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Article de revue

La revue du nu, reflet de la France fin-de-siècle

Pages 100 à 115

Notes

  • [1]
    P. Fouché, D. Péchoin et P. Schuwer (dir.), Dictionnaire encyclopédique du livre. [3], N-Z, Paris, 2011, p. 565.
  • [2]
    Le Nu académique, n° 1, 1er juillet 1905.
  • [3]
    L’Étude académique, n° 235, 1er novembre 1913.
  • [4]
    Voir à ce sujet Manon Lecaplain, « Presse engagée, presse du nu et La Bonne Presse. Amédée Vignola ou le parcours d’un atypique », in Sociétés & représentations, n° 47, printemps 2019.
  • [5]
    De son vrai nom Clément Gratioulet : technicien, réalisateur, scénariste et producteur de films français.
  • [6]
    L’Étude académique, n° 22, 15 décembre 1904.
  • [7]
    P. Briggs, « Matisse’s Odalisques and the Photographic Académie », dans History of photography, Londres : Taylor and Francis, vol. 31, n° 4, hiver 2007, p. 365-383.
  • [8]
    L’Humanité féminine, n° 1, 1er décembre 1906.
  • [9]
    Voir à ce sujet Manon Lecaplain, « De Charcot à la revue de charme : quand l’hystérie se fait fantasme », dans The Conversation, 31 oct. 2018.
  • [10]
    Mes Modèles, n° 5, 10 juin 1905.
« Les quatorze revues du nu, publiées en 1907, […] étaient de la “photographie artistique” pour développer le talent des futurs Ingres de notre province.
Les condamnations prononcées contre les exploiteurs de “ce filon” ont eu vite raison de ces prétentions. Et nous en voilà délivrés. »
(É. Pourésy, Souvenirs de vingt-cinq années de lutte contre l’immoralité publique, Bordeaux, 1928, p. 39).
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1Tirée des souvenirs d’un certain Émile Pourésy, secrétaire du comité bordelais pour la Ligue contre la licence des rues, cette citation dénonce l’ambivalence pleinement constitutive d’une presse née à l’aube du xxe siècle. Elle en signale le profond dégoût et révèle son ambiguïté comme son illégitimité, sa complexité comme son rejet. L’illégitimité artistique qui lui est contemporaine entraîne, à terme, une illégitimité historique : ces documents ne sont pas dignes d’intérêt précisément parce qu’ils sont ambivalents. Pourtant, leur étude éclaire à bien des égards la société dont ils sont issus. Équivoques à plus d’un titre, les revues du nu nous autorisent à croiser les regards sur une époque qui voit un « filon » envelopper le nu des voiles de l’art.

« Le Nu est salutaire »

2C’est ainsi que s’ouvre, le 1er janvier 1906, le vingt-huitième numéro du Nu idéal, sous-titré « journal bimensuel d’études photographiques à l’usage des artistes ». Est-ce parce que le nu est salutaire que Le Nu idéal n’est qu’un exemple des dizaines de publications similaires qui fleurissent à la même époque ou est-ce parce que, plus prosaïquement, « le nu est lucratif » ?

3L’aube du xxe siècle voit l’éclosion en France d’une presse d’un genre nouveau : originale et prometteuse, la « revue du nu » s’installe dans le paysage de l’imprimé français pour plus de dix ans. La mode est lancée quand, en septembre 1902, le célèbre critique d’art Émile Bayard publie la première revue du genre : Le Nu esthétique. Il ne faudra pas longtemps à ses contemporains pour comprendre que le genre est engageant, et de 1902 à 1914, plus d’une vingtaine de revues du nu sortiront des presses parisiennes. Présentés comme des catalogues de poses périodiques de modèles photographiques de nu, ces ouvrages hybrides font la fortune de bien des éditeurs qui n’oublient jamais de préciser que leurs ouvrages sont bien « à destination des artistes ». Vendus sous pli fermé, ces albums de nudités suscitent l’incompréhension.

