Notes
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[1]
Nom commercial du méthylphénidate.
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[2]
Cognitive, culturelle et artistique.
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[3]
C’est important de dire que l’enfermement ne signe pas la discipline. Il est antérieur, il est utilisé comme moyen d’application des techniques de quadrillage. Exiler et quadriller seraient des fonctions d’extériorité, qui ne sont qu’effectuées, organisées et formalisées par les dispositifs d’enfermement.
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[4]
Ici les enfants sont considérés comme des « êtres sociables », capables de vivre en sociétés, faciles à vivre ; et non des « êtres sociaux », ce qui renverrait à une condition.
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[5]
Mots d’un père d’enfant d’école maternelle.
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[6]
Les individus dans l’institution scolaire sont traversés par toutes les contradictions du système éducatif mais aussi par une relation dialectique, voire de tension, parfois de haine et d’amour, d’un rapprochement et d’un éloignement dans lesquels sont comprises les résistances et les relations affectives.
1 Le Brésil est, derrière les États-Unis, un des plus gros consommateurs de Ritaline [1] au monde. Ce médicament stimulant du système nerveux central constitue pratiquement la seule option pharmacologique disponible au Brésil pour le traitement des enfants diagnostiqués avec tdah (Trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité).
2 Selon le dernier rapport de l’Organisation des Nations unies (onu, 2013) sur la production et la consommation de psychotropes, la fabrication mondiale de méthylphénidate a grimpé de plus de 580 % entre 1990 et 1999, une hausse que l’on peut attribuer à l’usage de cette substance pour le traitement du tdah. Ce trouble étant mieux connu dans les années 1990, les diagnostics ont explosé, prenant les proportions d’une épidémie.
3 Toujours selon le même rapport (p. 69) :
4 Malgré la chute de la production à certains moments, la tendance générale est à la croissance : 33,4 tonnes en 2004, 28,8 tonnes en 2005, et presque 38 tonnes en 2006. De ces 38 tonnes, 91 % ont été fabriquées par les États-Unis, qui sont à la fois le plus gros fabricant et le plus gros consommateur de cette substance.
5 Le Brésil suit la tendance américaine et a vu l’utilisation de méthylphénidate grandir au fil des années. En 2000, la consommation nationale était de 23 kg (Lima, 2005). Rien que six ans plus tard, le Brésil en fabriquait 226 kg et en importait 91 kg (onu, 2013).
6 Une estimation de l’Agence nationale de surveillance sanitaire brésilienne (Anvisa) de 2013 a indiqué que dans la période allant de 2009 à 2011, les ventes de méthylphénidate pour enfants et adolescents de 6 (âge minimal recommandé) à 16 ans ont augmenté de presque 75 %. Cette agence redoute ainsi que sa consommation abusive ne crée un problème de santé publique au Brésil.
Des bases scientifiques fragiles
7 En dépit de cette hausse de l’utilisation des médicaments censés traiter les symptômes du tdah, les spécialistes n’ont pas trouvé de consensus sur le diagnostic de ce trouble, ses effets et le traitement qu’il nécessite.
8 Dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de 2013, le dsm-5, le tdah est classifié comme un trouble du développement neurologique et est défini comme un « état persistant d’inattention et/ou d’hyperactivité-impulsivité qui interfère avec le fonctionnement ou le développement » (apa, 2014). Pour qu’un certain diagnostic soit établi, l’individu concerné doit présenter au moins 6 des 9 symptômes définis pour chaque condition « pendant au moins 6 mois à un degré qui ne correspond pas au niveau de développement attendu et qui touche directement aux activités sociales et les études ou le travail ».
9 On remarquera pourtant que la description des symptômes mentionne des comportements assez courants chez les enfants, tels que « se lever dans des situations où il/elle est censé(e) rester assis(e) », « agiter les mains ou les pieds ou ne pas tenir en place sur une chaise », mais également des comportements qui ne conviennent pas à l’école, tels que « ne pas faire attention aux détails ou faire des erreurs dans les tâches scolaires, au travail ou pendant d’autres activités », « ne pas suivre des instructions et ne pas finir ses devoirs, tâches ménagères ou obligations professionnelles », etc.
