Couverture de RDR_063

Article de revue

Critique Memories

Pages 28 à 51

Notes

  • [1]
    Cf. Sylvie Patron, « Le nom de Critique », dans Manières de critiquer, textes réunis par Francis Marcoin et Fabrice Thumerel, Presses universitaires d’Artois, 2001, p. 202.
  • [2]
    Bruno Latour, « Why Has Critique Run Out of Steam ? », Critical Inquiry, vol. 30, n° 2, hiver 2004, p. 228 (ma traduction).
  • [3]
    Jacques Derrida, Points de suspension, Galilée, 1992, p. 226. En 1972 déjà, dans Marges – de la philosophie (paru aux Éditions de Minuit dans la collection… « Critique »), Derrida se demandait : « Si la valeur d’autorité demeurait au fond, comme celle de critique elle-même, la plus naïve ? »
  • [4]
    Sur l’histoire du titre de la revue, je renvoie de nouveau à Sylvie Patron, « Le nom de Critique », p. 200-201
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1À l’occasion du colloque international de Cerisy consacré à la revue Critique, organisé en partenariat avec l’IMEC, du 14 juin au 21 juin 2019, Ent’revues a conçu, avec François Bordes et Philippe Roger, une série de textes libres confiés à des intellectuels qui y collaborent.

2Chacun d’entre eux confie un souvenir, une anecdote, une réflexion qui éclairent leur relation personnelle à la revue fondée par Georges Bataille et longtemps animée par Jean Piel. Ces textes ont rythmé les semaines précédant le colloque, publiés sur le site d’Ent’revues. Après un préambule d’André Chabin, dans l’ordre l’on peut lire : Antoine Compagnon, Patrizia Lombardo, Marc Augé, Emily Apter, Yves Hersant, Muriel Pic, Chantal Thomas, Donatien Grau, Peter Szendy, Benjamin & Pierre Antoine Fabre.

Critique Memories #Préambule : André Chabin

Jean Piel, le geste Critique

3« Quant au fond du débat, il conviendra de nous interroger tous ensemble sur la situation actuelle et sur les perspectives d’avenir d’un support de communication sociale dont l’importance pour la vie culturelle de notre pays n’a d’égale, hélas !, que l’indifférence que lui témoignent nombre de sociologues, d’universitaires, d’historiens de la littérature et des idées, sans parler des économistes ou des pouvoirs publics. » Ces paroles ont été prononcées en 1975 par Michel Sanouillet en ouverture du colloque « Des revues littéraires », organisé par le Centre du xxe siècle qu’il dirigeait, à Nice. Retrancherait-on quelque chose aujourd’hui à ce constat quarantenaire ? Retour vers le futur… Quant à Gabriel Delaunay, président de ce qui s’appelait encore Centre National des Lettres, initiateur du colloque, conscient du « problème de l’existence des revues littéraires, de leurs conditions morales et matérielles », il constatait que « les revues en 1974 ont connu l’épreuve des augmentations du papier, des salaires dans le livre, des tarifs postaux. » Les tarifs postaux déjà. Et encore.

4Impressionnant aréopage pour réfléchir à la situation des revues au cœur de ces années soixante-dix : citons Michel Décaudin pour une mise en perspective historique, Guy Chambelland (Le Pont de l’épée), André Dalmas (Le Nouveau Commerce), Jean-Marie Domenach (Esprit) Jean Malrieu (Sud), Philippe Sollers (Tel Quel)…une femme – une seule femme – Marie-Jeanne Durry (Création). Et Jean Piel au nom de Critique.

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6En prélevant quelques mots de l’intervention de Jean Piel, on en viendrait presque à douter qu’il évoque « une véritable “institution” de réputation mondiale » : artisanatempirisme-improvisation-approches et tâtonnements mais encore plaisir et amitié. Ainsi dessine-t-il les contours de l’« humble » silhouette de sa revue. Un bricolage en somme. Mais au fond ne pointe-t-il pas là ce qui fait que, née « petite revue » – dit-il –, elle s’impose, devient référence dans le monde des idées et de la création et peut se prévaloir d’« une résonance dans l’opinion ». Elle devient grande à la mesure qu’elle sait mieux que d’autres, avec plus de constance, de régularité – Jean Piel insiste sur la contrainte énergisante du rythme mensuel –, dans sa liberté de pensée, la totale indépendance de ses choix, avec un goût inaltéré pour l’innovation, une ouverture à ce qui vient, « l’œuvre nouveau-née », bâtir la maison de l’autre, où cet autre pourra grandir et s’épanouir. Pour le dire autrement cette revue-là possède le talent rare de comprimer et d’exprimer l’esprit du temps. Elle le rend intelligible ; elle donne « figure à l’époque ».