4Ils sont des recueils d’images dont la périodicité est le véritable atout. Mais alors, album ou revue ? L’incertitude est palpable. Tantôt « album », tantôt « revue », la revue du nu possède la périodicité de celle-ci, la dimension illustrée de celui-là. Mais la revue étant, par définition, une « publication périodique (mensuelle ou trimestrielle, en général) réunissant soit des articles variés à l’intention d’un large public, soit au contraire des textes destinés à une catégorie particulière de lecteurs et consacrés à un domaine déterminé de connaissance ou d’intérêts » [1], le doute semble se dissiper. Destiné à fournir des modèles photographiques de nu aux artistes, la publication du nu, périodique, est bien consacrée à un domaine déterminé de connaissance ou d’intérêt. Plus important encore, c’est sous l’appellation « revue » que ceux qui les combattent comme ceux qui les font naître choisissent de les placer. C’est sous ce terme enfin et surtout qu’on en fera le procès.

5Revues de charme ou documents d’étude ? La question ne se pose pas pour leurs détracteurs qui voient en eux des obscénités dignes d’être poursuivies pour outrage aux bonnes mœurs. Revues photographiques certes, mais surtout médium de masse, ce sont des publications relativement bon marché, une caractéristique qui en fait des curiosités à la portée de toutes les bourses, ou presque. Facteur de leur succès, la facilité avec laquelle elles se diffusent est aussi celle qui les condamne. Et l’adresse aux artistes, destinée à déjouer les critiques et éventuelles poursuites, ne suffit pas. En 1914 et sans crier gare, L’Étude académique, dernière et plus longue survivante des revues du nu, s’écroule sous le coup des attaques. Son ambiguïté l’a condamnée, comme elle lui avait permis de naître, vivre et proliférer pendant une dizaine d’années.

6Ces revues naissent pourtant avec la prétention affichée de servir les artistes, dans un « pur souci d’art et de beauté » [2]. Elles entendent fournir des « documents humains irréprochables aux artistes privés de l’enseignement du modèle vivant, soit à cause de son prix élevé, soit à cause de leur éloignement des grands centres » [3]. Composantes de ces catalogues de poses, les images succèdent dans plusieurs des cas aux quelques pages de texte, ces dernières faisant d’eux plus que de simples recueils d’académies. Elles prennent ainsi l’allure de véritables ouvrages pédagogiques en fournissant matière à étude aux lecteurs regroupés sous le nom de « professionnels de l’art ».

7Des professionnels de l’art, la revue du nu en rassemble un certain nombre et, au tournant du siècle, des hommes de tous horizons peuplent ses rangs. D’Émile Bayard, inspecteur des Beaux-Arts à Amédée Vignola [4], personnage protéiforme passé de la caricature politique à La Bonne Presse, l’éditeur des revues du nu est un caméléon. Du côté des images, le même constat est de mise et l’on retrouve au coude à coude et au fil des pages des pictorialistes tels Achille Lemoine et René Le Bègue, des éditeurs de cartes postales érotiques comme Jean Agélou, des photographes réputés pour leurs compositions homoérotico-artistiques au premier rang desquels Wilhelm von Plüschow et Vincenzo Galdi, ou encore des professionnels du monde cinématographique comme Clément Maurice [5].

8Hétérogène dans ses rangs, la revue du nu l’est également auprès de son public, théoriquement composé de professionnels, débutants et amateurs, de « lithographes, graveurs et ornemanistes de tous ordres, sculpteurs sur bois, orfèvres, bijoutiers, verriers, architectes, décorateurs » [6]. C’est à ce vivier d’artistes et d’artisans que la revue s’adresse et livre un discours académico-théorique censé légitimer son existence. L’alibi académique est constamment brandi : il est un rempart contre l’immoralité que la caution de peintres comme William Bouguereau ou Jean-Léon Gérôme, destinataire et préfacier du Nu esthétique, renforce. La revue du nu puise ainsi sa légitimité dans un académisme dont elle emprunte aussi les codes et les sujets.

