Notes
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[1]
Selon l’affirmation du professeur Rattan Lal, du Carbon management and Sequestration Center de l’Université de l’État de l’Ohio (États-Unis).
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[2]
L’eau « bleue » est celle qui coule et peut être captée pour être distribuée. L’eau « verte » est la part des pluies qui s’évapore de la surface des sols ou qui est utilisée par les plantes pour leur croissance et leur transpiration (FALKENMARK et ROCKSTÖRM, 2006 ; ISRIC, 2010).
-
[3]
La capacité de stockage installée dans nos bassins les plus sollicités du Sud-ouest ne représente d’ailleurs que quelques pourcents, seulement, des écoulements annuels, contre 50 % dans le bassin de l’Ebre en Espagne et 200 % dans celui de l’Oum er-Rbia, au Maroc. Et ces écarts ne cessent de se creuser, car nos voisins du Sud, qui connaissent l’importance de l’eau, ne cessent d’investir dans la construction de barrages. Or, d’ici quelques décennies, Bordeaux aura un climat proche du climat actuel de Séville.
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[4]
Non comprises les émissions résultant du changement d’usage des terres (lesquelles sont estimées à un total de 0,9 GtC /an).
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[5]
Rappelons qu’un kilogramme de CO2 contient 0,27 kg de carbone. Le rapport est donc de 3,67.
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[6]
0,4 % = 3,5 (8,9-5,4) / 820.
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[7]
Seulement 0,05 % des 3 800 zettajoules de l’énergie solaire sont absorbés annuellement pour servir la productivité primaire brute, laquelle représente un flux de carbone de 120 Gt/an.
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[8]
Ce total se répartit comme suit : séquestration en forêt (de 1,4 à 1,9 GtC/an), séquestration dans les sols agricoles (de 0,7 à 1,7 GtC/an, dont 0,4 dans les sols de prairies), séquestration dans les sols salinisés (de 0,3 à 0,7 GtC/an).
-
[9]
Les analyses et les chiffres cités dans ce chapitre sur l’Afrique sont tirés principalement du document de travail « Création d’un avenir alimentaire durable - Épisode 4 : amélioration de la gestion des terres et de l’eau » (WRI, novembre 2014).
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[10]
« Les contributions possibles de l’agriculture et de la forêt à la lutte contre le changement climatique », Rapport du CGAAER, février 2015.
”If we control what plants do with carbon, the fate of CO2 in the atmosphere is in our hands”
« Le jour où nous serons à même de contrôler ce que les végétaux font du carbone, nous aurons réglé son sort au gaz carbonique présent dans l’atmosphère ».
1Pourra-t-on relever le défi climatique ? Et si oui, comment ?
2Certainement pas sans le « secteur des terres » (AFOLU : Agriculture, Forestry and Other Land Use), puisque celui-ci représente « de 20 à 60 % du potentiel mondial d’atténuation à l’horizon 2030 » (5ème rapport du GIEC, 2014).
3Pourquoi ? Parce qu’il est possible d’agir sur plusieurs leviers non seulement pour réduire les émissions du secteur agricole [méthane (CH4), protoxyde d’azote (N2O), dioxyde de carbone (CO2)], mais aussi pour renforcer les mécanismes qui font des bois et des champs de véritables « pompes à carbone » capables d’absorber une partie du carbone en excès dans l’atmosphère pour le stocker dans la biosphère terrestre sous la forme de biomasse (bois…) et de matière organique dans les sols. Les produits biosourcés non alimentaires (bois et autres fibres, bioénergie et chimie verte), en venant se substituer ensuite à des produits conventionnels (pétrole, charbon, ciment…) très émissifs en gaz à effet de serre (GES) permettent en outre d’éviter des émissions importantes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère.
4Ainsi, grâce au double effet du stockage et de la substitution, le secteur des terres a ceci d’unique de pouvoir agir comme un double amortisseur de la dérive climatique de la planète. Ici, le gain en carbone doit se calculer en « émissions compensées » (grâce au stockage de carbone dans la biosphère terrestre : sols et biomasse) ainsi qu’en « émissions évitées dans d’autres secteurs » (grâce à la substitution par des produits biosourcés), et pas seulement en « réductions d’émissions du secteur ».
5Cependant, l’équation à résoudre pour réussir la lutte contre le changement climatique à travers le secteur des terres est complexe, car elle doit pouvoir prendre en compte les questions relatives à la sécurité alimentaire, à l’eau et aux sols, aux territoires et aux filières, ainsi qu’au développement agricole et rural et aux visions et aux politiques. Il convient aussi de pouvoir mesurer les progrès et se donner des objectifs qui soient à la fois réalistes et ambitieux. Elle justifie donc un agenda d’actions spécifique en vue de la COP21 et de l’après-COP21.
Le secteur des terres (agriculture, forêts et sols) : une équation complexe à résoudre pour relever le double défi alimentaire et climatique
6Si l’agriculture, la forêt et les sols peuvent apporter une contribution déterminante à la lutte contre le changement climatique, ils ont bien d’autres fonctions à remplir que d’être seulement des amortisseurs climatiques. Le premier défi à relever restera celui de la sécurité alimentaire. En effet, près d’un milliard de personnes souffrent toujours de malnutrition, dont 3/4 sont des ruraux. Nous serons 2,5 milliards de plus d’ici à 2050 et la production agricole devra s’être accrue de 60 % à cet horizon (FAO, 2012). L’agriculture et la forêt sont en outre très menacées par le dérèglement climatique. Elles ne pourront donc assurer la sécurité alimentaire et agir efficacement pour l’atténuation qu’à la condition de pouvoir s’y adapter. Enfin, si l’adoption de bonnes pratiques permet de stocker du carbone, rien n’est irréversible, des déstockages étant toujours possibles. Le changement climatique a d’ailleurs pour conséquence d’accroître ces risques de déstockage. Le défi que le monde doit relever consiste donc à promouvoir des solutions à triple gain, c’est-à-dire arriver à conjuguer adaptation, atténuation et production/sécurité alimentaire.
7Une des questions à prendre en considération dans l’équation à résoudre est celle de l’inégale répartition géographique des ressources, des besoins et des vulnérabilités.
8Les ressources naturelles qui sont la base de la production agricole, c’est-à-dire l’eau et la terre, sont en effet très mal réparties. Or - grand paradoxe mondial - depuis plusieurs décennies la croissance démographique est deux fois plus rapide dans les zones sèches (arides et semi-arides) que dans les zones mieux arrosées (WATARID, MARGAT, 2013).
9Ainsi, les besoins (en alimentation, en emplois…) croissent beaucoup là où les ressources sont le plus limitées ! Les ressources, notamment les biens communs (eau, pâturages, forêts…), étant mal gérées et soumises à d’intenses pressions, elles sont souvent surexploitées et dégradées dans ces pays. Dans ce contexte, l’approvisionnement alimentaire des populations nécessite un recours toujours croissant aux importations : la région Afrique du Nord-Moyen-Orient a ainsi importé 69 millions de tonnes de céréales en 2010 (contre 3 en 1950), et la prospective Agrimonde INRA-CIRAD montre que cette dépendance pourrait encore plus que doubler d’ici à 2050. Or, avec la crise alimentaire de 2007-2008, la question de la sécurisation des approvisionnements est devenue d’importance stratégique. Les pays pauvres en ressources naturelles mais disposant de ressources financières confortables ont donc tendance à vouloir s’accaparer les ressources d’autres pays, ce qui peut entraîner des conflits si des systèmes à gains mutuels ne sont pas trouvés. Ainsi, les ressources peu valorisées de l’Afrique subsaharienne sont convoitées, mais ce continent est aussi celui où la croissance des besoins mal satisfaits et la vulnérabilité au changement climatique sont les plus fortes.
10De plus, la question des sols, de l’agriculture et de la forêt, en dépit de sa spécificité et de son importance stratégique, n’a jamais été réellement bien prise en compte dans une négociation restée trop longtemps l’affaire des diplomates, des climatologues, des énergéticiens et des environnementalistes, mais pas assez celle des agronomes, des forestiers et des paysans. Les systèmes d’inventaire des GES (gaz à effet de serre) et de rapportage n’incitent absolument pas à se doter d’une vision juste et d’une action éclairée dans le secteur des terres. Faute d’une bonne prise en compte des enjeux de sécurité alimentaire, la question agricole demeure problématique dans la négociation et nombre de pays en transition et en développement veulent limiter le sujet au seul volet « adaptation ». En effet, ils n’entendent pas mettre en difficulté un secteur qui, vital pour nourrir leurs populations, occupe souvent plus de 50 % de leurs actifs ou représente un potentiel d’exportations d’importance stratégique. Le risque est donc celui d’une addition d’engagements nationaux très en deçà à terme de ce qui serait nécessaire pour réussir à ne pas dépasser l’accroissement maximal de 1,5 à 2°C de la température atmosphérique à l’horizon 2100.
11Relever le défi alimentaire et, dans le même temps, faire du secteur des terres un puissant levier de lutte contre le changement climatique, cela impose de prendre en compte le sujet dans sa dimension systémique, de raisonner nos interrelations en termes de solutions et de mieux gérer et valoriser les ressources rurales, lesquelles sont à la fois naturelles (l’eau, les sols, les prairies et les forêts), humaines (les agriculteurs et les agricultrices, les communautés rurales), biologiques et culturelles (les savoir-faire). C’est d’abord une question de développement agricole et rural, et avant tout de prix, car bien gérer l’eau et les sols pour produire des biens et des services (comme le stockage de carbone), cela suppose de disposer de revenus suffisants - ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Ainsi, ce sont nos visions environnementales, sociales et économiques et nos politiques qu’il nous faut réinterroger.
La question de l’eau et la montée des risques annoncée par le GIEC
12Sans eau, il n’y a pas d’agriculture et « comme les agriculteurs utilisent plus de 90 % de la ressource en eau utilisée par les hommes, ils en sont les principaux gestionnaires » (ALLAN (T.), World Water Prize 2008). À l’eau qui sert à l’irrigation, soit 70 % du total de l’eau « bleue » prélevée dans les fleuves et les autres aquifères, s’ajoute l’eau dite « verte » [2] qui permet la production agricole non irriguée (production en pluvial). Toute l’eau prélevée n’est pas « consommée » (c’est-à-dire évaporée ou transpirée). Et si l’eau consommée peut faire défaut en aval, elle n’en est pas pour autant perdue : elle reviendra aux territoires sous la forme de pluies. L’eau servant aux cultures irriguées et pluviales, mais non absorbée par les plantes peut en outre s’infiltrer dans les sols et venir alimenter les nappes phréatiques au bénéfice d’autres cultures irriguées ou d’autres usages : ainsi, l’irrigation permet, par exemple, d’alimenter la nappe de la Crau qui, dans le sud de la France, dessert plus de 200 000 personnes en eau potable.
