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Article de revue

La cartographie numérique, un instrument de progrès ou de fracture sociale ?

Pages 93 à 95

1Il est un fait qu’en ce qui concerne la fourniture de cartes commerciales, c’est extrêmement simple : en quelques clics, en effet, Google Maps permet de trouver le restaurant le plus proche, voire le restaurant chinois ou éthiopien se situant à proximité, et ce n’est qu’en de rares occasions qu’une adresse ne figure pas sur le site correspondant à ce service. De même Waze ou Sytadin aident à localiser les embouteillages, à choisir l’itinéraire le plus adapté, et guident votre véhicule plus sûrement que le meilleur navigateur physique, ou même qu’un chauffeur de taxi expérimenté.

2De même, les cartes permettent de localiser, pour chaque chaîne commerciale, le magasin le plus proche, et même de vous guider jusqu’à lui.

3Les difficultés commencent pour les cartes qui relèvent du service public et donnent accès à divers documents administratifs : plans d’occupation des sols, schémas régionaux de cohérence écologique, ZNIEFF (zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique), cartes des espèces menacées, cartes des pratiques agricoles servant à l’élaboration de la politique agricole, géoportails précisant en principe tout ce qu’il y a à savoir sur une parcelle donnée, cartes montrant telle ou telle contrainte d’occupation du sol. Le profane qui essaie d’utiliser ces cartes administratives se heurte à différentes difficultés. C’est en particulier le cas des acteurs intervenant dans le domaine de l’environnement, qui interfère avec nombre d’autres secteurs : agriculture, urbanisme, eaux, géologie, écologie. Une association d’environnement, aussi petite soit-elle, a l’obligation de se familiariser avec tous les outils numériques mis en place pour gérer ces sujets…

4De même que nul n’est censé ignorer la loi, nul n’est censé ignorer quelle carte représente quelle donnée. Or, toute administration en charge d’un sujet a vocation à recourir à la cartographie. L’usager se trouve confronté à sa méconnaissance des cartes, de leurs émetteurs, du propriétaire-fabricant de telle ou telle carte et des sites Internet où il peut trouver l’information pertinente.

5Le site Géoportail créé par l’IGN, qui est, en principe, la référence unique, est bien fait, mais il est parfois difficile d’usage. Ainsi, en dépit de nombreuses tentatives, je n’ai jamais réussi à trouver comment imprimer une partie seulement d’une carte affichée à l’écran : la partie imprimée est toujours différente de celle sélectionnée à l’écran. Pourquoi de telles difficultés ? D’autres difficultés techniques peuvent ça et là se présenter…

6Un autre inconvénient spécifique à la cartographie numérique est qu’elle n’a pas de mémoire : la carte est disponible et consultable à un instant donné, mais il n’est pas possible de la télécharger et donc de la sauvegarder pour pouvoir la comparer avec une version ultérieure ; l’exemple de la carte des cours d’eau et des bandes-tampons que les agriculteurs doivent aménager de chaque côté d’un cours d’eau (dites BCAE, bonnes conditions agricoles et environnementales) est éclairant. Le ministère de l’Agriculture publie chaque année un décret faisant référence à une carte. Établie au niveau de chaque département, cette carte représente les nouvelles bandes BCAE à respecter à un moment donné, mais sans indiquer les changements apportés par rapport à la version précédente : aux acteurs de les trouver par comparaison avec la carte de l’année précédente – laquelle n’est plus accessible ! De plus, cette carte des BCAE (se connecter à http://carto.geo-ide.application.developpement-durable.gouv.fr/1271/CC_CE_201708.map, et sélectionner échelle 1/10 000) s’affiche sur un fond blanc ne permettant pas de repérer précisément les tracés concernés, sauf si l’on connaît par cœur la carte IGN locale – les professionnels ont peut-être la capacité à fusionner des cartes, mais pas une association de terrain. Les BCAE ne sont pas, à ma connaissance, intégrées au Géoportail, ni aux PLU ou aux PLUi. Même si l’option paraît offerte, il n’est pas possible de télécharger la carte pour pouvoir la conserver en mémoire.

7Un acteur de terrain, que ce soit un agriculteur ou une association, ne peut donc pas se forger une opinion d’ensemble sur l’évolution de la politique des BCAE.

