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Article de revue

L’économiste face aux enjeux environnementaux

Pages 40 à 44

Notes

  • [1]
    Cet article s’inspire directement de l’ouvrage coécrit avec Pierre-André Jouvet, Green Capital, A New Perspective on Growth, Columbia University Press, 2015.
  • [2]
    Voir notamment SOLOW (Robert),”Sustainability : An economist’s perspective”, in Robert et Nancy Dorfmann (éd.), Economics of the Environment. Selected readings, W. W. Norton, New York, 1993.
  • [3]
    Deux synthèses de ces travaux (accessibles aux non scientifiques) ont été publiées : ROCKSTRÖM (J.) et al.,”Planetary boundaries : Exploring the safe operating space for humanity”, Ecology & Society, 14 (2), 2009a, p. 32, et ROCKSTRÖM (J.) et al.,”A safe operating space for humanity”, Nature, vol. 461, 2009b.
  • [4]
    OSTROM (Eleonor), Governing the commons : the evolution of institutions for collective action, Cambridge University Press, 1990.
  • [5]
    Le panel d’experts nommé par la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration) et co-présidé par K. Arrow et R. Solow a estimé ces coûts en utilisant la technique de l’évaluation contingente.
  • [6]
    Voir KOLSTAD (C.), Environmental Economics, Oxford University Press, 2010. Le cas de l’estimation du « coût social » du carbone est à cet égard emblématique. Les travaux des économistes fournissent une pluralité de valeurs associées à des hypothèses différentes concernant le taux d’actualisation, les modèles d’impact, le traitement du risque… Le politique doit ensuite trancher en retenant l’une de ces valeurs. Dans le cas français, cet arbitrage « politique » a été délégué à un groupe d’experts réunis sous la présidence d’Alain Quinet, lequel a retenu une trajectoire unique à partir de travaux de modélisation qui ne convergeaient pas spontanément (Voir : La valeur tutélaire du carbone, rapport de la Commission Quinet, La Documentation Française, mars 2009).
  • [7]
    GOULDER (L. H.),”Environmental taxation and the “double dividend” : A reader’s guide”, NBER Working Paper, n°4896, 1994.
  • [8]
    En complément à des taxes domestiques, pour les pays d’Europe du Nord, l’Irlande et la France.
  • [9]
    Pour une analyse détaillée de l’Accord de Paris, voir CITEPA, De la COP 21 à la COP 22 et au-delà, dossier spécial, mars 2016. Pour les volets économiques, voir : DE PERTHUIS (C.), « L’accord de Paris sur le climat, la négociation peut commencer ! », Informations & Débats de la Chaire « Économie du climat », n°44, avril 2016.

La double composante du capital naturel

1Les économistes ont longtemps conçu l’environnement comme un stock de ressources, qui peuvent être épuisables (métaux, énergies fossiles...) ou renouvelables (eau, air, biodiversité...). D’où une crainte séculaire de « manquer » modélisée par Ricardo ou Jevons dès le XIXe siècle, que l’on retrouve dans les travaux de Meadows ou dans ceux du Club de Rome : la croissance va buter sur la rareté physique des ressources. Ce à quoi Robert Solow et les économistes de la croissance rétorquent que le mur de la rareté est sans cesse repoussé par l’innovation technique et la capacité des acteurs économiques à trouver des substituts aux ressources, qui deviennent coûteuses du fait de leur raréfaction. De fait, cela semble fonctionner aussi bien pour le pétrole que pour les métaux et les terres rares – dont les pénuries régulièrement annoncées ne cessent d’être repoussées. Ce faisant, Solow et ses successeurs restent dans le même cadre d’analyse – celui d’un capital naturel représenté comme un stock de ressources s’intégrant dans la fonction de production classique, aux côtés du capital et du travail [2].

2L’amplification de la question environnementale conduit l’économiste à dépasser ce mode de représentation. Plus que le manque de pétrole, c’est le réchauffement climatique provoqué par un usage inconsidéré des énergies fossiles qui pourrait menacer notre mode de vie ; les réductions des stocks de morue ou de sarcelle marbrée sont des pertes assez anodines en tant que telles, au regard de l’appauvrissement de la biodiversité qu’elles révèlent. Historiquement, la rareté des terres agricoles (qui est à la base du modèle de Ricardo) n’a pas bloqué la croissance, mais la perte de fertilité des sols et le dérèglement du cycle de l’eau douce vont constituer des problèmes majeurs durant ce siècle. Pour appréhender correctement les questions environnementales, l’économiste doit élargir sa vision en intégrant dans sa boîte à outils les systèmes de régulation naturels.

