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Article de revue

« Mon corps est là, mais pas moi. »

Travail clinique autour de l’exil et du deuil traumatique

Pages 81 à 92

1 « C’était tellement difficile, je n’étais plus moi-même », « C’est toujours dans ma tête, je n’arrive pas à oublier », « Depuis je ne suis plus pareil, je ne suis plus le même ». Ces paroles, nous les entendons souvent dès qu’apparaît le sujet du trauma. Ces jeunes mineurs non accompagnés sont amenés à vivre de multiples traumas. L’événement traumatique peut arriver à différents moments de leur vie : au pays, durant leur enfance ou peu de temps avant de partir, sur la route d’exil, ou encore à l’arrivée en France. Pour les jeunes que je suis amenée à rencontrer, le trauma est causé par différentes situations : des violences de guerre, des violences familiales, des violences sexuelles, le voyage d’exil avec son lot de violence et de deuil, ou simplement lors de la situation d’exil (du changement de pays et de culture). Durant le voyage d’exil, les conditions se dégradent de manière concomitante aux fermetures des routes. Aujourd’hui, les situations traumatiques sont quasiment le lot de tous, contrairement à il y a une dizaine d’années. Ils sont presque tous amenés à penser qu’ils vont mourir ou que l’autre (à côté d’eux) va mourir. Ils perdent des compagnons ou voient mourir des inconnus. Ils vivent des peurs très intenses, des frayeurs. Sur la route, ils vivent tous des moments d’humiliation, de maltraitances physiques et psychiques.

2 Au vu de leur âge (entre 13 et 18 ans), ces jeunes sont encore en construction identitaire. Dans le travail psychologique, il va donc falloir travailler notamment avec la problématique de l’exil et celle du trauma, mais avec également la problématique adolescente. Prenons le temps, tout d’abord, de nous arrêter sur ces trois aspects fondamentaux dans le travail clinique auprès de ce public. Je vous propose ensuite de nous appuyer sur une vignette clinique pour décrire le travail réalisé autour du vécu traumatique. Puis, avant de conclure, élargir la réflexion sur ce thème du deuil et du trauma.

La problématique adolescente

3 Ces jeunes migrants sont des adolescents. Même s’ils arrivent d’un ailleurs où cette notion est peu présente, même s’ils ont vécu dans un pays où la transition d’enfant à adulte est plus continue, il n’en demeure pas moins que pour tous les enfants, les changements physiologiques liés à la puberté sont inquiétants et déclenchent des mécanismes de défense spécifiques. L’adolescent, dit Philippe Jeammet (1980), a une forte propension à exprimer ses souffrances et ses conflits par des troubles agis des conduites, à utiliser son corps comme moyen d’expression et de communication, avec une nette prédominance du vécu sur le pensé. Ainsi, certains de ces jeunes ne vont pas être en capacité de verbaliser leurs ressentis. Ils vont plutôt exprimer leur mal-être par des passages à l’acte (opposition, violence autoagressive, etc.).

Adolescence et culture

4 De plus, au pays, ces jeunes n’ont pas encore fini l’apprentissage des connaissances traditionnelles. J’entends par là la connaissance des étiologies traditionnelles (comme les djinns, la sorcellerie ; tout ce qui a trait au monde de l’invisible). Ils peuvent ressentir des choses (une présence la nuit, par exemple) mais, à la différence d’un adulte, ils n’ont pas toutes les clefs pour comprendre. Il est alors nécessaire de permettre la verbalisation de leurs inquiétudes afin de faire des liens et qu’ils soient en capacité de trouver des réponses ou des protections. Il s’agit, ici, de s’appuyer sur une analyse pluridisciplinaire, comme l’a développé Devereux. Pour ce psychanalyste et anthropologue, le complémentarisme repose sur deux principes. D’une part l’universalité psychique : ce qui définit l’être humain, le fonctionnement psychique est le même pour tous. Et d’autre part la particularité de sa culture d’appartenance : la culture permet à chacun de lire le monde d’une certaine manière. Ainsi, il s’agit de faire cohabiter l’universalité psychique et le codage culturel. La culture s’ancre notamment dans les perceptions, les sensations, le développement de l’enfant. Nous sommes des êtres culturels. Chacun de nous a ses propres représentations culturelles de la maladie, de la famille, de l’éducation, de la mort, etc. Tout cela permet de lire le monde d’une certaine manière, de comprendre et d’expliquer les choses de façon spécifique. Afin de tenir compte de ces multiples regards, la psychologie transculturelle est un outil précieux.

