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Article de revue

Trafic des enfants dans les champs de cacao (cas de Soubré en Côte d’Ivoire)

Pages 187 à 202

1 L’Afrique de l’Ouest fournit plus de 70 % de la production mondiale de cacao, 38 % pour la Côte d’Ivoire, 21 % pour le Ghana, 5 % pour le Cameroun et 5 % pour le Nigeria, selon le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest et l’Organisation de coopération et de développement économiques (csao/ocde, 2009). La Côte d’Ivoire et le Ghana sont les deux plus grands producteurs mondiaux et cumulent 80 % de la production totale de l’Afrique de l’Ouest.

2 On produit aussi du cacao au Togo, en Sierra Leone et au Liberia, mais en quantité moindre. Le cacao est la principale exportation agricole de la région et représente près de la moitié des recettes totales – 46 %, soit 4 milliards usd en 2006 selon csao/ocde (2009). En raison de l’importance commerciale du cacao, les gouvernements, et plus particulièrement ceux du Ghana et de la Côte d’Ivoire, tiennent à s’assurer que la chaîne d’approvisionnement fonctionne bien et réponde à la demande et aux exigences internationales. Les consommateurs étant aujourd’hui de mieux en mieux informés, les sociétés chocolatières ont à cœur de montrer qu’elles ont un comportement éthique et se conforment aux normes internationales, d’où l’attention croissante qui est portée aux pratiques de production, notamment à l’utilisation du travail des enfants.

3 En référence à la csao/ocde (2011) dans toute l’Afrique de l’Ouest comme dans de nombreuses autres régions du monde, les enfants travaillent traditionnellement aux côtés de leurs parents pour produire des cultures marchandes ou nourrir la famille. Ils travaillent aussi dans la pêche, les mines et les carrières et dans les zones urbaines, principalement dans le secteur informel comme portiers, vendeurs itinérants ou domestiques, ainsi que dans de petites usines, des bars ou des boutiques.

4 Il convient de souligner que tous les travaux effectués par des enfants ne leur sont pas préjudiciables ou ne correspondent pas à la définition du travail des enfants, et que l’apprentissage, pour contribuer à la vie de la famille et de la communauté et pour gagner sa vie et devenir indépendant, fait partie intégrante du développement d’un individu et de la réalisation de son potentiel.

5 Néanmoins, nombre d’enfants sont employés dans des activités dangereuses qui ont des effets néfastes sur leur développement, leur éducation et leur bien-être ; on rappelle les définitions internationales du travail des enfants élaborées par l’Organisation internationale du travail (oit, convention 182). Les personnes qui n’ont pas de travail décent pouvant assurer leur subsistance sont nombreuses en Afrique de l’Ouest, ce qui les pousse à migrer au sein des pays de la région et d’un pays à un autre, parfois de façon saisonnière et parfois pour s’installer ailleurs à titre temporaire ou permanent (csao/ocde, 2011). Des enfants et des jeunes accompagnent leurs parents dans ces migrations ; beaucoup voyagent aussi seuls à la recherche de travail et sont la cible privilégiée des trafiquants. Bien que le nombre d’enfants scolarisés en Afrique de l’Ouest ne cesse d’augmenter, beaucoup de communautés dans la région n’ont toujours pas d’école et il y a une pénurie massive d’enseignants qualifiés, en particulier ceux disposés à travailler dans des zones reculées où les conditions sont difficiles (csao/ocde, 2011). Nombre d’adultes en Afrique de l’Ouest ne sont jamais allés à l’école, les programmes scolaires ne sont pas toujours considérés comme adaptés et la qualité médiocre de l’éducation fait que les parents craignent souvent que leurs enfants ne réussissent pas à l’école ou bien qu’ils n’apprennent pas à cultiver la terre et soient de ce fait incapables de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Certaines familles n’ont pas les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école et certains enfants particulièrement vulnérables sont orphelins ou ont perdu de vue leur famille.