3Comment définir ces systèmes ? À la suite des travaux de l’Institut de la résilience de Stockholm [3], on a pu identifier neuf ensembles de fonctions régulatrices associées à neuf « frontières planétaires » définies par les scientifiques.

4L’idée est qu’au-delà d’un certain seuil (qu’il est toujours très difficile d’estimer), l’une au moins des neuf grandes fonctions régulatrices du système naturel n’est plus assurée. Le franchissement de ce seuil fragilise la reproduction de l’ensemble des ressources naturelles. Ces fonctions régulatrices peuvent être globales, comme dans les cas de l’effet de serre pour le climat ou de la couche d’ozone pour le filtrage des rayons ultraviolets. Elles peuvent résulter de l’agrégation de systèmes agissant à l’échelle locale, comme c’est le cas pour les pollutions de l’air, le cycle de l’eau, la fertilité des sols ou la biodiversité.

Le président des États-Unis, Barack Obama, remettant la Médaille d’Honneur au Prix Nobel d’économie, Robert Solow, dans l’East Room de la Maison Blanche, 2014

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Le président des États-Unis, Barack Obama, remettant la Médaille d’Honneur au Prix Nobel d’économie, Robert Solow, dans l’East Room de la Maison Blanche, 2014

« Les économistes ont longtemps conçu l’environnement comme un stock de ressources, qui peuvent être épuisables (métaux, énergies fossiles…) ou renouvelables (eau, air, biodiversité…). D’où une crainte séculaire de « manquer » modélisée par Ricardo ou Jevons dès le XIXe siècle. […] Ce à quoi Robert Solow et les économistes de la croissance rétorquent que le mur de la rareté est sans cesse repoussé par l’innovation technique et la capacité des acteurs économiques à trouver des substituts aux ressources, qui deviennent coûteuses du fait e leur raréfaction. »
Photo © SIPANY/SIPA

5La notion de « frontière planétaire » renvoie au concept d’irréversibilité. Solow nous rappelle à juste titre le génie des hommes pour trouver des substituts aux ressources qui se raréfient. En dépit du progrès général de leurs connaissances, ce génie ne leur donne pas les moyens de reconstituer les systèmes de régulation supportant la reproduction de ces ressources. On saura trouver des substituts au pétrole si celui-ci finit par se raréfier, mais on ne trouvera pas de substitut au système climatique si on le laisse se dérégler. On saura se passer des métaux rares (aujourd’hui indispensables à la fabrication des objets électroniques qui nous envahissent), mais sans jamais acquérir la capacité de remplacer la forêt tropicale dans sa fonction de pourvoyeuse de diversité biologique.

6À partir du moment où il définit le capital naturel comme un ensemble recouvrant, d’un côté, les ressources rares présentes à l’état naturel et, de l’autre, les systèmes de régulation assurant leur reproduction, l’économiste doit analyser les interactions entre ces deux composantes.

7La première s’intègre depuis longtemps dans le fonctionnement de l’économie de marché qui donne une valeur de rareté aux ressources naturelles en leur affectant une rente. L’économiste américain Harold Hotelling (1895-1973) a théorisé cette économie de la rente en traçant des trajectoires optimales d’utilisation de ces ressources dans le temps. À mesure que la rente attire des moyens pour exploiter plus de matières premières, elle accroît la pression environnementale en dégradant les systèmes qui en assurent la reproduction. La raison principale de ce phénomène est bien connue depuis les travaux de l’écologue américain Garret Hardin (1915-2003) : l’usage de ces systèmes de régulation bénéficiant à tous n’est pas valorisé par notre système économique, car il est gratuit. Si l’on ne change pas les règles du jeu, cette gratuité provoquera la destruction de ce bien commun environnemental.