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8Une telle revue ne saurait être inféodée à nulle institution, nulle idéologie partisane, à aucun système de pensée clos : riche de ses curiosités multiples, d’une attention jamais prise en défaut, elle s’engage dans une « chasse au trésor » que chaque livraison rejoue. L’artisanat qu’elle pratique est un « artisanat d’art » : repérer dans le flux les pierres rares, les tailler et les faire miroiter.

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10Autre image : Critique est une affaire de « francs-tireurs ». Oui mais qui et combien lui demande-t-on ? Il répond, on ne peut plus évasif : « Le Conseil se réunit dans une réunion de plaisir et d’amitié environ deux fois par an ». C’est peu pour une revue mensuelle même si des rencontres informelles cousent autrement le temps et le Conseil n’est pas comité. Cet « environ » comme l’aveu d’un pouvoir à la fois discret et incontesté/incontestable. Une solitude peuplée et industrieuse. N’est-ce pas la vérité de toute revue, dans la nudité de sa fabrique, que cette incarnation ?

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12Que dit encore Jean Piel en 1975 qui vaut pour aujourd’hui : que les revues sont des éclaireuses, que dans l’exercice de leur liberté, leur « désintéressement », elles sont des petites (toutes grandes soient-elles elles restent frêles au regard du tohu-bohu ambiant) machines à défaire le « déjà-pensé », à dissiper le brouillard du présent et donner hospitalité à ce qui se fait jour. L’activité critique est dessillement, déplacement et accueil : les revues en sont la forme inégalée.

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14« Et puis la joie même que procure l’exercice » : Jean Piel ne l’oublie pas.

Critique Memories #1 : Antoine Compagnon

15Je suis au comité de rédaction de Critique – pardon, au conseil de rédaction – depuis 1977, je crois (un tel bail est inexcusable : on aurait dû me mettre à la porte depuis longtemps). Jean Piel y insistait : nous étions un conseil, non un comité ; nous l’avisions, mais il dirigeait seul, décidait tout. Et le conseil, en ce temps-là, ne se réunissait au complet qu’une fois l’an, et encore, dans une petite salle du restaurant jurassien de la rue Monsieurle-Prince, Chez Maître Paul, en haut d’un étroit escalier en colimaçon malcommode à gravir pour Jean Piel, qui boitait depuis un accident de voiture peu après la Libération et une opération ratée par le père de Michel Foucault (détail qu’il rappelait volontiers).

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17Que faisais-je là ? Deux ou trois ans plus tôt, dans un numéro de Critique que j’avais acheté, sans doute à la librairie La Hune, parce qu’il contenait un article sur L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari (c’est mon souvenir, dont je ne garantis pas la vérité), j’avais lu, au verso de la page de titre où s’étalait l’ours de l’époque, la liste des numéros spéciaux en préparation. L’un d’entre eux était annoncé sous le titre de « La Psychanalyse vue du dehors », projet qui retint mon attention.

18Un peu auparavant, mon ami Michel Schneider, que j’avais connu au cours de Bernard Dort sur le théâtre de Brecht à Censier (un jour nous étions assis l’un à côté de l’autre et, bavardant, nous avions découvert qu’il était élève à l’ENA et moi à Polytechnique), m’avait annoncé son intention de s’installer comme psychanalyste. C’était un jour que, descendant en mobylette l’avenue de l’Opéra, je l’avais aperçu sur le trottoir vers la rue des Pyramides (il travaillait maintenant à la Direction de la prévision, ou y faisait un stage). Nous nous rendîmes dans un café où il m’exposa sa décision, qui me surprit.

19Le soir même (à l’époque, nous faisions tous les deux de l’économie), je jetai sur le papier quelques notes sur le marché de la psychanalyse à Paris et je les lui envoyai. C’était pour le provoquer, mais il entra dans le jeu, ajouta son point de vue au mien, et notre texte, réellement écrit à deux, prit du volume et devint même assez long, peut-être trop. Nous ne savions pas quoi en faire, ni s’il fallait en faire quelque chose.