13Bien qu’abondante sur la planète, la ressource en eau douce est mal répartie. L’espace méditerranéen en donne une illustration parlante. Alors que dans les pays de la rive sud de la Méditerranée (du Maroc à la Syrie), le total prélevé représente 116 % des ressources conventionnelles potentielles, dans les pays de la rive nord (du Portugal à la Turquie), cette part n’est que de 13 %. Et avec la démographie et le climat, tous les pays de la rive sud (excepté le Liban), soit près de 300 millions d’habitants, devraient subir une situation de pénurie hydrique (< 500 m3/habitant/an) en 2050.
14Ainsi, si au Maghreb, 30 % de l’eau bleue prélevée est déjà « non durable », c’est-à-dire qu’elle provient de nappes fossiles ou de la surexploitation de nappes renouvelables, en France, au contraire, le total de l’eau consommée ne représente que 3 % des écoulements (5,35 km3/175 km3). Si l’eau peut faire défaut en France durant certains étés, cela est donc dû d’abord au défaut de stockage des excédents hivernaux [3].
Les ressources en eau dans les pays méditerranéens : situation 2005 et projection 2050
Les ressources en eau dans les pays méditerranéens : situation 2005 et projection 2050
15Or, avec le changement climatique, il pleuvra trop ou pas assez, et pas là, ni au moment où on le souhaiterait. En outre, les zones sèches, notamment du Sud et de l’Est méditerranéens comme de l’Afrique de l’Ouest, enregistreront une forte réduction de leurs précipitations et des écoulements. Déjà, la variabilité accrue des pluies et la multiplication des sécheresses et des inondations sont vécues comme des calamités par les populations rurales de nombre de ces régions. Le drame que connaît actuellement la Syrie y trouverait pour partie son origine. Avec l’augmentation des températures moyennes, les rendements agricoles auront tendance à baisser et le besoin en eau des plantes s’accroîtra tant dans les cultures pluviales que dans les cultures irriguées. Les étiages seront donc plus sévères et plus longs au moment même où les besoins en eau seront eux fortement accrus. Comme le montre la prospective Garonne 2050, des infrastructures de stockage seront donc nécessaires si l’on veut sécuriser l’activité agricole ou/et préserver la qualité des milieux aquatiques.
16Le rapport du GIEC annonce donc de forts risques d’instabilité. La sécurité alimentaire sera affectée dans ses quatre dimensions (disponibilité, accessibilité, stabilité et qualité), et ce tout au long du siècle. Les principaux risques sont relatifs à la mise en péril des moyens d’existence des ruraux suite à la variabilité des précipitations et aux sécheresses, ainsi qu’à la perte de productivité agricole et au défaut d’accès à l’eau d’irrigation. On peut craindre une multiplication des trappes à pauvreté, des migrations importantes et des faillites d’États.
17Face à la montée des risques et des besoins, la bonne gestion de l’eau apparaît comme une condition déterminante de la réussite du triple gain : adaptation, atténuation et production/sécurité alimentaire. Le stockage d’une partie des excédents de pluies en période pluvieuse en vue de leur utilisation ultérieure lors de périodes plus sèches peut en effet sécuriser la production agricole, et donc contribuer à la stabilité sociale et politique. Il est d’importance vitale dans les pays de climat méditerranéen, où les pluies sont hivernales et où les fins de printemps et les étés sont terriblement secs. L’accès à l’eau, notamment sous la forme d’une irrigation d’appoint, peut aussi permettre de sécuriser et d’accroître la production : en moyenne, sur la planète, un hectare irrigué produit 3 fois plus qu’un hectare exploité en culture pluviale. La sécurisation de l’accès à l’eau a aussi pour avantage d’aider les agriculteurs à prendre le risque d’un changement dans leurs pratiques en vue de transitions réussies vers des agricultures agro-écologiques et climato-intelligentes.
18La collecte des eaux de pluie et la bonne rétention de l’eau dans les sols sont tout aussi importantes : elles permettent, en culture pluviale, de réduire les risques d’effondrement des rendements en cas de sécheresse, elles font que l’eau est davantage transpirée qu’évaporée, et donc plus productive, et elles peuvent favoriser l’infiltration, et donc la « production » d’eau en aval au bénéfice de différents utilisateurs, en même temps qu’elles assurent, dans une certaine mesure, une réduction des risques d’inondation.
Installation de panneaux photovoltaïques destinés à alimenter des pompes d’irrigation, Porto Novo (Bénin), mars 2005
Installation de panneaux photovoltaïques destinés à alimenter des pompes d’irrigation, Porto Novo (Bénin), mars 2005
« L’accès à l’eau, notamment sous la forme d’une irrigation d’appoint, peut aussi permettre de sécuriser et d’accroître la production : en moyenne, sur la planète, un hectare irrigué produit 3 fois plus qu’un hectare exploité en culture pluviale. »Eau verte et eau bleue, eau productive (transpirée) et eau improductive (évaporée). Les pratiques agro-écologiques (exemples : zéro labour, paillage) peuvent accroître fortement la productivité de l’eau
Eau verte et eau bleue, eau productive (transpirée) et eau improductive (évaporée). Les pratiques agro-écologiques (exemples : zéro labour, paillage) peuvent accroître fortement la productivité de l’eau
19Le rapport du GIEC a chiffré à 225 milliards de dollars les investissements nécessaires dans 200 pays, d’ici à 2030, en matière de stockage et d’irrigation, et ce, pour le seul maintien des services actuellement rendus par l’eau. Dans son chapitre consacré à l’Europe, la relation eau/agriculture est considérée comme un des trois risques importants à prendre en considération : il plaide en faveur d’investissements dans des infrastructures et d’une irrigation efficiente afin de pouvoir satisfaire les nouveaux besoins en eau et prévenir les conflits d’usage.
20Le stockage de l’eau, le développement de l’irrigation et la rétention de l’eau dans les sols grâce à des pratiques agro-écologiques doivent donc être compris aujourd’hui comme des outils essentiels de gestion des risques.
La gestion des sols et le stockage du carbone : un « pont » pour la survie de l’humanité ?
21À l’instar de l’eau, les sols, deuxième fondement de l’agriculture et de la forêt, sont et font la vie. Et, grâce à la vie, ils renferment de 2 à 3 fois plus de carbone que l’atmosphère. Le stock de carbone organique dans la couche superficielle (de 0 à - 40 cm), permafrost non compris, est estimé à 820 gigatonnes de carbone (GtC) : ce chiffre est à comparer aux émissions annuelles de carbone fossile (dues à la combustion du pétrole, du charbon, du gaz…), qui sont évaluées à 8,9 GtC [4], ou aux séquestrations annuelles de carbone atmosphérique dans les océans (permises notamment par le plancton) et dans la biosphère terrestre (par les forêts, les toundras, les taïgas, les prairies, les terres agricoles…) évaluées respectivement à 2,6 et à 2,8 GtC/an, soit un total de 5,4 GtC/an [5].
Carbone organique dans la couche arable des sols : fraction massique en pourcentage
Carbone organique dans la couche arable des sols : fraction massique en pourcentage
22Ainsi, l’INRA a calculé que si l’on réussissait à accroître chaque année ce stock de « 4 pour 1 000 », on pourrait compenser l’ensemble des émissions anthropiques « nettes » de CO2 [6]. Il faudrait pour cela mieux gérer l’eau et les sols, et améliorer le rendement de la photosynthèse [7].
23Mais quel progrès peut-on réellement espérer, et pendant combien de temps ?
24Si le stock de carbone organique dans les sols superficiels de la planète est important, la richesse des teneurs en carbone est, elle, variable. Elle est notamment faible au Moyen-Orient et en Afrique, et ce, d’autant plus que les sols sont érodés et dégradés. Or, cette dégradation est très élevée dans les zones sèches de la planète, qui abritent 36 % de la population mondiale.
25Selon la FAO (Food and Agriculture Organisation), un quart des terres sont aujourd’hui « très dégradées » sous l’effet de l’érosion hydrique et éolienne, d’un rechargement insuffisant des sols en matière organique et en éléments nutritifs, du surpâturage ou de la salinisation. Au niveau mondial, seule la moitié des éléments nutritifs (azote, phosphore, potassium) retirés des sols agricoles lors des récoltes est renouvelée (PLACE et al., 2013). Les ressources en eau et en sols étant dégradées, des services écosystémiques essentiels tels que la régulation des cours d’eau et des inondations, la formation des sols et le cycle des nutriments et de l’eau, sont négativement impactés, voire perdus (NOBLE, 2012). Comme la productivité des terres arables dégradées stagne, voire décline, la tentation de défricher et de convertir de nouvelles terres en cultures ou en pâturages devient encore plus grande (REIJ et al., WRI, 2015). La dégradation des sols à une telle échelle est donc à la fois une cause de pauvreté chronique, de faim et de conflits, ainsi qu’une cause majeure et double de déstockage de carbone par la dégradation des sols agricoles, d’une part, et par la déforestation résultant des mises en culture, d’autre part.
26Cependant, une terre dégradée, si elle est bien gérée, peut être restaurée et séquestrer beaucoup de carbone. Le GIEC considère d’ailleurs que la restauration des terres dégradées est une priorité de tout premier rang pour la réussite de l’atténuation dans le secteur des terres.
27La réunion scientifique internationale organisée par l’INRA, à Paris, le 7 juillet 2015, sur le « 4 pour 1 000 » a montré que les possibilités de réaliser des progrès dans le stockage de carbone dans la biosphère terrestre (sols et forêts) au niveau mondial sont importantes. Le professeur Rattan Lal chiffre en effet le potentiel technique de séquestration du carbone dans la biosphère terrestre (sols et biomasse) à 3,8 GtC/an [8] en moyenne (de 2,6 à 5,0 GtC/an), soit l’équivalent de l’ensemble des émissions anthropiques nettes actuelles de CO2 évaluées, en carbone, à 3,5 GtC/an en moyenne (8,9 GtC émises/an - 5,4 GtC séquestrées par an dans les puits océaniques et terrestres) !
28De plus, « recarboner » la biosphère en améliorant la qualité des sols a bien d’autres mérites que la seule réduction des émissions nettes de GES, puisque cela contribue très positivement à la fertilité des sols, à la réussite de l’adaptation, à une bonne gestion de l’eau (tant en quantité qu’en qualité), à la sécurité alimentaire (quantité, accessibilité, stabilité et qualité), à l’emploi et à la préservation de la biodiversité. L’agriculture apparaît donc comme le véritable moteur du développement économique durable, le professeur Rattan Lal n’hésitant pas à annoncer un « futur brillant pour l’agriculture » (the "bright future of agriculture").
