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Article de revue

À propos du livre Rencontrer l’autiste et le psychotique

Pages 77 à 92

Notes

  • [1]
    T. Lainé, « Processus thérapeutique et traitement institutionnel des psychoses », Perspectives Psy, n° 8/111, 1987, p. 171-176.
  • [2]
    M. Mannoni, Le psychiatre, son fou et la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1970 ; Éducation impossible, Paris, Le Seuil, 2008.
  • [3]
    D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1975.
  • [4]
    P. Delion, L’enfant autiste, le bébé et la sémiotique, Paris, Puf, 2005.
  • [5]
    F. Joly, « À quoi jouait le petit Ernst avant la bobine ?… », Spirale, n° 24, 2002/4.
  • [6]
    T. Gordon, Éduquer sans punir, Paris, Marabout, 2013. La méthode Gordon propose des méthodes d’« éducation positive » d’inspiration américaine aux parents, professeurs, professionnels de l’éducation.
  • [7]
    F. Deligny, « Les vagabonds efficaces », dans Graine de crapule, suivi de Les vagabonds efficaces et autres textes, Paris, Dunod, 1998. « Créateur de circonstances, voilà l’éducateur aux prises avec toutes les inerties » (p. 212).

1 Philippe Pétry : Je souhaitais m’entretenir avec vous à partir de la lecture de votre ouvrage Rencontrer l’autiste et le psychotique. Jeux et détours, récemment réédité chez Dunod. Ce qui me paraît intéressant dans votre démarche, c’est qu’elle souligne l’importance du jeu dans les pratiques éducatives comme réponse qui permettrait de ne pas enfermer un enfant dans son symptôme.

2 François Hébert : Le jeu, oui, des attitudes ludiques, et plus généralement le détour, l’indirect pour éviter l’intrusion dans l’espace intérieur des psychotiques. Mais auparavant, posons ce principe de méthode : concentrons-nous – au travers de récits écrits de préférence – sur des moments où l’un d’entre nous a su ouvrir l’échange avec un psychotique ; évitons de substantialiser « la psychose », et regardons les effets de nos réponses à telle personne, à un moment donné.

3 Ce principe prend tout son sens s’agissant des situations qui nous intéressent ici, celles où un enfant ou un adulte psychotique se retrouve dans une institution qui n’est pas spécialisée dans l’accueil de ce public : ne pas se crisper sur le symptôme et sur l’idée « il est malade, c’est dans sa tête et cela relève des spécialistes ; c’est pas pour nous, il faut le pousser prioritairement vers un suivi en cmp… ». Bien sûr, avec un psychotique, il ne faut jamais rester seul : nous avons besoin de partenaires compétents. Mais, même s’il faut réorienter la personne, la question de la rencontre reste d’actualité. Certes, les manifestations psychotiques nous déstabilisent souvent ; la peur est présente, à tout le moins un sentiment inquiétant d’incompréhension… Que cette personne se retrouve dans un lieu non médicalisé trouble notre travail ordinaire.

4 P.P. : C’est peut-être une condition pour pouvoir inventer : un premier moment pour tenter de ne pas s’enfermer dans la situation où l’on est simplement en proie à la peur.

5 F.H. : Oui. Devant un comportement étrange, le défi est de se sortir de la situation relationnelle immédiate, pour surprendre l’autre et lui offrir une porte de sortie au scénario « toi malade/moi raisonnable » – souvent par une attitude ludique.

6 P.P. : Je suis assez sensible à l’effet de surprise et au fait qu’il s’agit de soutenir une recherche plutôt que de se débarrasser de ce qui est gênant.

7 F.H. : Il y a une façon de fuir l’urgence d’inventer les conditions de la rencontre, c’est d’être embarrassé par trop d’explications. Une collègue disait : « Parfois on a tellement de clés pour expliquer que tout est fermé. » « Pourquoi cet enfant psychotique nous crache à la figure ? Parce que ça ne va pas à la maison. » Explication très classique (trop classique : on réduit alors le travail avec les familles à « savoir ce qui se passe à la maison »). Alors on ne va pas au-delà, on gère au mieux en attendant. Mais c’est à nous qu’il s’adresse : comment répondre « présent » ?

8 P.P. : Qu’est-ce qu’on fait avec ça ici et maintenant ? Le pourquoi est gênant ; c’est plutôt après coup qu’on comprendra mieux, quand on aura trouvé une voie de sortie de la situation.

9 F.H. : Je dis souvent : c’est quand ça va mieux qu’on commence à comprendre ce qui allait mal. Prenons un premier exemple, raconté par une éducatrice, Myrtille Echiffre.