10 L’ensemble des symptômes est si vaste que toute personne pourrait être diagnostiquée avec ce trouble. D’après Boarini et Borges (2009), la société dans laquelle nous vivons demande un sujet multiple, accéléré, connecté et actualisé, mais cette même logique « considère que les conduites qui échappent à la temporalité et au rythme tenus pour fonctionnels sont impropres ou constituent un trouble ».
11 D’après Collares, Moysés et Ribeiro (2013) dans la société actuelle, les enfants
doivent répondre aux attentes des adultes – famille et éducateurs – concernant leur capacité à devenir des adultes intelligents, expérimentés, convenables, inventifs, libres, organisés, compétents et aptes. Après l’école, le travail de l’enfance se poursuit : musique, sport, street dance, accrobranche, cuisine saine, recyclage, expression corporelle, psychothérapie, rendez-vous chez les médecins et chez un orthophoniste… Et les devoirs ! Sans oublier qu’il faut accorder des moments de convivialité heureuse entre les membres de la famille et assurer l’implication de celle-ci dans les jeux éducatifs.
13 En d’autres mots, les enfants qui ne rentrent pas dans ce qui est censé être la norme pour leur âge seraient atteints d’une pathologie, même si ces enfants ont des journées aussi intenses que celles des adultes.
14 Comme on le constate, la façon dont les symptômes sont définis font des comportements naturels les symptômes d’une pathologie. S’ajoute à cela que les origines organiques du tdah reposent sur des bases scientifiques assez fragiles. Bien que défini par l’Association brésilienne du déficit de l’attention (2013) comme un « trouble neurobiologique lié à des causes organiques », de nombreux auteurs reconnaissent qu’il n’y a pas « de preuve sans équivoque pour cela ».
15 Un document publié par le National Institute of Health (nih) en 1998, dont le titre est Consensus Development Statement on Diagnosis and Treatment of Attention Deficit Hyperactivity, suggère clairement qu’il n’y a aucune preuve que le tdah s’explique par des causes organiques ou cérébrales. Pour ce qui est du diagnostic, la lecture de ce document permet de comprendre qu’il n’est pas possible d’établir des limites objectives entre le comportement normal et le tdah ou d’autres troubles du comportement et que par ailleurs, des divergences existent encore autour du diagnostic.
16 Même la notice du médicament (2013) révèle l’imprécision et les inconsistances relatives à son mode d’action sur l’organisme ainsi que les nombreuses réactions secondaires qu’il peut susciter. Selon Meira (2011) « son mécanisme d’action sur l’homme n’a pas encore été complètement élucidé et le mécanisme par lequel le méthylphénidate exerce ses effets psychiques et comportementaux chez les enfants n’est pas encore clairement établi ». De surcroît, on nous informe également que ce médicament « ne doit pas être utilisé chez les moins de 6 ans, car la sécurité et les bénéfices de son utilisation n’ont pas été établis dans ce groupe d’âge ».
17 Malgré son inconsistance en termes d’efficacité et de diagnostic, ce médicament est de plus en plus prescrit, ce qui nous interroge : cette « épidémie de diagnostics » (cremesp, 2008) serait-elle traversée par les intérêts économiques de l’industrie pharmaceutique ?
18 On n’insiste jamais assez sur l’influence des modifications théoriques du dsm – qui selon Aguiar (2004) jusqu’à sa troisième version, « montrait encore des influences de la psychanalyse et de la psychiatrie sociale communautaire », sur les enjeux économiques du financement des recherches en psychiatrie aux États-Unis.
19 Selon Renata Garrido (2007, p. 154)
Le dsm-iii rompt définitivement avec la psychiatrie classique. À partir de cette version, les cadres psychopathologiques seront présentés comme des troubles mentaux dont le diagnostic sera basé sur la présence d’un certain nombre de symptômes (identifiés à partir d’une liste spécifique dans le manuel) et qui doivent être présents dans le quotidien de l’individu dans un certain espace de temps. De plus, la psychiatrie américaine se consolide comme le discours hégémonique et le dsm-iv révisé (la dernière version du manuel) est actuellement la référence mondiale pour le diagnostic des troubles mentaux, ce qui donne au modèle psychiatrique américain une portée mondiale.
