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Article de revue

Enyo, enfant du tumulte. Perspectives sur la prise en charge d'enfants à troubles du comportement en groupe théâtre

Pages 139 à 151

Notes

  • [1]
    Cette symptomatologie atypique d’Enyo attire notre attention sur la diversité des fonctionnements psychiques qui sous-tendent le syndrome hyperactif.
  • [2]
    D. Anzieu, Le groupe et l’inconscient (1975), Paris, Dunod, 1999, p. 44.
  • [3]
    B. Golse (sous la direction de), Le développement affectif et intellectuel de l’enfant (1985), Paris, Masson, 2008, p. 78.
  • [4]
    P.-C. Racamier, L’esprit des soins : le cadre, Éd. du Collège de psychanalyse groupale et familiale, 2002, p. 53.

1 Nous cherchons à analyser ici l’échec d’une prise en charge en médiation thérapeutique de groupe par l’improvisation théâtrale d’un patient de dix ans, Enyo, diagnostiqué hyperactif. À l’extérieur du groupe, à l’école notamment, Enyo présentait des difficultés liées à son comportement. Dans le groupe, il apparaissait comme un enfant dangereux pour les autres patients, à les menacer, insulter, frapper. Il a par moments pu profiter de cette prise en charge. À d’autres moments, il ne pouvait supporter le cadre et enchaînait les crises. Ce cas à la symptomatologie complexe nous semble représentatif des impasses de soin avec ces patients dits « instables », mais qui laissent à certains moments entrevoir une souffrance innommable. Comment garder une position de soignant et d’écoute quand ils mettent à mal le cadre de soin ? Comment ne pas se sentir défié quand le patient semble dans des fantasmes de toute-puissance et dans des états de toute violence ?

2 Qu’est-ce que le cas d’Enyo nous permet de comprendre des difficultés de ces patients en prise en charge de groupe ? Comment pouvons-nous penser alors une manière adaptée de soigner ces patients dits « dangereux » par le support du théâtre ? Pour répondre à ces questions, nous analyserons de manière approfondie le cas de ce patient, comprendre ce qui a fait barrage chez lui à une possibilité de soin alors même qu’il semblait investir cette médiation et y travailler des choses. La médiation théâtre se veut donc cadre d’étude avec les patients. Nous verrons au travers de ce cas comment la richesse de l’expressivité du théâtre permet aussi d’aller plus loin dans l’analyse des patients et dans le travail psychique avec eux.

La médiation thérapeutique par le théâtre

3 La médiation thérapeutique par le théâtre est un mode de prise en charge de groupe. Nous y proposons le jeu comme mode d’expression à des jeunes venus pour des problématiques diverses. Ces ateliers, que ce soit en structures de soin ou en structures éducatives, peuvent être animés par des professionnels de différents horizons : comédiens, art-thérapeutes, infirmiers, éducateurs ou psychologues intéressés par le théâtre. Le plus souvent, ces ateliers sont mis en place en binôme : un comédien et un soignant, une art-thérapeute et un psychologue… Quelle que soit la formation des professionnels qui encadrent, une constante reste la centration sur le jeu des patients. C’est en effet pour le jeu théâtral que le groupe est réuni. C’est donc en grande part par le jeu théâtral que nous cherchons à nous exprimer. Les différences de formation des professionnels vont par contre amener des variations dans le rythme de la séance et l’attention portée aux signifiants psychologiques du jeu des patients. Une règle toutefois est que nous n’interprétons pas directement ce que le jeu mis en scène par le patient semble refléter de sa problématique psychique. Cela pourrait en effet être violent et avoir comme effet à terme de couper l’expressivité du patient. Sans être dupe de ce qui se passe pour les patients en jeu, le professionnel encadrant s’appuie sur les bénéfices du médium théâtre pour donner une prise de conscience subjective et sensorielle, mais aussi ouvrir une capacité d’expression sur eux-mêmes, autour de ce qui pouvait les entraver psychiquement. Le cadre théâtral se fait au fur et à mesure support des fonctionnements psychiques des patients. Ils vont dans un double mouvement être mus par les jeux proposés et mouvoir le jeu pour exprimer leurs questionnements psychiques. Le jeu sur scène se fait support des processus psychiques des patients et vient donner des éléments significatifs de leur manière de se positionner subjectivement dans leur environnement familial et social. Le jeu, avec ses propriétés et ses règles, amène figuration dans l’espace et dans une histoire de ce qui se passe psychologiquement pour le patient. Cette mise en sens au travers d’improvisations vient progressivement donner des images de pensées en lieu et place de ce qui faisait auparavant symptôme. Ceci est à la fois proche du psychodrame dans ses constructions d’histoires, à la fois éloigné du psychodrame dans l’obligation de se construire un imaginaire théâtral, de raconter une histoire.