6 La traite d’êtres humains est une forme de criminalité organisée internationale assimilable à de l’esclavage moderne qui rapporte des milliards de dollars. Ses victimes sont recrutées et emmenées d’un pays ou d’une région à l’autre par des trafiquants qui utilisent la tromperie ou la contrainte. Elles sont privées de leur autonomie, de leur liberté de mouvement et de leur libre arbitre, et soumises à différentes formes de maltraitance physique et psychologique. « L’expression “traite des personnes” désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force […] aux fins d’exploitation » (protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, 2000). Il existe trois formes principales de traite d’êtres humains : la traite aux fins de travail forcé ; la traite aux fins d’exploitation sexuelle ; le trafic d’organes. À cela vient s’ajouter un phénomène étroitement lié : le trafic de migrants, qui voit des malfaiteurs faciliter, afin d’en tirer un avantage financier ou matériel, l’entrée illégale de personnes dans des pays dont elles ne sont ni des ressortissants ni des résidents permanents. Une fois payée l’intégralité de la somme due pour le passage, la relation entre le migrant et le trafiquant prend généralement fin. La traite d’êtres humains est un crime au regard du droit international et de nombreux systèmes juridiques nationaux et régionaux. Étant donné la complexité de ce problème, plusieurs stratégies doivent être mises en place à différents niveaux afin de limiter ce phénomène. Et ces stratégies sont étudiées par les criminologues, les économistes et surtout les experts de la police internationale Interpol (2004). Des études de l’institut international de l’agriculture tropicale ou iita (2011) au Ghana et en Côte d’Ivoire ont fait apparaître que sur la totalité des enfants qui vivaient dans des exploitations de cacao, près de la moitié ont été embauchés au moins une fois pour un travail dangereux (porter des charges lourdes, pulvériser des pesticides ou des engrais, couper des arbres). En outre, certains de ces enfants ont été victimes de trafic en provenance d’autres régions du pays ou de pays voisins, pratiques reconnues comme criminelles par les conventions internationales (oit, convention 182).

7 Le problème du travail des enfants en Afrique de l’Ouest est complexe. C’est un phénomène répandu qui doit s’interpréter dans le contexte général du développement économique, de la pauvreté et de la démographie. Sur une population totale de 320 millions de personnes, près de la moitié ont moins de 15 ans (csao, 2011). Les facteurs socio-économiques qui influent sur l’utilisation et l’exploitation des enfants sont notamment la pauvreté et le manque de moyens de subsistance durables, les faibles perspectives d’avenir pour la jeunesse, certaines structures de pouvoir et pratiques traditionnelles, les systèmes juridiques et les carences des systèmes éducatifs. La population de l’Afrique de l’Ouest est à majorité rurale et près de 60 % des emplois sont liés à l’agriculture d’où provient une proportion considérable des revenus générés dans la région selon le csao/ocde (2011). Les enfants qui travaillent viennent généralement de familles, de communautés et de pays pauvres qui leur offrent peu de chances d’étudier et de trouver un emploi. Les normes culturelles et les évolutions des pratiques traditionnelles interviennent également et les situations diffèrent d’un pays à un autre, voire entre des régions et des groupes ethniques différents au sein d’un même pays. Ce sont là quelques-unes des facettes de la complexité du problème du travail des enfants. Cela confirme qu’il faut dans chaque cas analyser avec soin la situation avec la participation active de la population concernée. Il est crucial d’éviter de rechercher une solution universelle, bien que le travail des enfants doive être considéré comme le révélateur d’une situation générale d’injustice. Il faut donc agir « en amont » au niveau national et international et aussi « en aval » dans les familles et les communautés pour enclencher et pérenniser des changements qui servent l’intérêt supérieur des enfants concernés.

8 Près de 7,5 millions de personnes sont employées dans la production de cacao ouest-africaine, principalement dans de petites exploitations familiales de 5 hectares en moyenne (csao/ocde, 2011). L’exploitation du cacao requiert une main-d’œuvre très importante et les producteurs sont soumis à de fortes pressions de réduction des coûts. Lors des pics de production, tous les membres de la famille sont impliqués, y compris les enfants. Les enfants travaillent habituellement dans les exploitations de leurs parents ou de leur famille, sur une base régulière, ce qui ne peut pas en soi être considéré comme relevant du travail des enfants, à moins que les tâches ne soient dangereuses ou n’empêchent leur scolarisation. Dans certaines zones, il est aussi courant que des enfants travaillent comme ouvriers salariés intérimaires dans les plantations. L’étude montre les problèmes dans la cacao-culture en Côte d’Ivoire.