L’« épidémie de diagnostics » à l’école : la différence stigmatisée
21 La fragilité scientifique du diagnostic de cette maladie n’empêche pas le domaine de l’éducation d’être en proie à des diagnostics toujours plus nombreux, qui sont supposés expliquer les difficultés présentées par les élèves.
22 Dans leur article « La médicalisation de l’éducation dans les salles d’appui à l’apprentissage : premières remarques », Nadia Mara Eidt et Luciana Tamos Rodrigues de Carvalho montrent que le tdah est la principale raison pour laquelle des enfants sont envoyés vers des centres de référence spécialisés, ce qui en fait par ailleurs une des justifications les plus courantes de l’échec scolaire.
23 Selon leur recherche, développée dans cinq établissements scolaires de la ville de Londrina, au Paraná, l’enfant qui fréquente les salles d’appui à l’apprentissage le fait « comme une punition pour son incompatibilité avec le modèle d’élève idéal souhaité par l’école et par les enseignants et concentre en lui plusieurs obstacles à l’apprentissage ».
24 Les auteurs affirment également que :
Les critères employés pour l’envoi des élèves [en salle d’appui à l’apprentissage] ont été subjectifs : l’empathie ou l’absence d’empathie avec l’élève, le feeling de l’enseignant, l’observation du comportement de l’élève lors des premiers jours de classe (l’indiscipline). L’élève commence à fréquenter la salle d’appui parce qu’il ne correspond pas à un modèle idéalisé, parce qu’il ne répond pas aux critères de la « normalité » nécessaire à l’apprentissage, parce qu’il est considéré comme « problématique » et concentre en lui plusieurs obstacles à l’apprentissage. Dès lors que l’élève effectue son « séjour » dans la salle d’appui, il peut revenir à la « normalité » de la classe régulière.
26 Garrido (2007) révèle à son tour que dans les centres de santé comme dans les écoles, les élèves sont souvent identifiés par le nom de leur diagnostic – « une étrange appellation pour les individus qui met en avant le lieu qu’ils occupent dans l’échelle de la normalité ».
27 Dans le même sens, Machado (2000, p. 145) indique que :
Les idées de « manque », d’« anormalité », de « maladie » et de « carence » dominent la formulation des plaintes concernant les enfants qui sont envoyés par les écoles pour des expertises psychologiques. Ces idées ont pris leur propre envol, puisque le quotidien scolaire regorge de scènes dans lesquelles on dit de certains enfants qu’ils souffrent de « troubles d’apprentissage », de « malnutrition », qu’ils ont une « famille très pauvre », comme si ces idées n’avaient pas été construites historiquement.
29 On remarque donc un glissement du cadre scolaire au cadre médical : les comportements des élèves qui ne correspondent pas aux attentes de l’école – la « forme scolaire » selon Vincent, Lahire et Thin (1994) – sont interprétés comme étant des déviances et des inadéquations. La différence se voit ainsi stigmatisée et étiquetée.
30 Dans ce sens, les différences étant classifiées comme des troubles, la vie est réduite à ses aspects biologiques et ceux qui n’arrivent pas à assimiler les contenus proposés par l’école sont responsabilisés individuellement. Toute la dimension politique de ces questions s’en trouve donc évincée.
L’éducation : lieu d’aspirations
31 Il paraît important d’insister sur la transformation du regard social sur l’enfance. On passe de l’image de l’enfant immature, dominante dans les années 1960 (l’âge adulte était alors vu comme le point final du développement), à une nouvelle image, celle de l’enfant qui évolue sans cesse mais qui est, dans le même temps, « formé » pendant son enfance, cette période fondamentale et déterminante. Les sciences cognitives montrent en effet que l’enfant est doté d’une grande plasticité neurologique mais que sa capacité d’apprentissage doit être suffisamment stimulée au plus tôt (dans les premières années de vie sont lancées les bases du câblage cérébral futur, selon la neuropédagogie cognitive), sans quoi l’organisme risque d’abandonner les connexions sympathiques non utilisées.
32 Selon les études sociologiques concernant l’école, la « cause » qui mobilise la société post-1968 est l’enfance et les espoirs d’émancipation qu’elle porte.