4 L’atelier qui nous concerne ici est animé par une psychologue comédienne et par une stagiaire psychologue. Nous utilisons donc les techniques théâtrales de formation du comédien : travail sur la voix, le corps, le développement de l’imaginaire. La notion de troupe est aussi une notion essentielle du théâtre : nous ne pouvons pas jouer seul, il faut toujours des autres pour nous regarder, des autres avec qui jouer. Le groupe prend alors une place primordiale dans la médiation telle que nous la proposons. C’est dans ce groupe que les patients vont explorer la création théâtrale et du même coup explorer leurs propres processus psychiques. En tant que thérapeutes, nous cherchons alors à leur proposer des thèmes de jeu qui soient au plus près de ce qui est abordé dans le groupe. Si par exemple ils parlent de la violence et certains semblent prêts à frapper, nous pouvons proposer une improvisation autour du thème de la boxe, sans jamais y définir les personnages et l’histoire, pour que ce soit à eux de s’approprier ces éléments. En ce sens, les propositions de jeu peuvent être comprises comme des tentatives de mise en sens et de figuration de la dynamique de groupe et des fantasmes exprimés en groupe.

5 Les séances sont construites en trois temps : un premier temps d’accueil et de discussion en groupe, un temps d’échauffement, d’exercices en groupe, enfin un temps d’improvisation. La longueur de ces trois temps peut varier en fonction de l’état dans lequel est le groupe pendant la séance, de ce qu’ils manifestent comme envie et de ce qu’ils expriment. Il y a donc cocréation au sein de l’atelier entre les modes d’expression proposés par les thérapeutes et la force d’expression des participants.

6 L’atelier existe depuis plusieurs années et fonctionne de manière semi-fermée : des patients peuvent arriver tout au long de l’année, mais chaque patient qui arrive s’engage à rester au minimum trois séances.

Enyo dans le groupe, du tumulte pubertaire au tumulte de sa désorganisation psychique

7 C’est dans ce cadre qu’Enyo est arrivé au sein d’un groupe déjà constitué de jeunes d’une douzaine d’années. Dans ce groupe, beaucoup de discussions tournaient autour de l’entrée dans l’adolescence, entre volonté de s’autonomiser et dépendance forte aux parents. Ils abordaient aussi des sujets autour de la sexualité. L’adolescence avec l’entrée dans un corps d’adulte oblige à élire des premiers objets d’amour : premier flirt, premières « histoires de cœur ». Pour plusieurs des patients, garçons, de l’atelier cette obligation d’abandonner l’insouciance des premiers âges de la vie les conduisait à côtoyer des fantasmes d’homosexualité masculine et les intriguait sur les mystères du féminin.

8 Enyo, lui, avait dix ans à l’arrivée dans le groupe, mais, faisait plus que son âge. Il était grand et solidement bâti, ce qui donnait l’impression qu’il avait deux à trois ans de plus. Deux à trois ans qui ont leur importance, en ce sens que cela le faisait basculer, dans le regard des autres, de l’enfance à l’entrée dans l’adolescence. Nous pouvions alors être tentés de lui prêter des fantasmes et des questionnements autour de la puberté qui le dépassaient encore.

9 Dès le début de la prise en charge, Enyo a fait preuve d’une très grande agitation. Cette agitation concordait d’ailleurs avec le diagnostic d’hyperactivité qui lui avait été apposé depuis sa petite enfance. Il était en effet suivi en institution depuis l’âge de trois ans. Il souffrait aussi d’énurésie et d’encoprésie. Malgré son comportement turbulent et la massivité de ses symptômes, il n’a pas connu d’errances d’institutions. Aucune prise en charge éducative n’a été mise en place et, même s’il se faisait exclure beaucoup de classe, il est resté dans le même établissement scolaire du cp au cm2. Face à la massivité de ses symptômes, Enyo semblait donc parvenir à se faire adopter dans les lieux qui l’accueillaient. Il a été suivi en psychodrame individuel pendant de longues années, prises en charge auxquelles lui et sa mère semblaient très attachés. Au psychodrame avaient succédé une psychothérapie individuelle et la médiation thérapeutique par le théâtre. Cette dernière était la première prise en charge thérapeutique de groupe à laquelle Enyo était inscrit. Les locaux et l’équipe de la médiation et de la psychothérapie étaient bien distincts.