Killian est un enfant atteint de troubles psychotiques accueilli en mecs. La prise en charge de cet enfant de 6 ans n’a pas été sans poser problème à l’équipe, qui n’avait pas l’habitude de ce type de pathologie. Killian avait besoin d’un accompagnement très personnalisé que les éducateurs de la maison d’enfants n’étaient d’ailleurs guère en mesure de lui apporter, du fait même de la somme de travail que représente la gestion du groupe d’enfants accueillis et de leurs difficultés. Ma place de stagiaire me permettait d’établir avec lui un lieu particulier : je bénéficiais de plus de temps pour lui consacrer l’accompagnement individuel dont il avait besoin… Au moment du dessert, alors que l’éducateur présent à sa table commence à découper la peau du fruit, Killian se met à se tordre sur sa chaise en s’entourant de ses bras et en criant : « Aïe ! Aïe ! Ça coupe ! Ça fait mal ! » Il gesticule sur sa chaise en se recroquevillant comme pour éviter d’être attaqué, tout en protégeant de ses bras la partie du corps la plus vulnérable, son abdomen. L’éducateur lui répond en vue de le rassurer : « Mais non, c’est une pomme, elle n’a pas mal », ce qui ne fait que redoubler l’angoisse de Killian qui maintient ses propos : « Si ça fait mal ! Ça coupe ! »
Lors de mes nombreuses interventions auprès de lui et, plus spécifiquement, lors de ses débordements multiples, je m’étais rendue compte que le fait de tenter de le ramener à la réalité de manière rationnelle ne lui permettait pas de se rassurer. C’est en déviant l’angoisse par des jeux de rôles, en la mettant en scène, que je parvenais à le ramener d’emblée à la réalité, sans toutefois lui opposer un démenti contre lequel il pourrait se heurter.
Un jour donc, je mange à sa table, et comme d’habitude, au moment où j’épluche la pomme, il se tord sur sa chaise, crie : « Aïe, arrête, ça coupe !… » Cette fois, je place la pomme face à moi, et m’adresse à elle les sourcils froncés, comme étonné par sa douleur : « Allons, c’est pour le petit garçon, pour qu’il puisse bien grandir ! » Puis je tourne la pomme vers Killian, la plaçant devant mon visage, et lui fais dire en prenant une petite voix, avec une expression de grand soulagement : « Ah, d’accord, alors je n’ai plus mal et je veux bien me faire éplucher ! » Killian me regarde en riant, perplexe. Il me laisse finir d’éplucher la pomme, et la mange ensuite, sans difficulté.
Par la suite, à chaque fois qu’il fallait qu’on lui épluche un fruit, Killian me disait en souriant et avec une certaine excitation : « Dis que c’est pour le petit garçon ! » Il me suffisait alors de prononcer la phrase magique pour que, rassuré, il mange son fruit sans éprouver cette angoisse insupportable qui l’envahissait d’habitude dans ces cas-là.
Dans le même ordre d’idées, Killian s’opposait fortement quand il s’agissait de manger des légumes. Bien sûr, chacun sait que les enfants ont tendance à manger plus facilement des frites que des brocolis… Cependant, lorsque nous insistions pour lui faire manger quelques légumes, Killian nous demandait souvent, avec un regard inquiet : « Ça comment dans le corps ? » Nous tentions alors de lui expliquer le circuit qu’empruntent les aliments jusqu’à l’estomac, mais ces explications, qu’il écoutait très attentivement, ne réussissaient pas à faire disparaître ce regard-là… ni à lui faire avaler des légumes ! Pour essayer de répondre à son besoin de savoir ce que devenaient les aliments une fois ingérés, je lui ai montré dans un livre le fonctionnement du système digestif du corps humain. Lors du repas suivant, Killian, toujours inquiet, me demande si ça fait la même chose quand on mange de la viande ou des haricots, etc. Je lui annonce alors qu’on va faire l’expérience. Je prends un morceau de viande, le mâche, puis l’avale et j’accompagne la chute de la viande dans l’estomac par un bruitage : « Zzz boum ! » Je le regarde, comme étonnée moi-même par le bruit. Je lui propose d’essayer pour vérifier si ça fait le même bruit pour lui. Il mâche, avale… et je fais à nouveau : « Zzz… boum ! » Je recommence l’opération pour moi-même, cette fois avec des haricots verts : « Zzz… splach ! » Curieux d’expérimenter ce nouveau bruit, K. demande à manger une fourchette de haricots. Je fais évidemment de nouveau « Zzz… splach ! » Killian commence à rire. Nous continuons le repas, alternant les types d’aliments, et associant à chacun un bruit particulier…

10 F.H. : Tony Lainé [1] disait que la psychose a quelque chose à voir avec l’enfant entre 2 et 5 ans. L’éducatrice met en scène un imaginaire pour redéfinir la situation…

11 P.P. : Un jeu où on change de place dans des scénarios où on fait parler la pomme et où on s’adresse à la pomme comme à une personne. Il s’agit bien d’un jeu de places au sens où on peut faire permuter les positions personnelles.

12 F.H. : L’éducatrice devient une enfant qui joue plutôt qu’une adulte qui rassure et raisonne. Elle admet les prémisses de l’enfant (l’absence de limite entre l’animé et l’inanimé) et les transforme. Elle dira de manière très jolie : le fait de ressentir la peur de Killian m’a fait apercevoir un petit enfant derrière l’enfant fou. Maud Mannoni avait raison de dénoncer « l’adulte malade de se prendre pour un adulte [2] » – qui ne sait pas qu’ainsi, il conforte l’autre dans sa maladie…

13 P.P. : Dans cette situation, la réaction des éducateurs risque d’être : « Qu’est-ce qu’elle fait cette éducatrice en rentrant dans le délire de Killian ? » Or Killian éclate de rire quand elle joue et fait parler la pomme, et ce rire montre que d’une certaine manière il sait que ce n’est qu’un jeu. Plutôt que d’entrer dans le délire, on crée un espace imaginaire à deux. C’est particulièrement net dans les jeux autour de la nourriture qui tombe dans le corps lorsqu’elle mime le bruit. Elle met d’abord en jeu son corps à elle lorsqu’elle avale des aliments. Ce qui permet à l’enfant de reprendre le jeu.

14 F.H. : Cet enfant est atteint de « transitivisme », il s’identifie à la chose, il vit des angoisses d’agression dans son corps. Soit. Mais le fait patent, c’est sa peur. Il est l’heure de « jouer sa peur ». C’est le fait de nous impliquer, de remettre en scène le problème autrement qui permet de sortir des scénarios répétitifs. Ici, il ne s’agit pas de ramener l’enfant à la réalité, mais de l’emmener dans l’imaginaire partageable. Un éducateur qui joue cesse d’être dangereux. C’est de l’adulte qui fait manger qu’avait peur Killian.

