« Épochè » et « sympathie ». En lisant Front noir
1Refermant le volume qui présente une large sélection d’articles de la revue d’ultra-gauche Front noir, laquelle comprend huit numéros suivis de quelques brochures parus confidentiellement entre 1963 et 1967, me revient à l’esprit une réflexion d’ordre épistémologique sur la connaissance du passé humain. Henri-Irénée Marrou relevait qu’un savoir historique animé par un nécessaire esprit critique (l’« épochè » comme suspension du jugement) ne saurait s’envisager sans « sympathie », parce qu’il faut aimer pour comprendre. En outre, une telle connaissance ne peut se concevoir qu’en tant qu’entreprise collective où chaque interprétation amende la précédente, sans pour autant prétendre à un point de vue totalisant qui serait la vérité sous la forme mythique d’une objectivité nue. Précisons encore : « épochè » et « sympathie » à dose variable.
2Pour ce qui concerne l’histoire des années 60 et des mouvements divers bataillant au plan théorique entre art et politique dans la proximité et/ou l’opposition alors incontournable du surréalisme et des situationnistes, la querelle des interprétations s’avère d’autant plus inévitable que certains acteurs de l’époque défendent et diffusent toujours avec une ferveur, semble-t-il intacte, leur manière de voir.
3Puisque la sympathie est une passion hautement communicative, cela contribue occasionnellement à ranimer un débat si souvent morose et languissant, voire à nous régaler d’un formidable dialogue de sourds au sujet d’une période fortement agitée de la pensée à la fois si proche et si lointaine : l’avant 68, la grande époque des sciences humaines, vous vous rendez compte… On connaît la ritournelle et l’on songe un instant, le sourire aux lèvres, à certains poèmes féroces de Benjamin Péret écrits dans d’autres circonstances… Mais s’agit-il d’un surréaliste « radical » ? Peut-être pas assez. Encore un effort, Benjamin !
4Lorsqu’on revient sur cette période à travers Front noir, une question rôde à la lisière de notre attention de lecteur redevenu sérieux : par delà l’intérêt « antiquaire » (Nietzsche) pour le passé, qu’est-ce qui peut encore nous aider à réfléchir aujourd’hui dans ces publications au ton péremptoire défendant, en l’occurrence, une pensée politique conseilliste et un surréalisme dit « utopique » ?
5La revue Front noir a été dirigée par Louis Janover (né en 1937), auquel se sont associés quelques proches : Monique Janover, la correctrice Monique Langlais, Serge Janover alias Serge Rundt, l’historien et exégète marxien Maximilien Rubel (avec qui Louis Janover travaillera par la suite pour l’édition de Marx dans la Pléiade) dont on lira notamment un texte rare sur Karl Krauss et des artistes, Gaëtan Langlais et Le Maréchal. Avec l’aide d’un jeune chercheur, Maxime Morel, qui a entre autres réédité les œuvres complètes de Crevel (aux précieuses Éditions du Sandre), Louis Janover propose une sélection de textes de Front noir dans une visée pour partie militante : ces écrits choisis pour le lecteur du xxie siècle doivent permettre de penser des « problèmes aujourd’hui encore à vif » (p. 29).
6Évidemment, la notion de « spontanéité » ou « d’activité créatrice des masses » (p. 48) peut susciter un intérêt théorique pour envisager certains mouvements populaires, voire populistes mais, comme le note justement Janover dès 1966, il ne faudrait pas se contenter d’agiter ce concept tel un nouveau fétiche face à ceux rivaux de « parti » ou de « syndicat ». Au fond, seuls les déclassés sans privilèges sont en mesure de renverser le système d’exploitation, parce qu’ils le subissent pleinement. Tout intellectuel jouit d’un confort qui le met davantage à l’abri et émousse automatiquement sa capacité effective à nuire à l’état de fait de la société qui lui assure une place, une reconnaissance même modestes. Alors, quel peut-être le rôle de l’intellectuel au service du socialisme de conseils ? Louis Janover répond : c’est un éducateur du mouvement ouvrier (aujourd’hui introuvable ou largement délocalisé) apportant des « éléments de culture » (p. 53) contre le décervelage institué par la société, entendons l’École. L’arme de la critique préparant ou favorisant peut-être la critique des armes, disait en son temps le jeune Marx lecteur de Hegel. Le risque à courir, que n’aborde pas Front noir, reste dans ce cas celui de la violence dans son rapport complexe à la justice et à la terreur.