10 À l’arrivée dans le groupe, Enyo présentait donc toujours cette symptomatologie bruyante de troubles du comportement. Il bougeait constamment, criait, s’agitait, coupait la parole, insultait, se levait, bousculait les autres. Il semblait tester les limites du cadre en même temps qu’il allait toujours au-delà de ses propres limites de fatigabilité. Derrière toute son agitation, Enyo semblait happé par un imaginaire très cru et très violent. Une fois notamment où un membre du groupe avait évoqué le terme pédophilie, Enyo se mit dans un état second d’excitation, exprimant des fantasmes de viol et d’homosexualité. Une simple évocation d’idées dans le groupe semblait capable de l’exciter sans limite. Si bien que parfois, il semblait chercher à provoquer ce type d’états d’excitation. Nous étions donc partagées entre une hypothèse de troubles psychotiques de dépersonnalisation et une structure en faux self où l’agitation venait comme moyen privilégié de lutte contre l’effondrement et de protection de son Moi fragile [1].

11 Très vite, nous avons remarqué que les références à la question de l’homosexualité dans le groupe mettaient Enyo dans un état de grande instabilité. Loin de permettre de l’organiser, la présence des membres du groupe et leurs questionnements autour de leur puberté semblaient donc être un élément de déstructuration pour Enyo. De base, le groupe confronte tout sujet à une menace primaire, comme le dit D. Anzieu : « Dans un assez vaste groupement, les autres sont ressentis, soit comme étant identiques à moi, soit comme n’ayant pas d’existence individualisée [2]. » Ainsi, face à la pluralité des membres du groupe, le sujet craint de ne plus pouvoir exister pour lui-même. Le Moi s’éparpille, l’unité imaginaire se fragmente. Cette situation fait ressortir les fantasmes les plus anciens, à savoir ceux du démembrement. Le groupe fait faire un bond en arrière au sujet et le ramène là où il n’était pas encore constitué comme sujet. Or, pour Enyo, pour qui la possibilité de se tenir comme sujet n’a pu advenir de manière stable, toute discussion en groupe autour de leurs pulsions pubertaires le faisait chuter dans un déferlement de violence intérieure, certainement dans une lutte contre des fantasmes de démembrement qui l’assaillent. Nous discernons donc là la porosité du Moi d’Enyo qui, de par des limites perméables, rend la relation à l’autre menaçante. Enyo ne semblait pas pouvoir penser les choses en termes de rivalité fraternelle en groupe, tel que cela est souvent le cas pour les adolescents. Il semblait véritablement menacé dans son être par la présence des autres. Enyo tentait alors de prendre une place active afin de ne pas subir. L’agressivité et l’attaque devenaient ses seules défenses.

12 Nous voyons là comment la prise en charge en groupe appuyait sur les difficultés psychiques d’Enyo et rendait cette thérapie difficile à tenir pour lui. Derrière son attitude d’enfant dangereux, il était bien là dans un état de grande détresse psychique. Nous étions donc bien loin du tumulte classique des questionnements pubertaires. Derrière son apparence d’hypermaturité, qui le faisait passer d’enfant à adolescent, il était en fait dans une difficulté à penser la question pubertaire tant cela était excitant et désorganisant pour lui.

13 Ce qui est intéressant dans le cas d’Enyo et qui se retrouve à notre sens beaucoup dans les prises en charge d’enfants instables, c’est le leurre d’hypermaturité et d’hyperadaptabilité dont il a fait preuve sur les premières séances. En effet, Enyo donnait d’abord le change de questionnements pubertaires. Nous avons été leurrées cliniquement par l’hypermaturité dont il faisait preuve. Nous attirons l’attention sur ce biais de prise en charge qui se retrouve souvent avec les enfants ou adolescents en errance institutionnelle : face à leur symptomatologie bruyante, nous leur prêtons souvent plus de capacité à traiter psychiquement la violence du pulsionnel qu’ils ne le sont réellement. Derrière leurs discours conscients de toute-puissance, il ne faut pas sous-estimer la difficulté psychique de mentalisation dans laquelle cela les met. Cela a, à notre sens, été le cas pour Enyo dans ce groupe, même si cela a été pondéré par le cadre d’expressivité théâtrale que nous lui proposions.