8À l’échelle locale, les travaux de l’économiste américaine Elinor Ostrom (1933-2012) ont montré que la protection d’un bien commun environnemental exigeait l’alignement des intérêts des parties prenantes qui peut être obtenu dans le cadre de gouvernances participatives [4]. Mais à l’échelle de l’économie mondialisée, cette protection requiert l’inclusion d’une nouvelle valeur, associée à la protection de ce bien qu’est la rente environnementale, qui puisse contrecarrer les incitations destructrices du capital naturel émanant de la rente hotellingienne.

Si la nature n’a pas de prix, sa destruction, elle, a un coût !

9« Quel que soit le prix que l’on donne à La Joconde, cela ne dirait rien de sa valeur » : cette formule du regretté Jacques Weber (1946-2014) exprime la perplexité de l’économiste face à la question de la valeur de la nature, ce bien unique et non reproductible. Sur le marché de la reproduction d’œuvres d’art, des millions d’exemplaires de La Joconde se vendent à des prix variant suivant la qualité de l’image, sa taille, son support… Ce sont des marchandises comme les autres. La Joconde, elle, est inestimable – comme le sont Notre-Dame de Paris, l’œuvre de Victor Hugo ou celle de William Shakespeare et… la nature ! Non reproductible, la nature est également un bien indivisible. Pas plus qu’on ne pourrait découper La Joconde en petits rectangles, comme des échantillons de moquette dont on ferait ensuite le commerce, on ne peut saucissonner la nature pour organiser l’échange de ses démembrements sur un marché. Il n’est pas question ici de « marchandiser » la nature, suivant l’expression consacrée.

10Si vouloir donner un prix à la nature n’a pas de sens, il est de multiples situations où nos sociétés doivent évaluer les coûts de sa dégradation. En mars 1989, le pétrolier Exxon Valdez déversait 42 000 tonnes de pétrole brut dans le détroit du Prince-William, en Alaska, à la suite de son naufrage, déclenchant une marée noire affectant un écosystème très fragile. Cinq ans après cette catastrophe, Exxon Mobil était condamné à une amende de 5 milliards de dollars sur la base d’un rapport d’un groupe d’experts présidé par deux prix Nobel d’économie [5]. Après recours, la Cour suprême des États-Unis divisait cette somme par dix. Finalement, Exxon a dépensé plus de 3 milliards de dollars pour le nettoyage des côtes, la reconstitution de la faune et le dédommagement des pêcheurs.

Opération de nettoyage de côtes souillées par la marée noire provoquée par le naufrage de l’Exxon Valdez, Baie du Prince-William (Alaska), 1989

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Opération de nettoyage de côtes souillées par la marée noire provoquée par le naufrage de l’Exxon Valdez, Baie du Prince-William (Alaska), 1989

« Si vouloir donner un prix à la nature n’a pas de sens, il est de multiples situations où nos sociétés doivent évaluer les coûts de sa dégradation. En mars 1989, le pétrolier Exxon Valdez déversait 42 000 tonnes de pétrole brut dans le détroit du Prince-William, en Alaska, à la suite de son naufrage, déclenchant une marée noire affectant un écosystème très fragile. »
Photo © US Coast Guard/EPA/MAXPPP

11Intégrer la valeur de la protection du capital naturel dans le fonctionnement de l’économie consiste à inclure cette valeur ex ante pour inciter les acteurs de l’économie à la prévention plutôt qu’à la réparation. Les principes de base de cette intégration ont été posés par l’économiste britannique Arthur Cecil Pigou (1877-1959), qui a montré, dès le début du siècle dernier, comment la taxation permettait de corriger certaines défaillances des marchés en internalisant le coût des dommages environnementaux.

12Pour tarifer correctement la pollution au moyen de la taxe, il faut s’accorder sur l’évaluation des dommages qu’elle induit. Les travaux des économistes de l’environnement ont constitué une boîte à outils mise à la disposition des politiques, auxquels échoit la responsabilité de trancher entre des résultats dont la pluralité reflète la diversité des approches et la complexité du sujet [6].

13Mais, en dépit de ces apports des disciplines économiques et du principe désormais promu par l’OCDE du « pollueur-payeur », les avancées restent timides dans le monde réel. La fiscalité verte ne dépasse pas 3 % des recettes fiscales des pays de l’OCDE (elle est constituée aux deux tiers de taxes sur les carburants, elle répond davantage à des fins de rendement fiscal qu’à de réelles visées environnementales).

