique et de savoir.

135 Le transculturel et le transgénérationnel.

136 Ainsi Lizières a vu le jour. En tout cas l’idée.

137 Je ne vais pas décrire ici la mise en place du projet, les financements et les travaux. Le lieu existe. Trois bâtiments sur trois hectares à une heure de Paris.

14/18

138 Depuis quatre ans maintenant j’oriente mes actions artistiques autour de la question de 14/18.

139 En procédant à un déplacement conceptuel, j’invite les jeunes à penser autour de la guerre de tranchée que nous avons tous traversée : notre passage de nos 14 à nos 18 ans.

140 On ne sait pas trop ni où, ni qui.

141 Y a-t-il un ennemi ?

142 Y a-t-il un dedans ou un dehors ?

143 Y a-t-il là-haut d’autres choses qu’il n’y ait ici ?

144 Cette période commence bien avant et se poursuit après.

145 Cette appréhension du futur et cette nostalgie du passé.

146 Coincé dans le retranchement de nos esprits on n’ose pas trop lever la tête.

147 Afin d’aborder la question du passage de l’état de crise au retour au faire j’ai développé ce que j’ai baptisé « la méthode Lizières ».

148 Ce nom est à la fois le fruit de mon travail avec Felix Guattari, Michelle Hartemann, Brion Gysin, Don Cherry et la pratique que je développe dans le centre de cultures et de ressources que j’ai créé à 100 kilomètres à l’Est de Paris.

149 Il y a dix ans, j’ai décidé de passer de la production d’œuvres plastiques à celle de lieux où le processus est l’œuvre. Au départ c’était par l’invitation faite aux artistes de venir travailler sur des questions de société afin de sortir l’art de son isolement qui fut le moteur de Lizières.

150 Peu à peu des établissements pénitentiaires, de santé et scolaires sont venus nous voir.

151 Aujourd’hui Lizières garde sa fonction de laboratoire mais le principal de nos actions se situe hors les murs.

152 Nous écoutons les questionnements de nos interlocuteurs et nous trouvons ensemble un protocole qui puisse se mettre en œuvre avec tous les acteurs et les bénéficiaires.

153 La finalité n’est pas de produire des œuvres mais de se mettre à l’ouvrage. De reprendre confiance et courage.

154 L’objectif est d’utiliser le sensible afin d’explorer des disciplines ou des questionnements par le prisme du faire.

155 Faire avec, plutôt que faire contre ? Ou ne rien faire du tout ?

156 L’objectif étant les dénouements des nœuds et l’ouverture des débats.

157 Permettre aux jeunes d’explorer et d’enrichir leur palette perceptive afin de leur permettre d’utiliser leurs problématiques pour les transformer en opportunité.

158 La métaphore de l’atelier est pertinente.

159 L’artiste dans son atelier possède à portée du maintenant les outils nécessaires à ses investigations.

160 Parmi ces outils il y a au même niveau le tangible et le subjectif.

161 La singularité étant l’escalier qui autorise la mise en abîme et les strates du relief.

162 L’idée dans l’atelier ce n’est pas de trouver la réponse qui ferme le sujet mais de formuler des hypothèses pour permettre à d’autres d’entrer dans le jeu.

163 Par cette jubilation de l’expérimentation, les bénéficiaires, par une sorte de conscience augmentée, s’autorisent à aborder des sujets qu’ils n’oseraient mettre au jour, surtout devant leurs pairs.

164 Souvent l’hypothèse la plus pertinente découle de l’investigation à la périphérie d’une question plutôt qu’à son point central.

165 L’axe est central mais le mouvement naît d’ailleurs. Notre instinct se travaille par l’intention.

166 La méthode Lizières c’est une invitation à travailler l’intention par le corps et par la forme qui prend corps. Quand l’intention devient formes.

167 La flexibilité conceptuelle permet une meilleure adaptabilité aux sujets pathogènes de notre époque protéiforme.

168 Cette flexibilité se construit aussi durant la guerre de tranchée de notre adolescence.

169 Avant s’édifient nos strates émotionnelles et ensuite arrive ce qui déterminera nos potentialités.

170 Celles-ci découlent de nos goûts et ceux-ci se construisent par un effort conscient ou inconscient de s’inclure ou de s’exclure de la variété des possibles. Lorsque l’on perd goût c’est que l’essence de nos plaisirs lâche prise sur nos désirs.

171 La consistance se constitue à force d’investigations et d’agencements.

172 Il est important de faire une distinction entre ce qu’on sait et ce que l’on est. Certains de nos savoirs contribuent à ce que l’on est, en revanche nous ne sommes pas ce que l’on sait. De la même façon que nous ne sommes pas nos symptômes. Nos symptômes sont nos propriétés par nos essences. Pour travailler nos essences il convient d’explorer nos goûts et leurs enracinements.

173 Le goût musical n’est pas anodin, il est porteur de la métaphore de la potentialité de chacun.

174 Certes il est important de trouver sa famille et sa tribu, mais il est aussi utile de faire le tour du pâté de maisons afin d’ouvrir nos horizons, l’expérience de nouvelles saveurs apporte de solides fondations.

