1 Pour François Laplantine (1974), les hommes communiquent par des symboles qui doivent être réappris à chaque génération. Pour lui, la culture est comme un dictionnaire, qui permet à chaque groupe humain de déchiffrer le monde. Ce dictionnaire est fait de toutes nos évidences, de toutes nos convictions, de tous les implicites que chacun de nous intègre par l’éducation qu’il reçoit de son groupe. Cette représentation m’a beaucoup aidée. Aussi me suis-je proposé de lister les items qui me semblent à explorer pour mieux nous comprendre, les jeunes et nous. Par ordre de sens, non par ordre alphabétique. J’ai conçu ce petit dictionnaire transculturel comme une aide, comme un pont.
2 – LA CULTURE. Il faut commencer par définir ce terme. Selon une formule attribuée aux sociétés africaines, la culture, c’est ce que l’on trouve en naissant. Pour G. Devereux (1970), la culture est la totalité des comportements humains appris et qui sont socialement transmissibles. Pour lui, il importe d’étudier à la fois la culture et la manière dont l’individu appréhende sa culture.
3 – L’IMPLICITE. C’est ce qui est sous-entendu, non formulé, présupposé, ce qui est évident pour tous au sein du groupe social. Par exemple la façon de dire bonjour, ou de manger, ou de se coucher. Lorsqu’un individu quitte son groupe, c’est avec ce dictionnaire d’implicites culturels qu’il part. Alors que beaucoup de ces implicites diffèrent entre les sociétés d’origine des jeunes et la nôtre, en particulier. Alors aussi que les nôtres, nous les croyons universels : nous sommes comme le poisson, qui voit dans l’eau, mais qui ne voit pas l’eau dans laquelle il nage, ni le bocal qui le contient.
4 – LES SOCIÉTÉS TRADITIONNELLES, COMMUNAUTAIRES, d’où proviennent la majorité des jeunes dont il est question ici, sont encore fortement intégrées, l’individu n’y a pas, comme en Occident, une conscience aiguë de son identité, au-delà du groupe auquel il appartient. En être séparé, et seul, provoque un véritable arrachement s’exprimant beaucoup dans le corps, car dans le mode de pensée traditionnel, le corps et l’esprit ne sont pas perçus comme des entités distinctes.
5 Les jeunes migrants le vivent et le disent fort à l’arrivée, et quelquefois longtemps après encore, mis à vif de se trouver seuls pour la première fois, loin de leur famille, loin de leur groupe, dans une culture dont ils n’appréhendent pas tous les ressorts.
6 – LE VOYAGE D’EXIL. Qu’il prenne quelques mois, voire quelques années, ou quelques heures, ce voyage n’est pas une partie de plaisir, à la différence des voyages auxquels nous rêvons ou que nous organisons. On ne quitte jamais son pays de gaieté de cœur. Et cela a des effets sur le plan psychique, encore plus chez des êtres en construction.
7 – LES AVENTURIERS. C’est ainsi que se nomment les jeunes Africains (Maliens, en particulier) qui décident de quitter leur pays.
8 Ces jeunes migrants d’Afrique, ou ceux du Maghreb, les harraga, les jeunes Afghans qui voyagent par terre et par mer, les jeunes filles prises dans des réseaux de traite des êtres humains, ceux qui passent par la Libye, en particulier, ont des souvenirs traumatiques terribles, qu’il faut prendre le temps d’explorer avec eux, en leur ouvrant la voie, car ils en parlent rarement spontanément, et pourtant ces épisodes vécus reviennent pendant longtemps en cauchemars la nuit.
9 Et cependant, écrit Enaiat, jeune Hazara (Geda, 2011) : « Un jour j’ai lu que le choix d’émigrer naît du besoin de respirer. C’est vrai. L’espoir d’une vie meilleure est plus fort que tout autre sentiment. Par exemple, ma mère a décidé qu’il valait mieux me savoir en danger loin d’elle mais en route vers un futur différent que de me savoir en danger près d’elle, dans la boue et dans la peur pour toujours. »
10 – LES HARRAGA. Les harraga (harrag au singulier) sont des migrants clandestins qui prennent la mer depuis le Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie) avec des embarcations de fortune pour rejoindre les côtes andalouses, Gibraltar, la Sicile, les îles Canaries, les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, l’île de Lampedusa ou encore Malte.
11 Harraga est un mot originaire d’Algérie, qui désigne « ceux qui brûlent » (leurs papiers, les frontières, les lois, leurs attaches ?). Ce terme est très présent dans le vocabulaire journalistique nord-africain. C’est ainsi que se reconnaissent les jeunes Maghrébins, en majorité algériens, qui traversent la Méditerranée.
12 – LE PASSEUR. Il est impossible de partir sans payer fort cher un passeur, trafiquant humain sans scrupule, l’actualité le démontre de façon dramatique. Pour les jeunes de milieux que je qualifie d’émergents – ils peuvent provenir d’Asie (Inde, Pakistan, Bangladesh, Afghanistan, Sri Lanka, Chine, Mongolie...), mais aussi d’Afrique (surtout du Congo, Guinée, Nigeria, Cameroun, Côte d’Ivoire, Kenya, Angola), garçons surtout mais aussi quelques jeunes filles, c’est la famille la plupart du temps qui a payé très cher le billet d’avion et le passeport fournis par le passeur-accompagnateur. Ce dernier est présenté au jeune par la famille comme un « oncle », signe de respectabilité. Il promet – il vend plutôt – un avenir en Europe mirobolant : études, argent, travail, logement, tout ce qui peut faire rêver des parents qui sont dans une démarche d’ascension sociale, et qui souhaitent un avenir meilleur, plus sûr, pour leurs enfants et pour eux-mêmes.
13 Le passeur s’engage à confier le jeune à la communauté à l’arrivée, mais la réalité n’est pas souvent celle-là : à Roissy, une fois le poste de police des frontières franchi, ou dans une gare, le soi-disant protecteur récupère systématiquement le passeport – par mesure de sécurité, dit-il ; puis il demande au jeune de l’attendre le temps d’aller acheter les billets pour Paris, ou un sandwich. Pour le ou la jeune, c’est l’attente confiante dans un premier temps, puis l’inquiétude qui monte, qui se transforme en angoisse et devient panique, terreur de se retrouver seul dans un pays dont bien souvent il ne lit ni ne comprend la langue, et pas du tout préparé à se débrouiller par lui-même : en effet, l’éducation reçue au pays a généralement pour base, dans ces familles en émergence, une surprotection, une grande dépendance à la mère, en particulier. Il arrive aussi que le passeur séquestre et profite sexuellement des jeunes filles (les jeunes migrantes sont en majorité africaines) avant de les abandonner. Cela arrive aussi à des garçons ; la blessure de honte empêche souvent de dire, de surmonter. À ce stade, nombre de jeunes disparaissent dans des réseaux, de prostitution en particulier.
14 – L’ÉVÉNEMENT MIGRATOIRE en lui-même, l’isolement du groupe d’origine, la découverte du mode de vie sociétal, anonyme, atomisé, de notre société occidentale, la souffrance de solitude, irreprésentable jusque-là, l’inadéquation des références culturelles anciennes pour se repérer ici, ont des conséquences psychiques qu’il ne faut pas sous-estimer. Tobie Nathan (2001) a souligné le fait qu’en migrant, le sujet perd son cadre culturel externe de référence, tout en gardant le même en référence interne. Et c’est dans cette discordance, aussi intime que non consciente, non pensable, qu’il entre dans un monde nouveau, dont il ne connaît ni la langue ni les règles. Un monde qu’il essaie de décoder avec ses références habituelles, sans arriver à retrouver une logique qui le rassure, et souvent sans oser le dire. Un monde plein de non-sens, de contre-sens, de précarité à tous les niveaux, qui met à vif, qui rend méfiant, qui déstabilise profondément, durablement.
15 – LA RELIGION fait partie de la tradition, c’est ce qui organise la vie dans la communauté. En anthropologie, la religion consiste en un ensemble de croyances et d’actes, envisagés par ceux qui s’y réfèrent comme ayant une valeur et une portée universelles : le monde existe parce que Dieu existe, c’est lui qui l’a créé, c’est un postulat, c’est-à-dire, selon Le Robert, un principe indémontrable, incontestable, qu’il est interdit de mettre en question, quelle que soit la religion, dans la société traditionnelle communautaire.
16 Pour Durkheim, la religion, production symbolique et culturelle, relie le monde psychique individuel au collectif : c’est ce que ces jeunes ont pu emporter avec eux de leur tradition, de leur transmission familiale. C’est sans doute cette capacité de « reliance » qui fait que plus les parents sont éloignés spatialement, plus les relations de l’adolescent avec Dieu peuvent être intimes, fortes. Alors qu’ici la religion ne joue plus ce rôle fondamental et fondateur. Ici, la croyance peut être interrogée. Aussi ces jeunes migrants peuvent-ils se sentir déstabilisés, en danger, dans un monde qui leur semble avoir perdu raison, qui met la leur en péril.
17 – LA LAÏCITé. Il est important de respecter cette référence qui les fonde, tout en leur expliquant les règles de la laïcité qui nous fonde ici. Pour Le Robert analogique, « la laïcité est une conception politique impliquant la séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises, aucun pouvoir politique. L’État, neutre entre les religions, tolère tous les cultes et force l’Église à lui obéir en ce point capital. La laïcité est la garantie de l’unité morale d’une nation divisée sur le problème théologique ».