14Une façon symétrique d’introduire la valeur environnementale dans l’économie consiste à plafonner ex ante le niveau acceptable des émissions de polluants, puis à rendre cessibles des droits à émettre. La rareté introduite par le plafond ainsi instauré fait émerger un prix qui révèle la valeur que la société accorde à la protection de l’environnement. Cette approche est souvent rattachée aux travaux fondateurs de l’économiste britannique Ronald Coase (1910-2013), bien que ce dernier ait davantage creusé la question de la définition des droits d’usage sous l’angle des contrats privés que sous celui des politiques publiques. Comme la taxe pigouvienne, l’instrument des marchés de permis a quitté les manuels d’économie pour trouver trois applications pratiques : la gestion des quotas de pêche (où l’instrument répond à ses objectifs), celle de pollutions atmosphériques locales aux États-Unis (où il a fonctionné avant d’être abandonné au profit d’instruments réglementaires) et celle de la gestion des émissions de CO2 (avec des résultats jusqu’à présent mitigés).

15Sous condition de concurrence parfaite, les deux méthodes de tarification sont rigoureusement équivalentes et permettent d’atteindre un objectif environnemental au moindre coût : s’il revient à l’autorité publique de fixer la taxation, les agents économiques réagissent en procédant à toutes les réductions de pollution dont le coût est inférieur à la taxe. Et si c’est l’autorité publique qui fixe un plafond, les échanges de permis entre les acteurs qui sont soumis au plafond font émerger un prix qui est égal à la taxe. Dans la réalité, les conditions d’une concurrence parfaite ne sont jamais réunies, et les avantages et inconvénients de chacune des deux méthodes dépendent des profils respectivement des fonctions de dommages et des courbes de coûts d’abattement.

16Une troisième voie de tarification environnementale consiste à tarifer non plus une dégradation de l’environnement, mais une amélioration de son état résultant de pratiques vertueuses. Les mécanismes de compensation écologique qui peuvent se greffer à un marché de quotas (comme c’est le cas des mécanismes de projet du protocole de Kyoto) ou à une obligation administrative (cas de la compensation des pertes de biodiversité aux États-Unis ou en France) en sont l’un des instruments privilégiés. On peut également y associer les techniques de paiement pour services environnementaux, qui se développent dans le cadre des politiques de protection de la forêt. Ces techniques « positives » ont la faveur des acteurs qui en bénéficient. Mais du fait d’une grande difficulté à contrarier les effets d’aubaine, elles ne peuvent servir que d’appoints durant les phases de la montée en régime de tarifications environnementales.

17Malgré les apports conséquents des disciplines économiques, la tarification des coûts de la dégradation du capital naturel reste marginale. Il y a de multiples raisons à cet écart entre les préconisations des économistes et les choix opérés par les politiques. La plus importante semble résider dans l’insuffisance de l’attention qui est apportée aux questions de redistribution.

Économie politique de la tarification environnementale

18Imaginons une économie constituée d’un berger vivant de sa capacité à tondre les moutons et à laver leur laine grâce à l’eau d’une rivière et d’un propriétaire apportant le troupeau et le capital physique (terre, bergerie…). Le travail du berger serait rémunéré en fonction de sa productivité mesurée par le nombre de toisons propres à l’heure. Le capital du propriétaire serait rémunéré au taux de profit moyen de l’économie. La fonction de production classique donne une représentation schématique du processus, avec deux facteurs de production rémunérés à leur productivité marginale.

19À la suite d’une pollution de la rivière, le berger est contraint de passer au nettoyage à sec et sa productivité est divisée par deux. Une partie de la production ne venait donc ni du travail ni du capital, mais de la capacité de l’écosystème à reproduire de l’eau propre. Du coup, se pose la question « qui va payer le coût de la pollution ? » Il s’agit là d’une question essentielle pour toute stratégie ambitieuse de tarification environnementale.

20Une première voie serait de faire supporter l’intégralité de ce coût par le travail. Le propriétaire n’aurait alors aucune raison de déplacer ses capitaux, et le berger ferait les frais de l’opération. C’est ce type d’option qui a été retenu durant les premières phases de mise en place du système européen des quotas de CO2, pendant lesquelles l’allocation gratuite des quotas a eu pour effet de restituer l’intégralité de la rente environnementale aux entreprises. Ce principe de l’allocation gratuite généralement considéré comme inefficace par les économistes a du reste été maintenu pour l’industrie, au motif d’un risque de délocalisation du capital.

