Couverture de RE1_086

Article de revue

L’eau douce dans le monde. Comment gérer un bien commun ?

L’action de l’Europe

Pages 88 à 91

Introduction

1L’eau douce est une préoccupation à la fois mondiale et locale : chaque acteur, chaque individu est dépendant de cette ressource pour vivre et poursuivre ses activités. Depuis de nombreuses années, l’Europe agit en faveur de la protection des milieux aquatiques et d’une gestion durable de l’eau. Le changement climatique et l’impact des activités humaines sont des défis de taille pour les décennies à venir. La prise de conscience au niveau mondial est croissante. L’Accord de la COP21 est un pas historique qui engage l’ensemble de la communauté internationale à limiter à 2˚C (voire à 1,5˚C) le réchauffement climatique d’ici à 2100. Après les déclarations, le temps est désormais à l’action ! Comment l’Union européenne s’apprête-t-elle à mettre en œuvre l’Accord de Paris ? Quelle politique de l’eau défend-elle et quelles évolutions stratégiques peut-on entrevoir ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire, tout d’abord, de faire un retour sur le développement de la politique européenne de l’eau.

D’actions thématiques à l’émergence d’une politique globale de gestion de l’eau en Europe

2Le développement de la politique européenne de l’eau a connu deux phases principales : une phase de multiplication des actes législatifs spécifiques dans le domaine de l’eau, puis une phase de définition et de mise en œuvre d’une politique globale de gestion de l’eau, à partir des années 2000.

3Au niveau européen, l’eau est depuis longtemps un sujet d’intérêt dans le cadre des actions menées en faveur de l’environnement. Dans les décennies 1960 à 1980, la reprise de l’économie européenne s’est accompagnée d’une industrialisation relativement polluante et de l’émergence d’une société peu avertie de l’impact de ses modes de consommation sur l’environnement. À partir des années 1970, mouvements sociaux, ONG et personnalités publiques sont les fers de lance d’une prise de conscience environnementale en Europe. En France, la création des Agences de l’eau en 1964 fut l’une des toutes premières mesures d’une politique dédiée à la protection de l’environnement.

4Portée par ce courant, l’Union européenne n’a pas attendu l’attribution de compétences formelles pour agir, elle aussi, dans ce domaine. Souhaitant se prémunir des externalités économiques négatives d’un environnement dégradé ou pauvre, l’Union européenne a abordé ce sujet sous l’angle d’une prolongation de son marché intérieur. On observe, au cours de ces décennies, un bourgeonnement de textes législatifs visant à lutter contre les multiples formes de pollution dans l’air, la terre et l’eau. Dans le domaine de l’eau, de nombreux textes européens ont été mis en œuvre, concernant les utilisations spécifiques de l’eau (qualité des eaux de baignade), la pollution marine (navires, hydrocarbures), le rejet de substances dangereuses dans les eaux de surface et souterraines (nitrate, mercure), ou encore la gestion régionale de l’eau (gouvernance maritime en Méditerranée, Rhin, Danube). Durant cette première phase, la démarche de l’Union européenne s’illustre donc par des actions thématiques pour répondre à des défis spécifiques.

5L’année 2000 marque une rupture dans cette approche. D’une initiative collective des directeurs de l’eau au niveau des États membres résulte l’adoption de la Directive-cadre européenne sur l’eau (DCE) qui a permis d’offrir au continent européen sa première politique globale de gestion de la ressource au niveau du grand cycle de l’eau. Véritable colonne vertébrale du dispositif sur l’eau, la DCE a pour mission de guider les actions de prévention au travers d’un objectif directeur, celui du « bon état de l’eau », et d’un cadre de gouvernance territorial s’articulant autour des grands bassins. Ces districts permettent de prendre en compte les limites hydrographiques (qui, souvent, ne coïncident pas avec les périmètres administratifs). Symbole d’une gestion territoriale de la politique de l’eau, la DCE met en œuvre, au sein de chaque district, les schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE), lesquels définissent pour les six années à venir une politique et un programme de mesures adaptés aux spécificités du territoire concerné.

