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Article de revue

Le discours des cyberaddictologues… : sa dynamique, sa vérité et ses effets. Un nouveau malaise de la jeunesse dans la culture

Pages 133 à 144

« La notion d’addiction aux jeux vidéo se construit à partir des éléments suivants : une réalité clinique, la méconnaissance de l’objet jeu vidéo, la mutation de la psychiatrie moderne, une ambiguïté terminologique et la gestion thérapeutique captée par l’addictologie. »
Gaon et Stora, 2008

1 Il existe depuis quelques années un discours ambiant autour des pratiques vidéo-ludiques des adolescents qui voudrait que cette activité signe sinon une affection mentale, au moins une anomalie. Cet élément discursif, dénommé discours des cyberaddictologues (Bogajewski, 2015) sur le modèle de la théorie des discours de Lacan (1969), prend la forme d’un discours du maître, dans lequel l’agent – le signifiant maître – n’est autre que la théorie de l’addiction aux jeux vidéo ou cyberaddiction. Elle répond au besoin de sens de la société à propos de la jeunesse en général. En somme, la théorie de l’addiction vidéo-ludique donnerait du sens aux questions que les parents, les éducateurs, et les jeunes eux-mêmes se posent sur la jeunesse. Il n’y a plus de crise d’adolescence, de remises en cause du conservatisme par les jeunes générations. Il y a une addiction, maladie mentale, voire neurophysiologique. Et la réponse n’est plus politique, sociologique ou éducative, mais médicale. Une thérapie, un médicament, le malaise de la jeunesse s’effacerait. C’est en partie la promesse et le contexte discursif qui se dessinent autour de la question de la cyber-addiction. Nous allons exposer, au travers de nos réflexions théoriques et cliniques, la manière dont ce discours se construit, sa dynamique, et les problématiques qu’il pose. Nous verrons notamment que sur le plan clinique, il est en mesure de produire de la souffrance et du malaise. Et plus largement, cette dynamique va s’inscrire dans le développement d’un malaise culturel plus général à propos de la jeunesse. Nous serons alors amenés, à l’occasion de ce numéro consacré au virtuel, à interroger notre place de clinicien dans les débats qui agitent la société à propos du numérique.

La cyberaddiction : un discours sur le péril jeune

2 La vérité du discours du maître, c’est que celui-ci y est tout entier enchaîné. Cela le détermine comme sujet divisé, châtré. Le maître ne peut renoncer à son discours, c’est-à-dire rendre son savoir à l’autre sans du même coup perdre sa place de maître. En cela, ni la société ni les addictologues eux-mêmes ne semblent pouvoir remettre en cause frontalement ce qui a longtemps été une forme de savoir considéré comme acquis : le jeu vidéo serait comme une drogue. Plus largement, c’est toute la question des addictions comportementales qui se trouve interrogée. Ce discours produit de l’objet a, et il devient ainsi l’objet du fantasme. Si le discours du maître fonctionne c’est parce que le signifiant-maître inscrit un savoir en l’autre qui correspond à l’Unbewusst freudien, c’est-à-dire l’inconscient. Le savoir inscrit en l’autre, l’est, complété par le phénomène identificatoire produit par le signifiant-maître. Ce signifiant, « ordonnant le monde », dit au sujet quoi être, ou non. Il permet l’identification aux idéaux que le sujet a placés sur le maître qui s’en trouve dès lors porteur. C’est là le pouvoir de nomination du maître. En nommant les choses par un signifiant-maître et par le travail de l’inconscient du sujet, il en vient à nommer le sujet : « Tu es cela », qui nous semble en réalité constituer : ´ Je pense que je suis cela parce que c’est ainsi que je me reconnais dans le Je du maître. » Combien de fois, le clinicien que nous sommes a entendu un adolescent ou un adulte venir en consultation, car il serait « addict » ? Point besoin de diagnostic, celui-ci est déjà établi. Le sujet ne demande pas au clinicien de l’aider à interroger son propre savoir sur lui-même, mais à être réadapté socialement. Il serait tentant de penser que la fin de l’essor médiatique du discours des cyberaddictologues a mis fin au discours lui-même, faute de personne à qui l’adresser. Il nous semble non seulement que ce point serait à vérifier mais qu’en réalité ce ne soit pas le problème. Il ne nous semble pas nécessaire que ce discours soit encore tenu pour produire un effet. Son inscription dans l’inconscient de toute une génération (voire plusieurs, si l’on compte les parents) et les « traitements » appliqués depuis de nombreuses années aux sujets prétendument atteints daddiction nous semble garantir la pérennité de ses effets. Dautant que la vérité de ce discours ne se situe pas tant dans un débat des courants psycho-pathologiques, mais plus, à notre avis, autour de la question dune certaine peur du prétendu déclin de notre société. Lequel serait dailleurs le fait de la jeunesse. Les travaux de Mumford (1974) et McLuhan (1968) sur les médias et la vision décliniste de la société qu’ils dépeignent demeurent au cœur, fondamentalement, de la problématique du maître de nos sociétés. Il doit maintenir la cohésion, l’ordre, à tout prix. Mais ces nouvelles technologies – Web, informatique, jeu vidéo – sont identifiées comme des facteurs déstabilisants, déclinistes.