9 La théorie des habitudes de vie ou habitudes culturelles va rendre ce trafic comme un fait d’habitude et un fait délinquant d’habitudes de vie. Ainsi, pour Cohen et Felson (1979) et Felson (1987), ce n’est qu’un élément de l’ensemble des théories mettant l’accent sur les occasions de commettre des actes illégaux. Les travaux auxquels nous faisons référence s’étendent des Pays-Bas avec Van Dijk et Steinmetz (1979), Van Dijk, Mayhew et Killias (1991) au Canada anglais (Brantingham et Brantingham), en passant par le Canada français Cusson (1983, 1993) et les États-Unis (Hindelang, et coll., 1978). La convergence remarquable de ces théories est analysée par Cusson (1986) et Fattah (1991). La théorie des habitudes de vie vaut surtout pour les crimes dits « prédateurs » (essentiellement les crimes qui font des victimes directes). Elle soutient que trois éléments sont nécessaires à la commission de tels crimes : un délinquant potentiel, une cible convenable et l’absence de gardien. La théorie énonce qu’un délinquant doit trouver une cible, en l’absence de gardien. Tout ce qui va à l’encontre de la convergence de ces trois éléments tend à réduire la criminalité. Cela signifie que les taux de criminalité peuvent augmenter ou diminuer sans que varie le nombre de délinquants, dès lors qu’il y a davantage de cibles ou que les délinquants peuvent les atteindre plus aisément, en l’absence de leurs gardiens. Par exemple, même avec un nombre constant de jeunes garçons (délinquants éventuels ou plausibles), on peut s’attendre à un accroissement du nombre d’infractions. Tout comme la théorie de l’offre et de la demande en vient à restaurer la complexité du comportement économique, la présence de trois éléments de base dans la délinquance prédatrice nous éloigne du monde simple, pour lequel ce qui est vrai pour les délinquants individuels l’est également pour les collectivités. Pour ne citer qu’un exemple, les nouvelles théories sur les opportunités tiennent compte de la répartition géographique des délinquants, des cibles et des gardiens potentiels. Elles tiennent également compte du fait que le vol est facilité par la présence de jeunes garçons à proximité de biens de valeur et aisément transportables. On peut tirer des écrits sur la prévention du crime (Clarke, 1992), des exemples patents d’erreurs de généralisation, comme on le verra. L’étude présente les intérêts économiques et sociaux qu’il y a à lutter contre le trafic de main-d’œuvre infantile dans la cacao-culture en général et dans une zone productrice la Côte d’Ivoire particulièrement.

10 Les objectifs spécifiques consistent à la présentation des intérêts socio-économiques en jeu, de la complexité qu’il y a à lutter contre le travail des enfants dans la cacao-culture et à proposer des pistes de résolution. Quant à l’hypothèse de recherche, elle affirme que ce trafic est un fait culturel existant entre les pays pourvoyeurs et les pays réceptionneurs. Les hypothèses spécifiques affirment que le trafic est un comportement culturel et qu’il se déroule entre un pays qui offre et l’autre qui demande. Les questions de recherche sont les suivantes : en quoi consistent les intérêts socio-économiques du trafic des enfants dans la cacao-culture ? Pourquoi la lutte contre le trafic s’avère-t-elle complexe ? Que faut-il envisager pour contrecarrer les contrebandiers ?

Méthodologie

11 Soubré est situé dans le Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire. Nous nous sommes rendus sur le terrain de la recherche. Selon le recensement général de la population et de l’habitat (rgph, 2014), Soubré représente 12,9% de la production de café et cacao et occupe la première place en matière de production de ce binôme. Le peuplement du département de Soubré est d’origine diverse. Les Bakoué, les Bétés et les Kouzié constituent les autochtones du département de Soubré et font partie du groupe Krou. Les allochtones et allogènes issus des différents groupes ethniques sont essentiellement constitués d’Akans (Baoulé, Agni, Abron Abey, Attié, Ebrié), de Voltaiques (Sénoufo, Tabgbana, Lobi, Koulango, Djimini, Nafana), Mandé (Malinké, Yacouba, Toura, Gouro). Les communautés non ivoiriennes proviennent en grande partie du Bénin, Burkina-Faso, Niger, Ghana, Nigeria, Togo, Sénégal, Liban. Ces communautés ont immigré dans le département de Soubré depuis l’époque coloniale.