La problématique de l’exil

5 Pour Tobie Nathan (2001), en migrant, le sujet perd son cadre culturel externe de référence (la culture et les représentations du pays), tout en gardant le même en référence intérieure (les représentations de l’individu). Et c’est dans cette discordance, aussi intime que non consciente, non pensable, qu’il entre dans un monde nouveau, dont il ne connaît ni la langue ni les règles. Les représentations culturelles communes vont servir de grille de lecture pour appréhender la société. Auparavant, le cadre interne et externe était en harmonie, alors que lorsque l’individu arrive dans un autre pays, il n’est plus du tout le même. Il entre dans un monde qu’il essaie de décoder avec ses références habituelles, sans arriver à retrouver une logique qui le rassure, et souvent sans oser le dire. Un monde plein de « non-sens », de contre-sens, de précarité à tous les niveaux, qui met à vif, qui rend méfiant, qui déstabilise profondément, durablement.

6 Ainsi, pour T. Nathan, toute migration est traumatique car elle rompt l’homologie entre le cadre culturel interne intériorisé et le cadre culturel externe. Mais il précise que lorsque ce trauma de l’exil arrive, il n’est pas forcément pathogène. Il peut être porteur d’une nouvelle dynamique pour l’individu, voire souvent germe de métamorphose et source d’une nouvelle créativité.

7 Pour certains, c’est l’exil, avec la séparation de la famille, de l’environnement et de la culture, qui fait surgir une fragilité jusqu’ici contenue par le cadre familial et culturel. Cette perte de repères entraîne une perte du sens mais aussi de sa place. Le jeune peut avoir le sentiment de ne plus avoir de place familiale (de par la distance et l’isolement), donc plus de place tout court, et s’ensuit parfois la sensation qu’il n’a alors plus de raison de vivre. Le choc de l’exil gèle les défenses du jeune. Il se retrouve dans l’impossibilité de se protéger, d’apaiser ses angoisses. C’est comme s’il n’avait plus accès à ses défenses, à ses ressources personnelles.

La problématique du trauma

8 Le trauma psychique est basé sur un sentiment d’effroi. Cet événement hors norme, le non-sens de la violence, va créer un stress intense, puis une effraction psychique. L’individu est plongé dans un état de sidération psychique. Comme l’explique Thierry Baubet, la vie psychique s’arrête, le discours intérieur qui analyse en permanence tout ce qu’une personne est en train de vivre est interrompu. Il n’y a plus d’accès à la parole ni à la pensée, c’est le vide. Il n’y a plus qu’un état de stress extrême qui ne pourra être ni calmé ni modulé par des représentations mentales en panne. Au moment du traumatisme, se crée une dissociation entre les émotions, les pensées et les perceptions. Il est impossible d’effectuer le traitement habituel de toute expérience, qui consiste à associer l’événement traumatique au connu, au déjà-vécu, afin de l’intégrer dans la continuité de la personne. Le trauma est un événement psychique individuel défini par la mise hors jeu brutale des processus de pensée. Sans aucun recours possible, ni interne ni externe, la psyché n’a plus d’autre recours que le clivage. René Roussillon (2007) précise que c’est d’une partie de lui-même que le sujet se coupe, et c’est là le paradoxe : se couper de soi, faire mourir une partie de soi pour survivre.

9 ***

10 Je reçois Ali peu de temps après son arrivée dans la structure. Son éducatrice est inquiète car elle le trouve triste. Il a tendance à s’isoler et s’est effondré en larmes lorsqu’ils ont parlé de l’absence de contact avec sa famille. Ali a grandi en Afghanistan, dans une région en guerre. Il a eu des parents aimants et présents. Le décès de son père dans des conditions traumatiques, suivi de son exil en France, l’a plongé dans un état psychique très fragile. Ali a accepté ce travail psychologique, malgré sa difficulté à verbaliser ses ressentis et ses pensées. Je le rencontre dans le cadre de permanences psychologiques que je réalise de manière hebdomadaire dans une association qui accueille les mineurs non accompagnés peu de temps après leur arrivée en France. Le suivi psychologique dure généralement le temps de leur prise en charge dans cette structure temporaire d’accueil.

