1 À casita, la Maison des adolescents de l’hôpital Avicenne à Bobigny, nous prenons en charge de nombreux mineurs étrangers non accompagnés. Nous nous questionnons sur les enjeux spécifiques à cette clinique en lien avec les mouvements contre-transférentiels qu’elle suscite. Lors du suivi de ces situations souvent complexes, différents niveaux de contre-transfert apparaissent et se superposent. Nous allons reprendre l’histoire de l’une de ces prises en charge et nous explorerons la dynamique contre-transférentielle en œuvre et ses effets. Ainsi, nous suivons à casita depuis quatre ans Karim, âgé de 18 ans aujourd’hui.
Le temps de la rencontre à la Maison des adolescents
2 Karim nous est adressé pour prise en charge d’un psychotraumatisme complexe. Il est né au Maghreb, dans une grande ville portuaire. Son parcours est marqué depuis la petite enfance par l’errance au pays puis au sein de l’Union européenne. Ces « jeunes isolés étrangers » que nous recevons représentent une population hétéroclite, avec des problématiques cliniques et éducatives diverses. Karim était déjà « un enfant des rues », il était depuis son plus jeune âge dans une situation d’errance dans son pays d’origine, ses pérégrinations l’ont amené à franchir plusieurs frontières avant d’arriver en France. Son histoire, comme celles d’autres adolescents souvent originaires du Maghreb, le différencie d’autres mineurs étrangers non accompagnés aux profils parfois très différents. Certains sont ainsi exilés : ils fuient la guerre ou des persécutions, leurs possibilités de retour sont grandement compromises, ils sont par conséquent souvent demandeurs d’asile ; d’autres sont mandatés : envoyés en France par leurs parents pour y faire des études ou travailler afin d’envoyer de l’argent à leur famille restée au pays ; ou encore exploités : victimes de la traite des êtres humains et contraints à un travail illégal et clandestin (réseaux de prostitution, mendicité, esclavage, activités illicites...) ; fugueurs : ils sont en rupture avec leur famille au pays suite à des maltraitances ou des relations conflictuelles ; rejoignants : ils ont pour projet de rejoindre un parent ou un membre de leur famille élargie, une fois arrivés en France, ils ne parviennent pas toujours à retrouver la personne recherchée, ou bien celle-ci refuse de les accueillir ; ou encore aspirants : ayant rejoint la France suite à une décision personnelle, ils ont une vision plus politisée de leur migration, sensibles aux discriminations qu’ils ont pu subir dans leur pays d’origine, ils cherchent à améliorer leurs conditions de vie. Ainsi sont définies ces différentes « catégories de jeunes isolés étrangers » par Angelina Étiemble et Omar Zanna (2003). Mais ils précisent aussi que leurs motivations et leurs profils de parcours migratoire peuvent se cumuler et sont susceptibles d’évoluer au cours du temps. Ainsi en est-il de Karim.
3 Comme avec de nombreux mineurs étrangers non accompagnés, au début de la prise en charge les demandes de Karim sont très factuelles et ne touchent qu’à la réalité extérieure. Le monde interne, la vie psychique semblent inaccessibles ou comme déconnectés. Ce sont des plaintes par rapport à sa prise en charge éducative, l’argent, les papiers, l’école, par rapport au soin bien sûr aussi parfois… Nous retrouvons également des plaintes somatiques nombreuses. Pour le pédopsychiatre, ce temps de la prise en charge peut laisser un sentiment de frustration, un sentiment de ne pas faire notre métier de thérapeute. Nous sommes souvent mis, ou nous mettons nous-mêmes aussi parfois, à une place (nous pourrions dire toutes les places) qui peut nous apparaître ne pas être la nôtre. Nous répondons aux demandes parfois urgentes de négociations diverses des conflits extériorisés, de rédactions de certificats multiples (pour le contrat jeune majeur, le titre de séjour…) et de mises en lien avec toutes les institutions, tous les professionnels en jeu dans la prise en charge. Si cela peut être éprouvant à certains moments, ce temps apparaît aussi nécessaire alors que l’adolescent est encore bien souvent dans la temporalité de « la survie » (subvenir à ses besoins primaires inscrits dans la réalité extérieure).
