1Utiliser l’expression, largement partagée aujourd’hui, de « transition énergétique » est certainement à l’origine de quelques ambiguïtés. Il y a l’idée que l’on vit une période exceptionnelle, comme si les systèmes énergétiques avaient été immobiles par le passé, ce qui est manifestement faux. On peut en revanche se demander comment caractériser la « grande transition » que nous vivons aujourd’hui. Il y a aussi le constat de la multiplicité des formes que peut prendre la transition énergétique selon les pays ou les régions, une multiplicité qui traduit les réponses diverses pouvant être apportées à des objectifs souvent multiples et parfois difficiles à concilier.
2Nous nous proposons, d’abord, de jeter un regard sur le passé, avant, dans une deuxième partie, de distinguer parmi les déterminants les plus importants de notre avenir énergétique, ceux qui sont incertains de ceux qui le sont moins et qui sont donc les incertitudes critiques qui structureront l’avenir énergétique. Et c’est sur cette base et en nous appuyant sur les réflexions en cours au sein du Conseil mondial de l’énergie, que nous tenterons d’apporter un éclairage sur l’avenir de nos systèmes énergétiques.
Un coup d’œil vers le passé : 1970-2015 [1]
3Depuis 1970, le monde a connu une croissance économique rapide de la demande d’énergie, satisfaite principalement par les énergies fossiles. Le ralentissement de la croissance démographique mondiale, l’émergence de technologies « disruptives », la place accordée aux enjeux environnementaux majeurs et le déplacement de la puissance économique et géopolitique notamment vers l’Asie vont façonner un monde différent. De 1970 à 2015, le PIB mondial a été multiplié par 4,4, soit un taux de croissance annuel moyen (tcam) de 3,3 %, alors que, sur la même période, la population doublait, passant de 3,7 à 7,4 milliards d’habitants, correspondant à une croissance de la population active de 1,7 % et donc à des gains de productivité de l’ordre de 1,6-1,7 % par an. Dans les pays de l’OCDE, on a assisté à un développement rapide des classes moyennes et de leur consommation. Cette croissance économique a été soutenue par un niveau historiquement élevé de productivité qui a atteint 1,7 % sur une période qui a connu d’abord le développement rapide d’Internet à partir des années 1990, puis celui des smartphones au cours de la dernière décennie. Cela a contribué à accélérer la mondialisation et à sortir des modèles traditionnels de développement.
4La consommation d’énergie a été multipliée par 2,6, tirée par les pays en développement, tandis que l’intensité énergétique diminuait au rythme annuel de 0,9 % : cela est dû certes à des améliorations techniques mais aussi à la part croissante des services dans l’économie. L’intensité carbone (ratio émissions de CO/PIB) de l’écono2 mie mondiale a diminué au rythme annuel de 1,1 %, en raison d’une baisse de la part des énergies fossiles qui est passée de 94 % en 1970 à 86 % en 2015 (avec le développement du gaz naturel parmi les énergies fossiles), du développement de l’énergie nucléaire et, en fin de période, de celui des énergies renouvelables.
5Cette période a connu l’émergence des priorités environnementales que l’on peut rappeler au travers de quelques dates importantes : la publication du rapport Bruntland marque l’apparition de la notion de développement durable en 1987 ; le GIEC [2] est fondé en 1988 ; la première COP se tient en 1995 et le protocole de Kyoto est négocié en 1997 ; l’Accord de Paris marque la fin de cette période, lors de la COP21 en 2015. C’est aussi au cours de cette période que se développe la sensibilité de l’opinion publique aux enjeux environnementaux liés à l’énergie, à toutes les formes d’énergies.
6Les années 1970-2015 ont connu de fortes évolutions dans la gouvernance mondiale établie en 1945 avec la fondation des Nations Unies, et dans les relations entre États, ce qui a eu des conséquences importantes sur les politiques économiques et énergétiques et le développement du commerce mondial. Le G7 s’est réuni pour la première fois en 1977 et le G20 en 2008. La « Guerre froide » des années 1970-1980 a pris fin dans les années 1990, même si elle a pris ensuite d’autres formes. Les relations avec les pays du Golfe ont débuté dans les années 1970 suite aux chocs pétroliers. La période a aussi connu le développement et l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels principalement aux États-Unis, au Canada et en Australie. Les tensions et guerres au Moyen-Orient ont également façonné les relations diplomatiques et économiques, et les conflits régionaux ont depuis quelques années des impacts souvent mondiaux. L’Afrique a émergé comme producteur potentiel de ressources naturelles : environ 30 % des découvertes de pétrole et de gaz faites ces dernières années l’ont été en Afrique subsaharienne.