11 Dès le premier rendez-vous, Ali parle de sa famille. Il souffre de l’absence de contact avec eux. Depuis le départ d’Afghanistan, il n’a pu parler à son frère qu’une seule fois à son arrivée en France. Mais ensuite, il n’est plus arrivé à le contacter. Il vient d’une région où les talibans sont présents et coupent régulièrement les lignes téléphoniques. Il me parle immédiatement de la blessure de son frère à la jambe, de son besoin d’argent pour se soigner. Il a le sentiment que son père décédé lui reproche d’avoir ainsi laissé sa famille derrière lui. Il dépose immédiatement sa culpabilité d’être en France sans la famille.

12 Ali a 15 ans lorsque je le rencontre. Il est assez menu, avec un visage d’enfant. Il montre souvent un grand regard triste. Son visage, très expressif, est parfois souligné par un large sourire. Son père était Malek, chef du village. Il est donc né dans une famille reconnue et respectée. Il ne manquait de rien. Mais il a grandi dans un climat de guerre. Son père, en tant que chef, était amené à être en lien avec l’armée française. Plusieurs fois menacé par les talibans, il a été blessé mortellement par ces derniers qui ont réussi à entrer dans leur maison la nuit. Son grand frère a également été blessé à la jambe. Plusieurs mois après, sa famille a décidé de faire partir Ali. Les militaires français avaient promis de s’occuper de la famille, mais ils ne l’ont finalement pas fait. Sa mère a donc décidé d’envoyer elle-même son fils en France.

13 Tout le travail psychologique va tourner autour de deux problématiques : sa place en France, trouver un sens à sa présence ici, accepter de pouvoir vivre en étant loin de la famille, arriver « à vivre » la France ; un travail autour du deuil traumatique de son père.

14 Deux semaines après notre rencontre, Ali se scarifie. Il éprouve de grandes angoisses et des idées de mort. Il perd l’appétit et a des insomnies massives. Il a des reviviscences visuelles et auditives. Une médication va être mise en place par un psychiatre pour apaiser ses angoisses et faciliter le sommeil. Lors du suivi psychologique, l’alliance thérapeutique s’est rapidement installée. Il se rend compte du soutien que notre travail lui apporte, et l’exprime, mais il vient parfois à contre-cœur, car verbaliser ses ressentis est difficile.

15 C’est inacceptable pour lui d’être seul ici. Il a l’impression d’abandonner sa famille. Cette culpabilité le ronge. Il rêve que son petit frère lui demande du matériel scolaire qu’il n’est pas en mesure de lui donner. Cela correspond au moment où il découvre qu’en France il n’est pas autorisé à travailler (car mineur) et que les démarches de prise en charge sont très longues. C’est un jeune Pachtoune, ethnie majoritaire qui domine le pays politiquement. Pour eux, encore plus que pour d’autres cultures, la famille est primordiale. L’identité est plus groupale qu’individuelle (on retrouve le principe d’honneur du clan dans le pachtounwali). Pour Ali comme beaucoup d’autres Pachtounes que je rencontre, sa fonction et son rôle sont liés à la famille. Sa raison de vivre l’est également. Bien souvent les jeunes pachtounes expriment n’avoir aucune raison de vivre si ce n’est pour la famille. C’est le cas d’Ali, qui est comme suspendu à cette recherche de contact avec sa mère.

16 Comment continuer à avancer sans le contact avec la famille ? Je vais l’accompagner dans cette attente. Plusieurs semaines après, quel n’est pas son sourire lorsqu’il m’apprend qu’il a enfin réussi à parler à sa mère !

17 Après l’émotion du contact retrouvé, sa mère lui explique, très émue, qu’elle le pensait mort. Les exilés rendent souvent compte de la crainte fantasmatique d’être « mort » pour ceux qui sont restés. Selon Freud, la spécificité la plus marquante du deuil de l’exil résulte d’un paradoxe : si l’exilé est bien sujet de la perte de la terre natale, il est, aussi, objet perdu pour les siens. De ce fait, contrairement à la situation courante du deuil, il se trouve ainsi mis à la place imaginaire du mort. Et cela d’autant plus que le contact est coupé plusieurs mois durant ce trajet d’exil si dangereux.