4 Le travail de liaison est également primordial pour permettre au jeune de s’inscrire, d’éprouver le lien, la contenance et la continuité qui autoriseront un accès à son monde interne, sa vie psychique. Il est aussi question ici des enjeux transférentiels à l’œuvre. Nous savons que le traumatisme vient rompre les liens, la filiation (Moro, 2006). Les adolescents sont particulièrement vulnérables lorsque les liens symboliques et donc familiaux sont attaqués dans le contexte de désorganisation engendré par l’expérience traumatique et migratoire. Leur grande vulnérabilité s’explique par leur dépendance au lien à l’autre, et en particulier à leurs parents et aux figures parentales. Cette dépendance est en lien avec le fait qu’ils sont dans une phase de séparation (psychique) propre à l’adolescence, en train de constituer leurs imagos identificatoires et donc dans le besoin d’avoir un système de projection fiable. Que peut-il en être pour les mineurs étrangers non accompagnés dont les parcours sont marqués par les deuils et les ruptures ? Avec Karim comme avec nombre d’autres adolescents, un lien transférentiel (que nous percevons plus ou moins consciemment) maternel peut s’établir parfois massivement, nous assignant alors à une place parentale laissée vacante dans la réalité externe voire interne, une place maternelle. Dans ce transfert massif favorisé par le contexte particulier de ces prises en charge, l’imago maternelle que nous représentons peut être aussi celle d’une mère non suffisamment bonne à certains moments, et susciter une certaine agressivité. Ces mouvements transférentiels animent bien sûr en retour des réactions contre-transférentielles (et inversement) chez le thérapeute et tout professionnel.
5 Au début du travail en thérapie, Karim était très vulnérable. Nous pouvions assister à des reviviscences lors des entretiens, le récit « traumatique » s’accompagnait de différents symptômes physiques, psychiques, émotionnels. Karim n’était alors plus dans la réalité actuelle mais dans la répétition du trauma, comme hors du temps, hors de la pensée. Ces moments de dissociations traumatiques pouvaient se manifester à tout instant dans la vie quotidienne de Karim, en dehors du cadre contenant du soin, le mettant très à mal. Il a été ainsi hospitalisé plusieurs fois en urgence, mais ses symptômes traumatiques sévères l’entravaient également grandement dans la socialisation à tous niveaux et dans les apprentissages à l’école. La capacité à penser était alors trop endommagée par l’expérience traumatique. Karim se retrouvait ainsi fréquemment en conflit avec ses éducateurs, ses professeurs, ou avec des représentants de l’ordre en France (lors de contrôle d’identité, de titres de transport...). Les uns et les autres ont pu être identifiés à des « persécuteurs ou des agresseurs » pour Karim. Des crises très violentes ont pu survenir, dont Karim ne garde que peu de souvenirs ensuite, et pouvant le laisser totalement « anéanti ».
6 Quand un patient traumatisé, à l’image de Karim, se retrouve exposé dans la vie quotidienne à des situations évoquant pour lui le traumatisme, surtout si celui-ci est du fait de l’agression par d’autres êtres humains, il peut lui-même devenir cet autre persécuteur et donc agresseur. Pendant cette phase qui peut être chronique, le patient va user de différents mécanismes de défenses comme le morcellement, le clivage ou encore l’identification à l’agresseur (Lachal, 2006). Les débuts de la prise en charge de Karim sont marqués par des demandes répétées, en urgence, de soutien du psychiatre (et psychothérapeute) dans ces contextes de crises avec passages à l’acte hétéro-agressifs et problématiques de négociation du cadre éducatif. Mais malheureusement, le suivi clinique en psychothérapie, soin de première intention dans la prise en charge des patients souffrant d’état de stress post-traumatique, est malmené et très irrégulier, notamment du fait de l’errance de Karim, mais aussi, des mouvements en miroir qu’il suscite chez les professionnels (oublis d’accompagnement à des rendez-vous à la Maison des adolescents, non-transmission de consignes de soins au sein de l’équipe éducative...). Tous, nous sommes mis à mal par la violence et la discontinuité. Les places sont confuses. Le trauma est, comme nous le savons, pourvoyeur de clivage. Dans cette situation, chacun se sent tantôt très seul, désabusé voire désespéré, ne sachant comment soutenir ce jeune, tantôt surpuissant, se mettant à toutes les places, tantôt épuisé et lassé, se dégageant alors de la prise en charge, se disant « ce n’est pas mon domaine mais celui du psychiatre ou de l’éducateur, ou de l’ase », etc.