9Au fil des pages ce sont ainsi des histoires connues et reconnues qui se succèdent, mythes et épisodes historiques empruntés à la longue tradition picturale. Thème chéri par un xixe siècle finissant, l’orientalisme n’est lui non plus jamais loin. Il offre un éventail de possibilités iconographiques en même temps qu’il ouvre la voie à la prétention ethnographique de certains des titres. L’argument scientifique est d’ailleurs récurrent et participe de la volonté d’enseignement des revues du nu. Elles se présentent comme les héritières des discours techniques en vogue depuis le xviiie siècle et Vignola, conscient de l’impact d’une telle démarche, se place pour son Étude académique dans les pas de Darwin et de son Expression des passions chez l’homme et les animaux. Voulue comme une publication pratique à destination des artistes, la revue du nu livre s’efforce de livrer un discours technique : de l’expression des sentiments aux leçons anatomiques et morphologiques, elle se veut savante.

10Et si la teneur de certains des textes et légendes prête à rire plutôt qu’à réfléchir, la légitimité professionnelle des revues du nu ne saurait être trop vite mise de côté. Que la volonté d’instruction ait été ou non sincère, la revue du nu s’est frayé un chemin dans les sphères artistiques de son temps : sa présence dans les archives des professeurs d’anatomie de l’École des Beaux-Arts, de Fantin-Latour, de Maillol ou encore de Rodin en atteste.

11Plus qu’une simple anecdote, l’influence des revues du nu se fait remarquablement sentir dans l’œuvre d’un Matisse, par exemple. L’artiste du Cateau puise à de nombreuses reprises une inspiration directe dans les compositions de Mes Modèles ou encore de L’Humanité féminine. Mais plus que de simples répertoires de poses, il semble que les revues du nu aient été pour lui sources de réflexions profondes sur son œuvre. La foule de corps offerts au fil des pages le pousse à regarder le nu féminin comme un spectacle érotique : les stratégies visuelles mises en place par ces « académies » maximisent l’exposition des aspects les plus érotiquement chargés du modèle qui établit en outre avec le regardeur une connexion visuelle intime. Cette logique spéculaire pousse Matisse à repenser le corps féminin d’une manière qui culminera dans sa Joie de vivre, une œuvre peuplée des corps voluptueux qu’il imagine et modèle depuis ses premiers contacts avec la revue du nu, une publication qui réussit à convertir l’« académie » en érotisme de masse. [7]

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12C’est probablement cette déshumanisation qui frappe, à la même époque, Picasso. Collectionneur et dénicheur inépuisable, le peintre espagnol n’aurait pu passer à côté de ces objets qui faisaient de l’académisme un produit grand public. Et, sans grande surprise, c’est surtout la dimension ethnographique des revues du nu qui attire son attention. L’Humanité féminine, publication consacrée à « l’étude de la forme féminine, des costumes et des parures en usage dans tous les pays, ainsi qu’à l’étude des mœurs, coutumes et pratiques de toutes les races humaines » [8] est cette fois la principale intéressée. À l’été 1909, alors que le peintre prépare son voyage à Horta de Ebro, un voyage connu pour être déterminant dans la conception du cubisme, la revue de Vignola fait vraisemblablement partie de l’aventure. Et qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? On sait bien désormais que, parmi d’autres sources, les cartes postales à prétention ethnographique de Fortier, au tournant du siècle, ont accompagné le peintre des Demoiselles d’Avignon dans la réalisation de son grand œuvre. Et c’est ainsi que, sans surprise, les études et autres tableaux réalisés à cette période empruntent iconographiquement aux revues du nu, qui fournissent en outre à Picasso la violente déshumanisation nécessaire à l’élaboration de son « primitivisme » pictural.

13Plus qu’une simple source d’inspiration occasionnelle, les revues du nu sont ainsi souvent pour les artistes de véritables outils de travail, supports à l’appui d’une réflexion profonde sur leur œuvre, leur pratique et leur cheminement artistique. C’est ainsi que Fantin-Latour, aux alentours de 1903, prend l’habitude de découper des pages dans les fascicules du Nu esthétique pour les réassembler dans des recueils de sa propre création. Ce sont des photographies découpées dans chacun des numéros du titre qu’on retrouve au fil de ces albums de travail. Lecteur de la première heure et jusqu’à la veille de sa mort, en août 1904, l’artiste achète et découpe Le Nu esthétique de manière quasi-obsessionnelle. Aucun des vingt-trois premiers numéros ne manque, attestant d’un abonnement très plausible de l’artiste à la pionnière des revues du nu.