18 – LA DÉMOCRATIE. La notion de démocratie demande aussi à être introduite. Pour Paul Ricœur, « est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée pas des contradictions d’intérêt, et qui se fixe comme modalité d’associer à parts égales chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, dans l’analyse de ces contradictions et dans la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage ». Il importe vraiment d’expliciter aux jeunes migrants les implications des principes laïques, démocratiques, qui organisent la vie ici. Expliquer patiemment chaque fois que nécessaire, sans s’offusquer, sans s’inquiéter de leur difficulté à comprendre, confrontés qu’ils sont à un changement radical de référence de vie. Plus ils prendront leurs marques ici, plus ils comprendront ces notions, plus elles deviendront pour eux aussi garantes de liberté de pensée, de tolérance, plus ils pourront penser leur croyance sans craindre de la perdre, ou de perdre leurs racines.
19 – L’ÂGE, LE RESPECT, LES RELATIONS AFFECTIVES. Dans la société communautaire traditionnelle, les plus âgés ont un rôle très important, et sont l’objet d’un profond respect. Les enfants apprennent en général en observant les aînés et en écoutant, sans questionner, il serait irrespectueux de le faire. De même, le respect oblige à dire qu’on a compris même si on n’a pas compris, car ce serait mettre l’adulte en cause. Ce respect s’affiche en baissant les yeux et en souriant. On regarde encore moins une femme en face, c’est inconvenant. Aussi, comprenons qu’il faut du temps pour s’adapter à notre mode culturel de communication selon lequel ne pas regarder quelqu’un lorsqu’on lui parle signifie au mieux désinvolture, au pire manque de franchise. Selon lequel prétendre avoir compris lorsque ce n’est visiblement pas le cas est considéré comme un mensonge ou un désintérêt. Selon lequel sourire sans regarder évoque la moquerie. Comprenons aussi que le souci de faire « comme les autres » peut pousser à l’excès, le regard peut parfois devenir trop insistant, nous le qualifierions d’effronté selon notre code culturel. Sans pour autant tomber dans l’angélisme, acceptons qu’il puisse être question de temps nécessaire avant de trouver la bonne mesure, avant de bien intégrer les codes nouveaux.
20 – LA BONNE MESURE. Pour continuer avec cette notion de bonne mesure à trouver, nous pouvons nous sentir gênés lorsqu’un(e) jeune nous demande une relation trop exclusive, trop intense. Il ou elle peut se sentir non investi(e), nous pouvons nous sentir happés. Cette « longueur d’ondes différente » peut provoquer du malaise, de la culpabilité, de l’agacement, du rejet. Alors, souvenons-nous que la culture communautaire apprend aux individus à tisser à l’intérieur du groupe des liens affectifs forts, que les enfants doivent s’inscrire dans une relation de respect mais aussi de dépendance affective aux plus âgés, qui les encouragent et les maintiennent dans cette dépendance, norme commune. Nous pourrons alors plus facilement nous décentrer, expliquer que l’attente des adultes n’est pas la même ici de la part d’adolescents, qu’il n’est pas question d’indifférence, de désintérêt ou de rejet, mais d’apprentissage de l’autonomie, y compris affective.
21 – LA CLASSE D’ÂGE. Dans la société traditionnelle, l’éducation et la socialisation sont le fait des aînés, mais aussi de la classe d’âge. Les jeunes vivent beaucoup entre pairs, organisés de façon très structurée ; le respect s’impose des plus jeunes en direction des plus âgés, des nouveaux admis par rapport aux plus anciens, c’est un relais d’éducation très important (Hampâté Bâ, 2010).
22 – LES BANDES DE LA RUE. Mais lorsque cette socialisation par la classe d’âge traditionnelle vient à faire défaut, et lorsqu’elle est remplacée par la loi des bandes de la rue, régies par des rapports d’emprise, d’exploitation, de loi du plus fort, où les notions de respect, de confiance, de loyauté n’ont plus de sens, c’est à une désocialisation que l’on assiste. Si par la rencontre éducative le jeune arrive à prendre conscience de sa désinscription de rapports sociaux structurants et souhaite tenter de remonter le courant, alors une aide est possible, même si le chemin est long, compliqué. Mais il peut arriver que la relation éducative ne soit plus accessible à certains jeunes trop désocialisés.
23 – L’INITIATION. Les jeunes qui partent et nous arrivent n’ont en général pas connu l’initiation au sein de leur groupe, aussi est-il vraiment important, au sein de la culture d’ici, que nous assurions notre fonction de substituts parentaux, notamment en leur « présentant le monde à petites doses », selon l’expression de D.W. Winnicott (1975) : par petites touches, au fur et à mesure des écueils de compréhension rencontrés, s’efforcer de repérer ce qui a pu leur échapper, et leur expliquer, en partant de ce qu’ils pensent avoir compris. C’est ainsi que nous pouvons les « initier » progressivement aux codes du monde nouveau qu’ils découvrent. Car il leur faut apprendre explicitement ici les implicites dans lesquels nous baignons, afin de pouvoir s’acculturer.
24 – L’ACCULTURATION est le processus de modification de la culture d’un groupe ou d’une personne sous l’influence d’une autre culture.
25 – LE CO-SLEEPING. Dans les groupes encore fortement ancrés dans la tradition, le mode de vie est communautaire durant la nuit aussi : toute la famille dort dans la même pièce, le plus souvent au sol, dans un couchage non individualisé – les Anglo-Saxons emploient le terme de co-sleeping – et le dernier enfant, garçon ou fille, dort à côté de sa mère tant qu’il est le dernier. Alors qu’ici, le jeune doit dormir seul dans son lit, et ce peut ne pas être simple. Tout seul, dans un lit individuel, sur pieds de surcroît, il peut ressentir une grande souffrance de solitude, doublée d’insécurité (peur de tomber de ce lit étroit et surélevé), qui se traduit souvent par des maux du corps, par des troubles du sommeil persistants. Il arrive qu’un jeune s’obstine à dormir par terre dans sa chambre, ou qu’il veuille se coucher près de quelqu’un d’autre ; pensons à vérifier s’il n’est pas question d’une adaptation culturelle difficile, qui demande explicitation et temps, avant de passer à d’autres hypothèses.
26 – LE PÈRE. Dans les sociétés traditionnelles, l’âge n’a qu’une valeur relative, la notion de majorité n’est pas dominante, même si elle existe légalement. Le garçon demeure soumis à l’autorité absolue de son père tant que celui-ci est en vie ; il ne peut rien faire sans son autorisation. Mais à l’inverse, nous l’avons vu, il peut se retrouver chef de famille très jeune s’il est l’aîné. Quant à la fille, elle passe sous l’autorité de son mari après celle de son père.
27 – LA MÈRE. Dans les sociétés fortement patriarcales, la mère, qui est totalement soumise à l’autorité de son mari, ou de son fils aîné si le père n’est plus là, a dans le même temps un rôle affectif très fort, primordial, au sein de la famille. Ceci explique que plus d’un jeune, semblant très autonome et avoir intégré les modèles européens, puisse exprimer une profonde souffrance d’être séparé de sa mère et soit en lien téléphonique très fréquent avec elle, lui demandant son avis sur tout – même si elle n’a le plus souvent pas les représentations qui lui permettraient d’être de conseil avisé – et ce, même longtemps après son arrivée. Un interprète médiateur asiatique m’a expliqué que dans la société traditionnelle on dit que le père, c’est un quart, et la mère, trois quarts.
28 – L’ALLIANCE PAR LE MARIAGE. Aussi bien en Asie, au Moyen-Orient qu’en Afrique, la polygamie demeure la référence officielle dans beaucoup de sociétés musulmanes, alors qu’elle est interdite ici. Au-delà, les jeunes concernés peuvent nous faire découvrir par leur récit de vie deux pratiques polygamiques qui ont encore cours dans leur société, et que nous avons du mal à comprendre, tant il est vrai que pour nous aussi l’implicite doit être explicité :
29 – LE LéVIRAT qui est l’obligation pour la femme veuve d’épouser un des frères de son mari défunt, donc un oncle paternel du jeune. Devenir co-épouse dans ce contexte n’est pas toujours aisé.
30 – LE SORORAT qui est l’obligation pour un homme, si sa femme décède, d’épouser une sœur cadette non encore mariée de sa femme, donc une tante maternelle du jeune.
31 Sur le plan anthropologique, ces pratiques rendent compte d’une volonté de perpétuer l’alliance, et permettent éventuellement de préserver les droits du défunt sur sa descendance.
32 De jeunes Pakistanais m’ont expliqué qu’au village, on peut être fiancé quasiment dès sa naissance, et de préférence à une cousine ou un cousin, en milieu connu. La rupture de cet engagement par le jeune migrant toucherait à l’honneur et entraînerait une rupture définitive entre les familles concernées. Seul ici, il porte une lourde responsabilité, qu’il se soumette ou, a fortiori, qu'il se démette. Connaître ces différences culturelles sans porter de jugement aide à mieux se comprendre, mieux communiquer, mieux accompagner.
33 Dans les sociétés traditionnelles, les filles sont mariées très jeunes (souvent autour de 15 ans) mais ce peut être dès qu’elles sont pubères, et à des hommes beaucoup plus âgés qu’elles, toujours sur décision des familles. Les garçons eux aussi peuvent être mariés dès qu’ils sont pubères et toujours sur décision des familles.
34 – LA GROSSESSE, LA NAISSANCE. Autre point de différence, dans la société traditionnelle, africaine notamment, la grossesse, puis la naissance, constituent un moment initiatique (Moro et coll., 2006) où la future mère est nécessairement portée par les femmes du groupe : accompagnement, préparation aux différentes étapes, interprétation des rêves, etc. La migration entraîne des ruptures dans ce processus de portage et de construction de sens. Une jeune mère peut rester distante de son nouveau-né, une pathologie du lien peut être évoquée : alors que la référence de la jeune femme, le plus souvent implicite mais qu’une jeune maman d’Angola a pu m’expliciter, est cet état de passage soutenu, surprotégé, ce statut privilégié, cette initiation, qui lui manque profondément en Europe.