Clinique transculturelle et clinique du trauma : les enjeux contre-transférentiels
7 Les enjeux contre-transférentiels doivent prendre en compte deux niveaux chez le pédopsychiatre ou tout professionnel prenant en charge des jeunes isolés étrangers : celui de la situation transculturelle et celui du traumatisme. Ces adolescents présentent effectivement des singularités, à la fois celle de venir d’ailleurs, d’avoir une autre culture, et celle d’avoir été directement exposés à des expériences de grandes violences voire de déshumanisation. Nombre d’entre eux, comme Karim, souffrent d’un état de stress post-traumatique. Une étude récente retrouvait ainsi pour ce trouble une prévalence de 52 % à leur arrivée dans le pays d’accueil, 44 % pour la dépression et 38 % pour les troubles anxieux (Verliet et coll., 2014).
8 Georges Devereux dans De l’angoisse à la méthode (1980) parle de contre-transfert culturel, il rapproche les réactions contre-transférentielles des psychothérapeutes vis-à-vis de patients et les réactions des ethnologues vis-à-vis des gens de culture différente, et notamment de l’angoisse qu’ils peuvent ressentir. L’ethnologue est déstabilisé et peut ressentir de l’angoisse parce qu’il est confronté, lors de ses enquêtes de terrain, à des phénomènes, des pratiques qui sont contraires à ses valeurs, qui lui paraissent transgressives, dégoûtantes, répulsives. Mais ces pratiques correspondent dans l’inconscient de l’ethnologue à des fantasmes qu’il refoule. Pour cette raison il éprouve à la fois une sorte de fascination, que Devereux appelle « séduction », et de l’angoisse. Christian Lachal (2006) met en parallèle ces réactions contre-transférentielles de l’ethnologue ou du thérapeute à la situation particulière de la prise en charge par un thérapeute d’un patient traumatisé.
9 Il développe la notion de contre-transfert traumatique. Sous l’effet de la frayeur, de la menace vitale, de l’horreur induite par des transgressions majeures, le choc traumatique est d’abord une menace d’anéantissement de soi. Le patient traumatisé est alors dans un état d’effroi, de sidération psychique, d’irreprésentable. Face à cette menace il va mobiliser des mécanismes de défense pour se protéger, tels que les symptômes de l’état de stress post-traumatique... Cela est à l’origine de réactions fortes chez le clinicien qui s’occupe de lui. Ces réactions contre-transférentielles témoignent d’une transmission ou d’un partage des expériences traumatiques vécues par ces patients singuliers. Si le traumatisme n’est pas toujours représentable, il peut néanmoins se transmettre, cette transmission n’est pas sans effet, nous pouvons parler alors de rencontre traumatique. Le psychiatre se retrouve alors confronté au traumatisme et à ses effets destructurants. Il peut ressentir divers sentiments qu’ils soient centrés sur lui : l’effroi, la perte de contrôle et l’impuissance, l’angoisse, la dépression et le désespoir ; ou tournés vers le patient : l’hostilité et la répulsion, la gêne, l’indifférence et le détachement, le doute ou encore la fascination. Ce sont autant de réactions émotionnelles, souvent intriquées, qui suscitent divers mécanismes de défense, des contre-attitudes en retour chez le thérapeute. À propos de l’exercice des professionnels sur le terrain humanitaire que nous pouvons rapprocher, Lisa Ouss-Ryngaert (2002) explique qu’il est quatre écueils à surmonter : la sidération qui empêche toute capacité de penser ou d’agir, la fascination, la distance excessive, enfin le savoir comme refuge derrière une position de « spécialiste » (du trauma, du soin, de l’action à entreprendre...) qui ferme toute coopération possible. C’est la reconnaissance et la prise en compte de ces différents effets du contre-transfert qui vont aider et permettre la mise en place d’une relation juste et empathique, support du soin.