6En plus de quarante ans, la construction européenne a fait émerger une politique en faveur de la protection de l’eau la plus ambitieuse au monde, à l’échelle d’un continent. Elle affiche des résultats encourageants : ainsi, la qualité de l’eau potable est excellente dans l’Union européenne, comme l’indique l’Agence européenne de l’environnement (AEE). Les sites de baignade sont eux aussi jugés globalement propres. Pourtant, comme le suggère le rapport de l’AEE, 50 % des eaux de surface en Europe n’ont pas atteint les objectifs de qualité fixés par la DCE pour l’année 2015. Quelles en sont les causes ?

Les défis de l’eau

7Multiples, les causes de dégradation des milieux aquatiques sont liées entre elles. L’industrie, l’agriculture, le tourisme, la santé ou l’énergie sont autant de secteurs qui ont un impact sur l’état des eaux. Deux défis majeurs se doivent d’être relevés : celui du changement climatique et celui de l’impact environnemental des activités humaines.

8Les conséquences du réchauffement climatique vont indéniablement peser sur cette ressource qui est au cœur de l’écosystème. Les études de l’AEE le démontrent : la biodiversité continue de se dégrader en dépit des nombreux efforts de l’Union européenne. Les phénomènes météorologiques exceptionnels s’accélèrent, provoquant de plus en plus de stress hydrique. Déjà, en Europe, des régions souffrent d’inondations exceptionnelles et de périodes de sécheresse à répétition, dont le coût s’est élevé à près de 100 milliards d’euros en trente ans. L’agriculture est bien sûr en première ligne.

9Couplé à l’intensification des activités humaines, l’accroissement démographique va, par ailleurs, renforcer la pression sur la ressource à l’avenir. L’augmentation des besoins, notamment dans l’agriculture pour l’alimentation, devrait entraîner une hausse des prélèvements en eau et du nombre des sources de pollution. Le développement urbain est aussi une source de perturbation du cycle de l’eau et de pollutions multiples.

10L’eau prend dès lors toute sa dimension stratégique : elle constituera dans les décennies à venir un facteur clé de compétitivité sur la scène internationale.

L’Union européenne : un rôle de coordinateur en faveur d’une meilleure application de la politique européenne de l’eau

11Au terme d’une première période de quinze ans, un bilan de santé de la DCE doit tout d’abord être établi afin d’en juger l’efficacité. En l’état actuel des choses, je ne suis pas partisan d’une profonde réforme législative de la DCE, pour deux raisons au moins. D’une part, j’estime que, d’un point de vue réglementaire, elle offre un cadre efficace. Certes, des ajustements doivent être apportés, mais ils ne nécessitent pas de reprendre entièrement le texte et d’en détricoter les acquis. D’autre part, les acteurs de l’eau ont besoin de stabilité juridique. Rappelons que l’eau est un secteur extrêmement fragmenté qui implique la participation d’un large éventail d’acteurs. Si ce modèle est bien ancré dans notre territoire (la DCE ayant été pour partie inspirée de l’expérience française), il reste quelque chose de tout à fait nouveau pour nombre de pays européens. Pour eux, un temps d’apprentissage est donc nécessaire.

12Pour ces raisons, je considère que nous devons concentrer le plus gros de nos efforts sur une meilleure application de la DCE, sur une meilleure articulation et une meilleure répartition des actions entre les différentes échelles de territoire et sur une interprétation unifiée de nos attentes vis-à-vis de ce texte. J’observe qu’à Bruxelles, les règles mises en œuvre dans les bassins (je connais bien leur mise œuvre dans le bassin Rhône-Méditerranée et Corse) sont interprétées différemment selon les États membres. La réduction de ces écarts passera par un dialogue renforcé au niveau européen.