Enyo en jeu, la scène comme support des processus psychiques

14 Mais venons-en maintenant à ce qu’il pouvait donner à voir dans le jeu. Car à côté de sa grande agitation, Enyo arrivait par intermittence à jouer et à faire des choses sur scène. Les scènes qu’il a jouées et ce qu’il pouvait exprimer durant les temps de parole nous font dire qu’il a réussi à investir quelque chose de cet atelier et que, à certains moments, nous avons eu accès à son monde interne.

15 Au début, Enyo jouait presque systématiquement avec Victor, un autre patient du groupe avec qui il avait créé une alliance forte. Ensemble, ils ont joué des semaines la même improvisation, au rythme très lent, qui tranchait avec l’agitation qui entourait constamment Enyo. Ils y jouaient deux copains qui revenaient du foot, la balle à la main, s’asseyaient devant la télé ou l’ordinateur. Ils surfaient ensuite sur le Net pour rencontrer des filles, en trouvaient deux, des jumelles, leur donnaient rendez-vous puis partaient à leur rencontre. Assurément pour ces deux jeunes cette scène avait une fonction : celle de s’identifier à des adolescents « typiques ». Très certainement, ces scènes avec Victor ont permis à Enyo de s’inscrire dans le cadre de l’atelier, de se questionner sur ses postures identificatoires de surface : le jeune garçon qu’il aurait envie de devenir.

16 L’investissement d’Enyo dans l’atelier a ensuite évolué. Lui et Victor sont sortis de cette répétition de scènes identiques. À une séance, Enyo a alors proposé une improvisation radicalement différente et qui semblait renvoyer à des questionnements psychiques fondamentaux pour lui. Nous avions ce jour-là proposé des échauffements techniques en duo sur les enveloppes qu’Enyo avait été incapable de faire tant il était dispersé et intolérant à toute contrainte. Sur le temps d’improvisation, la consigne était d’annoncer une nouvelle. Ils étaient libres de se mettre avec qui ils voulaient et de construire l’histoire qu’ils souhaitaient. Enyo semblait savoir tout de suite ce qu’il voulait jouer et s’est mis avec Victor et Luciano. Dans la salle où se déroule notre atelier, nous avons à disposition des accessoires et notamment un fauteuil roulant. Ce fauteuil roulant est très souvent utilisé par les jeunes du groupe. Il a été l’origine d’improvisations très fortes pour bon nombre d’entre eux. Cette scène-ci ne fit pas exception ; à son arrivée sur scène, Enyo avait annoncé qu’il l’utiliserait.

17 La scène commençait avec Luciano et Victor qui jouaient un couple parental devant la télé. L’un et l’autre des deux garçons n’arrivaient pas à se décider sur qui des deux jouerait la femme, si bien qu’ils ont tous les deux joué un personnage intermédiaire mi-homme mi-femme. Enyo n’était pas maître de la façon de jouer de ses camarades. Mais leur manière de jouer l’a certainement questionné. C’est en tout cas dans ce contexte qu’Enyo jouait l’enfant de ce couple. Les parents se montrent peu attentifs à leur fils et le laissent partir à l’école sans lui prêter attention. Enyo, une fois devant la bouche de métro, se fait renverser par une voiture. Il tombe au sol et dit que ses jambes sont paralysées. Il téléphone (toujours couché) à ses parents qui répondent, mais se montrent peu réceptifs à la situation. Or à ce moment précis de l’improvisation, Enyo vit très difficilement le fait que parallèlement à sa scène, le couple parental joue une autre scène (d’amoureux) qui fait rire les spectateurs. Enyo interrompt alors le jeu, sort de son rôle, se relève, et insulte les deux autres patients. En tant que meneuse de jeu, la psychologue intervient en lui signifiant que c’est une scène d’improvisation à plusieurs et que plusieurs actions peuvent se dérouler simultanément. Enyo ne l’accepte pas et le dit. La scène recommence finalement. Dans l’improvisation donc, le personnage d’Enyo se fait renverser par une voiture. Il appelle ses parents. C’est Luciano, jouant la mère, qui décroche. Elle semble peu paniquée, peu concernée et continue de se chatouiller avec son mari. Un adolescent dans le public prend alors l’initiative de jouer le pompier, apporte le fauteuil roulant et emmène le personnage d’Enyo à l’hôpital. Les parents, la mère en tête, arrivent sur ces entrefaites à l’hôpital. Ils semblent pourtant toujours aussi peu concernés par l’accident de leurs fils à qui le pompier annonce qu’il va rester paralysé. La scène se termine là-dessus.