7En dépit du jargon d’époque (« une terminologie connotée par le temps » précisent opportunément les éditeurs, page 134), on pourra retenir et, pour les plus vaillants, discuter (avis aux historiens de la pensée) trois idées d’ailleurs étroitement liées : l’utopie surréaliste, la notion d’avant-garde et enfin la question de la division du travail.
8Comme nombre de revues évanescentes de ces années, Front noir s’est constituée en désignant un ennemi ou des ennemis. En l’occurrence, il s’agit d’abord aussi d’un ami. Effet dialectique, peut-être. Pour Louis Janover, qui l’a exprimé différemment dans ses ouvrages au fil du temps, la rencontre d’André Breton et de ses proches, comme par exemple Jean Schuster (cité à plusieurs reprises), a été un déclencheur, quoique sa collaboration directe avec le groupe des années 50 ait été brève et sommaire : quelques tracts signés et un seul texte paru sur Georg Buchner dans Le Surréalisme, même n° 1 (1956). En reconstituant ce qui serait « l’origine » de Front noir, Louis Janover a placé d’abord dans ce recueil la lettre que Breton lui a adressée en juillet 1954, afin de l’inviter à se joindre à ses « vrais jeunes amis » (p. 36) de l’époque, tout en le prévenant qu’il risquait d’être « déçu ».
9La déception de Louis Janover a en effet été complète et elle va même donner peu à peu la substance de Front noir et nourrir l’idée directrice des divers livres qu’il va consacrer par la suite à la dégénérescence du surréalisme. Un espoir trahi au regard de ce que le surréalisme « radical » ou « utopique » laissait augurer ; par là, il faut entendre le surréalisme auquel s’ajoute l’internationalisme prolétarien visant à transformer le monde. Suite à une sorte de monstrueuse amputation, un privilège aurait été accordé à ce que les musées ne se lassent plus désormais de présenter jusqu’à ce jour : le grand art surréaliste parfaitement intégré au spectacle et aux lois de circulation des marchandises culturelles haut de gamme. Bref : une vénérable avant-garde. Rien ni personne dans le groupe n’aurait su résister à cette tendance ; ni Breton, ni Péret, ni bien sûr les plus jeunes autour d’eux. L’avant-garde fonctionne dans une logique du dépassement (le nouveau et le scandale) : certes, les surréalistes ont contesté cette réduction avant-gardiste dès… 1924, puisque Benjamin Constant est déjà surréaliste en politique ou Chateaubriand dans l’exotisme, etc. Qu’importe.
10Néanmoins, personne ne saurait contester que le surréalisme soit devenu un mouvement repéré par les historiens et célébré par les musées en négligeant le plus souvent ce qu’il y a d’irréductible au profit d’une image grisante et respectable propre à satisfaire les attentes d’un public sophistiqué, capable d’absorber les audaces désublimantes de l’art avancé. Sans doute l’omniprésence artistique du surréalisme l’intégrant de mieux en mieux aux institutions culturelles les plus prestigieuses a eu pour conséquence de dénaturer sa portée proprement utopique associant poésie et révolution. C’est pourquoi Breton se tourne vers Fourier depuis son exil américain. C’est pourquoi Péret parle d’abandonner le terme de surréalisme depuis son exil mexicain…
11La conviction de Janover, qui s’exprime à partir de l’unique numéro de Sédition (juin 1961) repris dans ce livre provoquant d’ailleurs des discussions rendues publiques dans la revue surréaliste La Brèche 2 (Mai 1962) au sujet de La Déclaration pour un droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, est que le surréalisme a rallié le clan policé des intellectuels de gauche fatalistes et oublieux de la puissance de la spontanéité des masses prolétariennes. Inutile de conseiller, comme Schuster le fit en son temps, de relire le Manifeste des 121 pour se persuader du contraire ; il serait bien naïf d’estimer, a fortiori dans des circonstances d’exaspération idéologique, qu’il soit possible de seulement lire un texte sans immédiatement le surdéterminer par divers présupposés.