Le temps du récit
10 C’est après plusieurs mois de prise en charge que Karim va pouvoir se raconter, se mettre en histoire, que son récit va prendre forme. Le temps de l’alliance a été long mais nécessaire pour permettre à Karim d’éprouver un sentiment de continuité et de sécurité tant externe qu’interne. Le travail en thérapie va permettre de faire retrouver à Karim les pensées, souvenirs, jugements, raisonnements mobilisés pendant l’expérience traumatique. C’est un travail de (re)mobilisation de la pensée pour maintenir la cohésion psychique et situer le traumatisme sur un axe temporel qui va d’avant à après (Lachal, 2006). Comme bien souvent dans les récits de vie de ces jeunes, le rapport au temps de Karim est un peu confus, s’étirant ou s’accélérant parfois, présentant des distorsions, des ellipses, des scotomes, véritables trous noirs. Karim n’a pas connu son père et a perdu sa mère très tôt, à l’âge de 4 ans, semble-t-il. Karim et sa mère n’avaient pas d’autre famille et étaient à la rue, sans ressource, aussi loin que remontent ses souvenirs. Lorsque sa mère est morte, il a grandi au sein de bandes d’enfants et d’adolescents orphelins comme lui, dans la mendicité. Il a été de façon répétée confronté aux violences des forces policières et autres au pays. Après plusieurs tentatives très périlleuses, il a réussi à quitter le nord de l’Afrique pour l’Europe, caché dans une cale de bateau (de même l’âge reste incertain, Karim parle de 9 ans !). Il a alors été pris en charge comme mineur isolé en Espagne quelques années, puis en France.
Vint le rêve des chiens
11 Karim souffre d’insomnies, il ne peut dormir la nuit. Longtemps, il ne pourra parler de ses rêves, arguant qu’il ne dort pas donc ne rêve pas. Cependant, un jour il explique qu’il n’a pas pu dormir à cause des aboiements d’un chien à l’extérieur. Il confie avoir eu très peur cette nuit, lui qui dit souvent n’avoir crainte de rien, et explique que les « chiens policiers » du pays reviennent souvent dans des cauchemars qui le terrifient et contre lesquels il lutte par l’hypervigilance et l’insomnie nocturnes. Il raconte alors pour la première fois les scènes de grandes violences vécues : les morsures de chiens, les coups de matraques, les humiliations verbales, l’enferment en prison là-bas, les tentatives répétées de fuite caché sous les remorques de camions embarquant pour l’Espagne, les morts violentes de compagnons et amis, candidats à l’exil comme lui, et dont il est témoin. Ces récits, d’abord traumatiques comme expliqués ci-dessus, vont se répéter alors mais contenus dans l’espace thérapeutique, dans la relation sécurisante et empathique du soin. Ils activent en retour des potentialités de créativité du thérapeute qui, mises en forme, donnent naissance au scénario émergent. Pour Lachal (2006), le scénario émergent est une forme de pensée, de représentation mentale, qui permet un certain degré de connaissance de l’autre par l’intérieur, et qui est produit par un élan endogène du thérapeute qui effectue cette construction dans un espace psychique à la limite du conscient et du préconscient, ce qui lui permet, par ailleurs, de poursuivre son travail avec son patient. Quand Karim raconte, répète, ce qui lui est arrivé, mais aussi lorsque le thérapeute explique comment il imagine la scène traumatique, ce qui est au niveau mental passe au niveau oral ou écrit et prend alors la forme d’un récit. Le scénario émergent est donc une forme de participation du clinicien à l’élaboration du récit par le patient traumatisé. Ainsi la rencontre entre le patient et le thérapeute permet-elle au premier d’accéder à la narration, à l’inscription du traumatisme dans son histoire individuelle. L’expérience traumatique qui se répète à l’identique en marge de l’histoire personnelle y est réintroduite, le vécu est requalifié et recouvre sens et signification.