18 L’échange téléphonique avec sa mère le réinscrit dans la famille. Cela s’avère un étayage considérable et l’aide à sortir un temps de ce sentiment de culpabilité. Auparavant, seul ce sentiment faisait le lien avec la famille. Le manque, le vide et l’absence commencent à être remplis. À la suite, il rêve de son père. Ce dernier a les mêmes habits qu’autrefois. Les talibans arrivent et attaquent la maison. Mais cette fois Ali est là pour défendre son père : « Ils nous ont tiré dessus et moi aussi, je leur tire dessus. Mais c’est de l’eau qui sort des armes. » Il semble apaisé. Son père le défend et lui défend son père. Il arrive à apaiser un peu cette culpabilité de n’avoir pu défendre son père.

19 Sa mère est considérablement fragilisée par le décès de son mari. Depuis, elle est constamment malade. Elle s’effondre en pleurs à chaque appel avec son fils. Je propose à Ali de faire connaissance avec sa mère, par téléphone. Le but est d’essayer de rassurer sa mère en expliquant la situation de son fils en France et ainsi éviter à Ali de le faire chaque fois. Cet appel permet également de faire du lien entre la famille et les adultes ici, entre l’Afghanistan et la France. Un pont psychique pour éviter le clivage.

20 Nous ferons donc connaissance. Lors de cet appel, elle verbalise ses inquiétudes pour son fils, explique qu’il est fragile, qu’il est parti très jeune de la maison. Mais elle verbalise également sa confiance envers les adultes qui entourent Ali et sa bénédiction pour que tout se passe bien pour lui ici. Ali entend ces paroles. Elles ont pour conséquence de diminuer un temps son sentiment de solitude et à l’autoriser à vivre la France, et non plus seulement survivre psychiquement ici.

21 Suite à un vol de tickets-restaurants dont il est victime, sa position va changer : son questionnement initial qui est « comment ma famille peut vivre sans moi ? » se transforme en « comment arriver à vivre sans ma famille ? ». Il se sent seul, personne ne le défend. Cela fait référence au statut d’orphelin, à l’absence de son père pour le défendre. Ce sentiment d’intrusion, causé par le vol, doit aussi le renvoyer à l’intrusion qui a causé la mort de son père. Comment protéger son espace, espace physique mais également espace psychique ?

22 En même temps, il apprend que sa mère est partie se faire soigner au Pakistan. Il se sent impuissant face aux besoins de sa mère. Il a terriblement peur de la perdre. Il semble absent. Il est incapable de parler de lui. Son sommeil est perturbé, il fait beaucoup de cauchemars. Au tableau clinique habituel, s’ajoutent des moments d’absence. Une fois, en traversant la route, il a failli se faire renverser par une voiture car il traversait en étant dissocié et il a fallu qu’on l’aide à traverser car il ne réalisait pas ce qui se passait : « mon corps est là, mais pas moi ». Se retrouver dans des situations telles que celle-là l’inquiète beaucoup.

23 Puis il explique qu’il ne se sent pas soutenu ici et parle du sentiment d’injustice qu’il ressent. Il a l’impression que l’équipe éducative ne fait pas attention à lui. Le vol, additionné aux problèmes de santé de sa mère, vient déconstruire la fragile stabilité qu’il avait trouvée. S’ajoutent à cela des questionnements quant à son investissement vis-à-vis des adultes de la structure. D’une part, s’attacher à une personne peut le mettre en danger, car toute rupture de lien sera douloureuse et ouvrira une blessure pas encore cicatrisée (que sont la perte de son père et la séparation d’avec sa famille). Tout lien entraîne un risque de rupture traumatique auquel il n’est pas prêt à faire face. D’autre part, cela fait naître un conflit de loyauté par rapport à sa mère. Si je m’attache aux éducateurs, est-ce que j’oublie mes parents ? On peut également interpréter ce ressenti par le fait qu’il s’en veut d’investir les adultes autour de lui. Il a peur d’être déloyal à l’égard de sa mère et de son père défunt.