3 Ce discours n’est pas récent comme le note Minotte (2010, 2012).

4 De Platon à Mumford, il y a toujours eux un philosophe (Lacan voyant en la philosophie un discours universitaire [Lacan, 1969]) pour dénoncer une nouvelle technologie comme porteuse du déclinisme de la société. On peut identifier ce malaise du maître face à la technologie dans les réactions politiques : tentative de contrôle, interdictions, ou encore diabolisation. En cela, le discours du maître a besoin du discours universitaire ; un rôle que joue parfaitement le discours des cyberaddictologues. Patrick Schmoll et Laurent Trémel apportent également une autre grille de lecture liée cette fois non plus à la peur de la technologie mais au rapport de notre société au ludique. « Le jeu constitue un “ailleurs” par rapport à la réalité, et [il] est donc aussi pratiqué pour s’évader des contraintes de la société réelle au moins autant que pour les assimiler. Ce va-et-vient entre la fiction et la réalité, et ce dialogue constant entre l’imaginaire intérieur et la réalité extérieure fait fonctionner le jeu de manière tout à fait particulière en tant qu’analyseur ». (Schmoll, 2010, p. 28).

5 Laurent Trémel (2001) développe une théorie similaire en démontrant la manière dont les joueurs de jeux vidéo peuvent développer des univers de référence qui constituent autant de critiques de la société dans laquelle ils vivent qu’un nouveau moyen de socialiser et donc d’acquérir de nouvelles normes, et de nouvelles valeurs : une façon de construire une identité de manière alternative. Ce monde échapperait alors au discours du maître et c’est pour cela qu’il tenterait de le contrôler. Faute de contrôle, il lui faudrait alors nommer ceux qui s’y réfugient comme une forme de déviants sociaux.