29Cependant, le stockage dans les sols a aussi ses limites et des déstockages sont toujours possibles. Le stockage est plus important au cours des premières années, bénéficiant de l’impact positif du changement dans la gestion agricole, pastorale ou forestière, puis il se réduit au fil du temps. La saturation du « puits » se produit en effet au bout d’une période allant d’une vingtaine d’années jusqu’à un siècle, une fois le sol arrivé à son nouvel équilibre (SMITH, 2004). Un nouveau changement de gestion peut conduire alors à un nouveau déstockage. Ainsi, tel champ enrichi en matière organique pendant un siècle a vu son stock de carbone à l’hectare passer de 28 à 75 tonnes. Mais avec l’arrêt de la fumure, le stock pourra très bien redescendre (par exemple) à 40 tonnes au bout d’un siècle (SMITH, 2005). C’est l’effet de « non permanence ». Si les progrès ou les reculs peuvent être importants, ils demeurent malheureusement non ou fort mal pris en compte par les systèmes actuellement utilisés pour procéder à l’inventaire des émissions. Il faut aussi veiller à l’effet de « fuite » : mettre plus de fumier ici peut signifier en avoir enlevé ailleurs : quel est, dès lors, le véritable « gain carbone » de l’opération ?
30En conclusion, « recarboner » la biosphère, même si cela ne produira des effets que pendant un certain temps, a l’immense mérite de pouvoir représenter un « pont » essentiel dans la lutte contre le changement climatique. L’enrichissement en carbone de la biosphère, en amortissant la dérive climatique pendant quelques décennies, peut en effet donner à l’humanité le temps de réussir sa transition vers un futur énergétique « décarboné ». Et comme elle est aussi une condition de l’adaptation et de la sécurité alimentaire, cette « recarbonation » de la biosphère terrestre présente incontestablement un intérêt public mondial de premier rang. Encore faut-il bien comprendre que cet effet « pont » ne vaudra que pour un temps limité et que l’objectif, à terme, sera moins le « stockage » que la « substitution ».
De la bonne utilisation des terres, des forêts, de la bioéconomie, du stockage de carbone, de la substitution et du mix énergétique
31La question de la relation sols-carbone pose aussi celle de l’utilisation des terres et celle des changements dans l’utilisation de celles-ci. En effet, la teneur en carbone des sols est en moyenne plus forte dans les zones humides, les prairies et les forêts que dans les terres de cultures, et plus forte dans les terres de cultures que dans les espaces artificialisés. En France, les valeurs médianes retenues par le CITEPA sont les suivantes : zones humides : 125 tC/ha, prairies permanentes : 78, forêts : 73, cultures : 49, sols artificialisés (sols nus, en herbe, arborés) : 40.
32À l’échelle mondiale, la déforestation, principale conséquence du changement d’usage des terres au XXe siècle, a été jusque dans les années 1950 la source principale des émissions de CO2. Cependant, les émissions à l’époque se situent à des niveaux encore raisonnables (de l’ordre de 8 Gt CO2/an), alors qu’aujourd’hui, elles ont été multipliées par presque 5 du fait d’une consommation effrénée de gaz, de pétrole, et surtout du très pollueur charbon (la consommation de cette dernière forme d’énergie fossile ne cessant d’ailleurs de croître). Grâce notamment aux progrès de l’agriculture et à un début de restauration des terres dégradées, notamment au Brésil et en Chine, la déforestation a au contraire tendance à diminuer depuis deux décennies. Cependant, la déforestation reste importante dans certains pays ou sur certains continents (Indonésie, Afrique), et de nouveaux reculs de la forêt sont observés, par exemple à Madagascar, au Cambodge ou au Paraguay.
Les émissions historiques de CO2 : la déforestation a été la principale cause d’émissions jusqu’en 1950. L’utilisation du charbon continue à augmenter
Les émissions historiques de CO2 : la déforestation a été la principale cause d’émissions jusqu’en 1950. L’utilisation du charbon continue à augmenter
33La France, quant à elle, a connu une évolution différente, puisque sa surface forestière a presque doublé en l’espace d’un siècle. Le recours aux énergies fossiles, mais aussi l’intensification de l’agriculture, la diversification de l’économie et la politique forestière y ont contribué pour beaucoup. Le grand changement survenu depuis 30 ans a trait non plus à la reforestation, mais à l’artificialisation des sols et au recul des terres cultivées. La perte sur cette période s’élève en effet à 2 millions d’hectares, soit exactement l’augmentation des surfaces artificialisées. Sur la période 2006-2012, elle était en moyenne de l’ordre de 70 000 ha/an (dont 35 000 ha de prairies). La perte en prairies permanentes est cependant plus élevée, car on doit y ajouter les pertes par retournement (passage à des prairies temporaires ou à des cultures) et celles par déprise. Au total, elle serait de l’ordre de 92 000 ha par an sur la période 2006-2010. Cette double perte nette de terres cultivées et de prairies permanentes représenterait au total une émission (en termes de déstockage de carbone) de l’ordre de 28 Mt CO2/an, soit près de 6 % des émissions nationales de GES.
Vue aérienne montrant le reboisement de la forêt landaise
Vue aérienne montrant le reboisement de la forêt landaise
« La forêt française fonctionne actuellement à l’instar d’un important « puits de carbone ». Elle le doit à l’accroissement récent, mais massif, des surfaces forestières au détriment d’anciens terrains de cultures, mais aussi à l’effort de reboisement en plantations résineuses conduit après la guerre grâce au fonds forestier national. »34Cependant, la forêt apporte une contribution beaucoup plus importante à la réduction des émissions grâce au double effet positif du stockage et de la substitution. L’exemple français montre bien l’importance de ces deux facteurs et de leurs évolutions relatives possibles dans le temps.
35Le bois, c’est d’abord du carbone (4 m3 de bois représentent la capture d’environ 4 m3 de CO2, soit environ 1 tonne de carbone) et la forêt française fonctionne actuellement à l’instar d’un important « puits de carbone ». Assurant une croissance annuelle de 134 millions de m3 dont seulement une partie est exploitée, elle stocke en effet près de 69 Mt de CO2 supplémentaires par an dans les arbres et environ 5 Mt de CO2 dans les produits de la filière bois, soit un stockage annuel total de 74 Mt de CO2. Elle le doit à l’accroissement récent, mais massif, des surfaces forestières au détriment d’anciens terrains de cultures, mais aussi à l’effort de reboisement en plantations résineuses conduit après la guerre grâce au fonds forestier national (FFN). La séquestration de carbone est en effet forte dans les forêts adultes en croissance, surtout dans les forêts de résineux - bien plus que dans les forêts jeunes ou vieillissantes. Le stockage n’a d’ailleurs rien d’éternel et les peuplements âgés ou très âgés peuvent émettre plus de CO2 qu’ils n’en absorbent : de « puits », ils deviennent donc « sources ».
36Mais la forêt ne fait pas que stocker : elle permet aussi grâce à l’effet de « substitution » d’éviter des émissions importantes de GES. Ce gain est évalué en France à 55 Mt CO2/an : 25 Mt de CO2 grâce au bois d’œuvre et 30 Mt de CO2 grâce au bois énergie (CGAAER, 2015). Ces chiffres considérables sont sans doute minorés et ils seraient bien plus élevés si la forêt française était mieux gérée. En effet, sur les 134 millions de m3 de croissance annuelle, seulement 37 sont mobilisés et commercialisés et 18 sont autoconsommés. Le reste, en effet, n’est pas exploité (69 millions de m3) ou est perdu (pertes d’exploitation et mortalité) !
37À ces chiffres de substitution par les produits de la filière bois doivent être ajoutés ceux permis par les produits des nouvelles filières agricoles non alimentaires (néo-matériaux, chimie, biocarburants…), lesquelles représenteraient déjà en France 14 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 70 000 emplois, avec un grand potentiel d’innovation. Leur effet de substitution est évalué à 6 Mt CO2/an pour les biocarburants et à 4 Mt CO2/an pour la chimie du végétal, polymères et composites.
38La forêt française, la filière bois et les autres filières non alimentaires de la bio-économie par le double effet d’un stockage à hauteur de 74 Mt CO2 (émissions compensées) et de substitution à hauteur de 65 Mt CO2 (émissions évitées) jouent donc bien un rôle décisif d’amortisseur climatique. Ces chiffres sont en effet importants au regard du total des GES émis en France en 2012 (446 Mt CO2 eq/an).
39Mais comment pourront-ils évoluer avec le temps ? Plusieurs scénarios sont possibles.
40Un scénario auquel pourraient inviter les systèmes actuels d’inventaire et de rapportage consisterait à ne plus rien prélever dans les forêts pour y accroître le stockage de carbone. En effet, ces systèmes ne chiffrent pas de façon spécifique les effets de substitution et ne les rapportent pas au secteur des terres. En outre, le stockage de carbone en aval, dans la filière bois, n’est pris en compte que depuis cette année. Ce scénario serait pourtant absurde car, outre l’impact négatif sur l’emploi, il réduirait à zéro le double bénéfice du stockage en aval et de la substitution, ainsi qu’à terme le stockage en forêt lui-même. Le raisonnement est pourtant souvent repris, sans doute par ignorance.
41Dans son rapport 2015 sur le climat, le Conseil général de l’Alimentation, de l’Agriculture et des Espaces ruraux (CGAAER) a proposé un autre scénario faisant l’hypothèse du maintien de la surface forestière actuelle, d’une certaine reprise de l’effort de reboisement (50 000 ha/an) et d’une meilleure mobilisation du gisement. Avec ce scénario, le stockage en forêt à l’horizon 2030 baisserait de 5 Mt CO2eq/an. Cependant, la production accrue de bois d’œuvre et de bois énergie permise par ce scénario permettrait, d’une part, d’accroître de 10 Mt CO2 eq/an le stockage en aval dans la filière bois et, d’autre part, de réduire les émissions de GES des autres secteurs (énergie, bâtiment…) de 26 Mt CO2 eq/an, par effet de substitution. Ces chiffres confirment donc toute l’importance que revêt une gestion dynamique de la forêt. Le scénario voit aussi une amélioration du stockage de carbone dans les sols agricoles et un gain de substitution additionnel de 4 Mt CO2eq/an permis par les nouvelles biofilières (chimie du végétal).
42Cet exemple chiffré illustre bien le défi posé au monde, qui doit : a) intensifier durablement l’agriculture et la forêt en « recarbonant » la biosphère (stockage dans les sols et les forêts) ; b) gérer de façon durable et dynamique les forêts au bénéfice d’abord des territoires et des populations concernées ; c) accroître le stockage en aval dans la filière bois, ce qui suppose de hiérarchiser les usages du bois et de valoriser le bois d’œuvre et son utilisation dans la construction et, enfin, d) produire beaucoup pour, dans le même temps, nourrir le monde et amplifier l’effet de substitution, le seul qui, à terme (d’ici à 20 à 100 ans), sera décisif lorsque la biosphère aura été enrichie en carbone et que l’effet « stockage » se sera donc considérablement réduit.