20Puis je remarquai le numéro annoncé par Critique. Notre texte fut dactylographié (je ne sais plus qui s’en chargea) et envoyé par la poste au directeur de la revue. Jean Piel réagit sur-le-champ, prit contact, souhaita nous rencontrer. Je ne me rappelle plus si nous le vîmes ensemble ou si j’allai seul au rendez-vous. Par hasard, nous entrions dans sa stratégie, qui consistait à taquiner la psychanalyse, toute-puissante dans ces années-là, et en particulier Jacques Lacan, son beau-frère (la femme de Jean Piel, née Simone Maklès, était la sœur de Sylvia Maklès, puis Bataille, puis Lacan, et aussi de Bianca Maklès, la femme d’André Masson).

21Notre article fut publié. Il figura même, il me semble, en tête du numéro (à moins que ce ne fût en queue, en tout cas en bonne place), et il fit un peu de bruit. Jean Piel fut content de son coup. Nous y avions contribué avec assez d’innocence.

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23Quelques années d’intense collaboration à Critique s’ensuivirent pour moi (non pour Michel, sollicité par d’autres revues). J’y appris à écrire, vite, sur commande. Critique se faisait alors en flux tendu. Je me rappelle un soir où, dans l’urgence, Jean Piel vint chercher un article jusque chez moi après dîner (je ne sais plus sur quoi), le relut sur place à la hâte en y apposant quelques indications typographiques de son écriture tremblée, puis repartit dans sa petite Peugeot 104 indocile et cabossée (à cause de sa jambe raide, il conduisait avec le pied toujours sur l’embrayage) pour le déposer à la poste de la rue du Louvre avant de s’en retourner à Neuilly. Le surlendemain, je recevais les épreuves de l’imprimerie de La Rochelle.

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25Nos déjeuners furent nombreux durant ces premières années, en général en tête-à-tête (il préférait voir ses conseillers un par un, peut-être pour qu’ils ne prennent pas trop de poids en face de lui). La première fois, il me semble que ce fut dans un restaurant de la rue des Canettes, Chez Alexandre, encore à un premier étage. Il y en eut beaucoup d’autres. J’adorais écouter ses récits, le faire parler de Bataille, Limbour, Queneau ou Masson. Jean Piel et Critique ont été essentiels dans mon apprentissage. Mais il n’était ici question que de raconter un baptême.

Critique Memories #2 : Patrizia Lombardo

Critique : une revue, un personnage

26En février 1972, à Oxford où je passais une année d’études, je tombai sur un numéro de Critique à la bibliothèque de la Maison française : le premier article, « Le nom d’Aziyadé », était signé par Roland Barthes, pour lequel j’avais déjà une vénération absolue. Je ne savais pas qu’un peu plus de deux ans plus tard, je participerais à son séminaire, enivrée de vie parisienne : les conférences, les revues, les bibliothèques, les librairies, dont Shakespeare and Company, les salles de cinéma, les cafés, les rencontres avec des jeunes gens de ma génération – des étrangers comme moi, venus de partout dans le monde, et des Français, souvent formés dans les institutions prestigieuses de Paris, qui pour moi marquaient une continuité historique avec le siècle de Taine. Quelle fête de l’intelligence, quelle fièvre de vie, quelle différence par rapport à mon existence d’étudiante à Venise ! Car le bonheur et l’intérêt ont de multiples visages, comme les lieux de notre existence, les personnes auxquelles nous devons beaucoup, et les passions qui nous ont accompagnés un moment ou de manière plus durable. Mes années à Paris m’ont offert de grandes amitiés éternelles – de l’intellect et du cœur –, et parfois l’on ne peut pas faire la différence entre les personnes et les livres, surtout lorsqu’on a la chance de côtoyer des êtres qui sont les auteurs d’œuvres admirables. Il en fut ainsi pour moi de la revue Critique et non seulement de quelques-uns de ses collaborateurs, mais aussi de son directeur, à la suite de Georges Bataille et avant mon ami, Philippe Roger.

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28Jean Piel : je n’ai qu’un souvenir vague de la circonstance publique où un ami me présenta à lui. Quelle émotion ! Moi, parler à cet éditeur formidable qui avait lancé tant de noms dont l’influence reste forte aujourd’hui ! Je le vois : grand, debout, appuyé à sa canne, avec son sourire ironique et parfois sarcastique. Plus âgé que Barthes, il représentait encore pour moi l’éthos surréaliste d’une génération d’autrefois. Ce que j’aime dans les portraits des écrivains par l’essayiste William Hazlitt, c’est le mélange de subjectivité et d’objectivité : d’une part le personnage pour ainsi dire tel qu’il fut, de l’autre le mythe que l’on s’en est fait et que l’on continue de se faire. Impossible de trancher.