14Ces usages, tout en avalisant le prétexte utilitaire dont ils se réclament, légitiment ces documents. Objets dignes de considération pour les artistes de leur temps, ils y gagnent leurs lettres de noblesse. Mais cette légitimation partielle ne saurait attester ni d’un académisme sans failles, ni d’une ambition artistique inébranlable : elle n’est que le pan respectable de l’ambivalence qui leur est inhérente. Elle constitue, tout au plus, une pièce du puzzle de leur réception et des regards portés sur elles.

15Et la question du regard est déterminante dans une production qui sécrète une telle imagerie. L’iconographie des revues du nu est porteuse d’un imaginaire-fleuve qui trouve dans la mythologie et l’Histoire les moyens d’invocation d’une tradition artistique millénaire. Les mises en scène, celles du Nu esthétique surtout, constituent de véritables tableaux vivants photographiques qui, tout en honorant la tradition dix-neuvièmiste, font écho aux tableaux vivants de nudités qui se développent alors sur les scènes des music-halls. Sur la scène comme en image, la femme se fait statue, œuvre, objet. Et cette objectification, évidente dans les photographies, l’est parfois encore dans le texte qui se fait le reflet d’une tension latente à l’égard de la condition féminine, à une époque où la France fait face à la lente émergence d’une volonté d’émancipation du « beau sexe ». Plus largement, le discours des revues du nu tend à stigmatiser le « sexe faible » dans ses différences avec l’homme. Catégorisée pour être mieux dominée, la femme est érigée en type et par là-même réduite à son sexe et ses écarts avec son homologue masculin. Photographies et écrits participent alors d’un même discours visant à marginaliser la femme : elle est autre, singulière et étrangère.

16Le médium même des revues du nu conditionne cette différenciation. Au xixe siècle, la photographie tient pour spectateur évident un spectateur masculin et cette masculinisation du regard tient à la pratique photographique en elle-même : dans ses premiers temps, elle est le domaine de chasse réservé des hommes. Et en prenant un cliché, le photographe prend également possession du corps qu’il immortalise. Il objectifie et, par là même, domine son sujet. Cette autorité de l’opérateur sur le modèle se superpose à la domination de l’homme sur son contraire : le photographe agit sur son modèle féminin qui demeure passif dans la capture de l’image. Sujet de la photographie, la femme n’en est pas moins l’objet passif du regard porté sur elle : elle est l’objet du regard, quand le rôle de sujet-du-regard actif est de manière générale un privilège masculin. Cette prérogative masculine se déplace naturellement du photographe – premier sujet du regard actif –, à tout spectateur futur de l’image. Attendu comme masculin, ce dernier exerce sur l’image la même action effectuée plus tôt par le photographe : en tant que sujet de l’action de voir, il domine l’objet de son regard.

17Tout en consacrant le monde – et le mode – de domination masculine dans lequel elles émergent, les revues du nu en dévoilent encore les tensions. La fin du xixe siècle voit en effet s’intensifier à l’égard du sexe féminin une peur obsessive qui ne trouve d’échappatoire que dans sa diabolisation. De tout temps muse, madone et tentatrice, la femme n’est plus pour le tournant du siècle que symbole de péché. Obsédant l’art 1900 – qui est avant tout celui de l’Art nouveau ne l’oublions pas –, la femme est au carrefour de la complaisance et de la violence. Objet de désir autant que d’aversion, le corps de la femme sexualisé à outrance est diabolisé pour être mieux dominé. Et réduit en esclavage pour être mieux maîtrisé, ce « continent noir » qu’elle représente trouve sa plus grande expression à l’égard d’une partie d’entre elles : celle que la couleur signale. Ici se croisent alors domination genrée et despotisme racial : réduite à son sexe, la femme est encore, dans certaines des revues, limitée à sa couleur de peau. « Sexe » et « race » la cantonnent, la distinguent et la condamnent.