43Mais quelle peut être la contribution mondiale des bioénergies (bois, bio-carburants, bio-gaz…) au futur mix énergétique planétaire ? La figure 6 de la page précédente donne une illustration comparée d’un scénario au fil de l’eau et d’un scénario de stabilisation du réchauffement à + 2° C en 2100. Elle montre combien un scénario non soutenable dominé par l’utilisation du charbon est un scénario où la part des bioénergies demeure limitée, alors que le scénario soutenable voit au contraire une forte croissance relative des bioénergies. Selon ce scénario, leur part dans le total d’énergie produite serait d’ailleurs environ le double de celle des autres énergies renouvelables (solaire, éolien, hydro-électricité).
Deux scénarios énergétiques mondiaux : « au fil de l’eau » (baseline) et « soutenable » (<2°C)
Deux scénarios énergétiques mondiaux : « au fil de l’eau » (baseline) et « soutenable » (<2°C)
CCS = Capture et séquestration du carbone.44Ce scénario se caractérise aussi par une forte émergence d’énergies avec séquestration du carbone. Or, si la séquestration dans les sols, phénomène naturel, qu’il suffit de savoir activer, peut s’opérer à un coût limité, la capture et la séquestration (CSC) industrielles du carbone dans les centrales à charbon et à gaz, autre composante majeure du scénario à + 2°C, est au contraire non mûre et risque de s’avérer extrêmement difficile et coûteuse à mettre en œuvre. Voilà donc une autre raison de croire en ce « futur brillant de l’agriculture ».
45Cependant, l’« agriculture carbone » (le “carbon farming”) pourra-t-elle se développer sans mettre en péril la sécurité alimentaire ? La question est cruciale, car l’on sait bien que le carbon farming peut conduire à « une mainmise foncière qui réduit l’accès à la terre des petites exploitations » et que « le stockage de carbone dans les sols nécessite des investissements, y compris en intrants chimiques, azote, potassium et phosphore : comment y réussir avec des petites exploitations d’abord confrontées à des problèmes de sécurité alimentaire à court terme ? » (BOSSIO, CGIAR).
46La question posée est donc, au fond, celle du développement agricole, c’est-à-dire celle du comment réussir un développement inclusif permettant d’améliorer les conditions de vie d’une population agricole mondiale de 2,6 milliards de personnes et d’assurer en même temps, pour tous, urbains comme ruraux, une double sécurité à la fois alimentaire et climatique. Et cette question, elle se pose d’abord à l’Afrique : c’est sur ce continent que se joue en effet pour une bonne part notre avenir à tous.
L’Afrique subsaharienne : renouveau agricole et écologique ou impasse alimentaire et climatique [9] ?
47En Afrique subsaharienne, le renouveau agricole et écologique et l’augmentation des rendements sont des nécessités vitales, car les besoins et les risques sont immenses, et les performances agricoles faibles.
48Les indicateurs sont en effet au rouge : faible productivité, dégradation des écosystèmes (déforestation, désertification…), malnutrition : 80 % de ceux qui souffrent de la faim sont de petits exploitants agricoles, 40 % des enfants africains de moins de 5 ans souffrent de rachitisme à cause de la malnutrition, 75 % des terres arables sont des sols dégradés (voire très dégradés) et si épuisés en nutriments que des investissements majeurs sont nécessaires pour restaurer leur fertilité, 6 millions d’hectares de terres productives sont perdus chaque année et les rendements céréaliers ne sont que de 15 qtx/ha, soit la moitié de la moyenne mondiale (Panel de Montpellier, 2013).
Rendements en céréales de 1961 à 2011
Rendements en céréales de 1961 à 2011
49Contrairement à ce qui s’est passé en Asie et en Europe, la croissance de la production agricole africaine s’opère donc par toujours plus d’expansion des terres cultivées. « Il s’agit d’un processus d’extensification et non d’intensification, lequel contribue encore et toujours plus à la dégradation des terres » (WINTERBOTTOM et al., WRI, 2014). La déforestation, par suite très élevée, est la première source d’émissions de GES du continent.
50Les deux plus importants obstacles physiques à la production agricole en Afrique sont le faible équilibre nutritif des sols et le stress hydrique. En effet, seuls 10 % des sols sont géologiquement jeunes et riches en nutriments et les niveaux d’érosion des sols et de lessivage de l’azote et du potassium sont tels que, sur la période 2002-2004, 85 % des terres africaines ont accusé une perte annuelle nette de 30 kg de nutriments par hectare (HENAO et al., 2006). Par ailleurs, l’agriculture pluviale assure 95 % du secteur de la production alimentaire, mais les sols ont une faible capacité à retenir l’eau et seul un faible pourcentage des pluies, au demeurant très intenses mais brèves, est utilisé par les cultures. Ainsi, par exemple, au Mali, de 70 à 80 % des précipitations sont perdues en début de saison des pluies à cause du ruissellement, celui-ci faisant perdre environ 40 % des nutriments apportés par les engrais minéraux ou organiques (ROCKSTROM et al., 2003).
51L’Afrique subsaharienne utilise en outre bien moins de fertilisants par hectare (9 kg) que toutes les autres régions du monde (Asie = 212, Europe occidentale = 135, Amérique du Nord = 111). Enfin, les pertes de récoltes, faute de disposer d’équipements de stockage et de transformation, sont très élevées.
52Comme la population ne cesse de s’accroître à un rythme effréné, la mauvaise performance de l’agriculture africaine impose un recours toujours plus grand aux importations : 14 % des produits animaux, 25 % des céréales et 66 % des huiles végétales consommés en Afrique y sont aujourd’hui importés. Qu’en sera-t-il, demain, avec une population qui va rapidement doubler et un changement climatique qui risque de terriblement affecter l’agriculture africaine, ses rendements et la sécurité alimentaire (GIEC, 2014) ?
53Si le pire est possible, il n’est heureusement pas certain, car des exemples récents remarquables montrent qu’un autre scénario est possible. Cet autre scénario favorable passe d’abord par l’intensification agro-écologique, la restauration des terres dégradées, le reverdissement de la biosphère, ainsi que par une meilleure mobilisation, gestion et valorisation de l’eau, des engrais et des ressources génétiques (semences).
Croissance de la production agricole de 1961 (valeur 100 : rendements en ordonnée, surfaces en abscisse) à 2001
Croissance de la production agricole de 1961 (valeur 100 : rendements en ordonnée, surfaces en abscisse) à 2001
54Pour le World Resources Institute (WRI), les 4 pratiques de gestion de l’eau et de la terre les plus prometteuses sont l’agroforesterie, l’agriculture de conservation, la collecte des eaux de pluie et la gestion intégrée de la fertilité des sols.
55L’agroforesterie est devenue ces dernières décennies un facteur de progrès majeur dans plusieurs pays. Ainsi, au sud du Niger, dans les zones à forte densité de population, plus d’un million de paysans ont depuis 1985 protégé les arbres et assuré la régénération naturelle sur 5 millions ha de champs agricoles, ce qui a permis une production accrue de 500 000 tonnes de grain/an - soit de quoi nourrir 2,5 millions d’habitants supplémentaires (REIJ et al., 2009). Dans la plaine du Séno, au Mali, 450 000 ha de nouveaux parcs agroforestiers ont été recensés par l’USGS (US Geographical Survey) : 500 000 paysans développent des cultures intermédiaires d’espèces qui fixent l’azote, dont l’arbre indigène Faidherbia albida. Ces arbres fertilisent le sol environnant en fixant l’azote, ce qui permet une forte hausse des rendements, et donc du stockage de carbone. La hausse des rendements a été chiffrée entre 88 à 190 % pour le maïs cultivé en Zambie sous le houppier, et un doublement du rendement est observé au Malawi. Les Leucaena leucocephala (une légumineuse mimosacée) fournissent en outre de 20 à 60 m3 de bois/ ha/an et leurs haies de 2 à 6 tonnes de fourrage riche en protéines.
Pépinière de faidherbia albida, Chisamba (Zambie), décembre 2008
Pépinière de faidherbia albida, Chisamba (Zambie), décembre 2008
« Dans la plaine du Séno, au Mali, 500 000 paysans développent des cultures intermédiaires d’espèces qui fixent l’azote, dont l’arbre indigène Faidherbia albida. Ces arbres fertilisent le sol environnant en fixant l’azote, ce qui permet une forte hausse des rendements, et donc du stockage de carbone. »56Les pratiques d’agriculture de conservation apparues dans les années 1930 aux États-Unis en réponse aux sécheresses, tempêtes de poussière et mauvaises récoltes peuvent diminuer l’érosion des sols jusqu’à 98 %. Elles associent perturbation minimale des sols (zéro labour…), rétention des résidus de cultures ou entretien d’une culture de couverture et rotation des cultures/diversification des espèces cultivées. Au niveau mondial, plus de 105 millions d’hectares sont concernés, dont 25 au Brésil. Grâce à elles, les rendements sont accrus de 20 à 120 % et l’utilisation de l’eau est réduite de 20 à 50 %. En Afrique, ce type d’agriculture est cependant encore peu développé, faute de soutien des gouvernements, de matériel adapté, du manque de marché et de prix rémunérateurs pour les légumineuses ou encore du fait de la concurrence dans l’utilisation des résidus de cultures. En effet, le bétail broute librement après la récolte (droit de vaine pâture) ou les agriculteurs ont tendance à ôter les résidus pour les donner à leurs animaux. Cependant, en Zambie, au Zimbabwe et au Sénégal (ainsi qu’au Maroc et en Irak), des développements récents témoignent d’un fort gain possible des rendements et de stockage de carbone, surtout en cas de couplage avec l’agroforesterie. Au Zimbabwe, avec le passage au semis direct, il a été calculé que le stock de carbone dans les sols a augmenté de 104 % en seulement quatre ans (2004 à 2008) et que l’infiltration de l’eau s’est accrue de 65 % (THIERFELDER, 2012).
Agroforesterie à haute densité d’arbres Faidherbia albida dans le Sud Niger
Agroforesterie à haute densité d’arbres Faidherbia albida dans le Sud Niger
57La collecte des eaux de pluie est une troisième technique qui a largement fait ses preuves. Le creusement de cuvettes de plantation (zaï), l’aménagement de demi-lunes (barrières en forme de croissants creusées dans la terre) et de cordons pierreux, ainsi que la préparation du sol en billons ralentissent le ruissellement. La technique du zaï améliorée avec apport de matière organique a été inventée au début des années 1980 par un agriculteur burkinabé, M. Yacouba Sawadagoo. Elle a permis de restaurer la productivité de dizaines de milliers d’hectares de terres dégradées au Burkina-Faso et au Niger. Dans ces deux pays, plus de 500 000 ha au total ont été restaurés par diverses techniques de gestion durable des terres, assurant une forte augmentation des rendements (des photos aériennes confirment le reverdissement du Sahel dans ces deux pays).