175 Le passage au faire permet au jeune de trouver une forme libératrice à l’intérieur même des forces qui s’imposent.

176 Transformer les frictions en de saines tensions.

177 L’idée n’est pas de trouver la bonne et unique réponse mais de formuler des hypothèses afin de démultiplier les issues possibles.

178 Pour cela la méthode se doit d’être hybride, cet hybride qui permet de construire notre demeure. Cet hybride est aussi fruit d’expériences et non seulement de savoir théorique. Ici la poterie est aussi nécessaire que la musique et les films de kung fu…

179 L’autre jour j’étais à Saint-Quentin, dans un lycée professionnel. En premier lieu on remarque que l’esprit de l’architecture propose une sorte de purgatoire du monde du travail imposé et non choisi. Rien dans les espaces n’invite à la joie et à la curiosité. Un peu comme l’hôpital qui évoque l’antichambre d’une mort funeste et non d’une renaissance jubilatoire.

180 L’école est aussi une simulation du réel, par sa forme elle invite à une attitude qui à son tour va stimuler des aptitudes.

181 Je rentre dans la classe et me présente. Je serre la main aux jeunes en les regardant dans les yeux, cela les désoriente. Je leur demande de réorganiser les tables. Le jeu les amuse. Et puis ils s’assoient. Ils s’affalent sur leur chaise. C’est la première chose qui saute aux yeux. Pas de corps ici. Tous sont en survêtement, comme en prison. Leur chair est forgée du corps sportif, pénétrant et dominant. Le corps de la compétition qui doit faire face à la domination. Gagner. Gagner sa place à tout prix. Gagner sa vie à n’importe quel prix. Pour ne pas perdre. Pour ne pas perdre. Pour ne pas perdre quoi ? Son temps.

182 Alors je découvre l’inertie. L’inertie absolue. L’absence d’envie. Le vide.

183 Et ces regards… ces regards vides… déshabités… vides… pas le vide du méditant, du moine bouddhiste… mais le creux… le rien… le triste rien…

184 Il m’arrive de travailler avec la rage et la colère. Mais le vide à ce point. C’est déstabilisant.

185 Je décide de me présenter. Aucune réaction. Alors je dis « Alors ? »

186 Et l’un d’entre eux de dire : « Vous n’avez qu’à vous casser. »

187 Et moi : « Manque de pot je reste et je vous propose qu’on fasse un jeu. »

188 Alors j’entreprends le premier exercice que j’ai inventé lorsque j’avais le bureau du doute à l’École nationale supérieure de création industrielle. Cet exercice est simple. Il consiste à formuler sur une ligne horizontale cinq choses qui nous semblent fondamentales. Fondamentales pour nous, des référents constitutifs. À la fois des objets culturels et des sujets personnels. Le choix est libre et spontané. Avec ces éléments l’idée est de constituer des ramifications afin de vérifier si nos goûts sont fondés ou superficiels.

189 Ô stupeur, chez tous les jeunes, chez tous, la liste est la même et dans le même ordre : « Des meufs, du blé, un téléphone, une console de jeu et la famille. »

190 Tous la même liste, tous égaux.

191 Alors je pose des questions… doucement… lentement et délicatement car le sujet est sensible.

192 Quels sont les livres qui vous ont marqués ?

193 On ne lit pas, on n’a jamais lu.

194 Quels sont les films qui vous plaisent ?

195 On ne regarde pas de films, on joue à des jeux sur les consoles.

196 Quels sont les jeux qui vous plaisent ?

197 On s’en fout… on veut juste que ça bastonne et que ça aille vite.

198 Et plus tard ? Vous voudriez faire quoi ?

199 Tuer. Tuer. Soit à l’armée, soit ailleurs, aujourd’hui ce n’est pas les opportunités qui manquent.

200 Voilà l’état des lieux.

201 Une production de l’école de la République à 150 kilomètres au Nord-Est de Paris. À la lisière de la capitale, voici un modèle qui un jour, bientôt, arrivera dans le monde du travail. Un état d’esprit façonné par une démotivation généralisée. Car la crise économique n’est que la conséquence d’une perte de motivations, recouverte par l’usage d’écrans qui simule une existence programmée par des individus qui n’ont d’autre but que conquérir de nouvelles parts de marché. La stratégie de la confusion est tellement ancrée que plus personne n’a conscience que le monde dans lequel nous vivons est un choix. Un choix collectif renforcé par notre indifférence engendrée par la machine même. La machine va nous débarrasser de notre dernier animal : l’homme.

202 Alors pour la deuxième session, quinze jours plus tard, je me prépare.

203 À nouveau nous mettons les tables en cercle et les corps s’affaissent.