18 Nous sommes là avec Enyo en plein dans le travail de médiation thérapeutique où le jeu sur scène se fait support des processus psychiques. Nous voyons que par rapport aux premières scènes qu’il jouait avec Victor, il y a eu une évolution de son jeu. Surtout, il a été capable de différencier des espaces sur un même espace de jeu : l’espace de la maison, l’espace de la rue, l’espace de l’hôpital. Cela n’aurait pas été possible à son arrivée dans le groupe. De manière assez typique, le fait qu’il puisse séparer des espaces de jeu sur scène et qu’il puisse se construire une histoire avec une temporalité classique signe une certaine avancée de sa construction psychique. Se créer un contenant de jeu sur scène peut en effet être vu comme une première étape figurative de solidification des assises identitaires. Nous pouvons donc supposer qu’au fil du jeu et au fil des séances, il y a eu symbolisation partielle pour Enyo : il a commencé à se créer des contenants pour sa pensée. Contenant qui à terme aurait pu lui permettre de lâcher ce mode de défense de sa porosité du Moi par l’attaque et la violence.

19 Au travers de cette saynète, divers sujets de réflexion se distinguent. Déjà, dans cette scène, initiée par Enyo, nous constatons l’extrême difficulté du patient face à ce couple qui roucoule et ne lui prête aucune attention. Cela lui est tellement insupportable qu’il doit ainsi couper, stopper le jeu pour les recadrer et leur ordonner de réorienter leur jeu en fonction de lui. Cette réaction d’Enyo est intéressante à plusieurs niveaux : celui de vouloir attirer l’attention sur lui, celui d’un impensable dans le fait que ses parents se chatouillent et prennent du plaisir ensemble quand il est accidenté dans le jeu, celui aussi d’une certaine indifférenciation entre ce qui tient de son personnage et de la situation de jeu et de ce qui tient de son désir d’être au centre de l’attention. Se pose alors la question d’une certaine toute-puissance du patient. Être au centre de la scène du couple, mais aussi être celui sur qui le regard et l’attention se posent face aux spectateurs. L’improvisation doit s’articuler autour de lui. Il doit maîtriser ce qui se joue. Nous pouvons aussi supposer que sur cette improvisation, Enyo était en train de mettre en scène quelque chose qui lui était très personnel et qu’il livrait une part de sa vie psychique : le fantasme de devenir un jour handicapé, d’être victime d’un accident. Ainsi, au-delà de la difficulté d’Enyo de pouvoir tenir une position de sujet conjointement à sa présence dans un groupe, nous remarquons qu’Enyo a mis en scène un élément tout à fait singulier de sa vie fantasmatique. En effet, comment cette histoire qu’il a mise en scène venait raconter quelque chose de lui-même et de sa position subjective, bien que parasitée par l’influence des histoires de Luciano et Victor ? Il nous donne une réponse à cela quelques semaines plus tard. Car cette avancée dans la prise en charge d’Enyo a malheureusement été mise à mal par le départ en vacances d’Enyo seul avec sa mère sur un voyage initialement prévu entre sa mère et son père. À son retour de vacances, Enyo était encore plus désorganisé. Il n’était plus capable de jouer. Il a alors agi dans le groupe ce qu’il avait improvisé avant de partir en vacances : trois séances de suite, il a fait des crises d’angoisse, disant qu’il avait déjà eu cela avant, qu’il fallait appeler ses parents pour l’amener à l’hôpital. Nous n’avions pas d’autre choix que de prévenir ses parents, en effet. Comme dans l’improvisation qu’il avait mise en scène d’un couple parental libidineux peu intéressé par leur fils où il se fait subir un accident de voiture pour tenter de se faire reconnaître, face à une vie de groupe toujours frustrante, exposant beaucoup de fantasmes homosexuels, l’accident physique était-il la seule voie de sortie ?