Un certain malaise de la jeunesse dans la culture technologique

6 C’est peu dire cependant que les joueurs sont « fatigués de voir toujours les mêmes “poncifs” autour du jeu vidéo » pour reprendre ce que développait Jason Wiels dans une chronique du Point du 29 novembre 2012. Déjà, en 2009, Vincent Berry rappelait que les joueurs rejetaient le discours des cyberaddictologues avec une certaine lassitude. En tant qu’initiés, les joueurs tentent de faire entendre leur voix, de donner leur vision de leur activité vidéo-ludique. Ils utilisent les blogs, les forums, les commentaires dans les journaux en lignes, etc., pour communiquer à la société leur vision. Mais ils renforcent alors le besoin du maître de conserver un certain contrôle. Le discours change quelque peu et d’addict, le jeune devient un « geek ». Une figure protéiforme mi-génie (et donc, quelque part, inapte socialement), mi-addiction. Un temps, la nouvelle figure identificatoire est assimilée, acceptée puis à nouveau rejetée, car identifiée pour ce qu’elle est : une variation sur un même thème et la spirale recommence. Tant et si bien que le malaise dans la civilisation s’accroît. La fracture entre certaines catégories de la population s’accroît également. Chacun se jauge et croît au péril de l’autre. Les jeunes considèrent les adultes comme des conservateurs peu à même de les comprendre et les accompagner. Les adultes voient dans la jeunesse une nouvelle barbarie aux portes de la civilisation. C’est qu’en réalité, les signifiants mis au travail n’ont pas tant trait à la question de la cyberaddiction qu’à celle du péril jeune et du déclassement de la jeunesse, de la fin d’un certain âge d’or. « “La popularité de ce nouveau passe-temps [la radio] chez les enfants a augmenté rapidement. Ce nouvel envahisseur de la vie privée familiale a apporté une influence inquiétante dans son sillage. Les parents ont pris conscience d’un changement étonnant dans le comportement de leur progéniture. Ils sont déconcertés par une série de problèmes nouveaux, et se trouvent dépourvus, apeurés, sans défense. Ils ne peuvent pas chasser cet intrus, car il est maintenant indétrônable chez leurs enfants.” Nous pourrions ainsi multiplier les exemples dans lesquels les plus de 35 ans, toutes périodes confondues, s’effrayent de l’influence des nouveautés techniques sur le devenir de leurs enfants. Oubliant au passage que la réalité qu’ils ont eux-mêmes connue vécue, après-coup comme un âge d’or, ne fut pas sans préoccuper leurs aïeux. Ces inquiétudes s’articulent souvent autour des mêmes thématiques. Tout d’abord, les nouveaux médias vont remplacer “la vie réelle” et les générations précédentes dans l’apprentissage des principes moraux, poussant ainsi les enfants à s’engager dans des comportements répréhensibles. Cette idée est généralement soutenue par le potentiel excitatif du média concerné et par le fait qu’il entretient un imaginaire malsain. Ensuite, dans un même mouvement, il abêtirait les générations montantes en les empêchant de pouvoir construire une pensée solide et structurée » (Minotte, 2010, p. 12).

7 La question nous semble ici parfaitement résumée par Minotte. Une partie de la population, parents ou potentiels parents, s’inquiète de la déliquescence de la société. Ils tiennent un discours structuré comme maître qui oublie que leurs parents ont tenu exactement le même discours. Une telle situation ne date pas d’hier  puisque, nous l’avons rappelé, Platon, il y a plus de deux mille ans, prédisait la perte des capacités mnésiques de la population et son abrutissement par le passage d’une société de l’oral à une société du texte. La même rhétorique, le même discours alarmiste se retrouvent aujourd’hui à propos de Google et de sa capacité à indexer l’information. « Finalement ce qui est à craindre, ce n’est pas tant la technophobie que la “jeunophobie” ; une attention soutenue et très ambivalente portée à nos “ados” » (ibid., p. 13). Cette attention est d’autant plus mal vécue par les joueurs qu’ils rappellent souvent les propres « turpitudes » de leurs parents. Le signifiant-maître dans le discours des adolescents ? C’est, nous semble-t-il, l’hypocrisie : l’hypocrisie d’un monde qui rejette ce qu’il a lui-même créé. Mais surtout le signifiant des « vieux », qui sous couvert de vouloir du bien, voudraient surtout régenter et contrôler la vie des jeunes. Les adolescents se mettent à développer ce que nous pouvons observer chez de nombreux patients confrontés à la même situation : une forme de paranoïa, ou plus simplement une méfiance sociale, à même de remettre en cause le lien social (Ham et Pogi, 2014). Comme elle remet en cause les liens familiaux. « En conséquence de cet envahissement [par l’informatique ubiquitaire], deux autres notions importantes apparaissent : celles de contrôle et de conflits. En effet, dans certaines situations, le sujet vit mal la perte de contrôle sur son emploi du temps. Il aimerait retrouver une certaine maîtrise de celui-ci, mais il n’y parvient pas. Il semble cependant que ce soit une minorité de cas et que le plus souvent c’est l’entourage qui revendique plus de contrôle. Il existe d’ailleurs des situations dans lesquelles la question du contrôle est un enjeu central dans la dynamique familiale qui s’installe autour des usages et des usages problématiques. Nous pensons par exemple aux disputes entre un adolescent et (ses) parent(s) sur l’heure à laquelle il doit venir dîner, se mettre au lit, etc. » (ibid., p. 26).