204 Cette fois, une boîte. Une boîte blanche rectangulaire d’environ trente centimètres de large sur vingt de haut. Son épaisseur est d’environ trois centimètres. Je ne dis rien. Au bout d’un temps l’un d’entre eux s’exclame : « Bon, il y a quoi là-dedans ? »

205 « D’après vous ? »

206 « Des crayons, de la pâte à modeler. » (C’est vrai que cela se veut une « action arts plastiques »…)

207 Et moi : « Alors vous voyez, ce que vous ressentez là, c’est le premier effet que nous propose un œuvre d’art : c’est cette question : “qu’est-ce que c’est ?” »

208 Alors j’ouvre la boîte et là apparaissent une vingtaine de rectangles de couleurs différentes.

209 « Ah ouah j’avais raison c’est la peinture. »

210 « Si vous voulez, vous pouvez en prendre chacun un. Mais au préalable je vais vous demander de choisir une couleur qui ressemble à ce que vous ressentez en ce moment. »

211 Et à chacun d’hésiter et d’en prendre une.

212 « Et maintenant vous pouvez goûter. Goûter et décrire ces gouts. »

213 Et là on a commencé à parler.

214 L’un d’entre eux a posé la question : « Et pourquoi vous nous donnez du chocolat ? »

215 Et un autre d’ajouter : « C’est peut-être parce qu’il nous aime bien. »

216 Et encore un autre : « C’est la première fois qu’on nous aime bien. »

217 Après ce moment ils ont eu une émotion, un sentiment et une saveur. Leur palette perceptive est enrichie de nouvelles valeurs.

218 Maintenant nous avons abordé le sujet de 14/18, de tout ce qui ne va pas et de tout ce qu’ils aimeraient… qu’ils ont écrit chacun pour soi, chacun pour les autres.

219 C’est la première fois que leur professeur principal les voyait tous au travail.

220 Chacun a formulé clairement le monde dans lequel il souhaitait vivre. Reste à présent à mettre en place les outils nécessaires.

221 Grace à quelques heures et des déplacements nous avons réussi à sortir de l’emprise de l’écran qui fait « écran ». Haraway (2009) démontre avec clarté que toute innovation technologique a pour premier objectif de mettre en place un système de contrôle complexe. Car pour ces jeunes l’écran représentait le seul sujet possible. Et ce qu’on l’on découvre aujourd’hui chez les plus « hypnotisés » c’est bien le leurre de l’intensité des jeux vidéo qu’ils cherchent à reproduire par des actions violentes et stupides. Car le stupide pour eux est aussi une valeur positive.

222 Pourquoi devoir participer à ce monde qui file à sa perte ?

223 Notre tiraillement entre envie d’intensité et besoin d’apaisement peut devenir une source de saines tensions capables d’engendrer un présent fait de rencontres et de partages.

224 Il existe de multiples agencements pour redonner conscience d’un possible commun.

225 Pour cela j’utilise notre squelette comme diapason afin de nous accorder. Si on s’écoute un peu on devrait être capable de s’entendre.

226 Par quelques exercices simples je propose l’expérience de l’ancrage et de l’éveil aux sensations primordiales. Ces exercices sont une combinaison de ce que j’ai pu expérimenter par dix ans de karaté, dix ans d’aïkido et quatorze ans de tai-chi. Je pense que ma pratique avec Nil Hahoutoff n’est pas étrangère à mon approche du quotidien et lorsque j’interviens avec des maternelles ou bien en psychiatrie je me rends compte que de simples approches permettent d’apaiser les failles, et les fragilités se révèlent comme des ouvertures formidables vers des sensations insoupçonnées.

227 Alice Miller (2015) cite les principes pédagogiques d’Adolf Hitler : la dureté, l’obéissance et la répression des sentiments.

228 Je propose tout le contraire, la douceur, l’écoute et l’éveil aux sensibles.

229 La méthode Lizières pourrait se résumer par une approche par des bords non clairement définis plutôt que par le centre.

230 Mais pas que.

231 Et c’est justement ce « pas que » qui permet le « aussi ».

232 Tout comme remplacer le « ou » par le « et » nous autorise à aborder de nouvelles possibilités.

233 En proposant des « parfois » je mets en place un état qui offre aux individus des expériences leur permettant d’envisager d’autres cheminements et ainsi de sortir de leurs boucles pathogènes.

234 Il ne s’agit pas ici de produire de l’art mais d’introduire dans une pratique des questionnements profonds et de les aborder avec humour et légèreté. Il n’y a pas de nécessité absolue que les étapes soient dures et sinistres. La beauté c’est le vrai. Le vrai dans le sens de ce qu’on est, dans ce que l’on vit même si cela peut sembler faux pour d’autres.

235 Comme disait Henri Michaux : « Même quand c’est faux, c’est vrai. »

Bibliographie

Bibliographie

  • Miller, A. 2015. C’est pour ton bien. Paris, Flammarion.
  • Haraway, D. 2009. Des singes, des cyborgs et des femmes : la réinvention de la nature, Arles, Actes Sud.

Mots-clés éditeurs : autisme, groupe d’adolescents, psychothérapie institutionnelle, musique, transgénérationnel

Mise en ligne 02/07/2018

https://doi.org/10.3917/read.097.0013

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