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Article de revue

La cartographie numérique des bassins hydrologiques : retours d’expérience des agences de l’eau

Pages 79 à 84

1Les services rendus par les écosystèmes aquatiques et marins sont multiples : supports de loisirs, production de nourriture, atténuation des conséquences des événements naturels (crues, sécheresse, ouragans...). La valeur de ces services a été évaluée pour la France [1] à plus de 3 milliards d’euros par an, pour les seules eaux continentales. Plus généralement, l’eau est une ressource essentielle au développement des sociétés humaines. Elle a pris une importance croissante en matière d’hygiène avec le développement des systèmes d’adduction d’eau potable et d’assainissement. Elle est indispensable aux productions agricoles, que ce soit sous la forme de précipitations ou de l’irrigation. Enfin, elle intervient également dans de nombreux procédés industriels comme solvant, ou encore comme matrice de réactions chimiques dans l’extraction de matières premières, pour la production d’énergie, etc. [2]. Bien entendu, ces usages peuvent avoir des niveaux d’exigence variables, parfois très élevés, vis-à-vis de la qualité de l’eau utilisée.

2Pour bien gérer la ressource en eau, il est indispensable de comprendre comment les flux sont conditionnés par les caractéristiques du territoire : climat, géologie, topographie, liens entre les circulations souterraines et les circulations de surface. Il est également important d’analyser et de corriger les impacts des activités humaines, de manière à ce que la ressource en eau, et les milieux naturels qu’elle alimente, puissent répondre aux besoins de l’ensemble des activités humaines du territoire. Cela est d’autant plus vrai dans un contexte de changement climatique, qui modifie déjà considérablement les équilibres que nous connaissions jusqu’alors.

3En France, la gestion de l’eau repose essentiellement sur trois niveaux :

  • À l’échelle des communes, les maires sont historiquement responsables des services d’eau et d’assainissement depuis le XIXe siècle, ce qui se traduit, du moins en milieu rural, par une forte proximité entre citoyens et politique de l’eau, et par une grande diversité de situations (en termes de techniques, de prix de l’eau, de modes de gestion…). Les communes peuvent déléguer ces services à des entreprises privées, tout en en demeurant responsables devant leurs administrés. Depuis les lois MAPTAM (2014) et NOTRe (2015) qui portent la réforme territoriale actuelle, les communes doivent s’organiser en établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) qui deviennent compétents pour la gestion de l’eau potable, l’assainissement des eaux usées et la gestion des milieux aquatiques et de la prévention des inondations (GEMAPI).
  • Au niveau des bassins versants de chaque grand fleuve, la gouvernance dite « de bassin » est organisée par la loi sur l’eau de 1964, laquelle a été modifiée en 2006 : planification à long terme, programmation à plus court terme et coordination des actions sont mises en œuvre par les instances de bassin (le comité de bassin qui est un « Parlement de l’eau » où siègent à hauteur de 40 % des élus des différents niveaux de collectivités et dans la même proportion (40 %) des représentants des usagers de l’eau et des acteurs associatifs ; les 20 % restants sont des représentants de l’État et de l’agence de l’eau, qui est un établissement public des ministères de l’Environnement et de l’Économie et des Finances et dont le conseil d’administration est issu du comité de bassin. L’agence perçoit les redevances sur l’eau, qu’elle redistribue sous forme d’aides aux projets ; elle organise également la surveillance de l’état des eaux.
  • Enfin, les services de l’État, dont l’action est coordonnée par le préfet coordonnateur de bassin et l’Agence française de la Biodiversité (futur Office français de la Biodiversité), élaborent les normes réglementaires et assurent la police de l’eau.

4Les agences de l’eau disposent de données très nombreuses sur les pollutions et les usages de l’eau et sur la qualité des masses d’eau, à travers notamment l’exploitation des formulaires de déclaration de redevances et des demandes d’aides qu’elles instruisent. Ces données représentent un patrimoine considérable dont nous pouvons encore améliorer l’exploitation, en les partageant et en les croisant : l’agence de l’eau Loire-Bretagne est l’une des plus avancées dans ce domaine, à travers l’utilisation d’une infrastructure de données spatiales (IDS) constituée de briques open source reposant sur des géodatabases PostgreSQL/Postgis et sur un portail cartographique (geoserver/GeoNode).

5Les données contenues dans les applications métiers sont accessibles via ce socle et peuvent être croisées par les géomaticiens, en temps réel. L’interconnexion des bases permet d’éviter la création de doublons, de fiabiliser les traitements et les valorisations des données. Les outils bureautiques, sous Excel ou Access, sont eux aussi interconnectés avec les données de la géodatabase. Les données ainsi centralisées sont sécurisées et accessibles à l’ensemble des agents. Au total, ce sont plus d’une centaine de jeux de données, chaque jeu de données pouvant être constitué de dizaines de tables attributaires et de couches cartographiques, qui peuvent être croisées et valorisées, ouvrant plus encore les possibilités d’analyse des données. Les données des référentiels externes sont utilisées par des Web services, évitant ainsi la création de doublons et permettant d’accroître l’efficience.