Des enjeux contre-transférentiels à différentes échelles
12 Lors de la prise en charge de ces adolescents se croisent de nombreux professionnels appartenant à différents corps de métiers, à différentes institutions, porteurs chacun d’un savoir propre lié à l’apprentissage et à l’exercice de son métier, porteurs aussi d’expériences et d’une histoire familiale, individuelle et intime singulières. Les éducateurs de foyers et les familles d’accueil, les éducateurs référents de l’Aide sociale à l’enfance, parfois les éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse, les enseignants, les psychologues et psychiatres..., vont devoir s’articuler pour harmoniser l’accompagnement. Le travail de mise en liaison est primordial autour de ces jeunes dont l’histoire est marquée par des ruptures multiples. Dans la relation (thérapeutique ou éducative) duelle, nos rapports à nos institutions d’une part, et au contexte plus général (social, politique), national voire international d’autre part, vont également teinter la dynamique contre-transférentielle à l’œuvre. Les différents professionnels concernés lors des prises en charge sont comme tout le monde impactés par le contexte migratoire en France et en Europe, largement politisé et médiatisé, à grand renfort d’images montrant aux yeux de tous les conditions de voyages extrêmes des candidats à l’exil...
13 Dans la rencontre singulière de ces mineurs étrangers non accompagnés qui pour nombre d’entre eux ont vécu ce qui peut être qualifié largement de « catastrophe humanitaire », nous pouvons être traversés par des scènes effroyables, traumatiques en lien avec nos propres représentations et qui vont venir possiblement en collusion ou parfois en opposition avec le discours des patients. Qui n’a pas vu les images des naufrages en Méditerranée ou des conditions de passage en Espagne à Melilla... ? Nous pouvons tantôt nous identifier à ces jeunes, à leurs familles ou proches restés au pays quand ils en ont encore, à nos institutions d’appartenance, à nos pouvoirs publics éventuellement... Comme l’explique Daniel Derivois (2010), la prise en charge d’un enfant ou d’un adolescent se fait souvent dans un rapport de force où s’affrontent théories du professionnel, de son institution de rattachement, du contexte social de la rencontre... Il parle de la géohistoire de la rencontre clinique qui permet d’accueillir et d’apprécier les niveaux macro, méso et micro du contre-transfert. Les enjeux du micro contre-transfert sont ceux liés à la relation duelle intersubjective développés précédemment. Mais la dynamique de la prise en charge de ces jeunes par les professionnels va être marquée également par toute une autre série d’émotions et de sentiments. Les travaux de Kaës sur le groupe (1976 ; 1993) ont développé également la dynamique transféro/contre-transférentielle et ses effets à l’œuvre au sein des différents groupes d’appartenance, qu’ils soient institutionnels ou familiaux. C’est là le niveau méso qui influence beaucoup le niveau micro de la relation duelle. Enfin, la dynamique du transfert/contre-transfert dépasse les institutions, elle se repère à l’échelle d’un pays, ici la France, marqué par son histoire et les relations internationales qu’il entretient. Ce niveau macro influe aussi subtilement sur ce qui se passe au sein des institutions, et dans la rencontre entre un jeune et un professionnel.