15 P.P. : Ce que tu dis rappelle bien entendu Winnicott et sa distinction entre playing et game [3]. Mais aussi Delion [4] qui parle de trois fonctions dans la prise en compte des symptômes en institution :

16 – la fonction phorique : accueillir, porter, supporter ;

17 – la fonction sémaphorique : lire des signes pour faire un diagnostic : je ne repère que ce qui ne va pas. Dans ce cas, on a tous les mots qu’il faut : c’est du transitivisme avec la pomme, il a des troubles de l’image du corps ;

18 – la fonction métaphorique : déplacer le sens, le faire jouer pour retrouver une dimension créative dans ou avec le symptôme ;

19 Il s’agit d’amorcer une ouverture de sens qui ne se limite pas à une lecture de signes psychiatriques.

20 F.H. : Comme le dit Fabien Joly [5] il faut que l’adulte prête « sa capacité ludique » : il n’y a pas de jeu sans relation, dit-il. Mais la relation, pour le psychotique, est dangereuse. Aussi le jeu solitaire est en panne : ses « compagnons imaginaires » sont persécuteurs. L’urgence est de montrer que nous, nous ne sommes pas dangereux.

21 On va le voir à nouveau avec le récit écrit par une éducatrice, Laura Jeanjacques-Barcik.

Nous sommes dans un centre aéré « normal ». Parmi les enfants, il y a Marie. Je la rencontre pour la première fois fin novembre. C’est une petite fille de 7 ans, aux cheveux toujours en bataille, et aux petits yeux noisette, malicieux. On me l’a présentée comme une véritable « enfant sauvage ». Ce qui me frappe en premier lieu, c’est sa solitude. Elle ne parle pas, mais crie comme un petit animal. On ne peut pas la toucher sans qu’elle devienne agressive. Elle semble parler seule ou avec des objets animés en chuchotant, dans une langue inconnue, comme pour garder ses secrets. L’équipe d’animation est excédée, la petite devient vite ingérable, elle peut se cacher pendant des heures parfois. Lorsque je demande à mes collègues si Marie a une pathologie quelconque, on me répond seulement : « Elle se fait suivre. » Dans une structure ordinaire, il est rare de voir, même dans la direction, du personnel sensibilisé au handicap sous toutes ses formes ; en même temps, le cadre d’un centre de loisirs permet une grande liberté : il n’y a personne pour vous juger ou vous dicter votre conduite…
Je travaille ici tous les mercredis, et les vacances scolaires, et même parfois en soirée. Pour moi, il est certain que cette petite fille a besoin d’une attention particulière. Je me considère officieusement comme une « référente » pour elle, son comportement me faisant penser à celui d’une enfant autiste ou psychotique. Mais mes premières tentatives d’approche aboutissent à un échec : agressivité, ignorance, rejet. L’humour, les jeux en tous genres ont toujours été mes armes favorites en cas de problèmes de communication, mais comment les adapter avec elle ? Et puis, comment préserver un accompagnement individuel, tout en amenant Marie à rejoindre le groupe ?
C’est à l’occasion des vacances de Noël que notre premier contact aura lieu. En période de fête règne souvent un air de convivialité, on rit, on chante… Ce jour-là, soudain, un cri trouble cette chaleureuse ambiance. J’aperçois Marie qui tire les cheveux d’une autre fille. Mon premier réflexe est de les séparer. À mon contact, Marie se met à hurler et à me taper. Je tente de la contenir physiquement, rien n’y fait. Je lui dis que je vais la lâcher pour qu’elle se calme. Aussitôt fait, elle s’enfuit dans la salle d’activités. Je lui emboîte le pas et pars à sa recherche. Je la trouve assise dans un coin, recroquevillée sur elle-même, la tête entre ses bras. Elle semble vouloir s’isoler complètement du monde extérieur. Je m’assois très calmement près d’elle, presque au ralenti, et d’une voix la plus douce possible, je lui chuchote :
« Je t’ai fait peur Marie ?
– Marie peur, Marie peur… me répond-elle en boucle.
– Mais dis-moi, tu parles Marie ! Quelle cachottière ! », dis-je d’un ton amusé. Pas de réponse…
C’est la première fois que j’entends Marie employer des mots et pas seulement des sons. Mais ce qui m’intrigue, c’est le fait qu’elle parle d’elle-même à la troisième personne. Dans le but de me mettre « à sa hauteur » et ainsi me montrer moins menaçante, je décide d’adopter à mon tour la troisième personne.
« Laura a eu peur !
– Peur ? dit-elle avec étonnement.
– Oui, Marie se bagarre ! Marie crie ! Alors Laura a eu peur. » (Je théâtralise mon discours, et donc mes émotions, afin que Marie me comprenne mieux)
Marie décroise ses bras, relève la tête et me regarde. Ce fut un regard intense et profond : quel bonheur de voir enfin une vraie expression sur ce visage ! J’avais voulu montrer ma peur et la lui dire, pour que Marie se rende compte que je n’étais pas si différente d’elle, puisque j’avais moi aussi ressenti de la crainte. Je n’avais pas joué à l’éducatrice qui n’a peur de rien, j’avais donné un peu de moi.
« Laura voulait pas faire peur à Marie. Pardon ! (Elle rit)
– Alors Marie et Laura rentrent au centre ?
– D’accord, me dit-elle en souriant.
– On fait la course ? C’est parti ! »
Le jour suivant, pleine de détermination et d’envie, je retrouve Marie.
« Bonjour Marie, comment vas-tu ce matin ? » Pas de réponse, pas même un regard. Quelle déception ! « Tu ne te souviens pas de moi ? C’est Laura ! » Je me rends compte de mon erreur : je l’ai abordée trop directement, j’ai abandonné la troisième personne. Cela m’a peut-être rendue intrusive à ses yeux, menaçante… Entre-temps, je vais lire des écrits à ce sujet. Mon objectif est maintenant de continuer à communiquer dans ce registre, en invitant Marie à le laisser de côté lorsqu’elle sera plus confiante.
Après cet échec cuisant, il fallait donc que je me fasse entendre autrement. Je retrouve Marie dans la cour en train de creuser un trou dans la terre.
« Quel joli trou ! Que veut faire Marie avec ce trou ?
– Marie se cache dedans.