6Au plan européen, la politique de l’eau est organisée par la « directive-cadre sur l’eau » de 2000 qui s’inspire de la gestion par bassin versant « à la française » et fixe l’objectif du bon état de toutes les masses d’eau d’ici à 2027 (nous en sommes actuellement, en France, à 40 % de masses d’eau en bon état). Cette directive prescrit la mise à jour, tous les six ans, d’un plan de gestion à l’échelle des grands bassins versants (le SDAGE, dans la réglementation française), qui doit d’abord s’appuyer sur l’état des lieux du bassin : il s’agit notamment de décrire l’état écologique, chimique, physique des eaux et les pressions qui s’exercent sur elles (pollutions, prélèvements, modifications de tracé des rivières), et de prévoir l’évolution de ces données dans les six ans.

72019 est l’année de réalisation d’un nouvel état des lieux de tous les bassins, lequel doit être publié en décembre, pour préparer la révision des SDAGE en 2021. La réalisation de cet état des lieux peut être l’occasion d’améliorer la participation du public à l’élaboration des politiques environnementales, dans un contexte où, partout en Europe, elles sont questionnées : il s’agit d’expérimenter la participation du public non seulement à l’élaboration des politiques – comme c’est le cas aujourd’hui –, mais aussi, plus en amont, à la production des données et diagnostics qui fondent ces politiques. La contestation des politiques environnementales, notamment dans le domaine de l’eau, ne concerne pas que les outils (réglementaires ou fiscaux), elle porte aussi sur le diagnostic réalisé en amont : les polluants qui déclassent telle rivière sont-ils majoritairement d’origine agricole ou urbaine ? La présence de retenues ou de moulins dégrade-t-elle ou améliore-t-elle la qualité de l’eau ? Quel est le vrai coût, pour la collectivité, des pollutions de l’eau ? Les outils numériques cartographiques permettent aujourd’hui de mieux associer un public d’initiés (associations de protection de l’environnement, fédérations de pêche, collectivités de tous niveaux, fédérations de loisirs nautiques, organisations professionnelles, chambres d’agriculture, associations de consommateurs, associations de protection des moulins…) à la production des données sur l’eau. C’est le sens de l’expérimentation « Géo-Seine-Normandie » qui s’appuie sur une interface cartographique numérique pour consulter les acteurs sur l’élaboration de l’état des lieux 2019 du bassin de la Seine.

8La mise en perspective de l’état des eaux avec les pressions actuelles et leur évolution récente, ainsi que des éléments d’analyse permettant d’évaluer leur évolution future, offrent la possibilité de se situer globalement dans le processus devant mener vers le bon état des masses d’eau, et d’identifier celles qui sont « à risque de non-atteinte du bon état ».

9Sur la base du retour d’expérience des précédents cycles de la directive-cadre sur l’eau, qui a notamment fait ressortir des critiques sur la participation des acteurs jugée insuffisante, cette étape d’identification des problématiques s’appuie cette fois sur le partage et l’appropriation de cet exercice par les différents services et acteurs du bassin, un investissement susceptible de faciliter la mise en œuvre du futur plan de gestion.

10L’objectif de cette consultation technique (s’étendant de mi-février à avril 2019) est de recueillir l’avis des acteurs locaux sur les pressions identifiées comme « significatives », c’est-à-dire susceptibles d’avoir un impact sur l’état de la masse d’eau, aujourd’hui et à l’horizon 2027. Les pressions examinées prennent en compte les rejets polluants, les prélèvements, les pollutions diffuses (nitrates, phosphore, produits phytosanitaires) et les altérations hydromorphologiques.

11Les principales fonctionnalités de l’outil de consultation, le portail GéoSN, sont :

  • mettre à disposition, en interne comme en externe, les informations résultant de l’état des lieux réalisé à l’échelle des 1 750 masses d’eau (sous formats cartographique et tabulaire) ;
  • recueillir les avis sur le caractère significatif des pressions et le risque de non-atteinte du bon état des eaux, les bancariser pour les exploiter.

12Cet outil est alimenté par une base recueillant les données issues des travaux engagés dans le cadre de la réalisation de l’état des lieux.

13Les informations mises à disposition sur le portail Géo-SN concernent :

  • l’état des masses d’eau (pour information) ;
  • la caractérisation des pressions s’exerçant sur elles (pour information) ;
  • la significativité de ces pressions au regard de leur impact sur l’état de la masse d’eau (soumis à avis) ;
  • le risque de ne pas atteindre les objectifs fixés à l’horizon 2027 et la ou les pression(s) cause(s) (soumis à avis).

14Les informations sont accessibles selon le type de masse d’eau (superficielle continentale, côtière et de transition, souterraine) et par type de pression (macropolluants ponctuels, micropolluants ponctuels, azote diffus, phosphore diffus, phytosanitaires diffus, pressions hydro-morphologiques (hydrologie, morphologie, continuité), prélèvements).