12 L’économie du département repose essentiellement sur quatre cultures de rente que sont le café, le cacao, le palmier à huile et l’hévéa appuyées par des structures de développement ainsi que des cultures vivrières que sont le riz, le maïs, le manioc, la banane plantain et l’igname. Elles sont essentiellement destinées à l’auto- consommation et à la commercialisation. En vue d’assurer la pérennisation des cultures pérennes et vivrières, des projets sont initiés par l’État avec l’encadrement de l’agence nationale du développement rural (anader), le centre national de recherche en agronomie (cnra) et certaines compagnies étrangères.

13 La diversité des origines des populations, des différences socioculturelles et les intérêts économiques contradictoires relativement à l’exploitation effrénée des sols constituent un véritable terreau favorable au trafic des enfants. Au nombre de ceux-ci on distingue les trafics humains entre allochtones et autochtones, entre allochtones et allogènes de la cedeao. Le département de Soubré est une circonscription administration riche de ses potentialités agricoles et forestières, mais qui demeure handicapée par des conflits fonciers et surtout la contrebande des êtres humains.

14 En vue de toucher la population d’étude, nous avons bénéficié à cet effet, d’autorisations des ministères suivants : Défense, Intérieur, de l’Économie et des Finances et de l’Agriculture. Nous avons décidé de choisir aléatoirement 50 individus repartis comme suite : 10 forces de défense et de sécurité (10 gendarmes), 10 producteurs, et 30 enfants dans la cacao-culture d’un âge compris entre 9 et 14 ans.

15 Durée de l’étude

Tableau 1 : la répartition du travail dans le temps

Activités Périodes d’exécution
Réalisation des outils de recherchésmars 2012
Revue documentaire19 mars-30 mars
Collecte des données15 avril-29 avril 2013

Tableau 1 : la répartition du travail dans le temps

Source : l’étude

16 Pour mieux élargir notre compréhension nous nous sommes entretenus avec nos participants soit dix entretiens sur chaque phase, l’ensemble des phases étant de deux nous avons effectué alors deux phases fois dix entretiens par phase, vingt entretiens. Pour ce qui concerne les questionnaires nous sommes entrés en contact avec chaque catégorie, nous avons échangé sur différents items liés soit à leur participation en tant qu’acteurs témoins ou en tant que victimes. La méthode descriptive nous a permis de décrire les différentes situations du trafic dans l’enquête. La méthode d’analyse qualitative nous a permis de saisir et d’analyser les propos des participants. La méthode quantitative nous a permis de quantifier les diverses situations du trafic et du travail des enfants sur le terrain de la recherche.

Résultats

Tableau 2 : témoignages d’acteurs témoins

Convois ProvenancesNombre des rotations par semaineTotal des rotations/moisTotal rotations/année
BURKINA FASO1717 X 4 (semaines) égal à 6817 X 4 (semaines) X 12 ce qui donne : 68 X 12 égal à 816
MALI77 X 4 égal à 2828 X 12 égal à 336
NIGER66 X 4 égal à 2424 X 12 égal à 288
TOTAL DES ROTATIONS30/semaine120/mois1440/année

Tableau 2 : témoignages d’acteurs témoins

Source : l’étude

17 Les témoignages des gendarmes le montrent bien, selon le maréchal des logis de la gendarmerie nationale, M. Kouassi : « Nous voyons en moyenne passer par semaine sur l’axe principal plus de 30 convois d’enfants venant principalement du Burkina Faso, du Mali et du Niger, faites donc le calcul dans le mois soit 120 convois/mois. »

Tableau 3 : Mode opératoire selon les acteurs témoins

MARCHANDISES et provenance/semaineTRAJECTOIRE/semaineTOTAL
17 convois enfants/Burkina Faso8 par la route6 par la piste3 par la broussaille17 convois
7 convois enfants/Mali4 par la route2 par la piste1 par la broussaille7 convois
6 convois enfants/Niger3 par la route2 par la piste1 par la broussaille6 convois
Total15 convois par la route10 convois par la piste5 convois par la broussaille30 convois

Tableau 3 : Mode opératoire selon les acteurs témoins

Source : l’étude

18 Selon le maréchal des logis de la gendarmerie nationale, M. Kourouma : « Les axes routiers, les pistes, les broussailles sont les chemins utilisés par les trafiquants pour camoufler leurs produits (enfants destinés au travail dans la cacao-culture). » L’hypothèse qui sous-tend l’étude affirme que le trafic est un fait culturel et économique de longue date existant entre les pays pourvoyeurs et les pays réceptionnaires. Elle se confirme à travers les propos de certains enquêtés. Quant aux producteurs, comme M. Sery et M. Tapé, ils expérimentent leur crainte en ce sens que la main-d’œuvre se fait rare. En effet, les jeunes Ivoiriens issus de la zone de Soubré refusent le retour vers la terre d’où le besoin du service des enfants venant de l’hinterland de façon saisonnière ou définitive.