Un discours aux effets cliniquement perceptibles

8 Cette situation n’est alors pas sans conséquences sur le plan clinique. La première d’entre elles tient dans la place occupée par le clinicien. Le fait que le discours des cyberaddictologues soit tenu par des professionnels de santé tend à faire de tout clinicien un agent de ce discours. Soit qu’il ait été sensibilisé à la question durant sa formation (ou sa formation continue) ; soit qu’il y trouve une solution à certains cas devant lesquels il se trouve sans ressources. Cependant, le clinicien n’est plus alors au service du patient, mais du corps social. Elle interroge notre place et notre éthique, d’autant plus lorsque nous sommes amenés à prendre soin de personnes vulnérables ou influençables. La seconde tient dans ces consultations pour lesquelles il est manifeste que ce sont avant tout les parents qui envoient leur enfant en consultation. Ils ne reconnaissent plus leur enfant. ? Freud parlait d’Unheimliche (1919) pour représenter ce sentiment d’étrangeté de ce qui devrait nous être familier : « Je ne le reconnais plus quand il joue... Il a ces mots Afk, lol, etc. que je ne comprends pas, mais que visiblement, tous ses copains comprennent. C’est comme s’il parlait une langue étrangère. Mais ça va au-delà, je trouve que le comportement n’est pas le même... C’est mon fils bien sûr... Mais il y a quelque chose qui me dérange. Comme l’impression d’avoir un étranger chez moi. Ce n’est pas qu’il soit différent, c’est surtout que je n’arrive pas à comprendre ce qu’il fait ou dit, cela fait une drôle d’impression d’être, comme cela, exclu de chez soi d’une certaine manière, d’avoir un étranger. Le problème, c’est que, finalement, c’est moi l’étrangère. Lui, sa sœur et même leur père, mais pas toujours, ils arrivent à comprendre..., moi, je suis perdue, larguée. C’est un sentiment difficile à expliquer. Pourtant j’utilise un ordinateur tous les jours, j’ai un portable, vous savez les tout nouveaux qui font ordinateur aussi... » (Une mère, à propos de l’activité vidéo-ludique de ses enfants, en l’occurrence de son fils aîné).