La technique du zaï améliorée, avec apport de matière organique
La technique du zaï améliorée, avec apport de matière organique
Restauration d’un champ en l’espace d’une vingtaine d’années
Restauration d’un champ en l’espace d’une vingtaine d’années
58Le micro-dosage, c’est-à-dire l’application ciblée de faibles doses d’engrais sur les semences ou les jeunes plants, s’avère très utile. Au Mali, au Burkina-Faso et au Niger, 473 000 paysans ont appris cette technique et ont vu leurs rendements de sorgho et de millet augmenter de 44 à 120 % (et leurs revenus familiaux accrus de 50 à 130 %) (AUNE et BATIANO, 2008 ; VANLAUWE et al., 2010). La « gestion intégrée de la fertilité des sols », qui vise à optimiser l’usage du stock de nutriments du sol, des ressources disponibles localement et des engrais, permet aujourd’hui en moyenne un doublement des rendements en Afrique centrale.
59L’objectif final devrait être une action combinée de plusieurs techniques développées au niveau des « terroirs » et aux échelles plus larges des territoires/paysages/bassins versants. Le plus bel exemple de réussite africaine nous est sans doute donné par la région du Tigré, en Éthiopie, située au nord du pays, à la frontière avec l’Érythrée. Région la plus sèche du pays, le Tigré a connu de terribles famines dans les années 1980. Or, grâce à un aménagement des terroirs à grande échelle, décidé et mis en œuvre par les communautés, cette région est maintenant devenue « la plus sûre en eau du pays » ! La qualité du leadership local, l’engagement des communautés et le soutien du gouvernement ont permis de combiner : la protection et le reboisement de centaines de milliers d’arbres, la construction à grande échelle de terrasses de cultures et de demi-lunes, l’aménagement de centaines de petits barrages, l’arrêt de la divagation du bétail et, enfin, le développement de l’irrigation. Celle-ci a beaucoup bénéficié des aménagements d’amont, qui ont permis l’infiltration de l’eau : la recharge des nappes est devenue telle que les centaines de puits construits en aval pour l’irrigation sont devenus des puits artésiens et que plus de 40 000 ha de terres sont aujourd’hui irriguées (contre 40, il y a de cela 20 ans). La sécurité alimentaire a été ainsi restaurée, avec des co-bénéfices majeurs pour le climat, puisque le déstockage de carbone causé par la déforestation et l’érosion a laissé place au stockage permis par la restauration des terres et par le retour de la forêt.
La région du Tigré en Éthiopie est maintenant plus verte qu’elle ne l’a jamais été depuis au moins 145 années
La région du Tigré en Éthiopie est maintenant plus verte qu’elle ne l’a jamais été depuis au moins 145 années
M. Aba Awi dans son champ irrigué, un des leaders du renouveau agricole et écologique
M. Aba Awi dans son champ irrigué, un des leaders du renouveau agricole et écologique
60Pour répondre aux besoins fortement croissants des populations (alimentation, emplois) et faire face à la très grave montée des risques d’instabilité annoncés par le GIEC, une meilleure gestion de l’eau et des sols apparaît ainsi être une première priorité. Pour l’Afrique subsaharienne, où l’eau n’est pas rare (même si elle est inégalement répartie), il sera prioritaire de favoriser la rétention et l’infiltration de l’eau, mais aussi de mieux la mobiliser - ce qui nécessitera des investissements importants tant en matière de stockage qu’en matière d’irrigation. Le faible taux d’irrigation (5 %) constitue en effet un facteur de forte vulnérabilité aux chocs climatiques à venir ; la rareté de l’eau est ici bien plus « économique » que « physique » et l’irrigation est un moteur du développement et un garant de la stabilité : elle crée richesse et emplois, évite l’exode des jeunes et prévient l’émigration et l’instabilité. La question posée est cependant celle du « qui investit, et comment ? ». Beaucoup d’États africains ont des ressources financières limitées et rares sont ceux qui consacrent au moins 10 % de leurs ressources publiques à l’agriculture, comme ils s’y étaient pourtant engagés collectivement, à Maputo. Il s’agit aussi, une fois l’investissement réalisé, d’en assurer une bonne gestion et une bonne valorisation agricole, ce qui est encore loin d’être toujours le cas.
Réconcilier la sécurité alimentaire et la lutte contre le changement climatique : les conditions d’un progrès à grande échelle
61Comment réussir à grande échelle un triple gain (sécurité alimentaire-adaptation-atténuation) afin de sécuriser le climat, l’accès de tous à l’alimentation et la stabilité ? Six grandes conditions sont proposées.
Mettre la sécurité alimentaire au centre de la négociation climatique et chiffrer les progrès possibles du secteur des terres
62Des progrès d’atténuation par le secteur des terres sont possibles et nécessaires partout, et pas seulement en Afrique. Mais une priorité serait déjà de les chiffrer. Cela suppose une prise en compte des enjeux de sécurité alimentaire et d’apprendre à penser ensemble « agriculture, forêt, eau et sols », « Nord et Sud, pays pauvres et riches en eau », « sécurité alimentaire, adaptation et atténuation ». Il ne s’agit pas en effet de réduire la production en un lieu (par exemple, en Europe) si l’effet indirect est de l’accroître ailleurs, sur d’autres continents, avec pour conséquence presque certaine une forte croissance des émissions de GES sous l’effet de la déforestation. De même, l’Afrique peut avoir intérêt à accroître sa consommation d’engrais et les émissions afférentes, si cela lui permet d’assurer sa sécurité alimentaire tout en réduisant sa déforestation et en stockant du carbone. Un bon exemple de la nécessité d’une réflexion et d’une stratégie « systémique » du secteur des terres nous est donné par le Brésil. Dans ce pays, les émissions du secteur agricole, qui ont augmenté de 7 % entre 2005 et 2012, représentent maintenant 37 % des émissions nationales (445 Mt CO2 eq/an). Cependant, la déforestation, sur la même période, a baissé de 85 %, soit une réduction des émissions correspondant à 1 003 Mt CO2/an ! Or, ce progrès extraordinaire est largement dû à la réussite de l’intensification de l’agriculture, notamment à la réussite des premiers programmes de restauration des terres dégradées. Les gains de production ainsi obtenus ont en effet permis de réduire d’autant les pressions agricoles sur les forêts. Le Brésil mise aussi beaucoup sur l’effet de substitution, puisque la biomasse, sous la forme de « biofuel » certifié durable, devrait représenter 18 % du mix énergétique en 2030 contre 5,6% en 2012, alors que la production d’hydro-électricté a, quant à elle, déjà commencé à baisser du fait des impacts négatifs du changement climatique sur le cycle de l’eau. À ce même horizon 2030, le Brésil s’est donné pour objectif d’aboutir au « zéro déforestation » et d’avoir restauré 15 millions d’hectares de terres dégradées supplémentaires. Au total, les émissions de GES du Brésil devraient se limiter à 1 200 Mt CO2 eq/an en 2040, soit une baisse de 43 % par rapport à 2005 (source : INDC du Brésil formulé le 27 septembre 2015 en vue de la COP21).
63Un système de mesure et de rapportage spécifique au secteur des terres est donc nécessaire pour mesurer les progrès accomplis en intégrant dans le calcul les effets « stockage » et « substitution », ainsi que les réductions d’émissions directes et indirectes possibles, y compris par la réduction des pertes aux champs ou des gaspillages alimentaires ou encore en terres agricoles (du fait de l’étalement urbain). Ces systèmes devront prendre en compte l’effet possible des changements de pratiques agricoles, comme la bonne gestion de l’azote et l’agroforesterie.
64Chaque pays, chaque territoire, devrait s’attacher à chiffrer les progrès possibles tout en prenant en compte les enjeux de sécurité alimentaire. Le CGAAER, à la demande de son président, le ministre français de l’Agriculture, Monsieur Stéphane Le Foll, l’a fait dans le cas de la France [10]. Le scénario proposé montre que plus du tiers (voire même la moitié) de l’objectif national d’atténuation des émissions de GES à l’horizon 2030 (-40 % par rapport à 1990) pourra être atteint grâce au secteur des terres, et ce, sans réduction de la production agricole (voir l’Encadré 1 de la page suivante). La COP21 devrait inviter à des exercices comparables dans tous les pays en soulignant le besoin global d’accroître la production par une intensification durable de l’agriculture et de la forêt, au bénéfice non seulement des populations directement concernées (la population agricole mondiale est de 2,6 milliards de personnes), mais aussi des deux biens publics mondiaux que sont le climat et la sécurité alimentaire.
Encadré 1 : Le secteur des terres en France, élément majeur de la lutte contre le changement climatique
- les émissions de l’agriculture et de l’élevage sont évaluées à un total de 101 Mt CO2 eq/an (52 de N2 0, 38 de CH4 et 11 de CO2), un chiffre auquel il faut ajouter le déstockage de carbone résultant du changement d’utilisation des terres (consommation des terres agricoles et recul des prairies permanentes), soit 28 Mt CO2 eq/an,
- le stockage net de carbone dans la biomasse forestière et dans la filière bois est estimé à 74 Mt CO2/an,
- l’effet de substitution aux produits conventionnels (ciment, pétrole, gaz…) permis par le bois d’œuvre, par le bois énergie et par les nouvelles biofilières agricoles (chimie du végétal, biocarburants) est évalué à 65 Mt CO2 eq/an.
À l’horizon 2030, le scénario proposé par le CGAAER montre un gain net supplémentaire en carbone de 56 à 70 Mt CO2 eq/an, soit de plus du tiers de l’objectif d’atténuation fixé pour notre pays, et ce, grâce à la transition agro-écologique, à une gestion plus dynamique et innovante de la forêt et des biofilières et à une réduction des pertes et des gaspillages (alimentation, terres agricoles, prairies). Un gain qui se décompose comme suit :
- réduction des émissions : de 24 à 31 Mt CO2 eq/an, dont agriculture et élevage (de 8 à 11), réduction des pertes et gaspillages de terres agricoles et prairies (de 8 à 10), réduction des gaspillages alimentaires (de 8 à 10) ;
- augmentation du stockage de carbone : de 7 à 9 Mt CO2 eq/an, dont sols agricoles (4), forêts et filière bois (de 3 à 5) ;
- augmentation de l’effet de substitution : de 25 à 30 Mt CO2 eq/an, dont filière bois (22 à 26) et chimie du végétal (3 à 4).
Les principales mesures à développer en agriculture sont : la gestion de l’azote (optimisation des apports, substitution d’azote organique à l’azote minéral, recours accru aux légumineuses, à des inhibiteurs de nitrification), la séquestration du carbone dans les sols (techniques sans labour, agroforesterie et haies, cultures intermédiaires, optimisation de la gestion des prairies), la génétique et les pratiques d’alimentation du bétail, la gestion des effluents des élevages et l’autonomie énergétique (méthanisation agro-territoriale, amélioration des bâtiments, agro-pellets…).
Reconsidérer les ressources rurales, réviser nos visions économiques et environnementales et mettre en place des politiques de développement « pro- agriculture familiale »
65S’engager pour le climat et la sécurité alimentaire, c’est prendre conscience de la nouvelle importance stratégique des ressources rurales, et donc sortir d’un système où ces ressources sont trop souvent dépréciées, gaspillées et sous-valorisées - pour mettre en place un policy mix à même d’assurer un développement équilibré des territoires et une bonne gestion et valorisation de la biosphère dans le respect de la diversité des écosystèmes et des territoires.
