1 Première visite à domicile dans le cadre d’une mesure éducative chez Ethan : nous nous retrouvons face à un grand adolescent qui après un temps d’observation, n’hésite pas à venir s’asseoir sur le canapé à côté de nous, se rapprochant jusqu’à finir par nous coller, nous toucher. Sa mère lui demande d’arrêter, de bien se tenir, il sourit. Puis, commence une série de questions, de manière répétitive : « Comment tu t’appelles ? Tu connais le docteur A. ? Tu vas le voir ? Comment tu t’appelles ?… » Ethan se lève, marche dans la pièce, puis vient de nouveau se coller à nous. Sa mère lui répète : « Je t’ai dit d’arrêter, laisse la dame tranquille. » Ethan vit seul avec sa mère, ses parents sont séparés. Son père est opposé aux soins pour son fils et refuse les traitements prescrits, sa mère émet également des résistances, d’où la décision d’une mesure éducative judiciaire pour accompagner la mise en place d’une prise en charge en hôpital de jour.
2 Sam est pris en charge à la Fondation Vallée la semaine, en attente d’une orientation dans un établissement spécialisé du fait de ses troubles autistiques. L’éducateur s’interroge : quels objectifs à cet accompagnement éducatif ? Quels outils utilisés dans cette mesure d’accompagnement ? Faut-il que je propose une sortie ou une activité éducative ? Comment soutenir les parents ?
3 Raphaël, autiste, est à l’hôtel avec sa mère. Il n’est pas scolarisé. Les réponses des établissements spécialisés sollicités via la mdph sont toutes négatives. Le suivi au cmp est irrégulier, le thérapeute est par ailleurs réservé sur la séparation de la mère et de l’enfant. Les mois passent et les difficultés sociales de la mère renforcées par une fragilité psychique s’accentuent. La prise en charge de son fils sans aucun relais est épuisante. Nous sommes souvent sollicités par la mère dans des moments de crise et d’épuisement. Les éléments de danger sont manifestes sans qu’aucune solution de protection adaptée ne puisse être proposée. L’éducateur relaie régulièrement ses inquiétudes, ses limites au sein de l’équipe, au magistrat. Ce dernier renouvelle la mesure éducative tout en convenant qu’elle n’est pas efficace mais qu’elle participe au moins à maintenir un lien entre les différents partenaires et les démarches en cours. Raphaël sera finalement placé en urgence dans un foyer de l’ase lors d’une crise et d’une décompensation de sa mère, situation tant redoutée car inadaptée pour répondre aux besoins de cet enfant.
4 Dans de nombreuses autres situations, les éducateurs sont confrontés à des enfants ou des adolescents avec des troubles de comportement, des propos ou des attitudes déroutantes qui se manifestent sans qu’aucun suivi ne soit mis en place ni de diagnostic posé. Ajoutons les situations familiales où les parents manifestent des troubles psychiques non pris en charge avec la difficulté pour l’éducateur de savoir comment se situer. Que répondre à des propos délirants d’une mère ? Comment évaluer le danger pour les enfants ? Quel espace pour évoquer nos ressentis et propres craintes en tant qu’intervenant ?
5 Notons que les références théoriques sur la psychose n’abordent pas concrètement comment envisager le travail d’éducateur auprès de personnes psychotiques. La confrontation aux troubles psychiques vient interroger le sens du travail social et éducatif mais aussi le comment faire. Entre banalisation ou déni, démotivation ou rejet, prise en compte et intervention, les professionnels oscillent souvent. Nous allons essayer de voir comment prendre en compte ces situations particulières, sur quoi s’appuyer dans nos pratiques pour dépasser l’embarras dans lequel elles peuvent nous plonger ?
Le travail en équipe
6 Traditionnellement, le travail en équipe pluridisciplinaire est le socle de notre intervention. Dans des situations de plus en plus complexes sur le plan social, économique, les défaillances éducatives font parfois écran à des soubassements psychiques fragiles difficilement identifiables, pas traités faisant apparaître les limites de l’accompagnement éducatif. Dans d’autres cas, les éléments psychotiques sont plus apparents, sans forcément non plus être traités, et nous pouvons nous retrouver dans des situations où l’éducateur peut faire preuve de découragement et penser qu’il n’a pas sa place, qu’il n’est pas compétent « il relève de la psy », « ce n’est pas de l’éducatif, mais du soin dont il s’agit »… Nos projets institutionnels et nos savoir-faire habituels paraissent alors inadaptés, mis à mal. Le temps de réflexion pluridisciplinaire est cependant indispensable pour affiner l’évaluation, pour apporter un éclairage clinique, pour aider l’éducateur dans sa relation avec l’enfant ou l’adolescent et sa famille, réfléchir aux pistes possibles d’intervention et veiller aux effets démobilisateurs sur les équipes de ces situations « embarrassantes ».