20 Mais comment comprendre ce progrès puis cette régression d’Enyo dans la médiation ? Pouvons-nous le lier au départ en vacances avec la mère ? Qu’est-ce que ce voyage a cristallisé de ses difficultés et a entraîné un blocage sur cette improvisation d’avant son départ ? La mère d’Enyo semble en effet manifester un attachement fort à son fils. Le père semble, lui, mis à l’écart de la famille. Il est possible qu’Enyo vive cela de manière très complexe : se sentir essentiel pour sa mère, mais pour autant ne pas se sentir l’espace psychique pour être reconnu comme Moi à part entière. De plus, l’attachement au père est très difficilement pensable pour Enyo, sa mère disqualifiant constamment son mari. Sur la fin de prise en charge en atelier, Enyo a évoqué une autre figure masculine à laquelle il semblait s’identifier et sur laquelle il s’appuyait pour se construire : son grand-père maternel. Ce grand-père vit à l’étranger et est paralysé, ce qui fait qu’il se déplace en fauteuil roulant. Sur les dernières séances, à son retour de voyage, Enyo a donc livré un éclairage de son recours au fauteuil roulant dans l’improvisation. De plus, ce fauteuil semblait offrir une dimension de portage là où Enyo semblait totalement désorganisé. Le fauteuil prenait donc cette double signification : appui identificatoire sur une figure masculine, contenance et portage face à une carence d’enveloppe psychique. Mais ce portage n’est pas anodin, tout comme le signifiant « grand-père maternel ». En effet, nous pourrions faire un parallèle entre le signifiant « grand-père maternel » et le fauteuil roulant. Cet objet représenterait à la fois le versant paternel tenu par ce grand-père en tant que tiers choisi et accepté par Enyo et sa mère et le versant maternant dans la possibilité de portage. La dimension de portage par le fauteuil, enveloppant le dos du patient, nous amène à poser notre réflexion quelques instants autour du holding. La notion de holding, travaillée par D.W. Winnicott, représente la façon dont l’enfant est porté jouant « essentiellement une fonction de protection contre toutes les expériences souvent angoissantes qui sont ressenties dès la naissance, qu’elles soient de nature physiologique, sensorielle, ou qu’elles concernent le vécu psychique du corps [3] ». Ainsi, le fauteuil en tant que représentant à la fois du tiers et du maternage enveloppant et sécurisant, a permis à Enyo de pouvoir se projeter dans le futur. Sur son avant-dernière séance, Enyo s’était en effet imaginé à quoi il ressemblerait lorsqu’il sera père.

De la difficulté de la prise en charge institutionnelle

21 À la suite de cela et au vu de sa difficulté à supporter la prise en charge de groupe, nous avons décidé qu’Enyo arrête l’atelier, mais continue sa psychothérapie. Cette décision n’a pas été facile à prendre, notamment face à des débats complexes dans l’équipe.

22 Les avis divergeaient, s’opposaient même. Les perspectives se divisaient voire s’amenuisaient. L’attitude d’Enyo au sein du groupe engendrait deux perspectives : l’interruption ou la continuité de la prise en charge groupale. En matière de diagnostic, toutes les hypothèses étaient représentées : de la psychose à une structure en faux self… Là où il avait du mal à supporter la prise en charge de groupe, il semblait aussi provoquer des clivages dans le groupe de l’équipe jusqu’à ce que certains membres pensent que les troubles décrits étaient inventés ou simulés. Par ailleurs, nous n’avons jamais su comment se déroulait sa psychothérapie en parallèle. La difficulté à trouver un consensus dans l’équipe confinait au clivage. Cette difficulté à penser le patient était à l’image de la difficulté d’Enyo à se sortir de sa symptomatologie complexe et clivée.