7Dans la plupart des pays, les politiques énergétiques nationales ont eu – et ont encore aujourd’hui – un rôle déterminant dans le domaine énergétique. Mais le rôle de l’État a évolué : en 1970, presque toutes les compagnies d’électricité étaient gérées par l’État, mais cela a changé dans les années 1990, lors du mouvement de libéralisation initié par plusieurs gouvernements. Dans le domaine des hydrocarbures, on a assisté à la montée en puissance des compagnies nationales des pays producteurs qui ont en partie éclipsé les grandes compagnies privées internationales qui dominaient l’industrie pétrolière au début des années 1970. Et dans les dernières années, surtout en Amérique du Nord, on a vu apparaître de petits opérateurs indépendants, dont le modèle d’affaires était bien adapté à l’industrie des hydrocarbures non conventionnels.
Les déterminants de l’énergie de demain : 2015-2060
8Dans une réflexion prospective, il est utile de distinguer les éléments relativement certains de ceux qui sont à la fois importants et incertains. Ce sont ces derniers qui sont les clés de compréhension des différents futurs possibles.
9Parmi les relatives certitudes, on peut citer les évolutions démographiques (croissance de la population et de la population active), les technologies disponibles (car celles qui joueront un rôle important sont pour la plupart déjà identifiées), les enjeux environnementaux (à côté du changement climatique, figure l’importance de la biodiversité, des ressources en eau, de l’usage des sols, des cycles biogéochimiques…) et le glissement du pouvoir, notamment économique, vers l’Asie (aujourd’hui, un tiers des classes moyennes vivent en Asie ; en 2060, cette part aura doublé ; et la Chine sera devenue, vers 2030, l’économie la plus puissante du monde). Ces relatives certitudes mériteraient d’être discutées de façon plus approfondie, mais il nous semble bien plus important de nous concentrer sur ce que l’on appelle des incertitudes critiques.
10Si le spectre des technologies est relativement bien identifié, le rythme des innovations et l’évolution de la productivité restent très incertains. Ce sera certainement le déterminant majeur de la croissance économique et du bien-être social. Or, concilier la croissance économique et la création de richesse en assurant la création d’emplois se heurte à un fait essentiel : la croissance de la productivité a comme première conséquence directe la destruction d’emplois. On peut être pessimiste en pensant que le ralentissement de la productivité est une tendance forte et que les innovations passées (comme le moteur à combustion interne ou l’électrification) sont bien plus importantes que les plus récentes technologies de l’information et de la communication ou que la digitalisation ; on peut être optimiste en considérant au contraire que des gains de productivité importants sont à venir grâce à des innovations comme l’apport de l’intelligence artificielle.
11La priorité donnée au développement durable, notamment à la lutte contre le changement climatique, est également une source d’incertitude. Les messages venus de la communauté scientifique sont de plus en plus forts et de plus en plus alarmants, à l’image du rapport spécial du GIEC sur les impacts d’un réchauffement climatique de 1,5°C, paru fin 2018. Les engagements actuels des gouvernements sont insuffisants pour rester en deçà de la limite de 2°C mentionnée dans l’Accord de Paris. L’urgence climatique et le coût des politiques et mesures pour y répondre sont à mettre en regard de l’indispensable acceptabilité sociale de celles-ci, condition sine qua non de leur mise en œuvre. La question du choix non idéologique des meilleures technologies disponibles pour aller rapidement et au moindre coût vers des économies décarbonées amènera à des décisions fortes et structurantes.
12Les outils pour permettre ces changements sont les politiques publiques et le marché ; en fait, le plus souvent, un mélange des deux. Même de puissantes économies de marché comme celle des États-Unis ont des régulations fortes dans de nombreux domaines et savent souvent adopter des positions pragmatiques comme la définition, toujours aux États-Unis, de politiques industrielles. Il ne s’agit certainement pas de considérer cet enjeu comme un choix idéologique entre un marché libre et une planification centralisée. Il s’agira plutôt de montrer les différences, les avantages et les inconvénients d’une perspective sociopolitique donnant un rôle important à l’État par rapport à une approche plus techno-économique, davantage basée sur les initiatives des marchés et les financements privés.
13L’évolution de la gouvernance internationale est déterminante et est source d’incertitudes majeures dans le contexte d’un déplacement du pouvoir vers les pays hors OCDE, notamment la Chine et l’Inde. Une question importante est de savoir si ce déplacement sera vu comme une menace et pourra mener à une compétition agressive favorisant l’émergence des nationalismes. On peut imaginer, en combinant ces incertitudes, trois modalités pour caractériser l’avenir de la gouvernance internationale :
- une gouvernance internationale élargie, couvrant les domaines de la sécurité, de l’économie et de l’environnement ;
- une gouvernance internationale axée sur l’économie garantissant un bon fonctionnement des marchés financiers, des transferts de technologies et du commerce international ;
- un système international fragmenté et faible, et, par conséquent, incapable de relever les défis mondiaux.