Tableau 4 : Déterminant social et économique du trafic

Exploitation agricoleActeurs travailleursSalaireBénéficiaire du salaire
Hectares de cacaoEnfantsEn dessous du SMIG fixé à 60 000 F CFAParents restés dans les zones pourvoyeuses de la main-d’œuvre.

Tableau 4 : Déterminant social et économique du trafic

Source : l’étude

19 Selon Tapé producteur de Cacao possédant une plantation de plus de 10 hectares : « Nous ne pouvons pas nous passer de ces gamins, ils travaillent efficacement et le coût de la main-d’œuvre est abordable, pour chaque hectare je ne débourse que 5.000 facs/mois pour chaque travailleur et j’en ai 10 sur mon exploitation. » Quant au producteur Konan : « Moi, je pense que tant que nos jeunes nationaux abandonneront la terre les jeunes venant de l’autre côté nous seront toujours utiles et les différentes conventions sont bonnes certes, la réalité du terrain est sociale, culturelle et économique, même le pays tout entier risque gros si l’on ne gère pas cette situation avec prudence. » Les témoignages ci-dessus montrent bien comment la gestion du trafic des enfants dans les champs de cacao à Soubré est difficile. Comment lutter efficacement contre un phénomène si on n’offre pas d’autre palliatif aux populations soumises aux pires formes de pauvreté, de déscolarisation des enfants, au manque d’un minimum de confort ? Nous pensons que les textes, les réglementations pourront toujours exister, mais si la gestion des hommes est problématique tous les efforts sont vains pour canaliser le trafic des enfants des pays de l’hinterland vers la Côte d’Ivoire et vers Soubré particulièrement. Plus grave, nous observons que des producteurs de cacao à Soubré viennent du Burkina Faso, du Mali, ou même du Niger. Ouedraogo, grand producteur de cacao dans la localité de Soubré nous a informé en ces termes : « Moi j’ai des pisteurs dans ma région au Burkina Faso, ils m’informent sur les familles disponibles à libérer leurs enfants pour venir travailler dans mes exploitations en Côte d’Ivoire ici moyennant de l’argent sur une base de confiance traditionnelle. » À la question de savoir si ces travailleurs sont sous contrat légal, le producteur nous apprend que « non, ils ne sont pas sous contrat légal c’est une histoire de famille et on se connaît tous, il est meilleur pour ces travailleurs de venir se chercher ici que de traîner au village sans rien faire avec ce temps de pauvreté ». Nous voyons là que ce trafic laisse transparaître un problème communautaire bien ancré dans les habitudes. Le producteur burkinabé nous affirme que le trafic est une histoire de famille, et cela dénote que dans les esprits des uns et des autres aucune exploitation humaine n’existe dans ce trafic. C’est donc des relations de solidarité mutuelle qui lieraient les différentes parties en face, d’une part, d’un pourvoyeur d’emploi et, de l’autre, d’un bénéficiaire d’emploi. À l’analyse le mode de pensée des communautés en face du phénomène n’est pas alarmiste, il semble être utilitaire. Ce modèle de pensée est édifié par les supposées victimes qui sont les enfants subissant les pires formes de travail si nous nous basons sur les textes. Moumouni, enfant de 13 ans affirme : « Mon père est pauvre et très malade, nous n’arrivions plus à nous nourrir convenablement, ainsi il m’a confié à tonton Ouedrago pour venir chercher de l’argent en Côte d’Ivoire afin de le soutenir au village. » Nous voyons là que l’enfant nous démontre que le producteur de cacao, Ouedrago devient un sauveur pour lui et sa famille restée au village qui vivrait dans une pauvreté extrême. Quant à la question de savoir comment ils se sont retrouvés sur place, quel trajet les enfants ont parcouru, l’information donnée par Boukary nous édifie : « Nous avons été convoyés de nuit dans un gros camion de 30 tonnes entassées comme du bétail, nous avons fait des escales au corridor routier de contrôle, là nous descendions et prenions les pistes pour contourner le corridor et on retrouvait le véhicule de l’autre côté, nous avons répété cette opération huit fois jusqu’à ce qu’on parvienne à desti-nation. Vraiment c’est épuisant. » Nous comprenons à travers ces propos que la voie par excellence du trafic est la voie routière et le mode opératoire est le contournent des corridors de contrôle. Quant à la question posée aux acteurs témoins sur les risques de corruption par les trafiquants tous à 90 % reconnaissent avoir été plus d’une fois tentés par les opérateurs vicieux du domaine. L’adjudant Comoé nous affirme que « un trafiquant m’a proposé plus de 5 millions quand il a senti que j’ai découvert ». À la question de connaître la réponse donnée par ces agents aux corrupteurs tous ont reconnu avoir décliné l’offre soit plus de 90 %. Cela étant, les réponses données par les acteurs témoins n’indexent pas leur loyauté, mais les raisons de la pérennisation du trafic semblent se situer ailleurs. Comment lutter contre ce trafic ?