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30Jean Piel et moi, nous commençâmes à nous voir autour d’un verre ; il m’interrogeait, il me provoquait intellectuellement, avec le plaisir évident d’un homme qui aimait passer du temps avec des femmes – c’était encore l’époque où les hommes ne craignaient pas d’être accusés de harcèlement sexuel s’ils faisaient un compliment aux femmes, et nous les femmes, nous savions très bien la limite entre une galanterie et un geste inapproprié. D’ailleurs, dans les compliments de ce fier Normand, il y avait toujours de quoi mitiger l’éloge : mes chaussures étaient trop plates, ou mes cheveux trop touffus, ou mon écharpe d’une couleur qu’il n’aimait pas.

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32Puis un jour, mon ami Antoine Compagnon me demanda d’écrire un article sur Barthes pour un numéro qu’il préparait : ce fut mon premier article dans Critique, « Contre le langage », en 1982, après la mort de Barthes. Piel était au courant, bien entendu ; il me dit que l’article n’était pas mal et, lorsque je lui fis remarquer que mon prénom italien avait été écrit avec un c – à vrai dire, peu m’importe cec au lieu du z –, il me répondit : « Eh ! bon, alors ce sera C/Z au lieu de S/Z. »

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34Je travaillais déjà aux États-Unis ; les rencontres avec Piel se multipliaient lors de mes séjours et de mes semestres sabbatiques à Paris : parfois il me demandait un article dans l’urgence, défi que j’acceptais avec joie ; il me voulait italienne pour rendre compte de romans ou d’ouvrages d’architecture italiens. On déjeunait à l’une ou l’autre des Écluses, ou au Tiburce, rue du Dragon, joli restaurant tenu par des femmes : il se montrait tyrannique, les côtelettes d’agneau étaient meilleures la dernière fois, ma salade avait l’air gâtée, le vin n’était pas à son goût, le pain sec. Un jour, je lui parlais de Trieste, que je connais bien car je suis née dans une ville voisine, Udine (que Stendhal, hélas, en route vers Trieste, a traitée d’« antichambre de l’Allemagne »). Il eut l’air distrait, mais par la suite il publia un numéro sur Trieste – c’était l’époque des grands numéros géographiques de Critique… Moi, je buvais ses récits du passé, de sa vie, des gens qu’il avait connus, de quelques personnes de sa famille, comme son petit-fils Thomas qu’il adorait ; le plaisir de l’écouter avec son brio un peu méchant – car, il faut bien le dire, les bons sentiments sont « barbants », adjectif qu’il aimait à utiliser – compensait la terreur qu’il me faisait vivre lorsqu’il venait me chercher ou me reconduisait en voiture. Je ne sais pas comment j’ai survécu, ni comment il survivait en rentrant chez lui à Neuilly.

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36Un jour, ce fut le drame, Piel était furibond : on lui avait ôté le permis de conduire à cause de son âge. Quelle humiliation pour lui, mais quel soulagement pour moi ! Alors ce fut le temps des verres à six heures et demie – à l’époque on parlait ainsi, et non pas comme aujourd’hui avec des horaires ferroviaires – au Bar des Théâtres, avenue Montaigne ; je revois en pensée son expression de triomphe lorsque, ayant bavardé jusqu’à tard, il me proposait de rester dîner là avec lui et, si j’avais un rendez-vous pour le soir, que je descendais pour téléphoner et le décommander.

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38Je ne veux pas rappeler mes visites chez lui à Neuilly dans sa chambre de malade, mais faire justice de ma remarque sur ma peur en voiture avec lui : en 1986, je devais me préparer à passer un semestre à Los Angeles – quelle horreur, disait-il –, où il faudrait conduire. J’avais une Fiat Uno et j’avais dit à Piel qu’Antoine Compagnon, qui m’a appris à conduire, me faisait traverser la place de l’Étoile. Quelle épreuve ! En dépit de la difficulté qu’il eut à rentrer dans ma petite voiture avec sa canne, Piel prit sur lui de compléter mes cours de conduite, au-delà des Champs-Élysées, vers le Bois de Boulogne, et encore et encore autour de l’Arc de Triomphe. Il me grondait, et, coincé dans son siège de passager, sa terreur avec moi au volant était sans aucun doute supérieure à celle que j’avais éprouvée lorsque je montais dans sa voiture.