35 – LE FILS AÎNÉ. Dans la société traditionnelle, le fils aîné devient l’homme responsable de la famille dès que le père n’est plus là pour remplir son rôle (or, plus d’un père des jeunes que nous connaissons, d’Afghanistan ou du Pakistan en particulier, ont été tués ou ont dû se cacher pour échapper au danger de mort). Il doit alors assurer la protection de sa mère et de toute la famille, voire en assurer les revenus en travaillant – je connais plusieurs jeunes qui ont dû gagner la vie de la famille dès 8 ou 9 ans. En compensation, il jouit du statut privilégié de chef de famille. Ceci me semble expliquer pourquoi un certain nombre de jeunes migrants rêvent d’aller en famille d’accueil, y projetant leur modèle culturel familial. Mais il est fréquent qu’après un premier temps, court, de « lune de miel », suive une période qui peut être très conflictuelle avec l’assistante familiale, éventuellement accusée de tous les torts. La rupture provient de l’incompréhension mutuelle d’implicites différents : le jeune ne retrouve pas ce statut privilégié auquel il s’attend, l’assistante familiale ne comprend pas qu’un jeune si gentil, si serviable, refuse soudain son autorité, l’accuse de choses graves (comme boire, être sale, etc.).
36 – LA VENGEANCE. Nous l’avons vu, dans les sociétés traditionnelles, un garçon demeure soumis à son père tant que celui-ci est en vie. Il a les mêmes obligations que lui. Et s’il y a faute du père, ou logique de vengeance, les fils, et l’aîné en premier lieu, en répondent aussi. La vengeance, la dette de sang, le crime d’honneur, font partie des principes séculaires qui animent les groupes culturels en Asie, peut-être encore plus fortement en Afghanistan, et chez les Pachtounes (ethnie dominante d’Afghanistan). Le principe de la vengeance se trouve aussi au Pakistan : les personnes se sentant offensées décident de se faire justice elles-mêmes, c’est-à-dire que la punition se fait en dehors de l’État.
37 – LE KANUN. Ce principe a cours également en Albanie. Le Kanun est un code coutumier auquel se réfèrent encore certains clans des territoires albanais du Nord, ainsi qu’au Kosovo, au Monténégro oriental et en Macédoine occidentale, dans les régions enclavées. Le Kanun prescrit les pratiques de la vie quotidienne, les lois, les interdictions, les devoirs, les sanctions et les codes de comportement, incluant les règles régissant la vendetta.
38 – LA VENDETTA. C’est la vengeance d’un meurtre ou d’une offense, qui implique toute la parenté et engendre l’affrontement de deux familles sur une longue période. Qu’elle soit intestine ou qu’elle s’exerce sur d’autres ethnies ou clans, et bien qu’elle ait un rôle d’abord dissuasif, la vengeance ne fait que généraliser la violence. L’enjeu devient : tuer tous les masculins du clan ennemi – qui peut être interne à la famille élargie – pour les empêcher de se venger. La vengeance ne frappe que les hommes. Mais des femmes, de très jeunes filles, peuvent être violentées, enlevées par le clan qui cherche vengeance, voire livrées par leur propre clan pour temporiser. Cependant, seuls la mort de tous les hommes du clan ou le versement de sommes très élevées, fixées par le conseil des « barbes blanches », peuvent arrêter la vengeance. Le fils aîné n’a plus que l’exil pour y échapper, et le rêve de gagner beaucoup d’argent afin de tenter de s’acquitter de la dette d’honneur.
39 – L’HONNEUR est donc au centre des systèmes de vengeance. Et l’honneur du groupe familial est lié aussi au contrôle des femmes, comme dans les sociétés méditerranéennes. Le phénomène des crimes d’honneur a encore cours en Asie ; des jeunes d’Afghanistan, du Pakistan, du Bangladesh en particulier, peuvent l’évoquer lorsqu’ils sont en confiance.
40 – LE CRIME D’HONNEUR (Bonte et Izard, 1991) est un crime perpétré en réaction à un comportement perçu par la culture comme ayant apporté le déshonneur à une famille. En criminologie, les crimes d’honneur invoquent les sentiments qui sont liés à la jalousie, à l’adultère ou même à la victime d’un viol. Ils sont considérés comme relevant du domaine privé, et les auteurs sont rarement poursuivis. La plupart des victimes de crimes d’honneur, et elles ne sont pas nécessairement les auteurs des faits reprochés, sont des femmes. Elles peuvent être attaquées à l’acide, comme cela arrive encore au Bangladesh, en Inde ou au Pakistan, ou elles peuvent être tuées de façon préméditée par des membres de la communauté, le plus souvent des membres de la famille même de la victime, car le contrôle incombe aux hommes, père, frère, époux. Le recours aux crimes d’honneur dépend du consensus social lié aux libertés des femmes, écrivent Bonte et Izard (1999). Je connais au moins deux jeunes Afghans qui ont pu me dire être partis parce qu’ils n’ont pas pu sauver sa sœur, pour l’un, sa mère, pour l’autre.
41 – L’ÂGE. Les provinces d’Afghanistan, notamment, vivent encore à ce jour sous le mode d’organisation sociale de la loi coutumière, orale ; les naissances, qui ont encore souvent lieu à la maison, ne sont pas toujours enregistrées, depuis le départ des Soviétiques en 1992. De plus les talibans ont beaucoup détruit en 1996, l’état civil en particulier. En Iran, les familles afghanes immigrées sont le plus souvent sans statut légal, aussi les naissances ne sont-elles pas enregistrées. Quant aux jeunes qui travaillent en Iran sur leur parcours d’exil, ils n’ont pas besoin de papiers, on les exploite sans les déclarer. C’est souvent une fois arrivés en Europe qu’ils découvrent la nécessité de posséder une pièce d’identité, en même temps que la notion de minorité/majorité, qui devient « under age » ou « over age », l’enjeu étant d’être « under age » pour ceux qui veulent bénéficier de la protection de l’ase.
42 – LA TAZKERA. Le document d’identité afghan qui atteste de l’âge, à demander au pays, est établi le plus souvent par des personnes peu lettrées, d’où sa valeur relative. D’autant plus que beaucoup de jeunes – et leur famille – ne savent leur âge que de façon approximative et ne peuvent pas faire état d’une date de naissance précise – souvenons-nous que de surcroît, l’année, son début, et les mois de leur calendrier, diffèrent du nôtre. Ainsi comprend-on mieux que dans la société traditionnelle, l’anniversaire ne soit ni un repère ni l’objet d’une attention particulière comme c’est le cas pour nous.
43 En ce qui concerne les jeunes Africains, dans la vie rurale communautaire, c’est la classe d’âge qui prime encore, liée à l’initiation, qui ne se fait plus chaque année ; aussi l’âge n’est-il pas toujours très précis, et n’a-t-il qu’une valeur relative. Quant aux grandes métropoles, leurs pourtours surpeuplés, mouvants, sont peu organisés encore. Ces différents éléments permettent de comprendre que l’âge puisse être une donnée variable pour certains jeunes migrants. Alors que nous, de France, vivons dans la culture des codes napoléoniens.
44 – LES CODES NAPOLÉONIENS. Il s’agit des cinq codes juridiques promulgués en France à l’initiative de Napoléon Ier (dont le Code civil, le Code de commerce, le Code pénal). Le Code civil, en particulier, gère chaque étape de notre organisation sociale : l’identité et l’âge sont établis très précisément dès la naissance par l’état civil, ils font partie de la « définition sociale » de chacun de nous. Sans document légal d’identité, aucune démarche n’est possible en France. Et la falsification est un délit dont la sanction est codée.
45 – LA LOI. Elle est une règle juridique, une norme, une prescription ou une obligation, générale et permanente, qui émane d’une autorité souveraine et qui s’impose à tous les individus d’une société. Son non-respect est sanctionné par la force publique.
46 – LA COUTUME. Elle relève d’un usage juridique oral, consacré par le temps et accepté par la population d’un territoire déterminé. Dans la communauté rurale, la règle qui s’impose aux membres est celle qui est prononcée par le conseil des anciens selon la coutume (par exemple, le montant de la dette à régler pour arrêter la vengeance, ou la mesure à prendre lorsqu’un membre du groupe a transgressé).
47 – LE CONTRAT SOCIAL. Alors qu’en France nous sommes dans le droit du contrat social, base de notre organisation sociétale, avec ses codes juridiques et ses instances spécialisées pour les appliquer en fonction de chaque individu concerné.
48 – LE DROIT. En anthropologie (Bonte et Izard, 1991), le droit est envisagé dans sa dimension d’instance explicative de l’évolution sociale. Le passage de la coutume, prescrite par ceux qui ont le statut de l’énoncer dans la vie communautaire, au contrat, modalité de l’alliance dans la société moderne, est l’indice d’une émancipation de l’individu.
49 Nous devons avoir en tête cette conception du droit, de la loi et de son application selon la culture d’origine, sinon nous ne pourrons pas comprendre les références du jeune, ni lui faire entendre que les nôtres sont différentes, et que nous n’avons pas le pouvoir de les changer. Je pense à un jeune Guinéen qui s’était présenté comme mineur de 17 ans et qui avait été expertisé majeur. Après avoir épuisé tous les recours proposés par les associations, et ses documents d’identité ayant été expertisés faux, il finit par reconnaître qu’il va avoir 19 ans, mais demande instamment qu’on l’admette tout de même, puisque d’une part il est venu pour permettre à sa mère gravement malade de se soigner, et que d’autre part il a fini par dire la vérité… La prise de conscience de toute cette relativité culturelle aide à ne pas entrer dans une logique dualiste, qui considère le mie soit comme victime, soit comme imposteur, catégorisations qui nous empêchent d’accéder à l’individu et de travailler avec lui sa problématique dans ses dimensions individuelle et culturelle.