Suite de la prise en charge de Karim
14 Karim continue à venir à la Maison des adolescents. Si les symptômes traumatiques se sont pour une bonne partie amendés, il demeure néanmoins très vulnérable. L’insécurité permanente dans la réalité extérieure, à savoir les questions de passage à la majorité avec l’obtention puis les prolongations de contrat jeune majeur, les démarches très complexes et longues pour avoir un titre de séjour, les changements fréquents de références éducatives et de logements (en hôtels multiples)…, le fragilisent. L’accompagnement de Karim, comme en miroir de sa problématique, reste marqué par la discontinuité et l’errance. Encore régulièrement, les rendez-vous et prescriptions de soins ne sont pas honorés, malgré l’implication des éducateurs et de tous les professionnels concernés. Cependant, bien que ces difficultés persistent, Karim est « inscrit » à la Maison des adolescents et y éprouve une expérience « suffisamment bonne » et sécure pour autoriser et poursuivre son travail d’élaboration et de réinscription dans son histoire. Il peut doucement commencer à se projeter, comme jeune adulte aujourd’hui, dans un avenir possible.
Conclusion
15 La prise en charge des mineurs étrangers non accompagnés est un exercice clinique à la fois riche et complexe qui demande au thérapeute de prendre en considération différents aspects et niveaux de la dynamique contre-transférentielle, influant sur ce qui se passe dans l’intimité de la rencontre thérapeutique mais aussi sur le travail de liaison entre les différents professionnels et institutions impliqués dans ces suivis. Nous sommes amenés notamment à devoir négocier avec les effets déstructurants du traumatisme pour pouvoir créer un espace de soin à l’empathie juste. Il en va de même pour l’éducateur au cours de son accompagnement éducatif au quotidien, et pour tout autre professionnel concerné. Pour le clinicien, c’est aussi un exercice qui soulève des questions telles que celle du codage culturel des troubles, celle de l’histoire traumatique et de ses effets, celle de l’élaboration d’un cadre thérapeutique efficient (Baubet, 2000). Si ces prises en charge peuvent susciter l’angoisse et le repli, elles font également appel à la créativité des différents professionnels impliqués et à l’ouverture sur leur propre altérité et celle de l’autre.
Bibliographie
- Baubet, T. ; Moro, M. R. 2000. « L’approche ethnopsychiatrique », Enfances & Psy, 2000/4, 12, p. 111-117.
- Derivois, D. 2010. « Éléments pour une géohistoire de la rencontre clinique : un aperçu dans le champ de la Protection de l’Enfance en France », texte ayant fait l’objet d’une communication dans le colloque « Accompagner l’Enfance et l’Adolescence en difficulté : nouveaux enjeux et pratiques émergentes », Association Le Prado Rhône-Alpes, Lyon.
- Devereux, G. 1980. De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion.
- Étiemble, A. ; Zanna, O. 2013. « Des typologies pour faire connaissance avec les Mineurs Isolés Étrangers et mieux les accompagner », Convention de recherche n° 212.01.09.14, Actualiser et complexifier la typologie des motifs de départ du pays d’origine des mineurs isolés étrangers présents en France, Topik/Mission de Recherche Droit et Justice, p. 12-13.
- Kaës, R. 1976. L’appareil psychique groupal, Paris, Dunod.
- Kaës, R. 1993. Le groupe et le sujet du groupe, Paris, Dunod.
- Lachal, C. 2006. Le partage du traumatisme : contre-transfert avec les patients traumatisés, Grenoble, La Pensée Sauvage, coll. « Trauma ».
- Moro, M. R. 2006. « Narrativité et traumatisme », Le Carnet Psy, 2006/8, 112, p. 47-51.
- Ouss-Ryngaert, L. ; Dixméras, J.-P. 2003. « Que vivent les équipes dans les situations extrêmes ? ». Dans Baubet T., Le Roch K., Bitar D., Moro M. R. (sous la direction de), Soigner malgré tout. Trauma, cultures et soins, Grenoble, La Pensée Sauvage, p. 53-68.
- Verliet, M. ; Lammertyn, J. ; Broekaert, E. ; Derluyn, I. 2014. « Longitudinal Follow-up of the Mental Health of Unaccompanied Refugee Minors », European Child & Adolescent Psychiatry, 23, 5, p. 337-346.
Mots-clés éditeurs : mouvement contre-transférentiel, trauma, transculturel, errance
Date de mise en ligne : 10/01/2018
https://doi.org/10.3917/read.096.0175