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40Je terminerai en m’arrêtant sur un objet qui n’a jamais cessé de m’étonner : son sac en cuir. Ce pauvre vieux sac toujours entrouvert, jeté par terre ou sur une banquette de café, était une sorte de boîte de Pandore à l’envers, car les merveilles qui en sortaient étaient… les manuscrits qu’il recevait et corrigeait : de vrais torchons, le papier froissé, les feuilles éparses, des tâches d’encre et de café, des trombones qui pendouillaient, des angles écornés, des phrases incompréhensibles qu’il ajoutait entre les lignes, des mots encerclés – un champ de combat, le combat qu’il menait pour publier Critique depuis 1962.

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42Voilà quelques éclats de souvenirs liés à ma passion pour la revue, et je voudrais dédier ces lignes à Philippe Roger qui, depuis 1996, dirige Critique à son tour et accomplit un travail formidable.

Critique Memories #3 : Marc Augé

43Quand on m’avait demandé de prendre la responsabilité du numéro spécial consacré à Lévi-Strauss, j’en avais été à la fois heureux, flatté et inquiet. Inquiet car un tel numéro ne passerait pas inaperçu ; flatté, cela va sans dire ; heureux, parce qu’une occasion m’était ainsi offerte de découvrir chez certains de mes amis des intérêts dont je connaissais l’existence, mais non la teneur précise. Le souhait de Philippe Roger de ne pas proposer une image quelque peu figée du « pape du structuralisme » me donnait la liberté de choisir des intervenants éloignés, au moins en première apparence, des références structuralistes obligées. La présence de Françoise Héritier et de Jean Petitot montre assez que l’ensemble du recueil, loin d’être conçu comme un anti-structuralisme, regroupait des personnalités qui, à partir de positions diverses, célébraient toutes l’originalité et la force d’une œuvre…

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45Mais, pour ce faire, elles étaient toutes contraintes de s’exposer, de se révéler. On ne va pas contribuer à l’évocation du grand homme en se mettant à l’abri. Et je concevais bien que chacun et chacune de ceux et celles auxquels je proposais de se mettre à l’ouvrage se sentît à la fois heureux, flatté et inquiet. Du résultat chacun est libre de juger, mais je crois qu’en m’adressant, entre autres, à des auteurs non ethnologues et à des ethnologues non nécessairement structuralistes, j’avais réussi à provoquer un hommage généralisé, sincère et sans complaisances.

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47Car l’ampleur de l’œuvre lévi-straussienne a pour effet de révéler ou de réveiller l’ambition de tous ceux qui aspirent à un matérialisme radical dans l’explication des faits humains, y compris la musique et la poésie.

Critique Memories #4 : Emily Apter

Mes déjeuners avec Jean

48À mes déjeuners avec Jean Piel, j’ai pris un plaisir comparable à celui qu’on ressent devant le film de Louis Malle, My Dinner with André. « Piel », en espagnol, c’est la peau – cuir ou fourrure, quand elle est animale. Nos esprits animaux étaient en éveil pendant ces repas, souvent partagés avec d’illustres convives. C’est François George, rencontré à une réunion de la Société des Amis de Proust à Illiers-Combray, qui m’a présenté à Jean Piel et c’est ainsi que j’eus le privilège de m’asseoir à sa table au Tiburce. Le restaurant était tenu par deux dames, la mère et la fille. La nourriture y était toujours délicieuse et l’attention qu’elles portaient à leurs clients, inouïe de tact et d’intelligence. Jean Piel s’épanouissait dans cette ambiance toute de générosité, où il jouissait de surcroît des satisfactions de l’habitué : depuis sa table attitrée, il régnait sur cette scène, impeccablement élégant – cravate et boutons de manchette…

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50Que le temps fût couvert ou ensoleillé, Le Tiburce était toujours sombre. Discrètement blotti dans la non moins discrète rue du Dragon, c’était le repaire favori de quelques écrivains, éditeurs et hommes politiques. On était invité à y entrer à travers une portière de rideaux de velours. C’était comme pénétrer dans un décor de théâtre – un décor qui aurait représenté des coulisses. Et la pièce qu’on y jouait tournait autour d’une revue dont l’aventure, à travers Georges Bataille, remontait au Collège de sociologie et tissait des liens vivants entre l’avant-garde française de l’après-guerre, la « French theory », l’anthropologie philosophique et la « théorie critique » qui se répandait alors à l’échelle mondiale, via les disciplines comparatistes, dans les humanités.