18Nous l’avons dit, le vivier merveilleux que constitue l’exotisme fait l’objet d’une exploitation intense de la part des revues du nu. Dans le sillage des orientalistes et des photographies pseudo-ethnographiques avant elles, elles peuvent projeter dans ce domaine tous les fantasmes. En réalité, c’est parce que les pratiques sexuelles occidentales étaient bridées au sein de la famille bourgeoise que ce qui en était banni fut transféré et déplacé dans le champ de l’autre : il en vient à fonctionner comme la scène du désir interdit et des plaisirs libidineux. À la bourgeoise guindée se heurte la « sauvage » à demi-nue. L’ailleurs justifiant la licence, c’est une foule d’images que l’on trouve, au tournant du siècle, empruntées à l’Orient. Des images qui ne sont pourtant que des clichés. Pétries de croyances occidentales, ces représentations ne renseignent pas tant les peuples qu’elles donnent à voir que les stéréotypes qui les enferment. Davantage que le reflet d’un peuple, elles sont celui d’une idéologie occidentale. Et les revues du nu peuvent mettre au service de ces clichés un réseau de diffusion énorme.

19Et on pourrait même avancer que l’orientalisme eut sa régression dans le colonialisme : les images que nous montrent les revues du nu comme les cartes postales ne sont que l’expression vulgaire du colonialisme, quand les toiles orientalistes en étaient l’expression romantique. Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, c’est la femme qui tient le rôle principal. Genre symbole de la domination sexuelle, elle illustre parfaitement le droit de regard que peut s’arroger le colonisateur et la possession de son corps fonctionne comme le symbole de la mainmise sur son territoire. Le monde oriental se convertit finalement en un gigantesque harem où le colonisateur est roi. Et à la dimension de disponibilité sexuelle induite par la colonisation s’ajoute encore la croyance en une civilisation autochtone profondément sexualisée. Cette sexualité, représentative de la culture – ou plus précisément de l’inculture – dont elle est issue, est vue par les occidentaux comme primitive et bestiale, la femme y est soumise et docile.

20Or la sexualisation à outrance de la femme ne se manifeste pas uniquement dans le corps de couleur. Au fil des pages, on la retrouve surtout dans certaines poses qui ne manquent de déranger un lecteur du xxie siècle. Figures extatiques et corps comme pris de spasmes ponctuent, ça et là, les revues du nu qui bâtissent alors des ponts avec une imagerie devenue populaire en 1900.

21L’époque on le sait fut celle de profondes avancées en termes scientifiques et médicaux, et le xixe siècle fut à bien des égards un siècle mis sous le signe de l’hystérie. À l’aube du nouveau siècle et loin d’être cantonnée à la sphère savante, la passion pour l’hystérie traverse les couches de la société et la France tout entière se prend de passion pour son étude. Dès les années 1870, la vulgarisation du fait psychiatrique envahit la presse comme la littérature et, à côté de ces écrits, c’est toute une iconographie de l’aliénisme qui irradie dans une France fin-de-siècle. L’hystérique, suscitant un très vif intérêt chez ses contemporains, est au cœur d’une imagerie savante qui voit alors le jour. À la fin du xixe siècle, une campagne photographique est lancée à la Salpêtrière pour documenter l’hystérie et l’Iconographie photographique de la Salpêtrière voit le jour. Curieuse démarche que d’emprunter, pour une revue de charme, son répertoire de poses à un manuel médical et pourtant, les analogies iconographiques ne laissent aucun doute [9]. Au cœur des débats du temps, l’hystérie envahit encore les revues du nu, sexualisant à outrance le corps de ces « modèles d’après nature ». Rien d’étonnant à cela : la fin du xixe siècle et des grandes avancées scientifiques fut également celle qui associa pathologie, psychologie et sexualité : folie, hystérie et sexe deviennent, à la manière des trois Grâces, les trois versants d’un même discours. Et l’étymologie même du terme « hystérie » conditionnait cette évolution en renvoyant au mot grec « ὑστέρα » désignant l’utérus. De fil en aiguille, l’hystérisation du corps de la femme la transforme tout entière en sexe.

22Miroirs des croyances de leur temps, les revues du nu font de la femme un individu autre. Textes et images y sont pétris de clichés : sexualisation, racialisation et hystérisation travaillent de concert pour leur permettre d’entrer parfaitement en résonance avec les schèmes de domination contemporains. Ainsi établie, la vision de la femme véhiculée par les revues en fait des documents créés par les hommes, et pour les hommes.