66La ressource rurale la plus importante, c’est la ressource humaine : il n’y aura pas de solution au problème mondial si l’on n’est pas capable de redonner des perspectives aux jeunes ruraux, de réussir une mise en mouvement générale de l’agriculture familiale, notamment en Afrique (y compris en Afrique du Nord), et de créer de la valeur ajoutée.
67La « petite agriculture », qui assure 70 % de la production alimentaire mondiale, doit pouvoir se professionnaliser et se structurer, mieux gérer et valoriser les ressources naturelles, investir et accéder aux marchés, réussir un développement croisé « filières et territoires », devenir un acteur clef de la transformation agro-alimentaire. Cela suppose des droits et des capacités, notamment de pouvoir se regrouper, accéder à la responsabilité collective, transformer les produits et les commercialiser y compris sur les marchés internationaux, de pouvoir passer avec les autres acteurs des filières des accords équitables et construire des interprofessions favorables à la petite agriculture. Cela nécessite aussi de pouvoir accéder à un crédit qui soit adapté à l’activité agricole (ce qui n’est pas le cas en général du micro-crédit, car celui-ci ne prend pas en compte les spécificités de l’agriculture, notamment la nécessité d’une durée pluriannuelle) ainsi qu’à d’autres financements. Cela suppose aussi une sécurité d’usage de l’eau et du foncier, des formations et l’émergence de leaders ruraux capables d’entraîner leurs communautés sur la voie d’une meilleure valorisation des ressources locales et des opportunités de marché. C’est donc une question de « capital social » et de « leadership », d’émergence de véritables coopératives et d’unions de coopératives ou de groupements d’intérêt économique, avec, le cas échéant, des systèmes d’agrégation de type gagnant/gagnant avec d’autres acteurs (investisseurs, industriels…). Une « mise en mouvement » à grande échelle demande aussi des systèmes de vulgarisation agricole sur le terrain qui soient capables de mobiliser des back offices compétents (recherche et développement) et d’aider les fermiers et les groupes à définir leurs projets et à accéder à des informations, à des technologies et à des financements adaptés.
68C’est donc toute la question du renouveau des politiques agricoles et rurales qui est posée, y compris celle des politiques de crédit à l’agriculture. Certains pays en transition et en développement s’y sont engagés. On peut citer notamment le Vietnam, qui a su mobiliser ses 10 millions de foyers agricoles pour doubler sa production en vingt ans, ou encore l’Éthiopie ou le Maroc.
69Mais la question va bien au-delà des seules politiques agricoles et rurales, car elle interpelle aussi nos modes de développement urbain et nos politiques économiques, environnementales ou de commerce international. Reconsidérer nos ressources rurales et relever le défi climatique et alimentaire, c’est, en effet, à la fois investir dans les campagnes et pouvoir garantir des prix agricoles rémunérateurs, c’est arrêter de considérer les produits agricoles comme des produits parmi d’autres dans les négociations commerciales, c’est aussi contrer l’étalement urbain et opter pour une densification urbaine et la structuration de bourgs ruraux, c’est encore considérer l’eau et la forêt d’abord comme des ressources qui doivent être gérées de façon durable et productive, et plus seulement comme des « milieux » à protéger. Bref, c’est reprendre conscience de notre dépendance vis-à-vis des campagnes nourricières et arrêter de faire de l’agriculture une simple « variable d’ajustement » de nos modes de développement ou de visions et règles environnementales inadaptées au monde rural.
Faire les choix de l’agro-écologie, de l’agriculture écologiquement intensive, de l’accès à l’eau et de l’innovation
70Il ne s’agit plus seulement de développer l’agriculture : on se doit aussi de promouvoir des systèmes agricoles durables et producteurs de services environnementaux. La nécessité d’une mutation des modèles agricoles dominants a été soulignée depuis déjà une vingtaine d’années. Le CIRAD et l’agronome Michel Griffon, père du concept d’« agriculture écologiquement intensive », y ont notamment contribué. Cette mutation est nécessaire pour bien des raisons, sur tous les continents. Un nombre croissant d’acteurs, y compris de responsables agricoles européens, en ont pris conscience.
71La France est aujourd’hui engagée dans cette voie. Dans toutes les régions, des groupes d’agriculteurs pionniers innovent pour promouvoir une agriculture qui reste productive tout en étant moins dépendante de la chimie et des énergies fossiles, et donc capable de mieux tirer parti de la nature, c’est-à-dire des services écosystémiques que celle-ci peut rendre. Il s’agit notamment de prendre mieux soin des sols et de l’eau et de mieux valoriser l’énergie solaire par la photosynthèse. Les agriculteurs pionniers évitent de mettre les sols à nu, sèment des plantes de couverture, pratiquent des inter-cultures systématiques avec des légumineuses : tout cela permet de capturer de l’azote et du carbone dans l’atmosphère, d’enrichir les sols et d’utiliser moins d’intrants. En élevage, des systèmes de « pâturages tournants dynamiques » permettent, comme en Nouvelle-Zélande, de mieux tirer parti des ressources fourragères et d’accroître l’autonomie des exploitations, et donc de réduire les charges et la consommation d’énergie tout en accroissant la production d’herbe et le stockage de carbone. Des agricultures de « précision » en cultures irriguées et pluviales, des systèmes agro-forestiers, de nouvelles complémentarités agriculture-élevage voient le jour. Au-delà des groupes pionniers, ce sont maintenant de grandes coopératives, la recherche et l’État lui-même qui sont pleinement engagés. Le « projet agro-écologique pour la France », lancé en octobre 2012, mobilise l’appareil de formation et de recherche. « Produire autrement », c’est en effet aussi « apprendre à produire autrement », « rechercher autrement » et « développer autrement ». L’objectif fixé par la Nation à travers la « loi d’avenir » est devenu celui d’une agriculture à triple performance (économique, environnementale et sociale), laquelle devra pouvoir apporter sa contribution à l’objectif d’atténuation.
72C’est en développant ce type de vision au niveau national et à celui des grandes régions, en faisant évoluer la recherche, la formation, les politiques de soutien et les pratiques et en créant les infrastructures nécessaires, notamment d’hydraulique agricole, que l’agriculture pourra s’engager efficacement pour le climat. Il nous faut donc souhaiter que bien d’autres pays fassent de l’agro-écologie et, plus généralement, de l’innovation et de la recherche agronomique/développement sur le terrain, ainsi que de l’amélioration de l’accès à l’eau pour l’irrigation là où c’est nécessaire et possible ; plus qu’un simple objectif, c’est un véritable « choix stratégique ».
Tirer les enseignements des expériences réussies de reverdissement-restauration des terres dégradées : mettre en place des programmes à grande échelle
73Le World Resources Institute (WRI) a publié en 2015 un ouvrage précieux intitulé “Scaling up regreening : six steps to success” (« Réussir la montée en puissance dans le verdissement : six étapes vers le succès »). Celui-ci, en s’appuyant sur les exemples réussis de reverdisse- ment/restauration des terres dégradées, s’est attaché à faire ressortir les six grandes étapes/conditions d’un succès à plus grande échelle (voir l’Encadré 2 de la page suivante).
74Ce rapport met notamment l’accent sur les nécessaires reconnaissance et sécurisation des droits d’usage sur le foncier et sur les arbres, et donc aussi sur l’évolution de la législation et du rôle de l’État. Les agriculteurs, pour investir dans la restauration du couvert boisé, doivent en effet disposer de droit sur celui-ci, pour au moins, de fait, pouvoir utiliser ces arbres à leur profit. Les fermiers doivent donc se sentir propriétaires des arbres. La réussite du reverdissement du Sahel, au Niger, a ainsi été pour une bonne part permise par l’introduction de la démocratie et par les réformes politiques lancées dans les années 1990 pour appuyer une gestion décentralisée des ressources naturelles : les paysans ont protégé les arbres de leurs terroirs respectifs et assuré leur régénération naturelle, car ils considéraient avoir les droits de les gérer et d’en tirer des bénéfices, même si le code forestier continuait à affirmer que les arbres appartenaient à l’État.
75Le passage à un scénario vertueux suppose parallèlement une évolution du métier des agents forestiers : ceux-ci doivent passer d’un rôle de police/sanction à un rôle de vulgarisation, d’appui technique. L’organisation de visites de responsables politiques et de techniciens sur le terrain et l’attribution de prix aux villages les plus engagés dans la restauration agro-sylvo-pastorale sont par ailleurs à recommander. Les responsables sont en effet souvent mal informés des possibilités de passage à une agriculture durable et ils doivent encourager les initiatives : chacun, depuis le paysan de base jusqu’au sommet de l’État, doit pouvoir tirer fierté des progrès réalisés. Le projet de stratégie agroforestière du Niger propose ainsi la création d’un prix présidentiel pour les communautés locales qui se seront distinguées dans l’adoption de la régénération naturelle gérée par les paysans (FMNR : Farmer-Managed Natural Regeneration).
76Enfin, et surtout, il s’agit de sortir d’une situation qui voit s’opposer politiques agricoles et politiques forestières, personne ne s’occupant de l’agroforesterie. Le WRI recommande à ce titre que les ministères chargés de l’Agriculture fassent du reverdissement par les communautés une priorité des stratégies et des programmes de développement agricole et d’adaptation/atténuation au changement climatique. Il s’agit en effet de passer d’une gestion de type réglementariste à une gestion paysanne dynamique des systèmes/terroirs agro-sylvo-pastoraux, ainsi qu’à une organisation de la production et des filières des produits agroforestiers, et ce, sans méconnaître le rôle d’expertise technique que peuvent jouer les services forestiers.
77Le niveau politique se mobilise aussi : ainsi, l’Union africaine, s’appuyant sur la Déclaration de Malabo de juin 2014, développe actuellement une stratégie visant à éradiquer la faim en Afrique d’ici à 2025. Une réunion tenue en août 2014 à N’Djamena sur les zones sèches a notamment affirmé la nécessité que « toutes les familles agricoles et tous les villages de ces régions puissent pratiquer la régénération naturelle d’ici à 2025 ». Le WRI recommande enfin que la prochaine génération de vulgarisateurs agricoles, de techniciens forestiers et de chercheurs soit formée pour devenir des champions de l’agroforesterie. Et des bailleurs de fonds se proposent maintenant de financer des programmes de restauration portant sur plusieurs dizaines de millions d’hectares.
78Le rapport du WRI met également l’accent sur le nécessaire développement des filières des produits agroforestiers et sur la mobilisation du marché. En effet, l’agroforesterie accroît la production agricole dans ces territoires dégradés et elle permet aussi de mettre sur le marché des produits forestiers à haute valeur commerciale qui ne sont pas seulement des bois. L’arganier, pour son huile et les chevreaux que ses feuilles nourrissent, le manguier et le baobab pour leurs fruits, le Moringa oleifera, au Sahel, pour ses feuilles et ses graines (qui servent à la fabrication de produits cosmétiques) représentent un potentiel important d’amélioration des revenus des agriculteurs. Des firmes ou des fonds privés (comme le Moringa Fund) peuvent soutenir ces développements au bénéfice à la fois des paysans et des investisseurs.