Trois scénarios pour explorer l’avenir
14L’histoire des scénarios établis par le Conseil mondial de l’énergie (CME) illustre les courants de pensée qui influencent les prospectivistes. En 2007, quatre scénarios – le lion, la girafe, le léopard et l’éléphant – reflétaient le croisement entre deux dimensions : le degré de coopération et d’intégration plus ou moins élevé et l’engagement, plus ou moins important, des gouvernements sur les enjeux énergétiques. Six ans plus tard, la réflexion menait à la description de deux futurs : l’un – Symphonie – dans lequel le monde tente de mettre en œuvre, d’orchestrer les politiques d’atténuation en donnant une place importante aux actions gouvernementales et à la coopération ; l’autre – Jazz – qui focalise son action sur les politiques d’adaptation et s’appuie sur des décisions décentralisées et sur le fonctionnement des marchés.
15À partir des quatre incertitudes critiques présentées, le CME a élaboré en 2016 trois scénarios pour explorer la « Grande transition » que nous vivons aujourd’hui, appelée ainsi car elle ne se limite pas à la seule transition énergétique mais se trouve à la confluence de plusieurs bouleversements qui peuvent amener, ensemble, à de véritables ruptures.
16Pour caractériser ces trois scénarios, il faut répondre à une première question qui est celle de savoir dans quelle mesure le monde peut connaître une croissance durable ? Un scénario – Hard Rock – est un scénario de repli et de croissance faible : les outils sont alors un patchwork de règles de marché et de politiques publiques. Deux scénarios y réussissent : fondés sur la coopération, ils permettent une croissance plus forte et durable. Une deuxième étape consiste à caractériser l’outil dominant : le marché ou les politiques publiques, correspondant respectivement à Modern Jazz et Symphonie inachevée.
17Il n’est guère possible de présenter dans le détail les scénarios du Conseil mondial de l’énergie.
18Modern Jazz décrit un monde dans lequel les systèmes énergétiques sont résilients et à faible émission de carbone. Le marché, développé et concurrentiel, favorise l’efficacité, l’innovation et l’accès à l’information et à la technologie. C’est un monde très productif, avec une croissance économique rapide et un fort développement technologique. L’intervention des gouvernements est limitée. Les coûts de l’énergie sont réduits et l’énergie est accessible à un plus grand nombre.
19Symphonie inachevée représente un monde résilient, intégré et global, caractérisé par un système énergétique à faible teneur en carbone. Les actions en matière de sécurité, d’environnement et d’économie sont unifiées et coordonnées, et les gouvernements encouragent les meilleures technologies. La croissance économique est durable et mieux distribuée, avec des niveaux élevés d’investissement dans les infrastructures. L’action des États est coordonnée et s’appuie sur des systèmes de taxes, de subventions et de normes, qui conduisent à une réduction de la demande d’énergie et à des résultats encourageants dans la lutte contre le changement climatique.
20Le monde de Hard Rock est fracturé, les intérêts nationalistes empêchent les pays de coopérer efficacement au niveau mondial et d’accorder une attention suffisante aux enjeux climatiques. La croissance économique est plus lente en raison de la faible croissance de la productivité ; la pauvreté et les inégalités s’aggravent. Les solutions énergétiques domestiques sont privilégiées, cette primauté accordée est motivée par des préoccupations de sécurité.
Conclusion
21Ce que montrent les résultats rapidement esquissés ici, c’est que chacun des scénarios est supérieur aux autres dans une au moins des dimensions :
- Modern Jazz, par la prédominance accordée au marché, est source d’efficacité : il permet l’émergence des systèmes énergétiques les moins coûteux et favorise ainsi l’accès à l’énergie. Mais il n’est pas assez efficace sur le plan environnemental.
- Dans Symphonie inachevée, les gouvernements mettent en place des politiques qui permettront de se rapprocher le plus près possible des objectifs climatiques, mais ces politiques ont naturellement un coût.
- Le scénario de repli, Hard Rock, est mauvais en termes de coût et sur le plan environnemental, mais il assure la sécurité énergétique.
22Il est aujourd’hui bien difficile de savoir si notre monde sera plus ou moins coopératif dans le futur, alors que l’on observe une montée des populismes, ou comment s’organisera l’équilibre entre les forces du marché et les politiques publiques, en dehors de toute idéologie. En revanche, ces contextes sont importants à prendre en considération en fonction de l’objectif que l’on se donne. Si la lutte contre le changement climatique est, comme beaucoup le pensent, le défi principal, alors la bonne route à emprunter est celle de la coopération entre les États et de l’adoption de politiques publiques vigoureuses.