23 Ces difficultés à trouver un consensus de soin autour du patient viennent dire combien ces patients ont tendance à provoquer des réactions vives et opposées. Réactions qui viennent en fait parler des différentes facettes du patient, où chaque soignant devient porte-parole de questionnements psychiques du patient. Ainsi, comme l’écrit P.-C. Racamier sur l’esprit du soin, proposant un parallèle entre situation institutionnelle et théâtre : « Comme tout théâtre, celui de l’analyse et celui du soin ont leurs règles. Nous avons jadis appris la règle des trois unités : il fallait que l’action se déroulât en un même lieu, dans un temps uniforme, et qu’elle ne fût pas morcelée ; c’était l’ère classique. Ce qui n’a pas changé, c’est qu’au théâtre la pièce se joue dans un cadre spatial et temporel clairement défini, sur une scène qui en rassemble les acteurs, les épisodes et les axes. Enfin la pièce a un début, elle a une fin, et elle est marquée par des actes, qui en scandent les stades. Autant d’aspects que nous allons retrouver dans le cadre du soin [4]. » En équipe de soin, là où la pathologie complexe du patient tend à désaccorder les points de vue dans l’équipe, tout le travail en groupe soignant consiste à retrouver une perspective à plusieurs unités pour penser la scène psychique du patient. Cela est d’autant plus délicat avec les patients dits « dangereux » en ce qu’ils convoquent chez nous des réactions fortes, difficilement analysables, difficiles à mettre de côté ou à nuancer. C’est pourtant l’exercice qu’il s’agit d’opérer, avec eux encore plus qu’avec d’autres.

Conclusion

24 Ainsi, ce cas donne exemplairement à voir les difficultés de prise en charge groupale avec ces patients instables dits « hyperactifs ». Enyo a été capable de mettre en scène sa fantasmatique dans l’atelier et cela lui a permis une amorce de symbolisation d’un contenant psychique face à l’excitation. Pourtant, l’excitation générée par le groupe d’adolescents s’est avérée trop importante. La prise en charge du patient s’est alors réorientée vers un suivi plus individualisé. Pour autant, devons-nous conclure à une impossibilité de prise en charge de ce type de patients en médiation théâtrale en groupe ? La dynamique de groupe semble plus difficile à appréhender que le médium théâtre en tant que tel. Il est possible alors que le cadre de soin doive être adapté pour recevoir ces patients dits « dangereux ». Cette idée est cependant discutable en ce qu’elle risque de conforter les patients dans leurs fantasmes de toute-puissance, de pouvoir se retrouver le seul et l’unique. Il y a alors un bénéfice à la prise en charge individuelle qui peut en retour exciter d’autant plus le patient et le faire flamber à nouveau. Nous pensons donc que la prise en charge en petit groupe de deux ou trois patients est le plus adapté pour ces patients dits « hyperactifs » : d’une part avec une adaptabilité du cadre pour avoir accès aux vécus de mise en danger psychiques avec lesquels ces patients sont aux prises, d’autre part en proposant un cadre suffisamment frustrant pour confronter tout de même le patient à la notion de loi, l’obligeant à sortir d’un vécu de toute-puissance.

25 Cette prise en charge en groupe théâtre nous fait en tout cas voir la position délicate que nous devons prendre en tant que soignants avec ces patients dits « dangereux » : à la fois tenir pour que quelque chose soit possible d’un point de vue thérapeutique, à la fois savoir orienter là où les patients eux-mêmes sont dans une incapacité à le dire et vont l’agir dans des comportements répréhensibles. Ce sont justement ces comportements qui empêchent souvent de penser la difficulté psychique qui se cache derrière, tant cela nous confronte à des affects forts. Il s’agit alors de pouvoir tenir une position soignante qui ne devienne pas position sadisante, en étant à l’écoute des difficultés réelles de supporter psychiquement le cadre de soin du patient comme ce fut le cas pour Enyo avec le groupe.

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : agressivité, troubles du comportement, thérapie théâtrale, enfant violent

Mise en ligne 15/04/2014

https://doi.org/10.3917/read.089.0139

Notes

  • [1]
    Cette symptomatologie atypique d’Enyo attire notre attention sur la diversité des fonctionnements psychiques qui sous-tendent le syndrome hyperactif.
  • [2]
    D. Anzieu, Le groupe et l’inconscient (1975), Paris, Dunod, 1999, p. 44.
  • [3]
    B. Golse (sous la direction de), Le développement affectif et intellectuel de l’enfant (1985), Paris, Masson, 2008, p. 78.
  • [4]
    P.-C. Racamier, L’esprit des soins : le cadre, Éd. du Collège de psychanalyse groupale et familiale, 2002, p. 53.
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