21Une seconde voie serait de faire supporter l’intégralité de ce coût au capital. Cela permettrait au berger de continuer à percevoir son salaire… du moins aussi longtemps que le propriétaire maintiendrait ses capitaux sur le site ! Dans le cas du système des quotas de CO2, cette option consisterait à rendre toutes les allocations payantes, mais sans rien restituer aux entreprises du produit des enchères. Comme il est probable que les entreprises récupéreraient une partie de la rente environnementale en augmentant leurs prix de vente, du fait de leur structure oligopolistique, il serait difficile de garantir l’objectif distributif, sauf à introduire un contrôle des prix et à quitter progressivement la régulation par les marchés.

22Dans la pratique, les expériences réussies de tarification environnementale sont celles qui trouvent le bon compromis entre les deux cas extrêmes vus précédemment. La Suède est ainsi parvenue à porter sa taxe carbone domestique au-delà de 100 € la tonne de CO2 grâce à un consensus patiemment tissé entre les différentes forces politiques et sociales du pays.

23L’économiste peut aider à trouver ce type de compromis en rappelant quelques règles d’efficacité et d’équité.

24En matière d’efficacité, la règle d’or est qu’il faut viser l’unicité du prix de la taxe ou du permis qui doit refléter le coût réel des dommages environnementaux, en résistant aux sirènes appelant à des prix ou à des taxes différenciés. Le poids des taxes environnementales est généralement plus élevé pour les bas revenus, ce qui constitue un obstacle, de taille, à leur acceptabilité. La bonne réponse n’est pas l’exonération des plus pauvres, mais la mise en place de transferts compensatoires forfaitaires. De la même manière, si la taxe verte menace l’équilibre économique de certaines industries, il ne faut non pas les exempter, mais utiliser les produits de la taxe pour faciliter leur restructuration. Enfin, argument trop rarement entendu, si les coûts d’abattement diffèrent d’un secteur à l’autre, il faut se garder de toute modulation sectorielle de la taxe : les gains d’efficacité sont d’autant plus élevés que la distribution des coûts d’abattement est ouverte !

25La deuxième règle d’or concerne les impacts macroéconomiques. La tarification environnementale doit être substitutive : à chaque euro de taxe verte supplémentaire doit correspondre un euro en moins pour des impôts pesant sur d’autres assiettes. Simple à énoncer, cette règle est difficile à appliquer, car le contribuable croit rarement aux promesses d’allègements fiscaux. Pour le convaincre, il convient de discuter de l’usage de la taxe verte bien en amont du processus et de s’assurer de la simultanéité entre la perception de la taxe et sa redistribution dans le système économique via la baisse d’autres charges. Si l’on parvient à réduire des impôts pesant sur l’équilibre économique, on obtient un « deuxième dividende » (suivant l’expression consacrée), qui limite (ou compense entièrement) l’impact récessif de l’impôt vert [7]. Le dilemme classique entre croissance économique et protection de l’environnement est par là même atténué, voire supprimé. Dans un contexte de chômage structurel, substituer de l’impôt vert à des charges pesant sur le travail est une démarche qui prend évidemment tout son sens.

Conclusion : des travaux pratiques en grandeur réelle pour le climat

26Parmi les différents systèmes de régulation naturels à protéger, le climat représente un cas emblématique. Sa protection requiert une approche coopérative entre les pays, puisqu’il s’agit de réduire drastiquement le volume global des gaz à effet de serre rejetés dans l’atmosphère. D’où la négociation engagée sous l’égide des Nations Unies dès le début des années 1990. Techniquement, le climat se prête bien à une tarification environnementale, car on dispose d’un étalon commun, la « tonne équivalent CO2 », dont on est totalement démuni dans d’autre cas, notamment dans celui de la protection de la biodiversité.

27Les marchés de quotas de CO2 ont été retenus comme l’instrument principal pour tarifer les émissions tant dans le cadre du protocole de Kyoto que dans celui des politiques climatiques conduites en Europe [8], en Amérique du Nord et en Chine. La courbe d’expérience est assez décevante, le dispositif d’échange de quotas prévus à Kyoto n’ayant pas fonctionné et la gouvernance des marchés de permis s’avérant nettement plus compliquée que ce qui avait été initialement envisagé. Au terme de dix années d’expérience, les marchés n’ont délivré ni le signal prix ni les réductions d’émissions attendus.