Financer la transition agroécologique pour garantir la sécurité alimentaire et climatique : quels investissements, quels prix et quels dispositifs de rémunération des services environnementaux ?
79Le monde est aujourd’hui à la croisée des chemins : soit il est capable de financer le développement, la restauration des terres dégradées et les bonnes gestion, mobilisation et valorisation des ressources naturelles et des agro-écosystèmes par les agriculteurs, éleveurs et forestiers pour sécuriser les biens publics mondiaux vitaux que sont le climat et la sécurité alimentaire, soit il continue à déprécier et à mal valoriser les ressources rurales au risque évident d’une spirale infernale, qui sera beaucoup plus coûteuse en termes d’instabilités sociales et politiques en cascade. L’actualité récente témoigne clairement des conséquences possibles d’une telle spirale : migrations et crises urbaines et sociales, voire terrorisme et faillites d’États.
Encadré 2 : Les 6 étapes pour une réussite du reverdissement à grande échelle selon le WRI (World Resources Institute)
- Repérer et analyser les exemples de réussites,
- Créer un mouvement d’intérêt partagé à la base : sélectionner une organisation partenaire compétente en gestion participative des ressources naturelles, organiser des visites de ferme à ferme, renforcer les capacités des formateurs et agriculteurs, appuyer le développement d’institutions locales à l’échelle des terroirs (villages),
- Faire évoluer les politiques et les législations pour dépasser les obstacles et permettre aux communautés de s’engager avec succès, faire du reverdissement par les communautés rurales une nouvelle priorité des stratégies et des programmes de développement agricole/sécurité alimentaire/adaptation et lutte contre le changement climatique,
- Développer et mettre en œuvre une stratégie de communication pour atteindre des dizaines de millions d’agriculteurs et permettre le nécessaire changement : mobilisation des médias (radios, télévisions, journaux), documentaires télévisés, Internet, mobilisation des grands leaders et des grandes ONG africaines, ateliers nationaux et régionaux d’échange d’expériences…,
- Développer les filières des produits agro-forestiers et mobiliser les marchés,
- Renforcer la recherche et la connaissance, mieux mesurer les multiples bénéfices (hydrologie, climat local et global, économie, sécurité alimentaire) de la restauration des terres.
80Il s’agit, d’une part, de réinvestir dans les campagnes pour réussir le développement agricole et rural, réaménager les terroirs-territoires, y créer de la richesse et passer à des systèmes de gestion vertueux, et, d’autre part, d’assurer à long terme des revenus suffisants aux producteurs pour que ceux-ci puissent gérer de façon pertinente l’eau, les sols et la végétation - ce qui pose la question des prix, mais aussi celle de la rémunération des services environnementaux et territoriaux produits par l’agriculture.
81Contrairement à la première révolution verte qui consistait surtout à s’équiper de tracteurs et à acheter pétrole, engrais et pesticides en grandes quantités, la révolution agro-écologique passe par des investissements d’un autre type. Il s’agit de trouver et de mettre en œuvre des solutions adaptées à chaque contexte local et d’œuvrer avec la nature. L’investissement peut être pour une bonne part de l’« aménagement de terroir » : petits ouvrages de retenues d’eau, création de zaï, de terrasses, de cordons pierreux et de demi-lunes, plantation d’arbres et régénération naturelle de ceux-ci, création de puits et de parcelles irriguées… Des investissements plus lourds peuvent cependant être également nécessaires : reboisements opérés à plus grande échelle, création de pistes rurales, de grands barrages, d’équipements de stockage des produits, de conservation et de transformation agro-alimentaire, de scieries et d’usines de transformation du bois, de méthaniseurs… Et l’accès à des machines agricoles « agro-écologiques », comme à des semences de qualité et à certains engrais, demeurera nécessaire. L’essor de l’agriculture de conservation en grande culture céréalière (blé) au Maroc justifierait, par exemple, la mise en place de PME locales capables de mettre sur le marché des semoirs spécifiques modernes (permettant le semis direct) à des prix acceptables.
82La réussite de la révolution agro-écologique demande cependant, aussi et surtout, de financer du soft, c’est-à-dire de la recherche et du conseil agronomique/médiation rurale. C’est une nouvelle génération de vulgarisateurs/inter-médiateurs ruraux, de techniciens forestiers et de chercheurs, formée à devenir des champions de l’agro-écologie et de l’aménagement durable et participatif des terroirs, qui est nécessaire. Sur l’île de la Réunion, la réussite des OLAT (opérations locales d’aménagement de terroirs) initiées à la fin des années 1980 n’a été permise qu’au prix d’un investissement humain (animation/ formation) important doublé d’aides élevées aux investissements en infrastructures (eau, chemins…). C’est d’ailleurs en améliorant les conditions de vie et de production à court terme que l’on peut convenir, avec les communautés, des voies nécessaires à une transition réussie vers une agriculture durable à long terme. Cela demande du temps (souvent plus d’une année) pour bien définir les projets avec les groupes concernés, ainsi que des visites de terroirs à terroirs, des ateliers de discussion, de la communication, etc.
83Des politiques et programmes ambitieux - régionaux, nationaux et locaux- dotés des financements suffisants et appropriés seront donc nécessaires. Une priorité devrait être de mener à bien dans les 10 à 15 années à venir une restauration à très grande échelle des terres, des pâturages et des forêts dégradés, c’est-à-dire portant sur un total de plusieurs centaines de millions d’hectares, ainsi que de contribuer à de meilleures mobilisation, gestion et valorisation de l’eau et des forêts.
84Des financements publics et privés adaptés seront donc nécessaires et les bénéfices locaux, mais aussi globaux (stockage du carbone, effet de substitution) des programmes conduits devront pouvoir être chiffrés. Les agriculteurs et les communautés rurales concernés devront pouvoir y apporter une contribution au moins sous la forme de travail, mais aussi sous une forme monétaire. L’accès à un crédit agricole adapté, bonifié le cas échéant, est une clef du nécessaire progrès. Le rapport du GIEC montre que les financements à planifier sont élevés. C’est à chaque pays qu’il revient de se doter de sa propre vision, de ses programmes et de sa doctrine d’action. Des systèmes de cogestion agriculteurs/autorités locales pourraient aussi être impulsés, comme l’a proposé M. Cissoko, un leader agricole de l’Afrique de l’Ouest, lors des récents « Sommets des villes et territoires pour le climat » tenus à Yamoussoukro et à Lyon.
85L’investissement dans l’espace rural seul ne suffira cependant pas à garantir à long terme la bonne gestion de l’eau et des sols, et donc le stockage du carbone et la substitution. Si l’investissement permet en effet d’améliorer à la fois la productivité et le revenu, ce dernier est fonction de bien d’autres facteurs, et d’abord des prix consentis aux producteurs. Or, le prix aujourd’hui payé au producteur dépend largement du marché mondial, et la tendance générale observée sur le long terme est une baisse continue, alors que de nombreuses charges ont tendance à s’accroître.
Prix réels du maïs à long terme
Prix réels du maïs à long terme
Indice FAO des prix des aliments
Indice FAO des prix des aliments
86Cela s’explique : en effet, la concurrence non régulée induite par les accords de libre échange conduit de fait à mettre en compétition entre elles des zones de production éloignées les unes des autres, très différentes par leur géographie agricole et par leur histoire agraire, et donc par leur productivité. Par ailleurs, il suffit d’un très petit surcroît d’offre pour que les prix alimentaires s’effondrent et restent bas (loi de King-Davenant, énoncée dès 1696). Enfin, les grandes firmes de l’industrie et surtout de la distribution bénéficient, de par leur très petit nombre, d’une position dominante dans les négociations avec les agriculteurs et veulent tirer les prix à la baisse pour accroître leurs marges ou élargir leurs marchés. Ainsi, par exemple, le prix mondial du lait, s’il convient aux fermiers néo-zélandais, pays dans lequel l’herbe pousse de façon continue, est trop bas pour l’agriculteur d’une Europe où la productivité et les coûts ne sont pas comparables. Sans système de régulation des marchés ou sans subventions, nombre d’agriculteurs sont donc condamnés à la ruine du fait de la mondialisation. Et avec la disparition de l’agriculture, notamment en montagne, disparaît aussi la capacité locale à bien gérer une couverture herbeuse qui stocke beaucoup de carbone et qui favorise l’infiltration de l’eau dans le sol ainsi que le maintien de paysages et d’une biodiversité d’une valeur exceptionnelle.
87Cette contradiction de fond entre la nécessaire bonne gestion de la biosphère (eau, sols, végétation) pour la production d’aménités mondiales (climat, biodiversité et sécurité alimentaire) et la baisse continue des prix agricoles mondiaux telle qu’observée depuis 50 ans, a été clairement mise en exergue lors du 3ème « Dialogue de Caux sur la terre et la sécurité » tenu à Montreux, en Suisse (du 10 au 14 juillet 2015).
88De nombreux témoignages ont confirmé combien cette baisse ne permettait plus aux agriculteurs, dans de nombreuses régions, y compris en Afrique, de bien s’occuper de la « durabilité » (sociale et écologique). Le professeur Tony Allan en a conclu que si cette baisse perdurait, « les consommateurs seraient alors amenés à dire aux politiciens de s’en occuper ». C’est en effet une question vitale pour tous.
89L’histoire de ces 50 dernières années est d’ailleurs riche d’enseignements à ce sujet. En effet, si l’Europe des Six, la France notamment, a réussi son formidable développement agricole dans les années 1960, c’est parce que des protections commerciales et des outils de régulation des marchés (le FORMA : fonds d’orientation des marchés agricole tout d’abord, puis le FEOGA : fonds européen d’orientation et de garantie agricole) avaient été mis en place. Les prix rémunérateurs ont en effet permis à nos agriculteurs d’emprunter et d’investir.
90Inversement, une des raisons du mal développement agricole et rural de l’Afrique est le choix fait par certains gouvernements de favoriser des importations alimentaires à bas prix au bénéfice des seuls urbains, plutôt que de protéger et développer leur propre secteur agricole. Et aujourd’hui, en Europe, de nombreux producteurs sont aussi à la peine du fait de la remise en cause des politiques de régulation des marchés.
91Cependant, les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui devraient nous obliger à repenser la place de l’agriculture dans l’économie. La nécessité d’une agriculture durable assurant une bonne gestion des ressources, dans le respect de la diversité des territoires et des écosystèmes, et ce au bénéfice de toute la société, devrait en effet imposer des dispositifs garantissant des prix et des revenus suffisants. Les solutions pourraient passer soit par la régulation des marchés à des échelles plutôt régionales que nationales afin de garantir des prix acceptables, c’est-à-dire de faire payer par les consommateurs le vrai prix de la bonne gestion des ressources et de la production des aliments et des biens publics, soit par la mise en place de paiements pour services environnementaux et territoriaux financés par les bénéficiaires situés en aval (comme les villes…) ou par les contribuables.