24 Nous travaillons alors l’importance d’arriver à verbaliser ses ressentis. Nous réalisons un travail pour différencier les sentiments qu’il ressent comme la colère, la culpabilité, la tristesse. « Ma mère me manque. Quand ce sentiment vient, impossible de le faire disparaître ni de m’occuper. » Il enchaîne sur un moment de reviviscence qu’il a vécu ces derniers jours où « je voyais mon père arriver, avec beaucoup de sang sur ses habits blancs ». Ali s’était alors mis à trembler, à avoir très froid. Il s’est mis dans sa couverture, mais avait l’impression que son lit bougeait. Il avait envie de pleurer et de rire en même temps. Aujourd’hui, il s’inquiète également pour son frère blessé. Il s’inquiète de ne pouvoir arriver à combler l’absence du père auprès de la famille. C’est-à-dire remplacer son père. Avec le ramadan qui arrive, il ne sera pas encore en mesure d’acheter des habits neufs à ses petits frères, comme cela se fait d’habitude à l’aïd. Il enchaîne en disant que, lorsqu’il s’occupait de son petit frère peu de temps après le décès de son père, le petit lui disait : « Papa ne faisait pas comme ça, il faut faire comme papa. » Il a dû mettre beaucoup de cœur à combler l’absence du père auprès de son petit frère. À sa souffrance d’être loin de la famille, et à la culpabilité de ne pouvoir répondre aux besoins de ses frères, s’ajoute la douleur de ne pouvoir encore une fois être à la hauteur de son père. Ce sentiment le renvoie à ces moments post-deuil qui furent terribles pour Ali.

25 Il enchaîne avec un souvenir au lendemain du décès de son père : « Je n’étais pas capable de changer les habits de mon petit frère qui avaient du sang. C’est ma cousine qui s’en est occupée. » Il continue ensuite sur un moment de reviviscence qu’il a eu ce matin en quittant le foyer où il dort : « J’étais absent. Je fixe un point mais il n’y a rien. Les images défilent dans ma tête. »

26 Comment s’individualiser, arriver à vivre sa vie en France, à se restaurer avant de pourvoir aux besoins de la famille, besoins financiers mais également affectifs ? Comment arriver à se séparer psychiquement de la famille un temps ? Impossible !

27 La semaine suivante, il arrive à notre rendez-vous avec une attelle à la jambe. Après avoir eu sa famille au téléphone, il est retourné en classe, s’est penché avec sa chaise et est tombé. Dans sa chute, son genou a cogné fortement la table et il s’est blessé. Lorsqu’on revient sur cet appel téléphonique qui a précédé sa blessure, il dit que ça lui a fait beaucoup de bien, il a pu parler à son petit frère et à sa mère. Mais il a également essuyé les reproches de son petit frère : « Pourquoi tu ne m’appelles pas ? » La santé de sa mère va mieux. Il est rassuré, même si la communication a coupé avant qu’ils aient terminé leur conversation. Et en même temps, il ressent une joie si intense de les entendre qu’il me dira : « Ça m’a fait tellement du bien de leur parler que je n’ai même pas senti la douleur ! » Sa blessure rappelle celle de son grand frère à la jambe, qui l’oblige à boiter… maintenant tous deux boitent ! Ils sont liés dans la douleur.

28 Cela fait clairement écho à ce processus d’individualisation qu’il doit réaliser. Cette blessure mettra beaucoup de temps à être soignée car il ne va pas suivre les consignes du médecin. Comme si cette blessure physique l’aidait à accepter sa situation. Car sa vie, même s’il souffre psychiquement, est bien plus confortable que celle de sa famille : accès aux soins, alimentation, scolarité, etc. Mais cela ne lui permet pas pour autant de subvenir aux besoins de sa famille (frais de scolarité des enfants, frais de santé de sa mère, etc.). Est-ce que cette blessure physique permet d’apaiser sa souffrance psychique ?

29 Durant cette période, il développe d’autres troubles. Il explique que toute la journée, il ne pense qu’à la famille. Il souffre de maux de tête. Il n’a plus d’appétit, mange très peu. Il exprimera sa peur de devenir fou. Lorsqu’il pense à son père, arrivent des reviviscences auditives.

30 Nous allons plus particulièrement parler de son père et de ce deuil traumatique gelé. Même s’il a eu lieu il y a plusieurs années, la douleur est la même qu’au début. Le processus de deuil ne s’est pas encore déroulé. Il arrive alors à parler de sujets très intimes : du soir où son père fut mortellement blessé, du trajet vers l’hôpital, de l’arrivée à l’hôpital lorsqu’il a pris conscience qu’il était mort. Il parle également des rituels d’enterrement et de veille du corps, des images du sang, de l’annonce de la mort, des regrets de n’avoir pas été plus grand pour pouvoir mieux l’aider et le sauver. Il évoque également le respect qu’il portait à son père et l’amour que ce dernier avait pour lui.