50 – LA NOMINATION. Dans le groupe traditionnel, l’enfant est identifié comme « fils de » et porte en général le nom de son grand-père et celui de son père ou de son oncle maternel, selon que l’organisation est patri- ou matrilinéaire. Il peut arriver qu’un garçon se voie attribuer un nom différent de celui de sa fratrie, celui d’un autre de la parenté, pour qu’une lignée ne s’éteigne pas, par exemple. Arrivés en Europe, il faut que l’un de ces deux noms soit le patronyme, et l’autre le prénom, ce qui explique aussi certaines variations. Par ailleurs, en général, dans les groupes de culture chrétienne, le jeune porte un prénom du calendrier chrétien, de la Bible (certains très anciens, Dorcas, Shadrac…), ou occidental, avec parfois beaucoup de créativité (Junior, Giscard, Fiston, Russel…). Dans les groupes de culture islamique, le prénom est en général musulman.
51 – LA RELATION DUELLE. Dans la société communautaire traditionnelle, la relation duelle ne va pas de soi. Elle peut être interdite, vécue comme inquiétante, intrusive, dangereuse. Elle est bannie entre un jeune homme et une jeune fille. Alors que pour nous Occidentaux, la relation à deux est la plus rassurante, elle est notre modèle dominant. Là aussi les implicites sont très différents, il faut en prendre conscience. Un jeune étranger qui arrive d’une vie communautaire sera certainement plus communicatif si on ne le reçoit pas en tête à tête, surtout dans les premiers temps. C’est en ce sens aussi que la présence de l’interprète n’est pas une gêne mais souvent une aide – il vaut mieux cependant éviter le recours à un interprète homme pour une jeune fille, elle ne pourra pas s’exprimer spontanément, et encore moins pour aborder des choses de l’intimité.
52 – L’APPROCHE PSYCHOTHÉRAPIQUE GROUPALE. Au-delà du recours à l’interprète ou à un tiers pour faciliter l’échange, les approches thérapeutiques en petit groupe, loin de bloquer la relation, comme l’écran de notre culture nous le ferait penser spontanément, peuvent être très soutenantes pour celui qui a grandi dans sa communauté : c’est au sein du groupe, qui sert de témoin, que circulent la parole, la confiance, les valeurs. Il faut cependant se garder de généraliser : celui qui a dû vivre dans la rue livré à lui-même et à sa bande, en guerre permanente avec les bandes rivales, toujours sur la défensive pour assurer sa survie, se sentira en grande insécurité dans un groupe, si réduit, contenant, bienveillant soit-il. Il faut veiller à bien personnaliser les approches, aménager les dispositifs en fonction de chaque situation et de son évolution.
53 – LE TRAUMA OU PSYCHO-TRAUMA. L’état de rupture, de crise lié au départ peut à lui seul faire trauma, et entraîner des dysfonctionnements psychiques, qui peuvent rester silencieux longtemps mais qui peuvent être soudainement réactivés plus tard par la confrontation à une difficulté qui peut paraître anodine – c’est là un des traits qui caractérisent le trauma.
54 On parle en langue française de syndrome psychotraumatique, ou d’état de stress post-traumatique (espt), en langue anglaise de Post Traumatic Stress Disorder (ptsd). La définition en est donnée dans la version du dsm 4 publiée en 1994 par l’Association américaine de psychiatrie : « 1) Le sujet a vécu, a été témoin ou a été confronté à un événement, ou à des événements, durant lesquels des individus ont pu mourir, ou être gravement blessés, ou bien ont été menacés de mort, ou de grave blessure, ou bien durant lesquels son intégrité physique, ou celle d’autrui a pu être menacée. 2) La réaction du sujet à l’événement s’est traduite par une peur intense, un sentiment d’impuissance ou d’horreur. »
55 – L’EFFROI (Freud tenait à ce que l’on fasse la distinction entre peur, angoisse et effroi) est le moment où l’image traumatique fait effraction dans l’appareil psychique. C’est un moment, souvent très bref, où le sujet se sent vide de toute pensée. Il ne ressent plus aucune émotion. C’est comme s’il y avait un blanc ou un intervalle, ou comme si le sujet ne faisait pas partie de ce qui se passe. L’effroi peut se prolonger quelques minutes, quelques heures, parfois quelques jours. Dans ce vide laissé dans la pensée peuvent se produire, comme sur un écran blanc, des hallucinations ou reviviscences, généralement visuelles ou auditives, qui prolongent l’action qui a fait traumatisme (Damiani et Lebigot, 2011).
56 Le psycho-trauma n’est donc pas l’événement traumatique en lui-même, c’est l’effet qu’il provoque à l’intérieur du sujet. Le trauma est un événement psychique individuel, et ce qui le définit, c’est la mise hors jeu brutale des processus de pensée. Sans plus aucun recours possible, ni interne ni externe, la psyché peut n’avoir plus d’autre recours qu’une sorte particulière de clivage.
57 – LE CLIVAGE. La réalité de l’expérience traumatique s’accompagne parfois d’une sensation de détachement intense provoquant un vécu d’irréalité. Ce clivage de survie est le mécanisme de défense qui provoque et répète cette cassure, pour tenter d’écarter l’expérience désorganisatrice. René Roussillon (2007) précise que c’est d’une partie de lui-même que le sujet se coupe, et c’est là le paradoxe : se couper de soi, faire mourir une partie de soi pour survivre. Je pense à des jeunes que j’ai reçus, qui racontent leur histoire terrible, sans affect, comme si elle était arrivée à quelqu’un d’autre, ou comme si elle n’était pas vraie. Ils sont souvent taxés d’imposture. Alors que c’est ce clivage extrême, de survie, qui peut être à l’œuvre.
58 Lorsqu’ils réussissent à faire confiance, lorsqu’ils arrivent à dire un peu de ce qu’ils ont enduré, ces jeunes peuvent être saisis par un effroi, par une détresse dont l’expression ne peut qu’être fulgurante. Il ne faut surtout pas les pousser à en dire plus qu’ils ne peuvent, ils y risquent la décompensation dont le clivage les protège.
59 R. Roussillon ajoute qu’il ne suffit pas de faire cesser la situation de trauma pour résoudre la problématique. En effet, quand la situation extrême a cessé au-dehors, elle revient de l’intérieur, elle hante le sujet, car elle est réactivée par la contrainte de répétition.
60 – LA CONTRAINTE DE RÉPÉTITION. C’est le retour interne de ce dont le sujet est coupé, qui tend toujours à revenir. Alors, au-delà de l’aide qu’un environnement soutenant va pouvoir apporter, les facultés de récupération du sujet vont dépendre de la durée effective de la situation psycho-traumatique, ainsi que du « bagage psychique » qu’il possédait au moment de sa survenue. Ce bagage est fait de la construction psychique de base du sujet, de la qualité du milieu et de l’éducation qu’il a reçue, ainsi que des expériences qu’il a préalablement vécues.
61 – LE SENTIMENT DE CONTINUITÉ D’ÊTRE. René Kaës (Kaës et coll., 1979) ajoute que ce bagage psychique – qui engage la continuité d’être de l’individu – n’a pas qu’une dimension personnelle, il a aussi une composante culturelle, puisque c’est par la culture que s’articulent le code psychique personnel et le code social.
62 – LES DROGUES. La prise de produits stupéfiants a souvent à voir avec le trauma, et la culture peut y contribuer : en Afghanistan, pays où la base de l’organisation et du pouvoir demeure très locale, l’autorité est exercée par les commandants, qui ont repris en partie les fonctions des anciens notables ; ils font la loi, ils sont les chefs des terres, du social, des armes, et de l’économie. Celle du PAVOT en particulier, assurée de façon extensive pour produire l’opium puis la morphine et l’héroïne, et ainsi financer les guerres intestines. Aussi, au-delà de son usage traditionnel en médecine pour soigner, mais aussi pour s’évader du difficile de la vie, le pavot est-il devenu un produit de grande circulation. Le HASCHISCH est lui aussi cultivé, et consommé de façon usuelle, également comme médicament traditionnel.
63 Ces deux données permettent de comprendre que la drogue puisse faire partie de la vie des jeunes Afghans, et qu’au long du voyage, le recours aux stupéfiants, ou aux produits de substitution (souvent le Subutex acheté au marché noir, consommé en le fumant) pour s’évader de la pénible réalité, soit fréquent. Peu le disent ou même en sont conscients, mais beaucoup souffrent de dépendance dans leur corps, pour longtemps, dépendance qui peut se reporter sur l’ALCOOL, plus facile à se procurer ici.
64 – LA DÉPENDANCE est souvent très forte aussi chez les jeunes provenant du Maghreb, où la consommation de haschisch faisait partie de l’habitus culturel communautaire. Même si son usage est maintenant strictement interdit et réprimé, surtout en zone urbaine, le haschisch et d’autres stupéfiants sont très recherchés au Maghreb par les jeunes, pour échapper au mal-être familial, social, pour s’agréger aux pairs, aux bandes de la rue, pour arriver à résister, à survivre. La majorité des jeunes Algériens, Marocains, Tunisiens, ont la plupart du temps erré et « zoné » dans les grandes villes, les grands ports, avant d’arriver à s’embarquer pour l’Europe. Cette vie dans la rue est périlleuse, violente, traumatique, c’est la loi de la jungle, et le recours aux stupéfiants, ainsi qu’aux PSYCHOTROPES (notamment Rivotril, Valium, Artane) permet de résister, de se sentir plus fort, de survivre, en consommant, mais aussi en « dealant ».