Discussion

20 Il faut s’efforcer de remédier aux causes profondes du travail des enfants et de l’injustice sociale en général, de telle sorte que les conventions internationales nous rapprochent de la vision du monde dans lequel nous voulons vivre. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT, 2002), la traite des enfants est l’une des pires formes de travail des enfants. Elle est assimilée à l’esclavage et représente l’une des formes les plus intolérables d’atteinte aux droits des enfants. En Côte d‘Ivoire, l’enquête démographique et de santé réalisée en 2011 a révélé que 39 % des enfants âgés de 5 à 14 ans travaillent sur le territoire national. C’est au vu de ce triste constat que le jeudi 17 octobre 2013, un accord de coopération dans le cadre de la lutte contre la traite transfrontalière des enfants avec le Burkina Faso a été signée entre la Côte d’Ivoire et Burkina Faso. La représentante du Burkina Faso a, quant à elle, révélé que la Côte d’Ivoire demeure la destination privilégiée à cause de la longue tradition de migration. Elle a tiré la sonnette d’alarme. Ainsi, elle a levé un coin de voile sur l’état du phénomène dans son pays. Elle a révélé qu’en 2010 ce sont 588 enfants qui ont été victimes de traite. En 2011, ce sont 1 270 enfants. Quand 1 895 enfants ont été victimes du phénomène en 2012. À cet effet, le Burkina Faso fonde un espoir immense sur la signature de cet accord de coopération pour freiner définitivement les vagues de trafic des enfants. Aussi, le Burkina Faso reste convaincu que l’accord constituera un outil efficace d’élimination du phénomène. Cela montre comment le phénomène est présent et date de longtemps. Les acteurs témoins montrent la traçabilité du phénomène à travers leurs différents témoignages. Les actions concrètes sur le terrain se déroulent de façon préventive, de façon curative, ou de façon intégrée (alliant les deux aspects). Elles sont menées soit par l’État, soit par les partenaires techniques et institutionnels locaux ou étrangers. Les actions préventives sont : le stcp (Programme de développement durable des cultures pérennes) en œuvre depuis 2003, qui effectue un travail de sensibilisation sur le terrain par la méthode des champs-écoles paysans, avec notamment comme thème « le travail des enfants ». Les partenaires impliqués sont : l’État de Côte d’Ivoire, la filière cacao, l’iita (International Institute for Tropical Agriculture) et la wcf (World Cocoa Foundation) ; le projet serap, mené par l’industrie locale du cacao en 2006, visant notamment à sensibiliser les coopératives au respect des normes sociales et environnementales : plusieurs milliers de producteurs ont été sensibilisés ; ici (International Cocoa Initiative), à l’œuvre depuis 2000, notamment compétent en matière d’appuis institutionnels (ateliers d’élaboration de textes, formation d’agents de l’administration, formation de journalistes, etc.) ; le programme de lutte contre le travail des enfants mené par ifesh depuis 2005, par le biais de l’installation de comités villageois, la sensibilisation et l’éducation formelle ou informelle. Le projet llte (lutte contre la traite et le trafic des enfants) de la gtz : en œuvre depuis 2000, il effectue un travail de sensibilisation et de formation, notamment par l’installation de et la formation de comités villageois, le renforcement des capacités des comités départementaux de lutte contre le travail des enfants, le financement d’ateliers d’élaboration de textes, etc. ; des formations des cadres de l’agriculture et de l’agence nationale d’appui au développement rural (anader) aux concepts du travail des enfants (août 2007) par le ministère de l’Agriculture (cellule focale de coordination de la lutte contre le trafic, le travail et l’exploitation des enfants dans la culture du cacao et dans l’agriculture commerciale). Les actions curatives sont : le projet Winrock /classe, depuis 2002 qui met en œuvre une démarche proposant une alternative au travail des enfants par le biais de programmes d’éducation formelle ou informelle, et incluant la formation professionnelle au métier d’agriculteur ; l’élaboration d’un avant-projet de loi (2007) portant répression du travail et de la traite des enfants par le ministère de la Fonction publique et de l’Emploi ; la vigilance accrue des autorités (ministères en charge de la Sécurité, de l’Administration du territoire, des Affaires sociales) qui permet d’intercepter les enfants victimes de trafic, de les assister et de les rapatrier avec l’aide de partenaires locaux ou internationaux (ong, unicef, organismes de coopération), mais aussi et surtout d’arrêter et de juger les auteurs de trafics ; les programmes de lutte curative contre le travail des enfants menés par l’industrie locale, mobilisant ainsi d’importants moyens.