– C’est super, ça, se cacher ! Laura a une idée, Marie se cache où elle veut dans la cour et Laura doit la retrouver. D’accord ?
– D’accord », répond Marie avec entrain.
Une superbe partie de cache-cache et de fou rire s’engage. Je m’applique à théâtraliser mes expressions pour rendre le jeu encore plus palpitant : je fais la voix du grand méchant loup, je ris très fort… C’est à ce moment que, pour la première fois, d’autres enfants se sont mélangés à nous, sans rejet de la part de Marie.
Marie ne paraît donc plus aussi asociale que le prétendaient mes collègues. Je pense que si elle rejette les autres, cela vient de sa peur mais aussi de l’incompréhension des autres enfants : ils pensent qu’elle est « folle et bête ». Je me rappelle d’un goûter d’anniversaire : Marie est enrhumée, et son nez coule régulièrement. Cependant, elle refuse de se moucher, ce qui amuse et dégoûte à la fois les enfants ; comme par provocation, elle s’empare de sa morve jaunâtre avec les doigts pour la déguster goulûment, le tout avec un grand sourire. Plus les enfants montrent leur écœurement, plus elle s’amuse. Ne pouvant plus supporter la scène, je m’empare d’un grand mouchoir pour l’essuyer de force. La réaction des enfants ne se fait pas attendre : « Quelle folle celle-là ! Elle est dégoûtante ! Gogol ! » Je me mets alors en colère et fais asseoir tout le monde : « Marie est différente, c’est vrai. Mais elle n’est ni bête ni fêlée ! Je ne veux plus entendre de telles moqueries à son sujet, c’est inacceptable ! » Puis, mon discours se fait plus calme : « Marie ne voit pas les choses comme nous, elle est dans son monde à elle. Elle est comme ça depuis toujours, mais ne la voyez pas comme une bête de foire, c’est une petite fille comme vous. Si vous preniez le temps de la connaître, vous vous rendriez compte qu’elle peut être intéressante. » Les enfants sont bouche bée. Ils semblent culpabiliser…
Par la suite, les moqueries ont cessé, elles ont été remplacées par de la curiosité et une pointe de tolérance. Je pense que pour tous, il était temps que les choses soient expliquées. Certains animateurs m’en remercieront, car ils ne savaient pas quoi répondre aux enfants à propos de Marie.
Je me suis dit aussi que lors de ces scènes écœurantes, Marie cherchait le regard de l’autre, une réponse. Alors j’ai mis en place « les spectacles de Marie » Je disposais les fauteuils de façon à créer une scène avec ses gradins. Marie se mettait en scène, elle produisait des spectacles de magie et de clown. Elle semble adorer provoquer le rire chez les autres. Mais ses prestations ont quelque chose d’artificiel ; j’ai l’impression qu’elle imite un personnage, mais je ne la sens pas spontanée.
F.H. : L’animatrice cherche à utiliser le côté provocateur de l’enfant en lui proposant de faire des spectacles devant les autres ; mais elle sent que l’enfant n’habite pas ses sketchs ; c’est là une observation très intéressante : les psychotiques ont souvent quelque chose de théâtral dans leur façon d’être ; on leur propose parfois de faire une activité théâtre ; ils y semblent bien, mais sont-ils vraiment là ? En fait, si on regarde les moments forts des histoires ici rapportées, il apparaît que ce dont ils ont besoin pour être vrais, c’est que nous montions nous-mêmes sur la scène, dans une improvisation relationnelle personnalisée, à n’importe quel moment du quotidien.
Une semaine plus tard, je retrouve Marie affaiblie par une infection urinaire. En effet, cette petite ne boit presque jamais, il faut la forcer à boire un misérable verre à table. Elle est alors incapable de se retenir d’uriner, et ne prévient pas lorsqu’un accident est arrivé. Ce jour-là donc, elle se repose sur un matelas, serrant très fort un petit poney en peluche rose bonbon, à la crinière bleu ciel. Je prends grand soin d’elle en attendant sa maman. Je la borde, je la change, et lui raconte des histoires. Je lui montre une image, elle m’arrache le livre des mains et me fait la lecture. Son ton est posé, sa lecture fluide, je sens une grande fierté dans son regard. Je découvre qu’elle lit très bien : c’est incroyable que personne ne m’en ait parlé avant. Elle se laisse aller, détendue, et accepte même que je lui caresse les cheveux. C’est la première fois qu’elle accepte un contact physique, et c’est un grand pas. Le fait d’être ainsi présente quand elle est vulnérable est peut-être pour elle une preuve de ma fiabilité. M’absentant un moment, je vais faire une grande découverte à mon retour : Marie discute avec ce fameux petit poney :
« Le petit poney est malade aussi ? demande-t-elle.
– J’ai très mal au ventre et ça brûle la nénette quand j’ai fait pipi !  », répond le poney avec une petite voix perchée.
Elle est donc capable de parler d’elle à la première personne, par l’intermédiaire de ce jouet. Il faut saisir cette perche. Je tente de parler directement au poney :
« Oh, mon pauvre petit poney, tu es malade ? dis-je d’un air désolé.
– Oui, me répond-elle d’un ton tout triste.
– On va faire un jeu, petit poney : quand tu auras envie de faire pipi, tu me préviens tout de suite, et je te ferai voler jusqu’aux toilettes. D’accord ?
– Ok, ça marche, Laura ! »
J’ai l’impression de rêver.
Je vais donc continuer à saisir cette opportunité pour mieux la connaître. Plus tard, elle me dira à l’aide de son poney qu’elle fait des rêves inquiétants, tout en prenant une voix tout aussi inquiétante : « Il y a le feu dans la maison ; il y a du sang partout sur les murs ; il y a maman qui brûle aussi et ça fait très peur ! » Je comprends alors que cette fillette est submergée par l’angoisse ; la piste de la psychose semble se confirmer.
Ce poney va devenir mon meilleur ami. Grâce à lui, les accidents urinaires, c’est fini ! Marie se révèle. Protégée par ce personnage, elle n’a plus à craindre pour elle-même. Elle s’ouvre petit à petit aux autres adultes, et se montre taquine et espiègle. Un matin, en me voyant, elle me saute dans les bras en me criant : « Bonjour Laura ! », et elle me fait un gros bisou. Je ne cache pas mon émotion.