65 Arrivés en Europe, ils se retrouvent souvent dans des situations tout aussi traumatiques, même s’ils n’en parlent pas, sous l’emprise de bandes qui les poussent à se droguer, les maltraitent et les exploitent rudement, pour toutes sortes de trafics, celui des stupéfiants en particulier. Il est question sans doute aussi de phénomènes d’identification à des aînés qui renvoient une image de pouvoir, d’opulence (vêture, voiture, pouvoir d’achat…). Pour ces derniers, pousser les « nouveaux » à consommer les rend mieux dépendants.
66 – LES RÉFÉRENTS SOCIO-ÉDUCATIFS sont souvent très sensibles, parfois en souffrance, face à l’intensité de la détresse affective de ces jeunes, et font beaucoup pour les aider, les protéger des violences, des tourments qui suintent d’eux, bien que les jeunes n’en parlent pas, bien qu’ils puissent être agressifs, pour se protéger d’une relation qui pourrait les mettre en position de vulnérabilité. L’ampleur du phénomène d’addiction aux produits, aux trafics, aux dealers, à la bande qui les contrôle, aux modes de vie déshumanisants de la rue, peut rendre ces jeunes, en état de précarité à tous les niveaux, hermétiques à toute forme d’aide, sinon matérielle. C’est en effet souvent la seule demande qu’ils peuvent encore adresser, avec insistance, parfois véhémence, et le référent en arrive fréquemment à un sentiment d’impuissance, de lassitude, qui peut l’accabler.
67 Aider ces jeunes à prendre conscience de ces dépendances, puis à s’en sortir, ne peut se faire en travaillant seul. Il faut : (1) une prise en charge éducative pointue, serrée, soutenue, bienveillante tout autant que contenante dans les espaces où ils vivent, permettant peu à peu, peut-être (2), qu’ils acceptent des soins spécifiques pour se « déprendre », pour se retrouver. Ces deux modes de prise en charge, qui ne peuvent aller l’un sans l’autre, demandent beaucoup de temps, de continuité, de professionnalisme. Des équipes spécialisées existent, des dispositifs, des associations assurent un soutien concret au quotidien. Il faut s’adresser à eux, leur déléguer ce mode de suivi spécialisé, sous peine de laisser le jeune s’enfoncer encore plus dans les tenailles qui l’emprisonnent. Quant aux référents, ils risquent de se perdre, ou de craquer.
68 J’ajoute que les mots ont une grande importance pour les jeunes dont il est question : s’ils acceptent de se reconnaître en danger de délinquance, de dépendance, ils ne se reconnaissent pas du tout « toxicos » et s’insurgent. L’usage de ce mot a mis fin à plus d’une prise en charge, sans plus d’explication, de communication possible. « Les toxicos, c’est pas nous, c’est les vieux avec des chiens », m’a dit un jeune. Vieux ? « Ceux qui ont 30 ans, comme ça… »
69 – LE LIEN TRAUMA-ADDICTIONS. Il faut encore souligner que le caractère terrifiant des effractions traumatiques subies par ces jeunes, clivées, impensables, incommunicables en l’état, permet de mieux comprendre le lien trauma-addictions : les experts rapportent deux fois plus de dépendance à l’alcool, et trois fois plus de dépendances aux drogues, chez les personnes souffrant de syndromes psychotraumatiques.
70 – LA CONTAGION PAR LE TRAUMA. Le référent peut être gagné dans son contre-transfert par les mêmes sentiments négatifs (faute, honte, dégoût, désespoir) que le jeune qu'il accompagne, ou par des vécus de fascination, de sidération, de fusion ou de rejet.
71 – LE BURN OUT. Cette contagion du trauma peut amener au burn out, syndrome d’épuisement professionnel, bien repéré parmi les spécialistes de l’aide, du secours, qui ne le détectent ni ne s’en déprennent facilement tout seuls et à temps : au-delà d’un sentiment de piètre accomplissement personnel et d’épuisement émotionnel (irritabilité, méfiance envers autrui, isolement, sentiment de manque de soutien), le professionnel peut en arriver à se protéger, comme dans la survie, par un mécanisme de défense de dépersonnalisation, au sens de « déshumanisation » de ses interlocuteurs. Alors que les études menées montrent que, dans plus de la moitié des cas, le burn out pourrait se régler par des réaménagements organisationnels et une gestion plus adéquate. Notamment ne pas rester seul dans la prise en charge d’un jeune porteur de psycho-trauma.
72 – LA MANIPULATION est souvent évoquée à propos de ces jeunes, de façon négative. Mais il faut vraiment retenir que chez des sujets dont le narcissisme a été effracté, la manipulation est un mécanisme de défense – inconscient, comme tous les mécanismes de défense – d’ultime recours, lorsqu’on n’a pas, ou plus accès à des mécanismes plus élaborés.
73 – « VENIR PRÈS ». Pour Denis Mellier (2007), dans ces situations extrêmes, souvent, la seule intervention qui puisse aider ne s’inscrit pas dans la démarche de prévention, ni de soin classique d’ici, elle est d’abord de l’ordre du « venir près » de l’autre en si grande souffrance. Cette démarche n’est pas facile à adopter ni à vivre, il vaut mieux être « outillé » pour concevoir de, puis réussir à, et pouvoir continuer à, s’approcher d’êtres aussi peu en relation avec eux-mêmes et avec l’extérieur.
74 – LES SOINS PSYCHIQUES. En anthropologie, lorsqu’il y a dysfonctionnement chez une personne, c’est la culture du groupe d’appartenance qui donne sens au symptôme, et par là même rassure et protège ses individus. Dans les cultures en mutation, le modèle d’explication est souvent religieux, le sens et la guérison seront alors cherchés dans ce champ. Mais tant que la culture garde son ancrage communautaire, traditionnel, le mécanisme d’attribution de sens demeure la projection : ça vient de l’extérieur, et le sujet atteint n’est pas nécessairement celui qui était visé, un enfant peut être la cible pour toucher un parent, par exemple.
75 Aussi la recherche de résolution en thérapie traditionnelle est-elle groupale, et projective ; le problème est identifié par le thérapeute traditionnel, qui est nécessairement connu et reconnu par la communauté ; c’est lui qui désignera la personne source du dysfonctionnement, donnera le sens et prescrira les rituels à mettre en place pour retrouver l’équilibre. Et cela fonctionne, car telle est la référence commune au groupe et au tradi-praticien. Et cette référence, c’est la sorcellerie : le fait de jeter un ou des sorts.
76 – LA SORCELLERIE. Dans son usage anthropologique (Bonte et Izard, 1991), la sorcellerie désigne avant tout les effets néfastes d’un rite ou d’un sorcier, être humain en apparence semblable aux autres mais secrètement doté de pouvoirs extrahumains, parfois à son insu. La nature et l’activité des sorciers échappant à la perception ordinaire, ses victimes doivent recourir à la pratique divinatoire d’un contre-sorcier. Celui-ci est pourvu de techniques, de dons de voyance lui permettant de démasquer le coupable et d’indiquer la parade. À noter que cette approche n’est pas si éloignée de celle de notre culture occidentale rurale, traditionnelle : une anthropologue et psychanalyste française, Jeanne Favret-Saada (1977), a mené une étude approfondie sur la sorcellerie et le « désorcèlement » comme mode de résolution thérapeutique dans le bocage du nord-ouest de la France, entre 1969 et 1972 ; ce n’est ni très loin ni très ancien, et fonctionne encore…
77 Cette approche communautaire traditionnelle diffère radicalement des conceptions que la psychologie dynamique a apportées au mode de vie sociétal, centré sur l’individu, selon lequel le dysfonctionnement est à rechercher à l’intérieur de la personne en souffrance. Le thérapeute quant à lui doit être extérieur au cercle proche de la personne concernée. Et cela fonctionne aussi pour les ressortissants des cultures sociétales.
78 – L’EFFICACITÉ THÉRAPEUTIQUE. C’est Tobie Nathan (2001) qui a insisté sur le fait que le soignant est indissociable de ses références culturelles, qu’elles soient traditionnelles ou plus contemporaines ; c’est parce qu’il a un cadre de référence auquel il s’affilie, qui l’habite, qu’il a une efficacité thérapeutique.
79 – LE CONTRE-TRANSFERT CULTUREL s’articule avec la dimension affective des mouvements de transfert et de contre-transfert. C’est le produit de tous les implicites qui proviennent de notre identité même : culture, histoire, langue, formation, engagement, expérience professionnelle, etc. Or, cet ensemble d’implicites, qui ne manquent pas d’influencer la relation sur un mode plus ou moins conscient, peuvent amener à des contre-attitudes improductives ou même négatives.
80 Alors que, lorsqu’ils sont pris en compte et travaillés, les mouvements de transfert et contre-transfert, dans leurs dimensions aussi bien affective que culturelle, sont des outils de connaissance, d’approfondissement indispensables au clinicien, qui l’éclairent autrement.
81 – L’EMPATHIE. Parmi ces mouvements contre-transférentiels, l’empathie demande une mention spéciale. C’est la capacité, très utile, de se mettre à la place d’autrui, de se représenter son état psychique, de partager ses émotions. Il faut préciser ici, en nous référant à Serge Tisseron, psychanalyste, que le contraire de l’empathie, c’est l’emprise, le désir de contrôler, de maîtriser, qui entraîne à son tour l’angoisse d’être manipulé par autrui. Ce mouvement contre-transférentiel d’emprise demande à être repéré car il risque d’enfermer le professionnel, à son insu, dans un cercle vicieux qui déshumanise, qui empêche de penser. Le mouvement d’empathie est éminemment plus riche, car il permet de se représenter ce que l’autre vit. Mais il doit être tempéré, dit C. Lachal : il ne faut jamais oublier que le monde intérieur de l’autre n’est pas le nôtre. Nous pouvons imaginer, nous ne pouvons pas savoir.