23Ce statut d’objet « de charme » est celui qui les condamne. Il est celui que leurs détracteurs retiennent et il est celui qui les perd. Leur éradication n’est pourtant pas chose facile et pour en arriver là, leurs adversaires doivent mener une longue bataille dont la Ligue contre la licence des rues est le fer de lance, au travers de personnalités comme son président, le sénateur Bérenger et surtout le secrétaire du comité bordelais, Émile Pourésy. À partir de 1905, soit trois ans à peine après le premier avatar, les revues du nu deviennent la cible privilégiée des innombrables tracts et ouvrages de propagande de la Ligue, mais également des congrès nationaux contre la pornographie et des missions Pourésy qui sillonnent le territoire. Dangereuses car omniprésentes, les revues du nu sont la bête noire de ces moralisateurs qui voient en elles le fléau du siècle. Vendues à bas prix et sur tout le territoire, elles rendent disponibles à toutes les bourses une multitude de nus qui étaient auparavant la prérogative de quelques-uns. Or les classes pauvres – et moins éduquées – sont celles que les ligues de vertu veulent protéger de cette même littérature. L’alphabétisation croissante des Français rend, pour les élites, la préoccupation à l’égard des populations « incultes » prégnante et la crainte à l’égard des publications du nu relève précisément de ces inquiétudes. Elles sont des objets accusés de corrompre la santé de la nation qu’on croit alors en proie à une intense démoralisation. La peur est d’autant plus grande que l’Église perd, à ce moment-là, de son emprise : la loi de séparation de l’Église et de l’État votée en 1905 jetterait aux yeux de certains les pauvres gens dans un abandon qui leur serait cruellement néfaste. L’Église institution perd de son pouvoir d’encadrement, et les élites craignent de voir les classes pauvres et non éduquées livrées à elles-mêmes, et surtout à l’influence des publications licencieuses.

24Émanant des ligueurs comme des associations religieuses, la prière est la même : il faut sauver la France dont le devenir et la « race » sont puissamment menacés. La société souffrirait d’une pathologie mentale qui n’est que l’autre versant d’une crise éminemment physique, évidemment consécutive à la défaite militaire de 1870. Pour des hommes comme Pourésy et Bérenger, c’est la dégénérescence physique ou la mort qu’implique forcément la recherche effrénée du plaisir qui est dommageable. Cette perte de virilité de l’homme préoccupe les contemporains : la société se féminise – pense-t-on – et ce fait terrorise. Or l’angoisse se diffuse dans un climat profondément marqué par des théories pseudo-médicales axées sur la sexualité de l’homme. La croyance en l’existence d’une « essence du mâle » est alors communément répandue : chaque homme serait doté d’un potentiel épuisable, à sa naissance. À l’origine de cette théorie, le docteur Napheys écrivait que celui qui la gaspillait en se masturbant attaquait du même coup ses réserves, rongeant sa force physique, ses capacités intellectuelles, sa vigueur morale et son courage. La théorie, vigoureuse aux États-Unis, y est à l’origine de la lutte particulièrement acharnée du pays contre les publications obscènes, accusées de miner l’essence des hommes américains. Outre-Atlantique, l’inquiétude n’est pas différente et en France, à la hantise de voir la nation dépérir s’ajoutait celle de subir une nouvelle défaite. C’est en effet à compter de la défaite de 1870 que les peurs concernant l’émasculation atteignent un pic. Cet épisode avait ancré dans les esprits l’idée que les Français étaient faibles physiquement mais également moralement. Et lorsque les revues du nu voient le jour, cette croyance est à son comble : l’aube d’une nouvelle guerre la rend plus prégnante que jamais.