Nous sommes au printemps, Marie accepte maintenant que je lui parle sans détour : sans le poney et sans la troisième personne. Elle vient au centre de loisirs avec le sourire, salue toute l’équipe et participe aux activités de groupe. Une belle relation s’est donc établie avec elle. Cependant, j’ai parfois l’étrange impression que si elle pouvait entrer en moi, elle le ferait. Son regard est pénétrant, et quand elle s’agrippe à moi, elle a beaucoup de mal à me lâcher. Il faut que je l’oblige en douceur à se séparer, et qu’elle ait envie de s’ouvrir aux autres. C’est lors d’une sortie que tout va se déclencher.
Pendant les vacances de Pâques, une sortie « bowling » et « parc floral » est organisée. J’arrive à 9 heures et trouve Marie en pleurs dans son coin. Je m’approche doucement, la salue, et lui demande ce qui ne va pas. Elle me répond avec des sanglots dans la voix :
« N. (la directrice) veut pas que Marie vienne à la sortie. Marie pas un bébé ! (la troisième personne réapparaît, elle régresse, preuve de son mal-être).
– Bien sûr que tu n’es pas un bébé ! Sèche tes larmes, je vais voir N. pour lui rappeler que tu es une grande fille ! »
Je comprends parfaitement les craintes de la directrice, mais je me porte garante : Marie a beaucoup évolué, et il faut lui donner sa chance. Le « deal » conclu, je peux annoncer la bonne nouvelle à ma petite protégée, qui me saute au cou et hurle de joie. Je la mets en garde contre les dangers, et insiste : elle doit rester près de moi.
Dans le car, Marie se met ainsi à l’avant à mes côtés. Cela fait à peine cinq minutes que nous sommes assises qu’elle se met à gigoter dans tous les sens ; je prends la barre devant nous dans mes bras et lui dis :
« Alors, capitaine, où on va ? » Marie prend la barre à son tour et me répond :
« Dans l’espace !
– Conduis, alors, c’est toi le capitaine du vaisseau ! »
Une lutte intergalactique s’engage : « Attention, des Martiens ! Piou ! Piou ! »
Lors d’un feu rouge, un jeu me traverse l’esprit : « Allez, Marie, il faut faire de la magie : à chaque feu, tu souffles de toutes tes forces pour que le feu devienne vert ! » Qu’est-ce que nous avons ri ! Et puis d’autres enfants nous ont suivies, Marie semblait ravie, un large sourire éclairait son fin visage…
Nous arrivons au bowling. Marie me pose une foule de questions : « C’est où ? » « Il y a des loups là-bas ? » Elle est comme agrippée à moi : elle n’est pas habituée à sortir du centre de loisirs, et cela l’excite et la terrifie à la fois, son rire est crispé.
Nous enfilons les chaussures réglementaires, la partie peut commencer. Mais Marie peine à porter sa boule, elle me demande de l’aider. Je l’accompagne sur la piste et lui donne « une méthode miracle » pour lancer la boule. Les débuts sont plutôt laborieux, mais pour les autres enfants aussi, alors tout va bien ! Après deux tours, je la laisse seule sur la piste, tout en l’encourageant : « Allez Marie ! » Tous les enfants de notre équipe me suivent. Et voilà, miracle, Marie fait un « spare » ! Les enfants se jettent sur elle et chantent : « On a gagné, on a gagné ! »
Après cette incroyable partie, nous partons vers le parc floral. Le trajet se déroule cette fois sur le thème des cow-boys et des Indiens. Arrivés à destination, les enfants sont émerveillés par cette abondance de couleurs et d’odeurs. Marie a les yeux pétillants et un large sourire illumine son visage. Le pique-nique englouti, direction les jeux de plein air. Marie se jette sur les grands toboggans, grimpant avec entrain. En glissant, elle déploie les bras, telles des ailes, et me crie : « Regarde, Laura, je vole ! » L’après-midi est pleine d’aventures. Marie se montre même capable de monter sur la tyrolienne, qui lui avait fait si peur au départ. On se dirige vers le car, Marie est fatiguée, elle me demande de la porter. Je l’installe sur mes épaules, elle me serre le cou dans ses bras (les gestes d’affection sont rares de sa part). Soudain, elle me lâche pour déployer ses « ailes », et me dit : « Le parc floral, c’est le paradis ! »
Dans le car, Marie n’a plus besoin de moi. Elle s’installe près d’une fillette de son âge. Elle rigole, discute, elle qui était une énigme si inquiétante pour eux.
Depuis cette sortie, les enfants ne l’excluent plus, elle fait enfin partie du groupe. Cet été, Marie s’est fait une « meilleure amie », avec qui elle partage tout. Elle s’appelle Stella, et bizarrement, comme son prénom l’indique, elle a effectivement la tête dans les étoiles ! Elles s’inventent de merveilleux mondes imaginaires… Cependant, Marie ne s’enferme pas dans une relation exclusive : elle prend du temps pour elle et il n’est pas rare de la voir seule, assise sur un fauteuil, lisant des bandes dessinées. Malgré cette belle évolution, il lui arrive de s’enfermer dans une bulle, et de parler aux plantes et aux objets. Parfois, j’ai l’impression qu’elle ne sait pas qui elle est ; lorsque nous échangeons, elle n’émet jamais de souhaits ou de désirs. Certes, elle n’est plus écartée systématiquement des sorties, à sa grande joie, mais il faut rester dans ces cas-là très vigilant, très rassurant avec elle. Marie est très peureuse, angoissée par tout ce qui lui est inconnu. Mais elle parle maintenant sans détour, sans protection, tant aux animateurs qu’elle connaît qu’aux enfants ; elle participe de plus en plus aux activités de groupe ; la violence se fait rare avec les autres, seuls quelques frustrations et un manque de pédagogie de la part d’un encadrant risquent de la mettre en colère : un « non » qui n’est pas expliqué va la mettre en rage par exemple. Elle est encore agressive envers les animateurs hommes, mais cela semble être une sorte de gêne plutôt que de la peur : elle les repousse avec un grand sourire, comme si c’était « en mime », comme dans un jeu…