9 De fait, c’est une forme d’inquiétante étrangeté qui se matérialise entre une partie de la population et sa « jeunesse ». Ce n’est pas juste un rapport à l’étranger, au non-familier, mais bien à l’inquiétant voire à l’angoissant rapport à l’étranger. C’est un sentiment existentiel qui réinterroge le sujet quant à son rapport au sensoriel, à l’affectif, ou au cognitif. Matthew Ratcliffe (2008, p. 2) relie ce sentiment existentiel à un rapport à la corporéité, au sentiment des franges de la conscience corporelle (James, 1890). Ce rapport au corps dans l’inquiétante étrangeté de la technologie informatique nous semble se manifester au travers de la question de la cybernétique : « Ils ont leur téléphone [ou leur manette] greffé à la main. » Mais si ce n’est pas l’adolescent qui décide de venir consulter, où est la demande ? Sans demande, que pouvons-nous interroger ou mettre au travail chez le patient ? Rappelons que le discours de l’analyste, selon Lacan, met au travail le sujet castré par l’objet cause de son désir dans le but que soit produit un savoir du sujet sur lui-même. Mais dans ce cas, ce sont les parents qui doivent être mis au travail et il nous semble illusoire, voire délirant, de penser que nous pourrions mettre au travail un sujet, ici un adolescent, par le désir d’un tiers. À bien y regarder, ce n’est pas si délirant que cela. C’est quasiment ce que propose le discours du maître. Le clinicien devient alors, encore une fois, l’universitaire du maître. C’est-à-dire celui qui transmet le savoir mort et y apporte, par sa position, du crédit. Mais c’est un maître un peu particulier (le maître moderne) qui contrôle par l’idée selon laquelle tous les fantasmes pourraient advenir, en l’occurrence les fantasmes des parents à propos de leur enfant. Plus besoin de déchoir fantasmatiquement comme symboliquement sa majesté bébé ! Nul besoin d’interroger les représentations que chaque parent a de son enfant pour le voir en tant qu’objet total et non plus en parfait ou mauvais objet. Il suffit de demander au « psy » de corriger ce qui ne va pas pour que l’enfant corresponde à sa représentation fantasmée. Et l’enfant ou l’adolescent dans tout cela ? Eh bien il se retrouve chez le « psy », un peu contraint et forcé sentant « le traquenard » comme certains peuvent nous le dire. Mais surtout ils ne mettent rien au travail (surtout pas eux-mêmes), rejetant la question sur leurs parents (non sans une certaine légitimité). Au clinicien ils disent alors : « Ne me mets pas au travail ! Interroge donc mes parents ! » Pourtant, de la mise en travail, ces sujets en ont souvent grand besoin (nous allons en donner un exemple clinique ci-après) que ce soit pour les aider à interroger l’objet a du discours des cyberaddicotologues lorsqu’ils l’ont intériorisé, les aider à s’interroger sur leur rapport à la corporéité au travers du sentiment existentiel décrit par Matthew, mais aussi autour du paradoxe qui existe entre un discours libertaire et identitaire à propos des activités numériques ou encore sur l’angoisse de déshumanisation et de perte du Je – « Je n’existe plus. » –, du sentiment rassurant d’une identité posée et individualisée qui vacillerait. Tant du côté des parents et de la société qui craignent que des barbares cybernétiques envahissent l’espace social que du côté des jeunes qui interrogent de plus en plus un monde qui leur semble justement les déshumaniser. Le point d’exergue de cette question nous semble se constituer autour de la question du transhumanisme : que deviendra l’humanité en tant qu’espèce, par ce lien toujours plus présent à une technologie devenue extension, autant symbolique que littérale, du corps ? C’est là l’illustration du combat entre vie et mort de la société (Freud, 1929, p. 89). Certains y verront le salut d’homo sapiens par son évolution en homo superior, d’autres sa destruction complète, voire une régression en simple homo habilis. Régressant ainsi de la sagesse et la connaissance vers la simple manipulation d’outils quasi pensants. Il y a quasiment une nouvelle clinique de l’enfant et de l’adolescent à envisager derrière la question du virtuel et du numérique.

Romain, 14 ans, ou la déchéance de Sa Majesté

10 Romain est un jeune homme de 14 ans qui vient consulter « flanqué », littéralement, de ses deux parents. Il est toujours intéressant de voir comment chacun se positionne en consultation. Lors de la première, Romain sera mis entre les deux parents puis, progressivement, les parents s’éloigneront et l’enfant aussi pour se retrouver chacun à un bout de la pièce (nous y reviendrons). Les parents commencèrent par souligner qu’ils avaient pris rendez-vous inquiets pour leur fils. Il apparaissait de manière assez flagrante que c’était bien les parents qui étaient en demande et non Romain. Selon eux, ses résultats scolaires étaient en baisse, il était de plus en plus renfermé « dans sa bulle », ne discutait plus avec eux. En somme, il leur devenait comme un étranger. Depuis l’essor des ouvrages grand public sur la psychologie de l’enfant et de l’adolescent, Internet et la plus grande prise en compte de la psychologie du développement dans le milieu scolaire ; ce type de discours parental n’est plus aussi courant qu’il y a une dizaine d’années. Il signe souvent une difficulté des parents à comprendre leur enfant. Ils ne le saisissent plus dans sa complexité et dans sa personnalité. L’enfant fantasmé se trouve déchu, tout comme sa majesté bébé. Alors, l’enfant déçoit ses parents : « Il existe ainsi une compulsion à attribuer à l’enfant toutes les perfections, ce que ne permettrait pas la froide observation, et à cacher et oublier tous ses défauts – le déni de la sexualité infantile est bien en rapport avec cette attitude –, mais il existe aussi devant l’enfant une tendance à suspendre toutes les acquisitions culturelles dont on a extorqué la reconnaissance à son propre narcissisme et à renouveler à son sujet la revendication de privilèges depuis longtemps abandonnés. L’enfant aura la vie meilleure que ses parents, il ne sera pas soumis aux nécessités dont on a fait l’expérience qu’elles dominaient la vie – maladie, mort, renonciation de jouissance, restriction à sa propre volonté ne vaudront pas pour l’enfant, les lois de la nature comme celles de la société s’arrêteront devant lui, il sera réellement à nouveau le centre et le cœur de la création. His Majesty the Baby, comme on s’imaginait être jadis » (Freud, 1914).