25C’est précisément dans ce contexte que naît en France un autre type de publication, glorifiant elle aussi le nu, à cette différence près qu’elle n’en sera jamais inquiétée. Les ligueurs et juristes ne furent en effet pas les seuls à combattre la dégénérescence publique et la France – et plus généralement l’Europe – vit se développer un mouvement intense de culture physique. Et si la démarche était évidemment celle de promouvoir, par le biais de la photographie, l’image d’une masculinité idéale fondée sur les canons antiques, elle prit en France une toute autre mesure : le discours porté par une revue telle que La Culture physique voulait que le développement sérieux et systématique du corps permette le contrôle des passions et la domination de la chair seule encline à la continence sexuelle. Les promoteurs de la culture physique rejoignaient ainsi les préoccupations de leur temps, celles des ligueurs comme des médecins et des juristes, hantés par les dangers de l’immoralité publique sur la santé sexuelle, physique et morale de la nation. Et parallèlement aux revues du nu, La Culture physique put diffuser un grand nombre de photographies de nu, diffusant un idéal physique qui sauverait selon eux la race tout entière : le médium faisait partie de ce projet d’assainissement et de rédemption. Et malgré l’ambition – apparemment – similaire de Vignola, selon lequel « une seule préoccupation doit dominer toutes les autres : l’évolution physique de l’Espèce vers la perfection définitive » [10], la revue du nu n’obtint pas gain de cause. À la différence de La Culture physique, la revue du nu ne combattait pas : elle symbolisait le vice de la société. Elle devait donc être éradiquée.

26La loi et le droit en guise d’armes, Bérenger et Pourésy s’illustrent dans une campagne acharnée. Le premier, sénateur reconnu, se distingue par son œuvre législatrice en matière d’outrage aux bonnes mœurs. La période est une période de profonds changements dans le domaine : la législation est mouvante et de 1881 à 1908, ce sont près de quatre textes qui sont publiés. L’effort de Bérenger est pourtant aussi tangible que désespéré et à la veille de la Première Guerre mondiale, l’incapacité à légiférer dans le domaine de l’outrage aux bonnes mœurs est plus actuelle que jamais. Triomphe apparent du Père la Pudeur, la loi d’avril 1908 connaît encore de nombreuses failles, et la dernière des revues du nu lui survivra six ans.

27Brouillon et imprécis, le droit ne favorise pas l’œuvre de Pourésy qui se signale de son côté par des actions de terrain. Il est un adversaire infatigable mais sa lutte judiciaire à l’encontre des revues du nu se fait en vain dans les premiers mois et pour cause, la poursuite des publications jugées obscènes est encore tâtonnante, son vocabulaire imprécis, ses conditions évasives. Épaulée par le perfectionnement législatif, la campagne acharnée de Pourésy est finalement couronnée de succès lorsque, en 1913, le jugement de Grenoble à l’encontre de L’Étude académique fait jurisprudence : la mise en vente de la publication constitue désormais, à coup sûr, un délit d’outrage aux bonnes mœurs. La publication a néanmoins encore quelques beaux mois devant elle : il aura fallu, en tout, neuf ans de lutte pour en sonner le glas.

28La longueur de la bataille tient à la caractérisation même du délit. Ni l’outrage aux bonnes mœurs ni l’obscénité ne font l’objet d’une définition arrêtée dans le domaine législatif – une incomplétude qui persiste aujourd’hui encore. Mouvantes et subjectives, ces notions mettent les législateurs à l’épreuve. Et aux débats en termes de définition s’ajoutent encore les questions d’intention coupable et d’intention du coupable, la controverse autour des espaces public et privé ainsi que la polémique quant à la responsabilité de l’auteur. Autant d’imprécisions qui rendent la législation impopulaire : abusive et contraire aux droits constitutionnels pour les uns, insuffisante pour les autres, elle se révèle surtout arbitraire. Sa multiplicité implique partialité : l’ambiguïté de ses termes autant que ses conditions d’application condamnent l’objectivité de l’arbitrage et le jugement, synthèse de regards opposés sur un même objet, est finalement relatif. Imprécise, la frontière entre la décence et la licence est également changeante, à moins qu’elle ne soit totalement insaisissable.