7 La compréhension clinique de la situation, en particulier dans des situations de troubles psychiques, nécessite la prise en compte des effets transférentiels et inconscients interagissant entre les différents acteurs (famille, travailleur social, équipe pluridisciplinaire). Le travail de réflexion en équipe participe en ce sens à cette connaissance. De même, il reste nécessaire de s’autoriser une écoute apaisée, y compris de propos délirants en ce qu’ils sont souvent connotés d’une part de vérité et de pouvoir continuer à essayer de comprendre et soutenir la prise en charge dans le cadre du travail d’équipe, de bénéficier d’une triangulation indispensable dans la relation à l’adolescent ou à la personne aidée. Le cadre institutionnel permet de servir de tiers, de garantir la sécurité des éducateurs. La possibilité d’intervenir en binôme peut également être envisagée le cas échéant.
8 Au-delà d’une élaboration à partir de la « parole rapportée » de l’éducateur au sein des instances pluridisciplinaires, la possibilité de faire intervenir la psychologue ou le médecin-psychiatre de l’équipe dans le cadre d’un ou plusieurs entretiens doit pouvoir s’envisager comme pouvant permettre de repérer des phénomènes psychotiques et d’adapter l’intervention, d’orienter vers des soins, d’étayer l’éducateur dans sa prise en charge. Mieux comprendre la nature des préoccupations des personnes psychotiques permet de mieux percevoir aussi les limites dans leur capacité à faire face à la réalité et de l’intégrer dans le projet d’accompagnement.
Le travail avec les partenaires et les équipes de soins
9 Lorsque des troubles sont supposés, l’aide des services de soins peut être sollicitée. Les troubles mentaux doivent être cernés et définis pour construire un projet de prise en charge. L’évaluation psychiatrique est à rechercher afin de s’axer sur le structurel et non pas de répondre ou traiter seulement l’événementiel ou la crise.
10 Le travail de lien avec les partenaires et en particulier les équipes de soins dans les situations où elles interviennent reste primordial et doit être mené dans un souci de réelle coordination et de compréhension des places et des limites de chacun.
11 Travailler et réfléchir ensemble permet de croiser les regards, de partager des responsabilités mais aussi les doutes et les prises de risque. Tendre vers une meilleure articulation est bénéfique à tout le monde, reste que pour optimiser ce travail de partenariat, il s’agit aussi de travailler sur nos représentations respectives de la maladie, des besoins de l’enfant, de l’adolescent et sa famille. Mais il s’avère aussi nécessaire de dépasser des logiques de positionnement différencié : si une hospitalisation dans la durée n’est pas forcément adaptée pour une équipe soignante, une prise en charge éducative, sans relais possible de l’équipe soignante et d’hospitalisation en cas de besoin, demeure néanmoins insuffisamment sécure pour l’équipe éducative. Il s’agit d’imaginer des modalités de prise en charge partagées et de retrouver pour l’éducateur une sécurité dans son intervention professionnelle. De même, des rythmes différents sont à prendre en compte : celui des soins, de l’éducatif et parfois aussi du judiciaire lorsque ce cadre est présent. Ces temps ne sont souvent pas coordonnés et nécessitent d’être parlés et pris en compte.
En guise de conclusion
12 La souffrance psychique dans le champ social et éducatif vient complexifier les pratiques, la relation d’aide et interroger les limites des interventions éducatives, entraînant souvent un sentiment d’impuissance ou d’insécurité lié à la perception du mal-être ou de l’étrangeté de l’adolescent ou de la personne présentant des troubles psychiques.
13 De notre point de vue, pour dépasser la difficulté dans laquelle nous plonge la complexité de certains systèmes familiaux et les phénomènes psychotiques, nous nous devons de sauvegarder un espace qui ne se laisse pas comprimer par une simplification normative, mais qui au contraire s’appuie sur l’équipe éducative, en lien étroit également avec les partenaires de soins. Il s’agit de favoriser la capacité des institutions, en charge des aspects éducatifs, sociaux, sanitaires et aussi judiciaires auprès d’enfants, d’adolescents ou d’adultes présentant des troubles psychiques, à travailler ensemble ; cela dans l’objectif d’étayer les pratiques des professionnels.
14 Il faut penser également à développer des formations communes croisant différents métiers afin de favoriser le décloisonnement des champs sanitaires et sociaux et l’appropriation de nouveaux outils de compréhension et d’intervention.
Bibliographie
- Rouby, A. 2002. Éduquer et soigner l’enfant psychotique, Paris, Dunod.
- Rouzel, J. 2013. La prise en compte des psychoses dans le travail éducatif, Toulouse, érès.
Mots-clés éditeurs : mdph, mesure éducative judiciaire, troubles psychotiques
Date de mise en ligne : 21/12/2015
https://doi.org/10.3917/read.092.0127