11 De fait, cette déchéance atteint, comme le note Freud, le narcissisme parental. Derrière le narcissisme, c’est la question du lien parents-enfant (Vanden Driessche, 2011) qui se trouve mise à mal. Leur enfant n’est plus tout à fait le leur. Ils ne se reconnaissent plus en lui, en lieu et place de : ils ne le reconnaissent plus. Mais cette non-reconnaissance, ce quasi-rejet, est réciproque. L’enfant non plus ne se reconnaît plus dans ses parents. De part et d’autre, chacun estime que l’enfant n’est plus « le centre et le cœur de la création » comme le disait Freud. « Il passe son temps sur Internet, à jouer à ses jeux vidéo, il ne fait rien d’intéressant, il s’isole. Si ça se trouve, il est addict. De toute manière, tout le monde le dit, c’est comme la drogue. Bon… coté drogue, on de la chance ! Il ne fume pas » (la mère de Romain).

12 Lorsque sa mère nous a tenu ce discours, Romain regardait ses pieds, effectivement comme enfermé dans sa bulle, avant de se redresser, de littéralement s’ériger en tant que sujet parlant pour lui rétorquer : « Tu ne comprends rien, de toute manière ! » Le père a alors pris la parole pour répondre qu’il n’avait pas à s’adresser à sa mère sur ce ton et que tout cela était pour son bien. Romain, non sans un certain esprit de contradiction, n’a pas manqué de leur rappeler qu’ils l’avaient emmené nous voir pour parler ; et qui si ce qu’il disait ne leur plaisait pas, à partir de maintenant, il se tairait, ce qu’il n’a pas manqué de faire. Il n’a dès lors plus jamais ouvert la bouche en présence de ses parents. Nous avons alors décidé de proposer de recevoir Romain seul à l’avenir, ce que les parents ont eu quelques difficultés à accepter, demandant régulièrement des rendez-vous « pour faire un point ». Ce que nous avons tenté autant que faire se peut d’éviter. À chacun de ces rendez-vous, nous remarquions que Romain et ses parents s’éloignaient toujours plus les uns des autres, comme si la rupture devait se manifester physiquement. Nous avons revu Romain seul une dizaine de fois. À chacune des consultations, il exprimait son incompréhension face à la réaction de ses parents. Il était bon élève, n’avait pas de problèmes particuliers (ce que les parents n’hésitaient jamais à rappeler) et ne comprenait pas pourquoi « ils [lui] prenaient la tête ». Pour lui, ses parents étaient dépassés, trop vieux pour comprendre que le monde avait changé. Ils restaient selon lui accrochés à un vieux discours. Leur incom-préhension du monde dans lequel Romain souhaitait évoluer le rendait verbalement agressif à leur égard. Il produisait une forme de contre-discours hystérisé remettant systématiquement en cause ce savoir de maître qui venait heurter le propre savoir qu’il avait sur lui-même. Devant ces difficultés, nous avons décidé de recevoir seuls les parents de Romain afin de tenter de comprendre leur point de vue. Ils nous ont d’emblée « pris à partie » en tant que psychologue quant au bien-fondé de leurs inquiétudes pour leur fils : « Mais vous savez bien que… » Justement, nous leur avons rappelé que nous ne savions rien et que c’était surtout à Romain de « nous dire ». Nous étions alors confrontés à la problématique que nous soulevions précédemment. Nous inscrivions notre démarche dans le cadre d’un discours de l’analyste, quand les parents attendaient de nous que nous fassions un relais du discours du maître. Nous avons longuement exposé à ces parents que l’idée d’une addiction aux jeux vidéo n’était plus véritablement soutenue sur le plan scientifique, tout comme les addictions comportementales en général. Lorsque l’on écoute ceux qui sont censés être en situation d’addiction et que l’on tente de mettre au travail leur propre savoir sur eux-mêmes, la question se trouve beaucoup moins simple qu’à première vue. Autant dire que ce fut le début d’une rupture avec nous. Non pas que nous prenions le parti de leur fils (ce qui n’était même pas en débat), mais parce que nous refusions de nous faire l’instrument discursif du maître, en les obligeant par là même à se mettre au travail sur le plan psychologique. Les voilà obligés de remettre en cause ce savoir qu’ils pensaient acquis. Leur narcissisme parental était ici profondément atteint : ils avaient pu, éventuellement, se tromper. Cette fissure dans leur certitude nous sembla leur être insupportable. Notamment parce qu’elle les obligeait à penser seuls, à les faire créateurs de leurs propres signifiants. Et non plus attachés à des signifiants-maîtres que nous pourrions autrement dénommer des opérateurs conceptuels. Rapidement, Romain ne vint plus en consultation. Nous avons appris par la suite qu’ils avaient réussi à trouver un psychologue à même de soutenir le discours du maître. Nous nous sommes alors rappelé une des réflexions de Romain : « De toute manière, ils finiront par me perdre. »