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52Lorsqu’on veut rendre hommage à un mentor, les souvenirs risquent de se faire complaisants. C’est le passe-temps des bavards sénescents que de s’adonner au « vous saurez tout de moi » via le journal intime, la confession ou les mémoires. Les souvenirs s’auréolent souvent de l’obscénité particulière aux nécrologies et s’ordonnent selon des structures biographiques préconçues : les dates, la courbe en cloche « commencement-milieu-fin », sans parler des clichés sur le style « de jeunesse » par opposition au style « tardif ». Jean Piel, en directeur de revue expérimenté, savait l’attrait exercé par ces structures et il en jouait lorsqu’il programmait des numéros spéciaux consacrés à des écrivains, philosophes ou artistes célèbres, à des dates anniversaires – de naissance, de décès, de parutions importantes. On compte ainsi, parmi les numéros vedettes réalisés sous son autorité un Georges Bataille (1963), un Maurice Blanchot (1966), un Claude Simon (1981), un Michel Foucault (1986), un Leopardi (1990), un Samuel Beckett (1990), un Jacques Bouveresse (1994) et un Pierre Bourdieu (1995). Ce qui ne l’empêchait pas d’encourager les contributeurs à introduire quelques malices dans ces numéros d’hommage. Il voyait clairement que ces créateurs que nous adorons porter aux nues forment une caste que nous avons aussi besoin de détester. Artiste du sputanamento, il aimait à dégonfler les grands hommes. (Les sommaires de Critique, soit dit en passant, étaient très majoritairement masculins.) Mais ces coups d’épingle ne relevaient jamais du sarcasme gratuit : introduire une certaine irrévérence envers toute orthodoxie était, pour Piel, une manière d’inventer une forme vraiment critique de critique.

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54Jean Piel m’a aidé à faire mes premières armes théoriques en me demandant un compte rendu du livre posthume de Laurence Bataille, fille du fondateur de Critique et belle-fille de Jacques Lacan (ça donne un peu le tournis…). Elle avait écrit un petit livre étrange : L’Ombilic du rêve, au titre emprunté à Freud qui désignait ainsi l’origine non analysable, inaccessible, intraduisible du rêve : ce lieu où les brins fibreux des associations inconscientes forment tresse autour de l’inconnu. Ce texte, qui tient à la fois de l’autobiographie, du mémoire psychanalytique et de la fable de La Fontaine, n’est assignable à aucun genre, c’est un hapax littéraire. Il y avait peut-être une certaine malignité à passer cette commande à une étrangère : comme si Piel, qui appartenait lui-même à ce cercle familial (puisqu’il avait épousé l’une des sœurs de Sylvia Bataille) avait voulu m’envoyer dire au clan ses quatre vérités…

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56Enchantée d’avoir été recrutée, je commentai l’analyse que faisait Laurence Bataille de l’analyse, dans ce méta-texte strié par les éclairs lumineux d’une courageuse exhibition de soi. Dans cette fable sur les « séances » analytiques et leur timing, j’entendais le pathos d’un combat intime avec une douleur interminable, avec les blessures émotionnelles et les souffrances infligées par l’ordre patriarcal. Ce que j’ai écrit alors sur Laurence Bataille épelait déjà bien des thèmes de mon futur travail et posait la question d’une ontologie de la sexualité – comment écrire sur ce que signifie « l’être dans le sexe » – que je fais aujourd’hui dialoguer avec le concept de sexistence élaboré par Jean-Luc Nancy.

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58À la fin du déjeuner, lorsque la conversation, après avoir passé de Bataille, Lacan ou Jankélévitch aux futurs numéros de Critique, tirait à sa fin, Piel me congédiait d’un petit geste de la main. À l’époque où je l’ai connu, il s’aidait d’une canne, se lever était pour lui un effort. Fidèle à une image de lui-même en ce jeune homme qu’il n’était plus, il préférait effectuer seul sa sortie. Ce petit cérémonial était comme la répétition d’un adieu plus définitif, et, avec les années, ce souvenir se mêle à d’autres adieux à d’autres penseurs qui m’ont marquée et dont j’ai rencontré les travaux pour la première fois dans les pages de Critique.

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60Pour cette chance qu’il m’a donnée d’entrer dans l’univers de Critique, revue qui sous la brillante direction de Philippe Roger ne cesse de se renouveler, je lui dis : « Thank you, Monsieur Piel ».

Critique Memories #5 : Yves Hersant

Rencontre du troisième type (chez Tiburce)

61La date : 1979, un jour de printemps. Le lieu : « Chez Tiburce », restaurant aujourd’hui disparu. Tout proche des Éditions de Minuit, et donc du minuscule bureau de Critique, il était cher à Jean Piel (qui pouvait aisément s’y rendre sans trop s’appuyer sur sa canne). L’occasion : la remise en mains propres d’un article qui, in illo tempore, ne pouvait être transmis par messagerie fulgurante.