13Le rôle imparti à l’Union européenne est donc de coordonner l’action de ces multiples acteurs qui interviennent aux différents niveaux de gouvernance, de leur fournir un appui technique et de partager les bonnes pratiques. C’est dans cet esprit que la Commission européenne a lancé, en 2012, le « Water Blueprint », une ambitieuse feuille de route définissant une stratégie commune de mise en œuvre (SCM) de la législation européenne sur l’eau.

14Plusieurs fois par an, la Commission réunit les directeurs de l’eau des États membres pour fixer les priorités politiques et le programme de travail des groupes thématiques. Ces groupes se réunissent régulièrement pour répondre à diverses problématiques rencontrées dans les territoires. Au niveau européen, le dialogue continue à se structurer et montre des résultats positifs. Pour autant, la volonté qu’ont les États membres de respecter les règles qu’ils ont approuvées à Bruxelles demeure un facteur clé du succès de la politique européenne de l’eau. Cessons, par conséquent, de renvoyer la faute sur Bruxelles dès qu’un problème n’a pu être géré efficacement sur le terrain. Nous avons besoin de l’Europe pour fixer un cadre commun, des objectifs et des indicateurs partagés afin d’éviter des distorsions de concurrence et un dumping environnemental, mais ce sont bien les autorités régionales et les acteurs locaux qui doivent mettre en œuvre les actions retenues et qui jouent donc un rôle considérable dans l’atteinte de l’objectif du « bon état de l’eau ». Nous devons rendre les acteurs locaux responsables sur ce point. Mais il faut également étendre ce dialogue à tous les acteurs ayant une influence sur la qualité de la ressource, et ce dans tous les pays européens.

15Autre action phare d’une meilleure mise en œuvre de la politique de l’eau, la Commission a également pour mission d’améliorer l’information disponible sur l’eau. Les nombreux rapports de l’AEE sur l’état des eaux en Europe ainsi que les analyses des Plans de gestion des bassins hydrographiques constituent la base de données la plus fournie au niveau européen. La création du système d’information sur l’eau en Europe (WISE) permet de rendre cette information accessible au plus grand nombre afin de faciliter la prise de décision.

16Au-delà de la mise en œuvre de la politique existante, je considère que le cadre législatif européen doit s’adapter aux nouveaux enjeux du XXIe siècle et mieux prendre en compte les conséquences du changement et des accidents climatiques, à la fois dans ses objectifs et dans ses outils. Deux objectifs me semblent primordiaux : il faut, d’une part, intégrer la politique de l’eau dans les différents domaines de l’économie ayant un impact sur la qualité de la ressource et, d’autre part, appliquer les principes de l’économie circulaire au domaine de l’eau.

Décloisonner la politique européenne de l’eau : vers une approche multisectorielle

17Si les défis sont immenses, j’observe, ces dernières années, une volonté croissante de la classe politique d’agir dans le domaine de l’eau. Ce regain d’intérêt doit à présent se traduire dans les faits ! Les conclusions du Conseil de l’Union européenne du 17 octobre 2016, réunissant les ministres de l’Environnement des 28 États membres, font de la gestion durable de l’eau un objectif politique prioritaire au niveau européen. Sous la Présidence de Malte (de janvier à juin 2017), les ministres ont par ailleurs décidé de consacrer la réunion informelle du Conseil Environnement des 25 et 26 avril à l’adaptation au changement climatique, aux déchets marins et à la réutilisation des eaux usées. Le Parlement européen, par le biais de résolutions, s’est également exprimé en faveur d’une gestion durable de la ressource et a invité la Commission à faire des propositions en ce sens.