82 – LES ANIMAUX DOMESTIQUES. Beaucoup d’autres différences existent encore entre nos implicites culturels, j’en oublie à coup sûr, mais je voudrais encore en souligner une : dans la culture traditionnelle, les animaux domestiques n’entrent pas dans la maison. Ceci permet de comprendre les réactions de rejet, de peur, de refus, de colère, voire les accusations fortes que peut porter un jeune étranger lorsqu’il découvre un animal, un chien notamment, à l’intérieur de la maison qui l’accueille.
83 Je pense à plusieurs jeunes Bangladais d’origine villageoise qui, les uns après les autres, confiés à un lieu de vie qui était une ferme équestre, n’ont pu y rester, certainement influencés par des compatriotes qu’ils rencontraient dans la ville de leur centre de formation. Le problème, qu’il a fallu repérer, était la cohabitation sous un même toit – mais dans des lieux très différenciés, comme dans les fermes traditionnelles françaises – d’humains et d’animaux, des chevaux en l’occurrence, qui dormaient dans l’écurie mitoyenne. Isam Idris, psychologue clinicien et anthropologue des religions, que j’ai interrogé, a pu me dire que la jurisprudence commune à toutes les branches de l’islam fixe que 11 mètres minimum doivent séparer l’habitat de l’homme de celui des animaux. L’humain est souillé, voire mis en danger, surtout dans le monde de la nuit, par la proximité des animaux, qui est haram (illicite), pour le Coran.
84 Des implicites si différents, qui s’expriment par des réactions pouvant amener à la rupture du projet du jeune, doivent être repérés, travaillés, mis en mots. Il se peut que le jeune n’ose même pas exprimer son conflit intérieur, muselé par des sentiments de honte, de déshonneur, de souillure ; il portera peut-être alors d’autres accusations graves pour tenter d’échapper à ce qu’il met en avant comme une discrimination, mais qui représente surtout pour lui une menace de malédiction, indicible. En cas de blocage, proposer au jeune la médiation d’un imam peut aider, permettre de comprendre, de sortir de l’impasse.
85 Toujours à propos des animaux domestiques, je reviens sur notre culture d’ici : nous ne pouvons manquer de remarquer que, si nous parlons du chien, « meilleur ami de l’homme », nous évoquons aussi une « chienne de vie » ou un « temps de chien », démonstration de ce « capital commun symbolique » à la disposition de toutes les cultures…
86 J’ajoute une dernière observation, de C. Lévi-Strauss : ici, nous ne traitons pas les chiens comme du bétail, tandis que les pasteurs africains là-bas traitent le bétail comme nous traitons les chiens...
87 Cette différence souligne encore à quel point la relativité culturelle doit être au cœur de notre démarche de pensée, si nous voulons nous comprendre transculturellement. Et pour la continuer, je me centre maintenant sur le vécu des jeunes mna lorsqu’ils arrivent. Beaucoup d’implicites qui ne cadrent pas avec leur univers d’origine jalonnent leur découverte du monde nouveau.
88 – L’EUROPE. Certains jeunes, africains notamment, ont la France pour but, mais pour les jeunes Asiatiques, la destination est plus généralement l’Europe, sans qu’ils sachent précisément où, c’est le plus souvent le passeur qui détermine le pays d’arrivée, en fonction de ses réseaux.
89 Ils découvrent souvent un certain temps après leur arrivée que l’Europe est constituée de beaucoup de pays différents (28 dans l’Union européenne), et de langues différentes (alors que les États-Unis, autre référence internationale, sont un seul pays, une seule langue).
90 – LES SAISONS. Les jeunes Africains, Indiens, Bangladais, Pakistanais ou Sri Lankais ne connaissent l’hiver et le froid que par la télévision, et en souffrent terriblement à leur arrivée. Ils ne connaissent pas non plus l’alternance de saisons bien différenciées, ni la façon de s’habiller pour s’y adapter. Une grosse chaleur comme un grand froid peuvent les amener à se désespérer, pensant que ce sera « toujours comme ça »...
91 – UN MONDE DE BLANCS. Pour les jeunes de couleur, débarquer dans un monde de Blancs est un choc culturel. Un jeune Pakistanais m’a expliqué que lorsqu’un Blanc arrivait dans les environs de leur village, ils se précipitaient tous pour voir cette curiosité. En effet, être albinos en milieu où la peau est foncée, c’est-à-dire être différent, représente dans la société traditionnelle un lien particulier aux ancêtres, qui donne un statut spécial qui peut être protecteur ou dangereux, et que l’on s’efforce de maintenir positif par des attentions spéciales. Arrivés en Europe, les jeunes migrants de couleur voient beaucoup de Blancs partout, ce qui nécessite donc une certaine attention, et ce d’autant qu’ils n’arrivent pas bien à les distinguer les uns des autres ; pour eux au début, nous nous ressemblons tous, et cela rend difficile le repérage des différents interlocuteurs, m’ont confirmé des jeunes Bangladais que je recevais en petit groupe.
92 – LA MIXITÉ. Beaucoup de jeunes (d’Afghanistan, Pakistan, Bangladesh notamment) viennent de pays où la cloison est étanche entre les deux sexes, où très tôt les garçons n’ont plus le droit de parler aux filles – avec accès cependant, après la puberté, à des femmes que l’on n’épouse ni ne respecte. Arrivés dans un monde où les deux genres se côtoient au quotidien, les garçons n’osent pas s’adresser aux jeunes filles, ou, défense strictement inverse, le font de façon très crue, ne sachant gérer l’excitation que peuvent provoquer la proximité au quotidien en même temps que l’exposition à la vue de corps beaucoup moins couverts qu’au pays – l’habit traditionnel, de forme ample, dissimule le corps, aussi bien pour les hommes que pour les femmes.
93 Certains jeunes, pris dans leur implicite natif, peuvent décoder cette offre au regard comme signifiant que l’accès est possible, sans contrainte de respect. Je connais au moins deux jeunes pour lesquels il a fallu s’adresser à la psychiatrie car ils n’étaient pas en état de contrôler les pulsions dont leur corps était ainsi assailli. Il faut avoir en tête que la difficulté est encore accrue en période de RAMADAN, période où il est encore plus illicite, interdit (haram), d’être en situation de tentation. Plus d’un jeune m’a expliqué ne pas vouloir partir en vacances le mois du ramadan (qui a lieu l’été depuis plusieurs années), pour ne pas risquer d’être en état de péché par tentation, à la plage en particulier. Pour gérer puis intégrer ce fort décalage culturel, il faut du temps, et la présentation du monde à petites doses déjà citée.
94 – LES JEUNES FILLES ET LES FEMMES. Quant aux jeunes filles qui viennent elles aussi d’une éducation très stricte, de pays où le corps ne s’expose pas, où elles ont pu être voilées pour certaines, la situation n’est pas toujours simple non plus : elles peuvent porter ici des tenues vestimentaires hardies, sans s’en rendre compte, ayant du mal à gérer à la fois mode, féminité, liberté et pudeur, en même temps qu’elles s’effarouchent des approches des garçons. Elles ont besoin elles aussi d’être aidées dans la découverte et le décodage du nouveau contexte, à petites doses.
95 Rencontrer beaucoup de femmes, et des femmes jeunes, habillées à l’occidentale, dans des postes de responsabilité – les référentes socio-éducatives par exemple – est aussi une découverte pour ceux qui viennent de groupes communautaires où la femme n’a pas d’autorité sociale. Au sein de la famille, le rôle de la mère, des sœurs aînées, des tantes, des grand-mères, peut être important, mais c’est un rôle matériel et affectif, pas un rôle décisionnaire. Certains jeunes peuvent avoir des réactions de refus plus ou moins subtilement exprimé, ou tenter de passer sur le plan essentiellement affectif, comme en famille, pour s’y retrouver.
96 Aussi, se présenter et présenter ses missions institutionnelles, puis tenir la « bonne présence », tranquillement en même temps que clairement est, surtout lorsqu’on est une jeune femme, le moyen de poser le cadre de la relation éducative, dans laquelle le jeune apprendra à s’inscrire.
97 Dire son appartenance à une équipe, à un service, mentionner l’existence et le recours possible à une hiérarchie – trianguler la relation – est aussi un élément important, pour se sentir moins seule, et pour que le jeune prenne conscience de la dimension institutionnelle qui motive notre action.
98 – L’AIDE SOCIALE À L’ENFANCE. Les jeunes ne connaissent pas l’institution ase lorsqu’ils arrivent. Ou, s’ils en ont entendu parler, c’est en termes de « recettes » – parfois d’injonctions – transmises au pays ou en route, par les passeurs ou les compatriotes, sur ce qu’il faut dire/ne pas dire, ou faire/ne pas faire, pour pouvoir y entrer. Ils ne savent en général pas la différence de rôle entre le service public et le secteur associatif. S’ils ont pu entendre parler d’associations par des humanitaires qu’ils ont rencontrés dans leur pays avant de partir, ou sur leur chemin d’exil, ils n’ont en général aucune notion du service public institutionnel.
99 – LEUR RÉPRESENTATION DES ADULTES, de ceux qu’ils rencontrent dans les services sociaux, et en particulier à l’ase ou dans les lieux qui en dépendent, varie sur une échelle qui peut aller du « bon humanitaire », qui va forcément les aider, jusqu’au « méchant », qui ne le veut pas. Ils ont du mal à délimiter les contours de l’action des différents intervenants, en fonction de l’institution pour laquelle ils travaillent et de la mission qui leur est impartie.