33 La liste des traumatismes des premières années de l’enfance ne s’arrête plus à la naissance, elle renvoie également aux traumatismes possibles dans la famille et dans les institutions où les enfants sont accueillis. Les parents et les militants, mais aussi les professionnels cliniques et les praticiens adoptent une position radicale face à tout ce qui pourrait évoquer la « répression » dans le champ éducatif. Pour certains, une souffrance originelle marque la naissance de l’enfant ; pour d’autres, ses traumatismes sont contrebalancés par les compétences et les potentialités que l’on découvre chez lui. Quoi que l’on dise, l’enfance reste unanimement perçue comme étant déterminante. Le contexte culturel s’en trouve minimisé et on prétend que les processus éducatifs sont naturels. Cette conception inspirera le discours sur les « compétences » des enfants, ainsi que celui qui soutient que le tout-petit doit être éduqué dès la naissance. La marge d’éducabilité s’étant élargie, la pédagogie commence au berceau. L’éducation devra alors être une pratique non répressive, appuyée sur des attitudes compréhensives et généreuses à l’égard de l’enfant. Il incombera donc à la formation initiale d’établir une base de connaissances « suffisamment stimulantes » pour que chaque éducateur puisse poursuivre sa formation de manière continue.
34 Les découvertes neurophysiologiques, à leur tour, ont révélé que le fœtus « joue », suce son pouce, entend… Les mamans se sont même mises à raconter à leurs fœtus des histoires en anglais pour que le futur enfant ait une bonne prononciation dans cette langue. La valeur dominante de la société s’accordait ainsi avec cette forme de concevoir l’enfant : il faut prendre toujours de l’avance, il faut être compétitif, d’abord face à soi-même et ensuite face aux autres.
35 La précocité devient donc la norme. Il faut que les enfants soient toujours un pas devant leurs pairs et dans une norme [2] (ou au-dessus de cette norme) établie par des recherches scientifiques. Ceux qui ne correspondent pas à ce qui est stipulé comme étant normal se trouvent vite stigmatisés. Leurs difficultés à rentrer dans le « métier d’élève » construisent des classifications qui acquièrent souvent une propriété prédictive. Nous avons par exemple en France la liste de Boisseau (2005), directeur honoraire de l’Éducation nationale. À son époque et encore aujourd’hui, cette liste fixe des objectifs précis tout au long de la maternelle, dans les deux premières années de scolarisation. Par le moyen d’une « programmation du vocabulaire » (apprentissage de 750 mots à 3 ans, 750 mots à 4 ans, 2 500 mots à 5 ans), l’auteur établit une norme à suivre.
36 Il pourrait être ajouté qu’avec la biologisation des pathologies et des comportements jugés inadéquats, la logique de la prévention des risques s’instaure et pousse à la médicalisation.
37 Selon Eliane Brum dans le Journal Época (2013) :
les principales critiques du processus de médicalisation de l’enfance dénoncent le fait que les enfants ne sont plus considérés comme des êtres singuliers. Ils deviennent des objets présentant un défaut physique, justifiant une intervention thérapeutique. Ainsi, les tentatives de prise de parole par les élèves sont réprimées au nom d’un idéal de « normalité » imposé par l’instance médicale, légitimé et reproduit par l’école, mais également par les services sociaux de l’État. Pour résumer, on étouffe les conflits – qui constituent pourtant les moteurs du processus éducatif.
Un enfant sujet ou un nouvel essor du déterminisme ?
39 Cette catégorisation et cette stigmatisation de l’enfant d’âge scolaire sont contradictoires avec la considération de ce même enfant en tant qu’acteur social, en tant que sujet qui est certes assujetti, mais qui agit également, qui est actif et peut prendre le contrôle sur certaines situations de sa vie.
40 Pour Massi, Berberian et Carvalho (2012), ce qui est pris pour un symptôme, dans ce processus de médicalisation, « ce sont des signes de l’action du sujet dans la construction de la connaissance [qui] témoignent non pas d’une maladie, mais des stratégies et des hypothèses qu’il établit tout au long de son processus d’alphabétisation ».