15Afin de permettre aux acteurs du bassin de formuler un avis et de le justifier, l’outil leur met à disposition des éléments synthétiques qui éclairent le diagnostic pré-rempli, selon une navigation structurée et ergonomique pour l’utilisateur.

16L’avis est exprimé à l’échelle de l’organisation (syndicat, collectivité, fédération, association) et non de l’individu. L’accès à l’application est conditionné à une authentification (saisie d’un login, d’un mot de passe).

17L’information est organisée de manière à :

  • permettre à chacun des acteurs de retrouver facilement son territoire, grâce à la description des unités géographiques (spécifiques à la gestion de l’eau : masses d’eau, bassins versants, unités hydrographiques) et administratives (commune, département, etc.) (voir les Figures 2 et 3) ;
  • mettre à disposition toutes les données nécessaires à la compréhension de l’état des lieux (voir la Figure 4) ;
  • récolter et exploiter le diagnostic argumenté émanant de chaque contributeur, au moyen d’une interface permettant à chacun de donner son avis et de déposer des fichiers pour le justifier (voir la Figure 5).

Figure 1
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Figure 2
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Figure 3
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Figure 4
Figure 4
Figure 5
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18Un prestataire accompagne l’agence pour trier et traiter les avis reçus, dont le nombre et le contenu ne sont pas connus à l’avance. Cette prestation consiste à organiser et optimiser le recueil des avis des experts locaux, notamment en réalisant une typologie des avis basée, entre autres, sur la nature de l’avis et le type de répondant. Il s’agira également d’apporter des clés de compréhension des avis des experts locaux au travers d’une synthèse générale : tendances d’objections (sur la pression actuelle, sur sa projection à horizon 2027…), motivations exprimées (argumentaire détaillé, constat empirique, vision plus ou moins optimiste des tendances d’évolution…), enjeux au regard de l’appropriation de l’exercice et de ses résultats.

19Les services de l’État (DRIEE, DREAL, DDT) et de l’agence de l’eau seront ensuite amenés à analyser les avis et à juger de leur recevabilité en justifiant les cas de non-prise en compte de ceux-ci.

20Les avis pourront notamment porter sur le diagnostic des pressions significatives causant la dégradation actuelle de l’état des masses d’eau, ou sur leur projection à l’horizon 2027. Les acteurs techniques locaux sont donc susceptibles d’apporter une consolidation ou une critique des :

  • éléments ayant conduit à évaluer l’impact actuel des pressions sur les masses d’eau ;
  • éléments pris en compte pour établir le scénario tendanciel d’évolution des pressions exercées sur les milieux (contexte socio-économique, avancement des mesures déjà engagées, inertie de certains milieux).

21L’exploitation des résultats sera réalisée à partir de l’extraction des avis exprimés sur le portail, qui fera notamment apparaître des éléments tels que la masse d’eau, l’émetteur de l’avis, la pression, l’année concernée par l’avis et les éléments constitutifs de celui-ci (oui/non et un commentaire).

22L’exploitation des résultats consistera également à rédiger une synthèse générale des avis exprimés, approfondie notamment en fonction de leur nombre, de la méthode retenue pour leur prise en compte et des tendances à retenir pour favoriser l’appropriation de l’état des lieux et des étapes de planification à venir (SDAGE, programme de mesures).

23La traçabilité de la prise en compte des avis et de sa justification sera assurée.

24Au-delà de son utilisation pour opérer la consultation technique à l’échelon local, l’outil Géo-SN devrait servir à la réalisation d’autres travaux. D’ores et déjà, en parallèle de la consultation technique, il est utilisé en interne pour définir un « pré-programme de mesures » : compte tenu de l’état des masses d’eau et des actions déjà mises en œuvre, il s’agit de définir les mesures complémentaires à mettre en œuvre pour lever les pressions subies.

25Les résultats des différents états des lieux réalisés dans les six bassins français seront capitalisés dans l’application « Qualité Rivière » pour smartphones et tablettes, qui est gérée par l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse depuis cinq ans. Cette application permet de repérer facilement l’état des cours d’eau ainsi que les espèces de poissons vivant dans les rivières de France.

26Tous les cours d’eau sont représentés sur une carte interactive selon un code couleur – allant du bleu (très bon état) au rouge (mauvais état) –, correspondant à leur état écologique. Il est également possible de consulter plus précisément les données des trois dernières années afin de visualiser les efforts accomplis par les acteurs des territoires pour restaurer les rivières et éliminer les pollutions.

27Il est également possible de consulter la liste des poissons présents dans un cours d’eau, en chaque lieu de pêche d’inventaire. Des fiches explicatives accompagnées d’une photo de chacune des espèces présentées, précisent leur répartition géographique, leur habitat, leur biologie, ainsi que leurs éventuels impératifs de protection.

figure im6

28L’application s’adresse à tous les publics ; elle propose des jeux et des quiz pour tester nos connaissances sur l’eau, ou encore faire connaître les comportements à éviter.


Date de mise en ligne : 12/04/2019

https://doi.org/10.3917/re1.094.0079

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