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63Ce petit texte, destiné à un numéro spécial sur « le mythe de la langue universelle », ne pouvait qu’intriguer le successeur de Georges Bataille : car mon propos était de rendre compte d’un film de science-fiction, les Rencontres du troisième type de Steven Spielberg. Pressé de questions, j’explique avec une gaucherie de débutant que survivent dans la S.-F., sous une forme dégradée, nombre de questions de la philosophie classique ; que la télépathie, pour laquelle elle manifeste un goût immodéré, n’est que l’actualisation du rêve augustinien d’une communication sans signes ; que les Rencontres de Spielberg renouent avec l’Harmonie universelle du Père Mersenne ; qu’en imaginant une « langue musicale » susceptible d’être entendue des extra-terrestres, le cinéaste et son scénariste sont tombés dans une vieille illusion. Jean Piel hoche la tête. « Seuls certains gestes sont peut-être universels », déclare-t-il à mi-voix ; et soudain, sa main s’envole sur la blonde chevelure d’une jeune femme assise à la table voisine.

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65Nulle gifle en retour, mais un beau sourire de l’inconnue : « Venant de vous, je vois là un hommage ».

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67Hélas, le Tiburce est devenu un magasin de produits surgelés.

Critique Memories #6 : Muriel Pic

Critique critique

68J’ai publié mes deux premiers articles critiques en même temps, au printemps 2003, à la fin de ma thèse à l’EHESS, l’un dans L’Inactuel, l’autre dans Critique. Je me rends compte en écrivant cela que, par la suite, j’ai souvent poussé l’écriture de deux livres simultanément, ce qui a donné lieu à des parutions par paires : Le Désir monstre sur Jouve et la correspondance de ce dernier avec Paulhan ; L’Image papillon sur W. G. Sebald et Les désordres de la bibliothèque ; Mescaline 55 et La Vie est libre ; Élégies documentaires et En regardant le sang des bêtes, etc. Mon texte dans L’Inactuel s’intitulait « Veiller sur le sens absent » et recensait Le Pur amour de Platon à Lacan de Jacques Le Brun, auteur pour lequel mon admiration sans bornes s’est encore renforcée à l’occasion de la parution le mois dernier d’un ouvrage sur Angelus Silesius, Dieu. Un pur rien.

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70Dans Critique, j’ai publié « Métamorphoses de l’expérience mystique » sur Brûlures de Dolores Prato, bref récit paru alors chez Allia, d’une auteure à l’époque inconnue en France, mais dont Verdier vient de publier récemment Bas la place, y’a personne, sorte de récit d’enfance comme Prato seule sait faire, plein d’une ironie sensible et d’une force heureuse, malgré tout, qui donne à son écriture une férocité et une fragilité au plus près des contradictions de la vie. Je dois dire que consacrer en 2003 un article à Brûlures n’allait pas de soi, que le Comité aurait pu refuser, même si je savais que j’étais sous la tutelle de l’un de mes directeurs de thèse, Yves Hersant (l’autre étant Pierre Antoine Fabre), qui a pris le soin et le temps de relire ce premier texte avec attention. Que ma proposition ait été retenue m’a donné la confiance nécessaire pour poursuivre.

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72Mais ce cas dit aussi quelque chose de la revue Critique, telle que Philippe Roger la dirige : une capacité à accueillir de jeunes auteurs inexpérimentés, mais aussi des essais sur des œuvres marginales, à l’écart, peu connues, déclassées aurait dit Georges Bataille, et dont une revue comme Critique avait peut-être aussi la tâche à ses yeux de montrer la pertinence, quitte à rebrousser le poil de l’académisme. Par la suite, j’ai proposé un article sur W. G. Sebald, lui aussi à peine connu à cette époque, puis sur Charles Reznikoff, dont on rééditait Holocauste, le seul ouvrage de cet auteur alors traduit en français par Jean-Paul Auxeméry, traducteur dont on parle trop peu, mais dont les choix me semblent souvent justes et nécessaires. Il y a eu quelques autres textes, un numéro aussi sur le cinquantenaire de la mort de Georges Bataille, au centre duquel se tenait le Collège de sociologie, numéro dont je n’ai pu choisir le titre, ce qui a valu à Philippe Roger quelques malédictions qu’il ignore, oubliées depuis, d’autant que j’ai pu avec l’aide de Georges Didi-Huberman choisir l’image de couverture du numéro, Bataille en extase souterraine devant les dessins de Lascaux. Je me souviens que pour ce numéro, dont je me suis occupée avec Pierre Antoine Fabre, « Georges Bataille. D’un monde l’autre », nous avions déjeuné avec Yves Hersant, Philippe Roger et Sabrina Valy dans un restaurant du Quartier Latin, et que nous étions assis tout au fond de la salle, que c’était sombre, que je m’enfonçais dans une banquette très molle où risquait de m’engloutir ma timidité, et que le ton était joyeux, festif même, un brin dyonisiaque, mais avec le recul, je me dis que ce doit être de l’ordre du fantasme.