41 Soutenir, dans les champs de la sociologie de l’enfance où s’inscrit mon travail, cette hypothèse d’un nouvel essor du déterminisme n’empêche pas que ma posture de recherche soit par ailleurs orientée par une sociologie compréhensive et clinique par définition critique à l’égard des excès de la sociologisation des trajectoires individuelles survalorisant les causalités originelles. Ainsi nous pouvons à la fois ne pas reconnaître les déterminismes pesant sur l’enfance et prendre en considération les enfants en tant qu’individus aux expériences singulières.
42 Les effets à long terme d’une consommation prolongée de méthylphénidate sur le cerveau en formation des enfants sont encore méconnus. Il est urgent de réfléchir aux raisons pour lesquelles nous dopons les enfants et les adolescents au lieu d’essayer de les écouter et de les comprendre dans leur singularité.
43 Cette façon déterministe de prendre en compte l’enfant peut être mise en rapport avec la demande sociale et le type de société dans laquelle on vit.
Des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle
44 Dans Pourparlers, Deleuze (1990) évoque, après la Deuxième Guerre mondiale, de ce que Foucault a appelé le passage des « sociétés disciplinaires » aux « sociétés de contrôle ». Les sociétés disciplinaires naissent avec « l’organisation des grands milieux d’enfermements [3] », le passage aux sociétés de contrôle se manifestant par des « crises généralisés » de ces mêmes lieux.
45 Les contrôles, dit Deleuze, ne sont plus des moules, mais des modulations, à l’image, en quelque sorte, d’un moule autodéformant, qui pourrait changer constamment, d’un instant à l’autre, d’un lieu à l’autre. Par exemple alors que dans l’usine, l’ouvrier ne cessait de recommencer un même travail, dans l’entreprise moderne, on n’en finit jamais avec rien : tout bouge, se module et se remodule en permanence autant le contenu du travail que les objectifs ou les acquis cognitifs de l’individu. Dans les sociétés de contrôle disparaît aussi l’instance qui énonce la loi.
46 Avec la médicalisation des difficultés d’apprentissage on passe encore dans une autre « mode-société », d’une société de contrôle à une société d’emprise. Dans une société d’emprise, le contrôle est « invisibilisé ». On passe d’un contrôle supposé venir d’un « dehors » à un autocontrôle.
47 L’enfant est au centre du système éducatif, c’est à partir de lui, de son développement que se construit l’ensemble des programmes et de la pédagogie des écoles. Ainsi, dans un contexte construit à partir de l’enfant et pour l’enfant, on le pense comme unique responsable de ses acquisitions, seul compte l’effort de l’enfant, c’est à lui de construire son savoir et donc c’est lui le responsable de son « non-savoir ». Pourtant, en même temps, on veut qu’il soit performant, compétent et dans les normes stipulées par la société.
48 Idéologiquement il s’agit toujours d’agir selon les règles impersonnelles ; dans la mesure où elles sont indépendantes de la volonté des individus, elles sont créées par l’institution, l’important étant de ne pas de les imposer arbitrairement sans un cadre ou sans un sens donné. Selon ce raisonnement, si l’élève comprend les règles, il se les approprie par lui-même et pratique une sorte d’autodiscipline, un self-gouvernement.
49 L’enfant est ainsi considéré comme un être « socialisable [4] », un être en projet et en route vers la condition d’adulte, citoyenne. Pourtant l’enfant-citoyen n’est pas pensé comme un enfant-acteur social, membre de la communauté et ainsi capable d’intervenir et d’être un protagoniste dans le changement social. L’école ici n’est pas pensée comme un lieu de politique sociale, lieu qui ne s’épuise pas dans la transmission de savoirs et de valeurs aux nouvelles générations.
50 Malgré un discours et des pratiques qui se veulent « respecter la personnalité de chaque enfant », c’est sur la transformation en élèves, sur l’acceptation des normes, qu’ils sont « évalués ». Les enfants qui ne cadrent pas avec ces règles sont considérés « en difficulté » dans la mesure où ils ne se trouvent pas dans les normes stipulées.