12Autre exemple, dans « En marge d’une légende » (février 1967), lisons ce passage : « C’est ainsi que les erreurs et l’ambiguïté du trotskisme ont pu servir à la consolidation du régime stalinien et à la justification de ses crimes. » (p. 158) Si l’on voulait tenter de comprendre les raisons d’un tel jugement, même nuancé par une note reconnaissant l’apport théorique de Trotsky (p. 159), il faudrait à coup sûr rouvrir bien des polémiques et de nombreux cercueils, sans naturellement espérer convaincre.
13Dans un esprit de dialogue, il faudrait encore revenir dans le même article cité plus haut sur cette interprétation du Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant de Breton et Trotsky(1938) envisagé par Front noir comme un texte séparant radicalement intellectuels et prolétaires, comme s’ils ne partageaient pas la même société dans une sorte de fiction à la Metropolis (Fritz Lang) : aux premiers, la licence totale d’ « un régime anarchiste de liberté individuelle » dit le Manifeste de 1938 et, au second, l’autorité d’un « régime socialiste de plan centralisé ». Peut-on vraiment croire que ce soit un projet de dictature qui occupe deux esprits comme Breton et Trotsky en 1938, lorsqu’ils réfléchissent ensemble ce texte qui, comme le rappelait Guy Prévan, est unique en son genre et s’écrit à un moment où le monde est « toujours davantage menacé par les déprédations et les brigandages totalitaires de régimes tous plus obscurantistes les uns que les autres » ? À l’instar de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1787), Breton et Trotsky séparent en effet deux plans, celui où l’ordre est requis par la force des choses (sans qu’il soit en tant que tel honoré) et celui où la liberté est absolument assurée. Mais est-ce qu’un même individu ne peut être un producteur et un intellectuel ? Est-ce que les livres, les œuvres d’art ne vont pas circuler si la liberté complète est de mise ? Est-ce que le public ne va pas s’éduquer au contact de ces œuvres d’un art totalement dégagé, libéré de tout et surtout de la nécessité de s’engager pour une cause quelconque ? Évidemment une société où le temps de production dévore toute la vie ne laisserait guère l’occasion de lire, de regarder des films ou des tableaux… Mais laissons cette question cruciale de la nature du temps social et du loisir aux situationnistes et à quelques autres aujourd’hui comme Jacques Rancière.
14Finalement, il y aurait eu une certaine cohérence pour un mouvement surréaliste recherchant et analysant les conditions et les résultats d’une spontanéité dans la création (automatisme psychique) à adopter également en politique le point de vue de la spontanéité des masses révoltées à travers les expériences historiques regroupées sous le terme de socialisme de conseils. L’histoire du groupe surréaliste à Paris s’est cependant placée sous une autre étoile politique qui ne se résume d’ailleurs pas à un courant : pour avoir collaboré avec Le Libertaire ou avoir eu des affinités avec le « Vieux » et ses affidés, cela ne fait pas ipso facto de ce groupe un mouvement anarchiste ou trotskyste. Est-ce que pour autant le surréalisme actif à Paris dans les années 50 et 60 doit être envisagé comme étranger à toute action animée par une intention authentiquement révolutionnaire ? Qui pourrait en juger ? Une des pratiques propres à cette époque, qui la rend presque désormais « exotique », consistait à délivrer des brevets de révolutionnaire : cela vaut d’ailleurs tout autant pour les surréalistes liés à Breton. Aujourd’hui, il semble que l’on soit plus circonspect dans l’usage de ce terme explosif. De nouvelles questions se posent avec urgence. Il est vraisemblable que les surréalistes signant et diffusant le tract Hongrie soleil levant en 1956 ou allant à Cuba en 1967 s’estimaient dans le sens de la révolution, même si leur espoir en la liberté n’était pas dénué d’un certain pessimisme. Volontiers moqueurs, les situationnistes avaient jadis parlé de Front noir comme d’un organe moraliste et, disaient-ils, d’une morale qui « sent plus l’éteignoir que le fouriérisme » (Internationale Situationniste, n° 11, octobre 1967). C’était assez méchant. On pourrait en renversant la formule estimer que les surréalistes, les « non-radicaux » des années 60, sentent davantage le fouriérisme que l’éteignoir. Mais tout cela n’est sans doute qu’une affaire de « sympathie ».