100 Aussi aider le jeune à sortir d’une compréhension essentiellement affective – positive ou négative – du rapport entre lui-même et ses interlocuteurs institutionnels – en référence au seul modèle familial ou communautaire qu’il a pu connaître jusque-là – est une étape indispensable à partir de laquelle il pourra mieux se situer ici, situer son référent puis envisager avec lui un déroulement de projet dans la réalité. Leur donner accès au « dictionnaire transculturel » facilite leur prise d’autonomie.
101 – L’ÉCOLE. En ce qui concerne la scolarisation, il me semble important de souligner deux points. D’une part le système scolaire et la dénomination des cycles ou des années de classe n’est pas partout la même à travers le monde, aussi la nôtre doit-elle être explicitée, beaucoup de jeunes n’ont pas de repères suffisants pour s’y retrouver. Pour nous aider, eux et moi, à faire ce décentrage, je commence par leur demander de m’expliquer le système scolaire d’où ils viennent, c’est ainsi que j’ai pu constater les variations qui existent d’un pays à l’autre.
102 D’autre part, certains arrivent avec le rêve de faire des études classiques très poussées, alors que seule la branche professionnelle courte peut donner accès au contrat jeune majeur, alors que cette orientation professionnelle courte, et en apprentissage de préférence, est la condition pour pouvoir obtenir un document officiel qui leur permette de travailler. De plus, pour ceux qui sont plus âgés et ont besoin d’un apprentissage accéléré du français, d’une remise à niveau, d’une sensibilisation à des techniques de base afin d’être à même de préparer à échéance courte une qualification en alternance, la formation a souvent lieu en dispositif interne à la prise en charge, pas à l’école publique, avec le commun des élèves, ce qu’ils peuvent vivre comme une discrimination.
103 Alors, la marge de choix s’avère étroite… Mais lorsqu’on leur explique, et qu’ils arrivent à entendre, qu’il est possible en France de faire des études par étapes, comme les étudiants d’ici qui ne sont pas riches, d’abord pour accéder à un « métier alimentaire », qui ensuite, en alternance ou en cours du soir, leur permettra de poursuivre les études dont ils ont envie et qu’ils pourront ainsi financer, ils retrouvent espoir et confiance en leur avenir. Car les jeunes migrants ont besoin de pouvoir rêver, comme tous les enfants, comme chacun de nous, pour avancer. Je connais plusieurs jeunes filles qui, à partir d’un cap d’aide à la personne, ont préparé un concours d’aide-soignante puis d’infirmière. Plusieurs garçons aussi qui, après un cap, ont fait un bac pro puis un bts, et même un diplôme d’ingénieur pour l’un d’entre eux.
104 – LE WEEK-END. En ce qui concerne le temps libre, la majorité des jeunes ne connaissent pas la notion de week-end, fin de semaine de deux jours consacrés à la détente, qui est devenue une habitude ici : jusque-là, pour la plupart d’entre eux, le seul jour de repos et de prière était le dimanche pour les chrétiens, le vendredi pour les musulmans.
105 – LES VACANCES SCOLAIRES. De même l’existence et l’alternance en France de vacances scolaires fréquentes, environ tous les mois et demi, pendant lesquelles on n’a pas à travailler, est une grande nouveauté, et peut pousser à la demande de séjours de vacances, d’activités de loisir, de moyens supplémentaires pour y avoir accès...
106 – LA MODE. Pour continuer sur ce chapitre de consommation, certains jeunes ne veulent que des vêtements à la mode et des marques, qui les faisaient peut-être déjà rêver au pays, en regardant la télévision – au pays, au quotidien, la vêture est traditionnelle. L’importance de la publicité ici contribue bien sûr à cet engouement ; mais c’est surtout, me semble-t-il, le souci d’être conforme, d’être comme la majorité des pairs de l’école, de ne plus se faire remarquer, qui les met dans cette revendication – commune à beaucoup d’adolescents de notre culture, il ne faut pas l’oublier.
107 Et toujours à l’école, le fait de pouvoir avoir des livres neufs, des fournitures scolaires attrayantes, est souvent une nouveauté, source de beaucoup de plaisir.
108 – LA COMMUNICATION. De même, garçons et filles mna voudraient bien avoir tout de suite un smartphone, un ordinateur dernier modèle, comme dans les films qu’ils ont vus, comme les copains à l’école ici, ou comme ils avaient à la maison au pays pour les jeunes de milieux émergents, surtout d’Asie ; ils sont tous aussi très vite au fait d’Internet, s’ils ne l’étaient déjà. Mais ils ne connaissent souvent pas le système de la poste pour l’envoi et la réception rapide du courrier, qui les ravit lorsqu’ils le découvrent, leur dévoilant d’autres possibilités d’établir des liens à moindre coût.
109 – L’ARGENT. Tout ceci nous amène à la question des finances. Comme beaucoup d’autres adolescents confiés à l’ase, les jeunes migrants ne savent pas d’où vient l’argent qui permet de les prendre en charge ; avec de plus le mythe de l’Europe-Eldorado en tête, ils le croient sans limite, et qu’il suffit de demander pour obtenir. Alors si nous refusons, c’est que nous les discriminons, phénomène qu’ils ont eu à subir durant leur passage – je me suis rendu compte en les écoutant que, pour la plupart, la France est le premier pays d’Europe à proposer une véritable prise en charge éducative dans la durée. Aussi des explications sur l’argent ici sont-elles indispensables, et clarifient-elles beaucoup de contresens. C’est le décentrage et la présentation du monde à petites doses, au fur et à mesure, déjà évoqués plus haut, qui donnent les repérages nouveaux nécessaires.
110 – RENDRE DES COMPTES. En matière d’argent toujours, le fait de devoir rendre des comptes, démarche éducative qui permet d’apprendre à gérer son budget, n’est souvent pas bien compris, en particulier par les jeunes provenant de cultures où l’honneur est une notion forte. Ils réagissent avec susceptibilité à ce qu’ils assimilent soit à un manque de confiance, soit à ce qui peut se traduire par notre expression : « donner, c’est donner, reprendre, c’est voler », qui atteignent leur fierté.
111 Cela peut provoquer des blessures narcissiques, des ressentiments, et laisser des traces au long cours, chez des jeunes qui, pour certains, il faut le rappeler, travaillaient et gagnaient l’argent de la famille depuis longtemps, et/ou qui ont dû être autonomes tout au long du passage par terre et par mer vers l’Europe, maniant de grosses sommes d’argent (le passage coûte entre 10 000 et 15 000 euros), qu’ils ont su économiser et gérer pour payer les passeurs au fur et à mesure des étapes du voyage.
112 Aussi à l’arrivée, leur notion du coût de la vie et leur gestion de l’argent peuvent-elles être très irréalistes, et le rester longtemps. Avec de plus la confrontation à une offre abondante, après la traversée de régions de moindre niveau de vie, après les privations nécessaires pour arriver au but du voyage. Plusieurs jeunes m’ont dit qu’entre eux ils pensent que notre salaire est d’au moins 10 000 euros par mois. Il n’est pas rare que des jeunes arrivés assez récemment se plaignent de s’être fait voler des sommes pouvant aller jusqu’à 450 euros pour celui qui m’en a parlé, reste des sommes économisées pour payer les passeurs, comme s’il était question de sommes habituelles, comme si c’était de l’argent de poche.
113 Des explications simples, lorsque cette sensibilité d’honneur doublée de malentendus culturels est repérée, peuvent apaiser les tensions, éviter des blessures d’amour-propre, des incompréhensions de toutes sortes, et redonner un cadre mieux ancré cette fois dans la réalité matérielle et culturelle d’ici.
114 – LE RETOUR AU STATUT D’ENFANT. Certains jeunes étaient déjà chefs de famille au pays ; en majorité ils sont des garçons, ce qui donne des droits forts dans la société traditionnelle ; ils sont partis seuls, responsables d’eux-mêmes ; ils viennent de traverser le monde en roue libre, ils ont dû faire face seuls aux exigences et aux dangers du parcours d’exil ; ils ont pour certains continué d’être ici livrés à eux-mêmes, durant un temps prolongé avant d’intégrer un foyer. Or, à partir de là, d’un seul coup et pour tout le temps restant de leur prise en charge de mineurs, ils sont considérés comme des enfants, tout comme les autres jeunes d’ici de leur âge. Pour eux, devoir demander l’autorisation ne serait-ce que pour sortir ou rentrer plus tard, se la voir le cas échéant refusée et devoir obéir, devoir rendre des comptes, constitue un atterrissage brutal lorsque l’on pense de surcroît arriver dans un monde où tout est permis, accessible, possible.
115 En même temps, ce statut d’enfant, qu’ils découvrent ici dans la relation éducative, ne s’inscrit pas dans une relation fortement chargée affectivement que l’on peut « négocier », comme c’était le cas en famille, avec maman en particulier, alors même que la référente est une dame, de l’âge de maman, parfois plus jeune… Ce statut d’enfant définit des droits mais aussi des devoirs, il colle à la peau dans tous les domaines de la vie : c’est un revers de situation auquel il peut être difficile de faire face pour certains jeunes. Aussi les aider à se décentrer, à accepter les nouvelles règles du jeu s’ils veulent faire partie de ce jeu ; expliquer la place de l’enfant ici, en référence à la Convention internationale des droits de l’enfant ; dire le cadre, ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas : cette initiation aidera le jeune à comprendre, à se situer, à admettre, même s’il a du mal. Ou à se démettre, ce qui peut arriver : des jeunes ne se manifestent plus du jour au lendemain, ou parfois téléphonent d’un autre pays pour dire qu’ils ont préféré tenter leur chance ailleurs…
116 – LE RAPPORT À LA RÉALITÉ. Les jeunes migrants connaissent souvent mal la géographie (comme bien des jeunes Européens…). Alors, en arrivant dans cette Europe inconnue, comment se repérer ? La référence aux affirmations du passeur ou le recours aux compatriotes sont souvent pour eux la seule solution, au risque de désinformation. Par la suite, le fait de s’accrocher aux idées colportées plutôt qu’aux faits s’explique au moins de deux manières. D’une part le rêve est souvent plus fort que la réalité ; si un compatriote essaie de dire la difficile condition du migrant en Europe (Diomé, 2003), c’est qu’il n’est pas gentil, m’a dit un jeune, c’est qu’il veut vous empêcher de profiter vous aussi de cet Eldorado, c’est qu’il ne veut pas partager avec vous.