22 F.H. : La scène initiale est cruciale. L’animatrice choisit des attitudes très spécifiques. La première, la plus spectaculaire, est de parler à l’enfant à la troisième personne. Elle sent que le « tu » fait intrusion. C’est là un point essentiel, d’une réelle portée théorique : à ma connaissance, il n’est jamais pointé dans la littérature. Si on regarde « la psychose » comme maladie absolue, alors on ne peut que constater le symptôme : tel psychotique ne dit pas « je », il n’accède pas pleinement au statut de sujet… Mais si nous nous déplaçons, si nous « parlons le langage du patient » (Milton Erickson), alors l’échange devient possible. Le danger, c’était nous : s’ils ne disent pas « je », c’est pour nous signifier que notre « tu les tues ». Lorsque la confiance sera établie, Marie accédera au je. (Notons l’importance de la peluche : c’est par « la voix » d’un poupon que se fait l’accès premier au je/tu.)

23 Le deuxième point, capital, est la peur, d’abord nommée par l’adulte chez l’enfant ; puis l’éducatrice nomme sa propre peur : l’enfant est surprise, et regarde l’adulte – c’est l’amorce de la vraie rencontre. « Les messages je [6] » exprimant nos sentiments actuels sont essentiels avec les psychotiques.

24 Un autre élément important, c’est le chuchotement, qui permet de ne pas agresser l’enfant et de créer un espace intime entre toi et moi que j’appelle le « secret partagé ». Les psychotiques pensent que l’on voit en eux, qu’ils n’ont pas de vie intérieure « privée » ; d’où cette attitude décisive : nous mettre en situation explicite de non-savoir, jusqu’à « jouer à ne pas savoir », par exemple quand ils nous harcèlent avec des questions dont ils connaissent la réponse : il faut leur rendre leur part de secret en démystifiant l’omniscience qu’ils nous prêtent.

25 Plus généralement, dans ces cas-là, il faut faire l’effort de se décaler de la place menaçante où nous met l’autre, l’effort d’un plus d’implication pour humaniser la relation. Cette éducatrice avait travaillé en centre aéré avec des tout-petits d’origine étrangère. Elle a appris à utiliser le jeu et les détours pour contourner la communication directe « normale ».

26 P.P. : Cela implique ici une position corporelle, une modulation de la voix, une sortie du groupe et un jeu sur les marqueurs de position personnelle. On voit bien que c’est un problème de place. L’éducatrice ne cherche pas à remettre l’enfant à sa place dans le groupe en la sanctionnant. Elle crée un espace où elles ne sont qu’à deux dans cet espace intermédiaire où deux personnes peuvent nommer leurs peurs réciproques à la troisième personne. Après cet échange, Marie pourra, accompagnée par l’éducatrice, reprendre place dans le groupe d’enfants. Marie prend appui sur son éducatrice avec qui une relation a été possible pour retrouver une place dans le groupe à partir d’un jeu de cache-cache. L’animatrice n’est pas à une place unique, elle change de place, se met à la hauteur de l’enfant, est partenaire du jeu, régule le jeu.

27 F.H. : Elle a pu à la fois individualiser la relation, parler un langage spécifique avec Marie, s’expliquer avec le groupe d’enfants et avec ses collègues.