8Cette gestion des cartes est allée de pair avec un autre changement cartographique d’importance : la révision de ce qui s’appelle la cartographie des cours d’eau. Les cartes IGN comportaient traditionnellement des tracés pleins (cours d’eau permanents) et des tracés en pointillés (correspondant aux cours d’eau intermittents). Ces cours d’eau intermittents ont fait l’objet d’un déclassement quasi systématique par leur requalification en « non-cours d’eau », la carte électronique des cours d’eau s’est ainsi trouvée d’un coup amputée de nombreux tracés correspondant à des fonds de vallons, là où les écoulements sont en effet intermittents. De ce fait, la carte des BCAE a été revue l’année suivante, supprimant toutes les obligations de constitution de bandes-tampons autour de ces zones d’écoulement privilégié – puisque tel est le nom poétique qui leur est donné en matière hydrologique.

9Les acteurs de terrain se sont trouvés dès lors devant des cartes difficiles à interpréter : où sont les BCAE ? Les bandes-tampons ont-elles disparu parce qu’elles bordaient des « non-cours d’eau », ou pour d’autres raisons ? Comme la carte publiée par le ministère de l’Agriculture ne comporte pas d’explication, mais seulement la représentation linéaire des BCAE, cela a suscité beaucoup de réclamations auprès des DDT, voire généré de nombreux contentieux. Cela s’est aussi traduit par beaucoup de changements méconnus de la plupart des citoyens, ceux-ci n’ayant pas été à même d’identifier les changements demandés par les agriculteurs ou les Chambres d’agriculture – seuls les services compétents et les acteurs reconnus (y compris bien sûr certaines associations) étant consultés.

10Cela amène à un questionnement sur la démocratie : comment le citoyen peut-il suivre l’évolution des décisions administratives quand il n’a pas la possibilité d’en assurer la traçabilité par rapport à la représentation graphique qu’il avait consultée auparavant, ni la faculté de se reporter à celle-ci ?

11Qui est responsable de la production de la carte ? De son récolement avec la carte IGN ou le Géoportail ? De sa modification ? Les cartes numériques comportent rarement ces informations.

12Cet exemple montre aussi un changement profond dans les modes d’action des citoyens : les informations digitales sont essentiellement accessibles à des professionnels qualifiés. Dans le cas de la carte des BCAE évoqué ci-dessus, une seule personne au sein des équipes d’une DDT est capable de préparer électroniquement les arrêtés ministériels. Les autres sont seulement autorisées à les lire, ils n’en sont pas les administrateurs. Du côté des interlocuteurs de l’administration (collectivités locales, agriculteurs ou associations), la professionnalisation ne peut être du même niveau, pour des raisons de coût pour les acteurs précités. L’asymétrie dans l’accès et la compréhension des informations se sont significativement accrues par rapport à la carte papier IGN.

13Indirectement, la digitalisation incite aussi l’administration à complexifier les données et ses décisions. Dans l’exemple précité, il reste des cours d’eau intermittents (alimentés en eau plus de six mois par an), mais il y a aussi dans certains cas des BCAE résiduels autour de zones d’écoulement privilégié estampillées « non-cours d’eau ». La carte des cours d’eau établie par le MTES et l’IGN et celle des BCAE produite par le ministère de l’Agriculture ont commencé à diverger et vont sans doute continuer à le faire, puisque chacun d’eux a sa propre cartographie, applique une réglementation différente et se préoccupe peu des problèmes d’interface avec les autres réglementations. Où la synthèse par parcelle sera-t-elle encore accessible ? Qui vérifiera la cohérence et fera les arbitrages, alors que le Préfet, lui-même, n’a pas de lecture directe des problèmes ? La décision a de grands risques d’être prise sur la base de critères purement politiques, sans aller au fond des enjeux.

14Les mêmes divergences peuvent être observées à différents niveaux de la décision politique. Géoportail est un site national : les collectivités locales ont-elles la capacité de le modifier ? Quelle est la procédure de correction des erreurs ? Quels sont les délais de prise en compte des modifications demandées par les collectivités locales, par exemple suite à l’adoption d’un PLUi ? Les cartes numériques, contrairement aux cartes papier, ne sont pas datées, la traçabilité de leurs évolutions n’est donc pas assurée. Si elle l’était, l’ensemble serait encore plus complexe et, sans doute, encore moins accessible pour tout un chacun.