29Elle est pourtant essentielle lorsque la revue du nu s’expose et s’impose aux yeux de tous : elle est le témoin omniprésent d’une nudité alors redoutée. La technique photographique, son principal atout, est également celle qui la condamne : la précision des images rend les corps véritablement vivants. Le nu, censé incarner un idéal transcendant, est là de chair et de sang. En 1900, les revues du nu ne font que réactiver la querelle du réalisme née au siècle passé : dès sa naissance, la photographie avait soulevé le débat et la peinture des réalistes, quelques temps plus tard, l’avait ravivé. Avatars ultimes d’une longue querelle, les revues du nu remettent le corps au cœur des débats du temps et leur facilité d’accès en fait un problème de société. La réalité des corps qu’elles dévoilent contrevient à l’idéalité honorable du nu et les modèles ne sont plus que des femmes dénudées, déshabillées, débauchées. Derniers reflets d’une société à son crépuscule, les revues du nu la font se questionner sur ce qu’elle peut montrer, ce qu’elle souhaite exposer et ce qu’elle interdit d’afficher. Ce que cette société tolère en matière de nudité est le miroir de ses idées.

30Apanages d’une époque donnée, les seuils d’acceptabilité dépendent encore de celui-là même qui les considère. Le milieu social, l’origine géographique, la culture ou encore l’âge de ce dernier sont autant de variables à compter dans l’équation : chacun sécrète sa propre pornographie. Jugés à la fois artistiques et pornographiques, les revues du nu illustrent l’hybridation possible des regards sur un même objet. La réception dont elles font l’objet comme la croisade des ligues de vertu à leur encontre témoignent des tensions contemporaines en matière de conservatisme moral, au moment même de la mise à l’écart de l’Église par l’État. Par leur destin, les revues du nu attestent encore et pour finir de la victoire relative que remporte sur elles le regard conservateur des ligues de moralité contemporaines.

Le Nu esthétique, 4e année, n° 11, septembre 1906

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Le Nu esthétique, 4e année, n° 11, septembre 1906

31Marqueurs des seuils d’acceptabilité de leur époque, les revues du nu sont les témoins de ce que put concéder un xixe siècle finissant en matière d’art, d’obscénité, de presse imprimée. Et si leur disparition est la conséquence directe d’un long travail de sape de la part des ligues de vertu, cet effondrement est également le corollaire d’une évolution plus globale. Propagatrice d’une violence inouïe, la Grande Guerre impose aux corps français un traumatisme qui réformera profondément la société d’alors, et avec elle, le monde artistique du début du xxe siècle. La réponse apportée par les revues du nu ne convient plus et, en 1918, elles ne pourront renaître de leurs cendres : elles sont les témoins de la rupture que provoque la Première Guerre mondiale, faisant entrer la France dans un siècle nouveau. Reflet d’une France fin-de-siècle à son crépuscule, la revue du nu jette une nouvelle et dernière lumière sur un monde finissant, brisé par l’élan de la Première Guerre mondiale.


Date de mise en ligne : 23/03/2021

https://doi.org/10.3917/rdr.065.0100

Notes

  • [1]
    P. Fouché, D. Péchoin et P. Schuwer (dir.), Dictionnaire encyclopédique du livre. [3], N-Z, Paris, 2011, p. 565.
  • [2]
    Le Nu académique, n° 1, 1er juillet 1905.
  • [3]
    L’Étude académique, n° 235, 1er novembre 1913.
  • [4]
    Voir à ce sujet Manon Lecaplain, « Presse engagée, presse du nu et La Bonne Presse. Amédée Vignola ou le parcours d’un atypique », in Sociétés & représentations, n° 47, printemps 2019.
  • [5]
    De son vrai nom Clément Gratioulet : technicien, réalisateur, scénariste et producteur de films français.
  • [6]
    L’Étude académique, n° 22, 15 décembre 1904.
  • [7]
    P. Briggs, « Matisse’s Odalisques and the Photographic Académie », dans History of photography, Londres : Taylor and Francis, vol. 31, n° 4, hiver 2007, p. 365-383.
  • [8]
    L’Humanité féminine, n° 1, 1er décembre 1906.
  • [9]
    Voir à ce sujet Manon Lecaplain, « De Charcot à la revue de charme : quand l’hystérie se fait fantasme », dans The Conversation, 31 oct. 2018.
  • [10]
    Mes Modèles, n° 5, 10 juin 1905.

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