28 P.P. : Prendre le risque de ces moments de relation privilégiée ne signifie pas qu’elle fait cavalier seul car elle n’a jamais perdu de vue le retour au groupe d’enfants et sa responsabilité de socialisation. Son accompagnement permet de trouver/créer une place pour cette enfant différente dans un groupe qui pourrait la rejeter et dans une équipe qui pourrait ne pas la supporter. Cela pose la question de l’intégration des enfants psychotiques dans des groupes de socialisation ordinaire et de l’accompagnement nécessaire pour désamorcer les mécanismes d’exclusion.

29 F.H. : Ce travail est illustré de manière éclatante à propos de l’épisode où Marie fait un trou. L’animatrice lui demande ce qu’elle veut faire, Marie dit : « Marie veut se cacher » dans le trou. Laura enclenche alors une partie de cache-cache, qui permet à Marie de jouer pour la première avec les autres enfants.

30 P.P. : Ces jeux d’apparitions/disparitions sont bien entendu des jeux de symbolisation du registre de la petite enfance : il y a tout autant un travail de socialisation qu’un travail de symbolisation.

31 F.H. : Mais il faut noter que le groupe d’enfants avait poussé Marie à faire la folle ; là, l’éducatrice intervient pour réaffirmer que Marie a droit à une place dans le groupe.

32 P.P. : Cela me paraît important car une des critiques habituelles des équipes concernant la relation privilégiée avec un enfant différent consiste à dire que si vous consacrez trop de temps à cet enfant vous négligez le groupe. On voit ici qu’il ne suffit pas de nouer une relation privilégiée avec cet enfant au risque de se focaliser sur lui ; il y a aussi à travailler avec le groupe pour lui apprendre à faire une place aux enfants différents

33 C’est essentiel pour désamorcer la disqualification : « Elle n’est pas comme nous, elle est folle, il y a rien à faire avec elle. » L’éducatrice nomme et reconnaît des différences mais réaffirme : il y a des choses à faire avec elle. Donc cela peut être chance pour le groupe et une occasion éducative de travailler le respect de la différence.

34 Si je me fais l’avocat du diable, je crois que dans une institution on remettrait cette éducatrice à sa place, notamment en ce qui concerne toutes les proliférations imaginaires, en lui reprochant d’entrer trop dans le jeu de cette enfant, voire d’alimenter son délire (particulièrement dans les épisodes dans les transports). On pourrait lui reprocher de « jouer au psy » : « Tu joues avec le feu, tu ne sais pas ce que tu fais. »(Comme si les psys en psychothérapie étaient en position de maîtrise !). On entend souvent l’injonction de renvoyer au psy tout ce qui serait du domaine imaginaire. Ce n’est pas la place des éducateurs, c’est une affaire de spécialistes.

35 F.H. : Le jeu, l’imaginaire, le transitionnel n’appartiennent à personne. Dans le bus, c’est l’adulte qui ouvre le scénario mais elle donne à l’enfant le « volant » : Marie « conduit le vaisseau spatial », elle est capitaine ! Les psychotiques répondent présents quand nous puisons dans notre créativité pour les aider à retrouver leurs capacités transitionnelles.

36 P.P. : S’il n’y avait pas cette possibilité d’un espace imaginaire, d’une nourriture de l’imaginaire par des scénarios apportés par l’éducatrice, la petite fille serait sans mots et ne pourrait que crier son angoisse et manifester des symptômes d’agitation. Mais c’est aussi là qu’on pourrait lui reprocher : « Tu ne sais pas ce que tu fais, reste à ta place, arrête de jouer au psy. »

37 F.H. : Mais l’animatrice a un cap, quelque chose de sain et de simple : « Je vais m’amuser comme un gosse avec un gosse. »

38 P.P. : Cette situation décrit bien une tentative de rejoindre l’enfant : lui donner une place d’enfant comme pour n’importe quel autre au lieu de pointer les symptômes qui ne font qu’accentuer la différence.

39 En conclusion, pourrais-tu souligner quelques points qui te paraissent importants ?

40 F.H. : S’agissant des psychotiques adultes qui se retrouvent dans un contexte institutionnel non médical, ces principes restent valables : ne pas tout miser sur le soin « officiel », sur le cmp par exemple. Dire à un psychotique en chrs : « Il faut d’abord vous soigner », c’est plutôt violent et souvent contre-productif. Lui dire : « Vos voix, il faut les laisser de côté ici, parlez-en avec votre psychiatre », c’est devenir nous-mêmes une voix qui sait mieux que lui ce qu’il doit penser. Il faut assumer de tenter la rencontre en cherchant à nous positionner au-delà de ce rejet de fait. Naviguer entre l’écueil de subir le délire ou celui de le casser par l’injonction de revenir à la réalité, ce n’est pas facile ! Il s’agit de garder le contact avec quelqu’un qui semble « parti » ailleurs : s’intéresser à son monde, malgré tout, et tenter de trouver un espace intermédiaire entre le sien et le nôtre. On l’a vu, il y a diverses pistes : décider de jouer la situation, passer par l’indirect (parler via l’écrit, un poupon, un objet, un téléphone, à la troisième personne…), lorsque la communication directe normale n’est plus possible ; se placer comme délibérément ignorant et placer corrélativement le psychotique comme celui qui sait, pour le réhabiliter dans son autonomie de pensée ; s’engager comme personne et oser dire je – considérer l’autre comme partenaire humain, malgré son étrangeté. J’assume d’être une personne qui peut ne pas savoir quoi faire, qui peut avoir des sentiments et les partager sans le masque d’un rôle qui consisterait à ramener l’autre directement à « la réalité » objective. Ma réalité subjective assumée peut, elle, parler au psychotique.