92Ces types de paiements nécessaires devraient s’avérer notamment dans les territoires difficiles de montagne, où la période de végétation est courte, les coûts de production et de collecte sont élevés et les services environnementaux produits par l’agriculture (infiltration de l’eau, stockage de carbone dans les prairies, qualité des paysages et biodiversité) sont d’une grande valeur pour l’ensemble de la société. Dans ce contexte difficile qui est celui de la mondialisation, le maintien d’une agriculture bonne gestionnaire de l’espace est toujours un défi difficile à relever. L’expérience européenne montre à la fois l’importance cruciale des aides de la PAC, leur insuffisance et l’apport décisif que peut représenter la reconnaissance de l’« origine » des produits agricoles. En effet, la rente ainsi créée peut, dans certains cas, garantir un prix suffisamment rémunérateur pour assurer la bonne gestion de l’espace (voir, par exemple, les fromages AOP au lait cru de Beaufort et de Laguiole…). En d’autres termes, le système officiel de l’origine peut avoir pour effet vertueux de faire rémunérer par le consommateur les services environnementaux produits par le producteur. Cependant, le marché de ce type de produits est limité (ils représentent seulement 25 % du marché alimentaire français) et de très nombreux territoires ruraux difficiles, notamment dans les montagnes du sud de l’Europe, n’ont de fait pas réussi à se repositionner favorablement dans la mondialisation. De nombreux territoires ont, par suite, vu leur population baisser de plus de moitié et connu une forte déprise agricole, très négative pour l’environnement et les paysages. En outre, la reconnaissance de l’origine est contestée, à l’OMC, par les pays du groupe de Cairns, qui ne veulent voir reconnues que les seules marques commerciales.
93D’autres systèmes de PSE (paiements pour services environnementaux) sont donc nécessaires. La question se pose notamment dans les pays en développement, qui, à l’instar du Maroc, comptent une population rurale très nombreuse et très pauvre dans des territoires aux handicaps permanents (montagnes et zones arides ou semi-arides). C’est en effet dans ces régions que la question de la « durabilité » (socio-économique et environnementale) se pose d’une façon dramatique. Le surpâturage, la dégradation des terres, l’érosion des sols, la déforestation, la désertification y atteignent en effet des niveaux tels que pratiquement tous les barrages construits (à grands frais) depuis cinquante ans dans le sud et l’est de la Méditerranée devraient, sauf à quelques exceptions près (c’est le cas du barrage d’Assouan, en Egypte), être comblés (envasés) avant la fin du siècle, alors qu’il n’existe pas d’autres sites disponibles pour en construire de nouveaux ! En outre, avec le changement climatique, les risques de péjoration sont lourds. Ainsi, sauf renouveau agricole/rural et écologique rapide redonnant de la résilience aux écosystèmes et aux sociétés - et de la richesse aux territoires -, les fragilités s’aggraveront et nous nous acheminerons vers des « terroirs mutants » et des migrations massives qui poseront d’immenses problèmes de durabilité aux grandes villes d’accueil.
Mondialisation, littoralisation et non intégration des externalités
Mondialisation, littoralisation et non intégration des externalités
Vers le paiement des services territoriaux produits par l’agriculture pour maintenir la cohésion sociale et préserver les biens publics ?94Il serait donc d’un intérêt public majeur non seulement de développer dans ces pays une économie de « produits de terroirs », comme le Maroc s’y est admirablement engagé depuis quelques années, mais aussi de négocier avec les communautés locales des plans de gestion des terroirs, associés à des systèmes de financement pour services environnementaux et territoriaux permettant de sortir des cercles vicieux actuels de la pauvreté/désertification pour passer à des spirales vertueuses de développement durable.
95En d’autres termes, le temps est sans doute venu d’innover et de mettre en place, dans ces régions d’importance stratégique, des systèmes couplés de plans de gestion des terroirs et de transferts monétaires directs aux familles et aux communautés rurales nécessiteuses, des transferts négociés avec les communautés.
96Comme de nombreux États du Sud consacrent souvent plus de 5 % de leur PIB au versement de subventions à la consommation des produits de base (pétrole, gaz, électricité, blé, pain), le passage à des systèmes de transferts monétaires directs (TMD) pourrait d’ailleurs représenter un progrès politique majeur favorable à une transition réussie vers un développement durable. Les systèmes actuels de subventions, outre qu’ils sont extrêmement coûteux pour les finances publiques, bénéficient en effet souvent plus aux riches qu’aux pauvres, encouragent la surexploitation des nappes phréatiques et entravent la nécessaire transition vers un nouveau mix énergétique décarboné. Il serait donc bien préférable de mettre en place des systèmes de filets sociaux bénéficiant aux seules familles nécessiteuses et contribuant positivement à la nécessaire transition énergétique et agro-écologique. Si le passage d’un système d’aide à l’autre peut s’avérer politiquement très délicat, il pourrait aussi être d’un grand bénéfice. Les expériences de nombreux pays d’Amérique latine confirment la possibilité et le bien-fondé de systèmes de type TMD, qui, dans ces pays, ont été assortis de conditionnalités sociales (présence obligatoire des enfants à l’école, visites médicales) pour réussir une sortie de pauvreté plus structurelle. Cependant, une sortie durable de la pauvreté nécessiterait aussi de restaurer les écosystèmes et les terres dégradés et de se prémunir contre les effets du changement climatique. Mettre en place des TMD assortis de conditionnalités environnementales (plans de gestion des terroirs) négociés avec les communautés pourrait donc représenter un progrès important pour le développement durable.
97Garantir ces deux grands biens publics que sont le climat et la sécurité alimentaire nécessitera donc des financements adaptés, mais aussi beaucoup d’innovations dans l’aménagement et la gestion des milieux, dans les pratiques agricoles et dans les filières agricoles, ainsi que dans les politiques, les institutions et les process.
S’engager lors de la COP21 : l’initiative « 4 pour 1 000 : des sols pour la sécurité alimentaire et le climat »
98La question climatique et la COP21 représentent une opportunité historique pour remettre un peu « les pieds sur terre », faire ressortir l’importance stratégique du secteur des terres et des exemples de solutions à triple gain et, enfin, pour se fixer un agenda d’actions et dégager des financements pour à la fois « recarboner » la biosphère, réussir l’adaptation et l’atténuation et assurer la sécurité alimentaire.
99On peut notamment mettre à profit l’« Agenda des solutions » (Plan d’action Lima-Paris) de la COP21 pour contribuer à impulser les nouvelles visions et dynamiques nécessaires. Cela a conduit la France à proposer, au printemps 2015, d’y inclure l’« Initiative 4 pour 1 000 : des sols pour la sécurité alimentaire et le climat », laquelle comprend deux volets : un programme international de recherche et de coopération internationales, et une alliance internationale d’acteurs s’engageant à lutter contre la pauvreté et contre l’insécurité alimentaire.
100Les objectifs du « 4 pour 1 000 » sont à la fois de repositionner positivement le débat agriculture/climat, de concentrer de nouveaux financements et favoriser la mise en place de politiques de développement adaptées, de renforcer les synergies entre les trois grandes conventions des Nations Unies (climat, biodiversité et désertification), ainsi qu’avec le comité de la sécurité alimentaire et les nouveaux ODD (objectifs de développement durable) post-2015 des Nations Unies, et, enfin, d’inciter les acteurs à se mobiliser de façon coordonnée et à s’engager sur la voie d’une transition agricole fondée sur une gestion intelligente des sols qui soit porteuse de développement durable.
101Cette initiative a déjà obtenu des soutiens de poids, dont celui de la FAO : elle peut être un point d’appui pour un véritable changement dans notre capacité à comprendre les défis posés au monde et à y apporter les réponses nécessaires pour des transitions réussies.
Conclusion
102Relever le défi climatique mondial, c’est à la fois « décarboner » l’économie et « recarboner » la biosphère (sols et biomasse). Et ne s’occuper que d’un terme de l’équation, c’est, à coup sûr, aller à l’échec. La question climatique représente donc une opportunité historique pour reprendre conscience de l’importance stratégique des ressources rurales et relever les défis de la pauvreté, du développement et de la durabilité. Les urbains doivent d’urgence en prendre conscience et permettre aux campagnes d’innover, d’investir et de pouvoir gérer l’eau, les sols et les forêts de façon productive et durable afin de sécuriser l’avenir de tous.
Notes
-
[1]
Selon l’affirmation du professeur Rattan Lal, du Carbon management and Sequestration Center de l’Université de l’État de l’Ohio (États-Unis).
-
[2]
L’eau « bleue » est celle qui coule et peut être captée pour être distribuée. L’eau « verte » est la part des pluies qui s’évapore de la surface des sols ou qui est utilisée par les plantes pour leur croissance et leur transpiration (FALKENMARK et ROCKSTÖRM, 2006 ; ISRIC, 2010).
-
[3]
La capacité de stockage installée dans nos bassins les plus sollicités du Sud-ouest ne représente d’ailleurs que quelques pourcents, seulement, des écoulements annuels, contre 50 % dans le bassin de l’Ebre en Espagne et 200 % dans celui de l’Oum er-Rbia, au Maroc. Et ces écarts ne cessent de se creuser, car nos voisins du Sud, qui connaissent l’importance de l’eau, ne cessent d’investir dans la construction de barrages. Or, d’ici quelques décennies, Bordeaux aura un climat proche du climat actuel de Séville.
-
[4]
Non comprises les émissions résultant du changement d’usage des terres (lesquelles sont estimées à un total de 0,9 GtC /an).
-
[5]
Rappelons qu’un kilogramme de CO2 contient 0,27 kg de carbone. Le rapport est donc de 3,67.
-
[6]
0,4 % = 3,5 (8,9-5,4) / 820.
-
[7]
Seulement 0,05 % des 3 800 zettajoules de l’énergie solaire sont absorbés annuellement pour servir la productivité primaire brute, laquelle représente un flux de carbone de 120 Gt/an.
-
[8]
Ce total se répartit comme suit : séquestration en forêt (de 1,4 à 1,9 GtC/an), séquestration dans les sols agricoles (de 0,7 à 1,7 GtC/an, dont 0,4 dans les sols de prairies), séquestration dans les sols salinisés (de 0,3 à 0,7 GtC/an).
-
[9]
Les analyses et les chiffres cités dans ce chapitre sur l’Afrique sont tirés principalement du document de travail « Création d’un avenir alimentaire durable - Épisode 4 : amélioration de la gestion des terres et de l’eau » (WRI, novembre 2014).
-
[10]
« Les contributions possibles de l’agriculture et de la forêt à la lutte contre le changement climatique », Rapport du CGAAER, février 2015.