117 D’autre part, quelle que soit la latitude d’origine, un compatriote ayant migré, rencontré au pays avant le départ, ou sur le parcours d’exil, ou en France, n’arrive le plus souvent pas à dire combien il est difficile de s’implanter en Europe. Sans doute est-il question de protéger sa dignité. En général le message du compatriote « initié » est qu’en Europe, c’est très dur, il faut travailler beaucoup, mais qu’à ce prix on y arrive, on y est bien, on gagne bien sa vie. Rien sur les démarches à faire pour pouvoir vivre en règle en Europe, rien sur les dangers, les exploitations, les mensonges, les tricheries, les abus des passeurs, rien sur les réactions de rejet, de mépris, qui blessent, humilient. Plus d’un jeune m’a dit qu’il s’attendait à être accueilli à bras ouverts, pensant que tout le monde était gentil en Europe, en référence aux propos de celui qui l’a fait venir, ou sur le modèle des humanitaires qui interviennent au pays.
118 Plusieurs m’ont dit ne pas avoir su qu’il fallait des papiers pour pouvoir rester en Europe, persuadés qu’il suffisait d’y être arrivé. De jeunes Afghans m’ont raconté comment le passeur les avait laissés en Normandie en disant que c’était l’Angleterre. Il leur a fallu du temps avant de bien comprendre la situation…
119 – LA COMMUNAUTÉ D’ORIGINE. En ce qui concerne les liens entretenus avec elle, j’ai pu constater deux mouvements : le plus souvent, un besoin de lien fort, qui contient, rassure, sans doute parce que le cadre interne ne donne pas accès à la compréhension des codes du nouvel environnement, et que le cadre externe ne permet pas encore de se repérer. De surcroît, là où un contrôle exacerbé avait permis de faire face pendant le passage, le sentiment de perdre la maîtrise des situations ici est très déstabilisant : seuls, ils ne peuvent déchiffrer tout ce qui se passe, tout peut devenir menaçant, la pensée peut avoir du mal à fonctionner, il y a besoin d’un espace de repli. Alors la tutelle du groupe de compatriotes vient servir de cadrage, qui pourra progressivement être intériorisé. Mais lorsque des compatriotes ont contribué à la maltraitance pendant le passage, à l’attaque de la capacité de confiance, le refus de tout contact avec tout ce qui et tous ceux qui viennent du pays, peut être fort, et renforcer le vécu de rupture. Cette position de défense peut amener à « faire comme si » tout était parfaitement compris, et peut se payer du prix d’un isolement, d’une fragilisation qui peuvent provoquer de profondes souffrances psychiques.
120 – PARIS. Beaucoup de jeunes veulent rester à Paris, persuadés qu’à l’image de là d’où ils viennent, sorti de la grande ville, c’est le désert. D’autres pensent qu’on veut les faire partir pour les « larguer ». Pour d’autres, c’est une marque de non-considération, voire de discrimination, lecture qui peut parler de résurgences de transfert culturel historique : « Mon grand-père s’est battu pour la France, alors j’ai le droit de rester à Paris, j’ai droit au respect, j’ai le droit de choisir où je veux vivre. » Cette posture me semble aussi relever d’un mécanisme de défense par déplacement (manifester ma colère contre ceux qui m’accueillent plutôt que contre ce qui m’a poussé à quitter mon pays et les miens, contre ceux qui m’ont maltraité pendant le voyage). Il est important alors pour le professionnel de ne pas être en réaction, mais de se mettre en position de méta-communication (le préfixe méta signifie « ce qui dépasse, englobe, un objet de pensée, une science »), pour aider le jeune à percevoir que ce mode de défense, qui signe une blessure, ne l’aidera pas à gérer la souffrance personnelle qu’il dit peut-être ainsi mais qui peut l’aggraver.
121 – LA VIE RURALE. À l’inverse, certains jeunes veulent absolument quitter Paris et leur communauté, se réfugier à la campagne, dans une famille. Mais pour les jeunes qui viennent de leur communauté villageoise, comme pour ceux qui ont grandi ou zoné depuis longtemps dans les grands centres urbains ou les ports, qui plus est en groupe, le rêve du refuge à la campagne est vite battu en brèche ; le jeune éprouve à quel point, à la différence de ce qu’il imaginait, il peut être angoissant, voire insurmontable, de vivre dans l’isolement géographique que suppose le plus souvent la vie rurale ici.
122 Il ne pouvait en avoir conscience, il ne pouvait pas se représenter un mode de vie qui n’a rien à voir avec celui qu’il a en tête, celui de son lieu d’origine où, comme me l’a expliqué un jeune Bangladais, on connaît tout le monde à 10 km alentour, de même que tout le monde vous connaît et intervient le cas échéant. Une fois qu’ils sont à la campagne ici, c’est l’impossibilité de s’y adapter qui démontre l’importance du problème ; aussi vaut-il mieux bien explorer le contexte d’origine ainsi que les représentations du jeune, au moment de la recherche d’orientation.
123 – LE PRINCIPE DE RÉALITÉ. Il peut cependant arriver que, malgré les informations données par les travailleurs sociaux ici, certains jeunes aient du mal à « atterrir », à se mettre dans une autre logique que celle de l’illusion qui les tenait jusque-là. Alors ils ne prennent vraiment conscience que tardivement, et douloureusement, à l’approche de la majorité, de toutes les conditions à remplir, des démarches administratives à entreprendre, longues, jamais gagnées d’avance, pour pouvoir rester. D’autres jeunes, à l’inverse, n’ont que « les papiers » en tête, et cette hantise fait blocage, empêchant toute véritable communication, tout déroulement de projet. Pour comprendre ces réactions, il faut revenir sur les psycho-traumas qui ont pu être vécus au pays et/ou sur le parcours d’exil.
124 – L’ALLIANCE. Il est des jeunes avec lesquels l’alliance a du mal à se construire, car la conjonction de facteurs innombrables pèse trop lourd, bloquant la possibilité de comprendre le nouveau cadre culturel, le sens de la mission des professionnels de la protection de l’enfance et de ses limites, par rapport à ce qu’ils attendent, se représentent, éprouvent, sans pouvoir le communiquer. Ces vécus indicibles peuvent rendre l’échange avec certains jeunes très complexe. On peut reconnaître parfois un mécanisme de défense fréquent chez les enfants d’ici ayant souffert de graves maltraitances : la société leur doit protection et réparation pour tout ce qu’ils ont enduré. Je pense notamment aux jeunes ayant vécu longtemps dans les dangers de la rue, dans la survie, dans la maltraitance devenue banale au quotidien, à ceux qui ont dû se cacher, ou qui ont vécu la prison, ou la guerre, à ceux qui ont mis des années de galère pour parvenir enfin en Europe, à ceux qui sont bloqués par tout ce qu’ils ne peuvent pas dire, parfois ne plus sentir.
125 – LE DÉPLACEMENT, OU MÉCANISME DE DÉFENSE. Il peut aussi arriver que, bien que l’alliance ait pu s’établir, les complications des démarches, de l’adaptation culturelle, les obligations, les échéances, les attentes, provoquent chez le jeune, à certains moments de la prise en charge, un retour d’agressivité ou de méfiance qui peut dérouter. Il est alors très aidant pour le professionnel de penser qu’après tout ce que ce jeune a enduré, ne serait-ce que pendant le passage, il est moins dangereux pour lui d’être en colère contre son référent, il n’y risque pas sa vie. Ce mécanisme de défense déjà cité, le déplacement, témoigne d’un bon niveau d’élaboration psychique – rappelons encore que les mécanismes de défense nous viennent, ils ne nous sont pas conscients, nous ne les choisissons pas.
126 Dans la traversée de tels moments difficiles, lorsque le professionnel arrive à se décentrer, à ne pas prendre pour lui ces projections négatives, le travail qui se poursuit ensemble malgré les heurts peut aussi contribuer à renforcer la capacité de confiance encore défaillante du jeune : il faut en effet que le référent ait acquis suffisamment de crédit à ses yeux pour que le ou la jeune parvienne à lui dire ce qu’il ressent, que ce soit la colère, le chagrin, la perte d’espoir ou de confiance, le sentiment d’injustice, de trahison, d’abandon ; quand de plus la culture d’origine a appris à refouler l’expression de telles émotions.
127 La capacité du professionnel à accueillir ce qui peut prendre la forme d’assauts parfois rudes, en faisant le petit pas de côté du décentrage, lui permet d’être affecté – de rester humain – sans être trop blessé. Cela lui permet de pouvoir restituer au jeune ses éprouvés, mais apaisés, modulés, transformés par le travail mené ensemble, et c’est déterminant : le jeune peut alors intégrer ce qui lui revient, tolérable cette fois, et arriver à penser ses émotions en termes de conflits d’ambivalence – l’ambivalence est précisément le fondement de la vie pulsionnelle, la base d’un fonctionnement psycho-dynamique plus solide parce que plus souple.
128 Ainsi, au fur et à mesure de la découverte par le jeune migrant d’une culture différente, il peut apprendre – en même temps que nous – à se décentrer, à concevoir et à vivre l’altérité, à s’accorder avec la culture d’accueil, sans perdre celle de ses origines. Apprendre ensemble à communiquer avec des références autres, à nous « entendre ».
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