31 Puis l’Aide sociale à l’enfance informe Ali qu’il va bientôt quitter cette structure temporaire pour une structure pérenne. C’est une bonne nouvelle, mais cela implique la fin de ce travail clinique. Petit à petit, il arrête d’évoquer les choses particulièrement sensibles en entretien. Les élaborations sont moins développées. Il parle de son quotidien et non plus du deuil de son père. Il explique qu’il arrive maintenant à gérer les choses difficiles (il parvient désormais à contenir ses symptômes). Il me semble que c’était sa manière de conclure le travail réalisé ensemble, de négocier cette séparation. Séparation et non rupture, car j’ai pu faire le lien avec le psychologue qui le suivra ensuite, et également le revoir à plusieurs reprises après son départ.

32 Même si certaines fragilités persistent, Ali a réussi à trouver un équilibre et une place en France. Il a de très bons résultats scolaires, il a obtenu son statut de réfugié, il ne pose pas de difficultés au niveau éducatif. Il débute même des démarches pour faire venir sa famille !

33 ***

34 Plus globalement, un certain nombre de mineurs non accompagnés portent en eux des deuils dont ils ne savent que faire. Comment réaliser son deuil dans un pays qui n’est pas encore sien ? Les rituels aident au déroulement du deuil, encadrent l’endeuillé et le conduisent dans le cheminement du deuil. En France, ni la famille ni l’entourage n’est là pour les guider dans leur processus de deuil et leur expliquer les rituels à suivre. Comme le dit Françoise Sironi, ni le groupe familial ni le groupe culturel ne peuvent fonctionner comme contenant pour ces enfants, puisqu’ils ne sont ni avec leur famille ni dans leur pays. Ils sont alors ouverts, effractés. L’exil marque une rupture avec les enveloppes culturelles, familiales et des pairs. Notre travail consiste à pointer ces manques, chercher des solutions (que ce soit en eux, dans les rêves ou auprès de compatriotes) afin de reconstruire une clôture.

35 De même, comment faire le deuil d’un ami ou d’un frère dont le corps a été jeté à l’eau durant la traversée de la Méditerranée, ou laissé pour mort dans le désert de Libye ? Ils sont parfois obligés de laisser les morts sans sépulture, alors que les rituels autour de la mort sont fondamentaux pour permettre au défunt d’accéder au monde des morts et devenir ancêtre. Sans cela, il sera obligé d’errer entre le monde des vivants et celui des morts. La vie des vivants peut alors être obstruée, selon Nathalie Zadje (1995), par la présence des morts « mal-morts » qui ne cessent de réclamer leur dû (des prières, des rituels) car ils n’ont pas été traités selon les règles. Ainsi, une jeune éthiopienne se plaint de sentir sa mère derrière son épaule. En effet, sa mère étant morte par suicide, mort considérée comme une mal-mort car interdite dans sa religion, elle n’a eu droit qu’à un enterrement partiel. Certaines prières n’ont pas été dites. En plus du deuil traumatique difficile à élaborer, l’absence de rituel est un obstacle au bon déroulement du processus de deuil.

36 Chaque mineur non accompagné étranger que je reçois exprime sa souffrance d’une manière singulière. Certains arrivent à verbaliser leur peine. Pour d’autres, cette souffrance est encore indicible. Ils semblent avoir peur de leur peine, peur d’être submergés, peur de s’effondrer, peur de ne plus contenir ni gérer leur tristesse s’ils ouvrent la porte de leur douleur. Ces deuils traumatiques ainsi que ces deuils gelés, jamais élaborés, sont petit à petit mis en mots, symbolisés, par la parole (souvent par le biais des rêves). Nous allons proposer des élaborations en lien avec les représentations culturelles du jeune. Comme le dit Françoise Sironi (1999), le travail avec le psychologue revient à « tuer le mort une seconde fois », afin qu’il puisse devenir ancêtre, afin qu’il puisse avoir accès au monde des morts, qu’il arrête de hanter les nuits du jeune. Le défunt viendra alors « nourrir le vivant et non pas s’en nourrir. Ça permet à nouveau de rétablir l’ordre habituel, où les vivants ont des obligations envers les morts ». Et par ailleurs : « Ce n’est qu’après avoir enterré les morts qu’on peut s’intéresser aux choses du vivant. » Ainsi, ces jeunes, bien souvent, ne sont pas en mesure d’investir un projet jusqu’au bout.

37 Christian Lachal nous rapporte les émotions particulières qui peuvent être éprouvées par le sujet blessé par le trauma : sentiments de faute, de honte, de dégoût, de désespoir. Ils se sont inscrits en profondeur, quand l’effraction subie et l’effroi éprouvé ont fait franchir les limites de l’humanité.