Conclusion

13 Cet exemple clinique montre que la question de la cyberaddiction ne doit pas demeurer une simple querelle de chapelle entre professionnels de la santé mentale. Mais plus généralement, le discours que nous tenons à propos de la jeunesse, que ce soit en tant que parents, citoyens ou professionnels, produit des effets qui vont au-delà de visions sur le fonctionnement de l’appareil psychique. Freud (1929) rappelait que le malaise culturel advenait lorsque les dispositifs réglant les relations entre les hommes, la famille, l’État ou la société n’étaient plus opérant ou se trouvaient remis en cause. Nous arrivons, nous semble-t-il, à un malaise dans la civilisation technologique (Braunstein, 2014), d’autant plus quand le développement de l’informatique, du numérique et du virtuel ne font pas que mettre à mal les dispositifs relationnels traditionnels. Notre propre corps est remis en question au travers de la notion de transhumanisme (Bogajewski, 2015). Ce malaise se manifeste de manière protéiforme comme le soulignent Dock et Castarède (2017) : fondamentalisme religieux, crises écologiques, attentats, révoltes, addictions technologiques, etc. Ce malaise nous paraît aussi se former parce que nous devenons incapables de tenir un discours à nos enfants et nos adolescents, qui soit le reflet de notre propre savoir. La première défiance se situe aussi, pour nous, dans la capacité des parents à éduquer leurs enfants. Pris dans des discours parfois contradictoires, ils en viennent à ne plus être capables d’en émettre un eux-mêmes. C’est alors l’impossible discours des parents (Bogajewski, 2015). Ils sont nombreux à venir voir le docteur, à la fois celui qui saurait et celui qui enseignerait ce savoir en disant : «Je ne sais plus… je ne sais plus quoi dire… je ne sais plus quoi faire. » Cependant, mis à part leur conseiller d’être des parents « acceptables » – suffisamment bons… mais pas trop, dirait Winnicott –, le clinicien (fût-il docteur) ne peut tenir ce rôle d’enseignant sans lui-même se perdre et devenir le nouveau maître. Il nous faut alors accepter de rester inlassablement en retrait, analysant, questionnant, expliquant, sans relâche et sans jamais enseigner.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : jeu, malaise dans la culture, jeu vidéo, théorie des discours, parentalité

Date de mise en ligne : 26/07/2017

https://doi.org/10.3917/read.095.0133

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