28Tant que l’on reste dans un monde fragmenté, chaque zone géographique redoute qu’un prix du CO2 significatif n’affecte sa compétitivité, et l’on reste dans une course au « moins disant » en matière de prix du carbone. Pour quitter la fragmentation en visant un prix mondial, il faut aborder des questions de redistribution que les négociateurs ont jusqu’à présent éludées : un prix de 25 dollars la tonne de CO2eq s’appliquant à la totalité des émissions mondiales représenterait 1 250 milliards de dollars au démarrage. Question clef de la négociation : comment redistribuer une telle somme entre les pays ?

29L’Accord climatique de Paris (issu de la COP 21) propose un nouveau cadre de négociations partant des intentions affichées par les gouvernements, qui sont appelés à augmenter l’ambition de leurs contributions au travers d’un processus itératif de révisions quinquennales [9]. Ce cadre, qui laisse à chaque pays le soin de mettre en place les instruments économiques devant favoriser la décarbonisation de son économie, incite à la coopération en la matière par la voie de l’article 6 de l’Accord. Si une réelle dynamique s’enclenche, l’élargissement de la tarification du carbone et sa coordination avec les autres instruments d’action vont devenir un enjeu clef pour les prochaines années. Ce sont des travaux pratiques à une échelle jusqu’à présent inconnue qui s’annoncent pour l’économiste.


Date de mise en ligne : 19/07/2016

https://doi.org/10.3917/re1.083.0040

Notes

  • [1]
    Cet article s’inspire directement de l’ouvrage coécrit avec Pierre-André Jouvet, Green Capital, A New Perspective on Growth, Columbia University Press, 2015.
  • [2]
    Voir notamment SOLOW (Robert),”Sustainability : An economist’s perspective”, in Robert et Nancy Dorfmann (éd.), Economics of the Environment. Selected readings, W. W. Norton, New York, 1993.
  • [3]
    Deux synthèses de ces travaux (accessibles aux non scientifiques) ont été publiées : ROCKSTRÖM (J.) et al.,”Planetary boundaries : Exploring the safe operating space for humanity”, Ecology & Society, 14 (2), 2009a, p. 32, et ROCKSTRÖM (J.) et al.,”A safe operating space for humanity”, Nature, vol. 461, 2009b.
  • [4]
    OSTROM (Eleonor), Governing the commons : the evolution of institutions for collective action, Cambridge University Press, 1990.
  • [5]
    Le panel d’experts nommé par la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration) et co-présidé par K. Arrow et R. Solow a estimé ces coûts en utilisant la technique de l’évaluation contingente.
  • [6]
    Voir KOLSTAD (C.), Environmental Economics, Oxford University Press, 2010. Le cas de l’estimation du « coût social » du carbone est à cet égard emblématique. Les travaux des économistes fournissent une pluralité de valeurs associées à des hypothèses différentes concernant le taux d’actualisation, les modèles d’impact, le traitement du risque… Le politique doit ensuite trancher en retenant l’une de ces valeurs. Dans le cas français, cet arbitrage « politique » a été délégué à un groupe d’experts réunis sous la présidence d’Alain Quinet, lequel a retenu une trajectoire unique à partir de travaux de modélisation qui ne convergeaient pas spontanément (Voir : La valeur tutélaire du carbone, rapport de la Commission Quinet, La Documentation Française, mars 2009).
  • [7]
    GOULDER (L. H.),”Environmental taxation and the “double dividend” : A reader’s guide”, NBER Working Paper, n°4896, 1994.
  • [8]
    En complément à des taxes domestiques, pour les pays d’Europe du Nord, l’Irlande et la France.
  • [9]
    Pour une analyse détaillée de l’Accord de Paris, voir CITEPA, De la COP 21 à la COP 22 et au-delà, dossier spécial, mars 2016. Pour les volets économiques, voir : DE PERTHUIS (C.), « L’accord de Paris sur le climat, la négociation peut commencer ! », Informations & Débats de la Chaire « Économie du climat », n°44, avril 2016.

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