15L’incompatibilité entre les référentiels est un autre problème. Géoportail est un outil bien pratique pour représenter le parcellaire, on le sait. En revanche, les références cadastrales des parcelles ne sont pas incluses dans le site. Or, toute demande déposée auprès des services d’enregistrement au sujet d’une parcelle ne l’est pas par référence au numéro de parcelle figurant sur Géoportail, mais sur la base des « références cadastrales », lesquelles sont inaccessibles sur Géoportail. Pourquoi ?

16Les cartes numériques reflètent-elles fidèlement la réalité ?

17La réponse à cette question dépend de la procédure encadrant la mise à jour des cartes. Comment celle-ci est-elle élaborée ? On comprend que les différents acteurs administratifs doivent communiquer régulièrement les informations administratives permettant d’actualiser les cartes IGN ou le Géoportail. Pourtant, certains changements continuent d’être apportés en dehors de tout respect des procédures : comblement de mares, changement d’affectation d’un terrain… Qui s’en rend compte ? La numérisation permet-elle une actualisation plus rapide ou, au contraire, celle-ci reste-elle occasionnelle ?

18En fin de compte, la cartographie numérique a des points communs avec la cartographie papier : sa non-traçabilité et l’arbitraire apparent des modifications décidées par l’administration.

19Elle a également d’autres défauts :

  • multiplicité des fonds de carte et divergences entre les cartes établies par les différentes administrations, non-récolement entre les fonds de carte,
  • instabilité, avec des évolutions plus rapides que pour les cartes papier,
  • inaccessibilité (même parfois en lecture) pour les utilisateurs non professionnels,
  • tendance à une complexification permise par cette digitalisation,
  • éloignement par rapport aux réalités du terrain.

20Ces défauts pourraient-ils être corrigés ? Sous l’impulsion de quelle autorité ?

21En conclusion, je dirai que la cartographie numérique, ou plutôt les cartographies numériques, sont le reflet de notre société ; alors que les technologies sur lesquelles elle est fondée auraient permis de résoudre les difficultés évoquées ci-dessus, voire de les éviter, elles n’ont malheureusement pas été utilisées pour ce faire, et l’organisation administrative nécessaire pour en assurer la coordination n’a pas été mise en place. Il en résulte une diversité, voire une multiplicité similaire à celle de l’administration française, avec une différence par rapport à une gestion assurée par des personnes physiques : les administrations qui ont mis en place les différents systèmes informatiques ne sont pas capables d’expliquer aux usagers les raisons des dysfonctionnements observés. Les services, dont une bonne partie des ressources est mobilisée par l’informatique, n’ont guère de temps à consacrer aux citoyens. Ceux-ci sont donc confrontés à cette mosaïque de cartographies et systèmes non communicants et non compatibles entre eux, sans mode d’emploi pour permettre une compréhension des interférences ou des incohérences observées. Avant même d’avoir l’ambition de les surmonter, il faut pour l’usager faire déjà beaucoup d’efforts pour les repérer en plus de ceux à déployer pour accéder aux différentes cartographies.

22Osant un résumé un peu caricatural, je dirai que la cartographie numérique est aujourd’hui un mélange de Kafka, de Feydeau et de fracture numérique. Si le monde de l’informatique y gagne, les actions réelles y perdent, car ce sont autant de ressources immobilisées (au détriment, par exemple, d’actions en faveur de l’environnement). En général, le citoyen s’y perd, sauf s’il est aidé d’experts en cartographie digitale et de lobbyistes capables d’aller dialoguer avec le Préfet pour obtenir une interprétation, à son avantage, des ambiguïtés et des contradictions de la réglementation. Le citoyen normal perd beaucoup de temps et d’énergie quand il essaie de s’en servir. Il ne peut en concevoir que de l’amertume, notamment s’il est du mauvais côté de la fracture numérique.

23Plus profondément, cela pose la question de la démocratie. Quel accès a le citoyen normal aux débats sur l’usage des sols ? Il est maintenu dans un état d’infériorité technique, marqué en général par son incompréhension des enjeux, dont il doit se faire, seul, une idée, et de son impuissance à s’exprimer – sauf à se constituer en groupes quasi professionnels qui dépendent de ressources financières elles aussi contrôlées par de plus puissants que lui.

24Quel avenir pour cette cartographie numérique ? À chacun de s’en faire sa propre idée ! La jeune génération vivra peut-être mieux l’aspect technique, mais les incohérences internes au secteur public resteront.

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