41 P.P. : Être atteint, ça ne signifie pas répondre du tac au tac. La condition, c’est à la fois de pouvoir être affecté et de ne pas prendre tout pour soi ou entrer dans un cycle action-réaction.

42 F.H. : Cela suppose une distanciation qui autorise une recherche intérieure des modes de jeu possibles avec ce qui nous affecte. Notre sensibilité, voire notre fragilité, si on ne les cache pas mais qu’on les assume, les psychotiques sont capables de les accueillir avec délicatesse. Il ne faut pas sous-entendre les choses, cacher nos émotions, parler d’eux entre nous sans nous positionner humainement avec eux. La psychose est, sous bien des aspects, un étrange jeu de cache-cache implicite. Il est l’heure d’inviter l’autre à jouer explicitement avec nous à se cacher/montrer (jusqu’à ne pas cacher qu’on cache : expliciter que chacun a droit au secret !). D’ailleurs, un jeu significatif consiste à chercher le psychotique quand il est là, mais « absent » : on lui laisse la décision de se montrer ou non.

43 P.P. : Ces jeux sur la présence/absence du sujet et de l’autre mettent en scène les questions de séparation et de symbolisation du subir/agir. Dans l’exemple rebattu du jeu de la bobine, Freud, dans une note de bas de page, dit que son petit-fils joue aussi à se faire apparaître et disparaître du miroir en disant « bébé parti ».

44 Subir le symptôme ou jouer activement la disparition ?

45 F.H. : Un dernier exemple dans un lieu non spécialisé, une colonie de vacances. Kewin est un enfant de 11 ans qui se montre très solitaire (parfois, il se cache et on met longtemps à le trouver), très agité dans le groupe, voire violent. Il a toujours avec lui un poupon, auquel il parle dans son coin… Le jour du 14 Juillet, le feu d’artifice est annulé pour cause de pluie. Il fait une crise terrible, casse tout dans sa chambre. L’éducatrice entre et reçoit une chaise, l’enfant menaçant de sauter par la fenêtre. Soudain, elle a une idée : elle ouvre brusquement la porte, et désignant le poupon, dit à Kewin : « T’as pas dit à ton poupon pourquoi tu étais en colère ! » Surpris, l’enfant parle, explique qu’on lui avait menti sur le feu d’artifice (il a dû voir les adultes se parler entre eux, se demandant quoi faire quand ils attendaient le feu d’artifice : qu’on leur cache manifestement quelque chose est très violent pour les psychotiques). Le poupon deviendra alors le médiateur de leurs échanges… Et au lieu de chercher l’enfant quand il « s’absente », elle jouera à cache-cache avec lui. Mais l’histoire se termine mal, Kewin fera une crise à un moment où elle n’était pas là, et repartira en ambulance… L’équipe a massivement rejeté cet enfant. On retrouve là le « stade du cache-cache » d’une part – premier jeu relationnel –, le détour par le poupon d’autre part, au-delà de l’âge relativement avancé de Kewin (il y a des adultes « handicapés mentaux », parfois des personnes Alzheimer, qui ont besoin d’une poupée : les rejoindre demande qu’on accepte de jouer nous-mêmes avec ; ainsi cette aide-soignante qui « couchait » avec soin la poupée de la vieille dame qu’elle avait du mal à faire se coucher : celle-ci s’ouvrira à la relation qu’elle refusait jusqu’ici…). Une précision encore : la maman de Marie l’avait amenée au centre aéré avec beaucoup d’inquiétude : « Est-ce qu’on va la garder ? » Les parents de Kewin n’avaient pas signalé qu’il prenait des médicaments, par peur qu’on ne l’accepte pas. Un milieu non médical est un risque mais aussi potentiellement une chance pour quelqu’un de différent : celle de ne pas être au milieu d’autres « fous », qui non seulement ne l’aident guère à avancer, mais lui renvoient (ainsi qu’à ses parents) qu’il est « malade ». Il s’agit de « créer des circonstances », disait Deligny [7]. L’intégration réussie d’un psychotique dans un lieu ordinaire demande, on l’a vu, un plus d’implication d’au moins une personne ; mais c’est également l’affaire de tous (parents, équipe, groupe de pairs, partenaires « spécialisés »…).


Mots-clés éditeurs : game, Winnicott, jeu, psychose, therapy with child, thérapie avec enfant, child with autism, enfant autiste, psychosis

Mise en ligne 21/12/2015

https://doi.org/10.3917/read.092.0077

Notes

  • [1]
    T. Lainé, « Processus thérapeutique et traitement institutionnel des psychoses », Perspectives Psy, n° 8/111, 1987, p. 171-176.
  • [2]
    M. Mannoni, Le psychiatre, son fou et la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1970 ; Éducation impossible, Paris, Le Seuil, 2008.
  • [3]
    D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1975.
  • [4]
    P. Delion, L’enfant autiste, le bébé et la sémiotique, Paris, Puf, 2005.
  • [5]
    F. Joly, « À quoi jouait le petit Ernst avant la bobine ?… », Spirale, n° 24, 2002/4.
  • [6]
    T. Gordon, Éduquer sans punir, Paris, Marabout, 2013. La méthode Gordon propose des méthodes d’« éducation positive » d’inspiration américaine aux parents, professeurs, professionnels de l’éducation.
  • [7]
    F. Deligny, « Les vagabonds efficaces », dans Graine de crapule, suivi de Les vagabonds efficaces et autres textes, Paris, Dunod, 1998. « Créateur de circonstances, voilà l’éducateur aux prises avec toutes les inerties » (p. 212).
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