18À ce titre, un constat est largement partagé. La politique de l’eau reste trop cloisonnée par rapport à celles concernant d’autres secteurs de l’économie, qui ont un impact sur la qualité et la quantité d’eau disponible. L’activité agricole a un impact non négligeable sur l’eau, mais sans eau, il n’y a pas d’agriculture. Les excès d’engrais et de pesticides qui sont libérés dans les cours d’eau en sont un exemple. L’irrigation des champs pèse également sur la ressource. L’amélioration de la mise en œuvre de la DCE ne suffirait donc pas à atteindre, à elle seule, les objectifs fixés : il faut également adopter une approche multisectorielle de la politique de l’eau. La politique agricole commune devrait être en première ligne de cette stratégie, tout en prenant garde de ne pas faire des agriculteurs les ennemis de l’eau : celle-ci est une ressource dont ils dépendent pour garantir les rendements de leurs récoltes. L’Union européenne s’attache donc à engager un dialogue et à associer les agriculteurs à la recherche de solutions pratiques et réplicables sur tout son territoire. La Commission vient, par exemple, de créer une task force « eau et agriculture », qui réunit les services des directions de l’agriculture et de l’environnement. C’est un dialogue de ce type qui doit maintenant être reproduit dans d’autres secteurs, comme le tourisme ou l’industrie pharmaceutique. La Commission participe également à l’élaboration de documents d’orientation stratégiques qui défendent la protection des eaux dans les différents domaines d’activité.

Appliquer les principes de l’économie circulaire à l’eau

19Le changement climatique est un défi de taille. Quelques chiffres particulièrement éloquents suffisent à prendre toute la mesure de l’enjeu.

20En 2030, selon l’OCDE, c’est 40 % de la demande mondiale en eau qui ne seront pas couverts (en l’état actuel des choses).

21En Europe, les pénuries d’eau ont déjà touché 11 % des citoyens et 17 % du territoire en 2007. Les besoins en eau sont toutefois amenés à augmenter dans les décennies à venir. Nous devons, en Europe, réapprendre à économiser l’eau. Pour cela, un objectif me semble prioritaire : il faut intégrer l’économie circulaire à l’eau. Ses principes sont clairs : il s’agit de préserver, de réutiliser et de recycler les ressources que nous utilisons, en circuit fermé. Chaque déchet, une fois recyclé, est ainsi réintégré dans la chaîne en tant que matière première. Dans le domaine de l’eau, l’assainissement constituerait la clé de voûte de ce nouveau modèle. Sans attendre, les acteurs de l’eau se sont déjà engagés sur la voie de la transition vers une économie circulaire.

22L’Union européenne s’engage elle aussi dans cette transition. La Commission s’apprête à publier une législation fixant un cadre commun pour la réutilisation des eaux usées (reuse), qui sera soumise à l’étude du Parlement et du Conseil européens en 2017.

23L’enjeu est de taille : il s’agit de réduire les prélèvements nets, tout en en assurant une restitution d’une eau d’une qualité améliorée au milieu naturel. Ces eaux recyclées serviront, par exemple, à l’irrigation (dans l’agriculture) ou à l’arrosage des espaces verts publics. Le potentiel de reuse est considérable. À titre d’exemple, en trente ans, la réutilisation de 20 % des eaux usées permettrait de réduire de 20 milliards d’euros le coût induit des sécheresses.

24Par-delà les retards de mise en œuvre, ce bilan de mi-parcours tend à démontrer que la DCE n’a pas libéré tout son potentiel. L’adoption d’une approche multisectorielle et l’intégration de l’eau à l’économie circulaire permettront, j’en suis convaincu, de lever les obstacles qui se dressent encore sur le chemin du bon état de l’eau. D’autres enjeux s’ajoutent également à l’agenda politique. Un récent rapport du Service de la recherche du Parlement européen met en avant le coût de l’absence d’action de l’Union européenne dans différents domaines (réutilisation des eaux usées, compteurs d’eau intelligents, traitement des résidus pharmaceutiques), celui-ci s’élève à plus de 25 milliards d’euros par an ! L’Europe devra jouer le rôle de la « Mère Courage » pour prendre des mesures qui soient à la hauteur des enjeux. Quand certains reprochent à l’Union européenne de trop en faire, je réponds que la politique de l’eau souffre, au contraire, d’un déficit d’Europe.

25Tout l’équilibre tient en réalité dans la répartition des compétences et des responsabilités au bon échelon de gouvernance : des territoires jusqu’à « Bruxelles ».

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