21 Sur la base de ces acquis, les leçons suivantes ont pu être tirées : la mise en œuvre d’un système de suivi du travail des enfants au niveau communautaire est possible ; l’adhésion des autorités locales et l’appropriation du processus par les communautés ont facilité l’exécution des opérations ; les premiers résultats chiffrés enregistrés montrent que si le phénomène du travail abusif des enfants dans la cacao-culture existe, il l’est dans des proportions limitées. La Côte d’Ivoire a donc intérêt à bien montrer sa ferme volonté à entreprendre des actions pour le résorber. En raison du délai imparti pour la mise en œuvre de la certification, et en raison des disparités entre les zones de production, la Côte d’Ivoire et l’industrie du chocolat ont reconnu la nécessité de catégoriser ces zones en vue de définir un échantillon représentatif des zones d’intervention. L’étude menée est une analyse statistique des données secondaires disponibles.

22 Elle a permis, à l’aide de variables potentiellement liées à la situation de l’enfant dans la cacao-culture, de distinguer trois catégories de départements producteurs de cacao en Côte d’Ivoire : les départements se caractérisant par une faible production de cacao, une forte autochtonie, un fort taux d’analphabétisme, une forte proportion d’enfants et une faible part de l’agriculture dans l’économie, au nombre de 20 et contribuant à hauteur de 2 % à la production nationale de cacao ; les départements se distinguant par une production moyenne, une diversité moyenne de la population et un fort taux d’alphabétisation de la population agricole, au nombre de 14 et contribuant à hauteur de 11 % à la production nationale de cacao ; les départements caractérisés par une forte production de cacao, une forte diversité de la population, un fort taux d’alphabétisation, une faible proportion d’enfants et une forte part de l’agriculture dans l’économie, au nombre de 17 et contribuant pour 87 % à la production nationale de cacao.

Conclusion

23 Un cadre juridique est certes un élément important de la protection de l’enfant, mais il n’est pas suffisant en soi. Pour que les lois soient réellement appliquées et respectées, il faut que la majorité des personnes concernées ait connaissance de la législation, la comprenne et l’accepte. Ce processus d’appropriation et de compréhension survient plus naturellement lorsque les lois sont élaborées en réponse à des préoccupations locales ou nationales. Étant donné que la législation internationale, du fait de sa nature même, est élaborée sur la base de normes et de réalités culturelles et historiques qui peuvent être peu familières à nombre des personnes touchées, un effort considérable est nécessaire pour s’assurer de la compréhension des nouveaux concepts et pour faciliter leur intégration durable dans les modes de vie des intéressés (CSAO/OCDE, 2011).

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : trafic, lutte, cacao, Côte d’Ivoire, main-d’œuvre infantile

Mise en ligne 26/07/2017

https://doi.org/10.3917/read.095.0187

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