38 Michelle Bertrand (2007) écrit que dans les cas de traumatisme psychique grave, les capacités de symbolisation, de pensée, de mise en récit sont défaillantes, surtout chez les enfants. On constate alors un retournement sur le corps, la douleur s’exprime surtout par des symptômes somatiques. Elle note aussi une incapacité à faire revivre une relation avec les autres. Aussi propose-t-elle de commencer par rétablir un cadre contenant, qui passe par la parole : « une parole porteuse de sens, pas seulement par son contenu, mais par le fait qu’elle apaise, enveloppe, protège, un peu comme une berceuse pour un bébé. Elle indique au sujet qu’il est investi ». « Si le thérapeute, par son travail, contribue à rétablir une confiance en la stabilité et en la solidité du monde extérieur, les liens de confiance détruits peuvent être restaurés petit à petit », ajoute-t-elle.

39 Avant de conclure, il est important d’évoquer ce que nous font vivre ces jeunes. En travaillant avec des patients traumatisés, le thérapeute va rencontrer du matériel brut non symbolisé. Cette rencontre produit un effet traumatique. On sait que le trauma est contagieux. Le thérapeute peut en arriver à être gagné dans son contre-transfert par les mêmes sentiments négatifs (faute, honte, dégoût, désespoir), ou par des vécus de fascination, de sidération, de fusion ou de rejet. On constate souvent aussi, chez les sujets atteints par le trauma, des troubles relationnels, de l’attachement, des troubles de la personnalité, du narcissisme. Ces troubles peuvent susciter des vécus de fusion ou de froideur, une amplification des phénomènes d’empathie ou de rejet. Les troubles de la personnalité, du narcissisme, peuvent donner à vivre – aux thérapeutes comme aux éducateurs – des sentiments d’incohérence, de confusion, avec parfois l’impression d’être manipulé. Il faut préciser ici que la manipulation est, chez des sujets dont le narcissisme a été effracté, un mécanisme de défense – inconscient, comme tous les mécanismes de défense – d’ultime recours, lorsqu’on n’a pas ou plus accès à des mécanismes plus élaborés.

40 En conclusion, il me semble indispensable de prendre en compte tous ces éléments psychiques lors de la prise en charge éducative. On sait que la temporalité psychique n’est pas la même que la temporalité éducative (et administrative). Ceci est d’autant plus vrai dans les situations de trauma. Ali avait suffisamment de ressources psychiques pour faire face à ses souffrances, les travailler, arriver à investir la France et mettre en œuvre les projets dans la réalité française actuelle. Mais d’autres jeunes n’arrivent pas à faire face à leurs angoisses et symptômes traumatiques. Certains jeunes qui ne sont pas en mesure de faire ce qu’il leur est demandé (projets scolaires, régularisation) se trouvent menacés d’un arrêt de prise en charge. Comment anticiper cette problématique et éviter une nouvelle rupture ?

Bibliographie

Bibliographie

  • Baubet, T. 2008. Effroi et métamorphose, psychothérapie transculturelle des névroses traumatiques en situation d’impasse thérapeutique, thèse, Université Paris 13.
  • Bertrand, M. 2007. « Situations extrêmes : le difficile chemin de la subjectivation », dans A. E. Aubert et coll., Dispositifs de soins au défi des situations extrêmes, Toulouse, érès, « Études, recherches, actions en santé mentale en Europe », p. 2-6.
  • Devereux, G. 1972. Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion.
  • Jeammet, P. 1980. « Réalité externe et réalité interne : importance et spécificité de leur articulation à l’adolescence », Revue française de psychanalyse, 44, 3-4, p. 481-522.
  • Nathan, T. 2001. Nous ne sommes pas seuls au monde, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.
  • Roussillon, R. 2007. « Postface », A. Aubert et R. Scelles (sous la direction de), Dispositifs de soin au défi des situations extrêmes, Toulouse, érès, p. 215-226.
  • Sironi, F. 1999. Victimes et bourreaux. Psychologie de la torture, Paris, Odile Jacob.
  • Sironi, F. 2007. « Psychose traumatique et métamorphose de l’identité », Stress et trauma, 7(1), p. 17-26.
  • Zadje, N. 1993. Enfants de survivants, Paris, Odile Jacob.

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