51 Comme l’affirme Garcia-Fons (2001), « sous le couvert de pragmatisme scientifique et de rationalisation économique, l’enfant se trouve réduit à une mosaïque de comportements ou de déviances par rapport à une norme […]. Les procédures évaluatives et de contrôle, appliquées à l’ensemble de la population enfantine, et la frénésie obsessionnelle d’optimisation gestionnaire qui les anime, obéissent à une logique de technocratisation et d’instrumentalisation du soin. On voudrait soumettre la dimension psychique aux impératifs du marché. »
« Préparer l’enfant pour réussir dans sa vie » : l’école dans une logique capitaliste
52 Plusieurs chercheurs (Frigotto, 1995 ; Paro, 1999 ; Laval, 2011) ont déjà analysé la question de la logique d’entreprise appliquée à l’éducation. Selon Christian Laval (2011) « au gré d’une succession de mesures, parfois peu perceptibles, se construit, brique après brique, un autre modèle éducatif que nous appelons la nouvelle école capitaliste ».
53 Des mots comme « performance », « compétences », « compétition » commencent à être entendus dès l’école maternelle, voire la crèche (Prado, 2008). « Préparer l’enfant pour réussir dans sa vie, pour avoir un bon travail plus tard [5] », paraît être aujourd’hui l’objectif des écoles pour certains parents. On pense ainsi l’école comme institution qui prépare au travail, dans une perspective d’adaptation aux objectifs du marché. Avoir du succès c’est avoir un emploi.
54 Nous entendons souvent que l’on fait des études « pour avoir une vie meilleure », mais quand on cherche à savoir ce que cela signifie, il existe toujours une conviction que « être quelqu’un dans la vie » est quelque chose qui est atteint par le travail, ou plutôt par l’emploi (Paro, 1999).
55 La stigmatisation et catégorisation des individus à l’école, sous prétexte d’une prise en compte des individualités visent plutôt à la réduction des apprentissages intellectuels et de l’acquisition de connaissances à une logique du marché, à une logique compétitive ou les responsabilités de l’échec (ou du succès) sont exclusives aux individus. On est ainsi dans une perspective individualiste et mérito-cratique, soutenue par la pensée néolibérale.
56 On attribue à l’individu la responsabilité de son état de classe défavorisée et de son échec. Autrement dit, on renforce l’idée que seul l’effort individuel suffirait à rompre avec les inégalités sociales. Pourtant l’effort ne suffit pas, il ne faut pas s’écarter de la norme au risque d’être stigmatisé.
Conclusion
57 En étiquetant et en stigmatisant les individus, on risque de perdre de vue qu’en réalité, ils ne sont jamais que des statistiques et des théories. Sur un plan théorique, il ne faut pas oublier l’élève comme sujet traversé par un processus dynamique (par une circulation de registres) et également qu’il y a tout un travail pour que les individus se construisent en sujet, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de détermination (ou même de prédétermination) par le contexte, pas plus que de sujet seulement réactif à des situations.
58 Le sujet se construit dans l’échange, dans un « entre », selon une voie à la fois sociale et subjective [6]. Dans un article intitulé « Résistances et stratégies face aux règles », Prado (2014) a pu montrer comment par exemple le tout petit enfant s’adapte mais aussi réagit à ce qu’impose l’école. Les enfants non seulement intériorisent la société et la culture, mais contribuent activement à sa production et à son changement.
59 « Reconnaître que dans l’école, des choses échappent à la logique institutionnalisée, à la logique d’enseignement et d’apprentissage, c’est reconnaître que les enfants ne sont pas que des élèves : ils sont aussi des êtres aux prises avec leur vie sociale hors école et avec leur vie psychique. Ils développent ainsi des stratégies pour faire avec ou faire face aux contraintes imposées par l’école. Chacun d’une façon différente et avec ses moyens » (ibid.).
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : dDifficultés d’apprentissage, Brésil, médicalisation
Mise en ligne 21/12/2015
https://doi.org/10.3917/read.092.0107Notes
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[4]
Ici les enfants sont considérés comme des « êtres sociables », capables de vivre en sociétés, faciles à vivre ; et non des « êtres sociaux », ce qui renverrait à une condition.
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[5]
Mots d’un père d’enfant d’école maternelle.
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[6]
Les individus dans l’institution scolaire sont traversés par toutes les contradictions du système éducatif mais aussi par une relation dialectique, voire de tension, parfois de haine et d’amour, d’un rapprochement et d’un éloignement dans lesquels sont comprises les résistances et les relations affectives.