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74L’exigence critique de Critique m’a donc accompagnée depuis le début, c’est là que j’ai appris, je crois, une manière de penser à côté des grandes lignes, sur ce mode du chemin de traverse qu’aimait tant Louis Marin. Mais avec diplomatie. On m’a refusé un article une fois à Critique, ou plutôt, on m’a demandé de le raccourcir en le modifiant, parce qu’estimé trop critique, même si ce n’est pas ce terme qui a été utilisé. J’ai évidemment laissé tomber. Nouvelles malédictions. Mais alors qu’est-ce donc que la critique à Critique ? Même si je ne suis pas toujours d’accord avec les choix critiques de Critique, il me semble que, justement, et c’est sa réussite, la revue ne cesse de relancer cette question, en la laissant ouverte à tous, et pour ma part, c’est avec une nouvelle question que je voudrais la prolonger ici : qu’est-ce que cette notion de critique pour nous, responsables de la dispenser et de prendre position dans l’espace intellectuel et politique d’une époque ? N’exige-t-elle pas de tout discours critique qu’il comprenne, dans son geste même, une auto-critique ? C’est certainement le plus intéressant à faire au moment de commémorer un événement comme la naissance d’une revue si bien nommée. Pour Bataille, tel que je le lis, la critique est liée à la prise de risque, au moment périlleux où l’on s’avance dans une œuvre, non pour la juger, mais pour mesurer ce qu’elle remet en question, ce qu’elle déclasse, comment elle dérange le classement de nos dictionnaires et de nos bibliothèques au lieu de conforter l’ordre établi, ce qu’elle met en crise pour penser sinon mieux, mais autrement, plus loin, ou sur ce modèle nietzschéen que Bataille avait fait sien de l’inactualité. Critique critique, un nom et un verbe, une notion qui est aussi et doit être un agir, une revue conduite par un Comité, avec des auteurs et des lecteurs : une communauté merveilleuse où nous introduit notre pensée.

Critique Memories #7 : Chantal Thomas

La couleur bleue

75Durant mes années étudiantes à Bordeaux la lecture de Sade a été l’une de mes expériences les plus brûlantes. Dans la continuité, et à peu près à la même époque, j’ai découvert l’œuvre de Georges Bataille : Le Bleu du ciel, Histoire de l’œil et des textes parus dans la revue Critique. Bataille, comme Sade, m’éblouit pour avoir réussi l’exploit d’aller aussi loin que possible dans l’exploration et l’imagination fantasmatique des ressources érotiques – ceci dans une prose limpide, en parfait accord avec un idéal classique d’équilibre, de raison, d’argumentation. Tous deux, confrontant la pensée à un Impossible, mouvement par lequel se relancent à la fois l’énergie philosophique et l’élan romanesque. C’est donc avec en tête l’éloge fait par Bataille de Sade et d’une philosophie de l’excès que j’ai rencontré pour la première fois Jean Piel, successeur de Georges Bataille à la direction de Critique depuis la mort de ce dernier en 1962. Jean Piel bénéficiait à mes yeux de cette proximité de rôle ou de fonction, une proximité qui était aussi, ou d’abord, de famille, puisque, très vite, il m’apprit que sa femme, née Simone Maklès, était la sœur de Sylvia Bataille (devenue depuis l’épouse de Jacques Lacan, point sur lequel Jean Piel n’était pas prolixe) et également de Rose Masson, l’épouse du peintre André Masson.

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77Cette première rencontre date de 1982, à l’occasion du numéro spécial sur Roland Barthes. Jean Piel avait alors soixante-dix-huit ans, il marchait avec difficulté (c’était le père du philosophe Michel Foucault, chirurgien, qui avait raté son opération de la hanche, soulignait-il), parlait d’une voix assourdie, mais il émanait de lui une insolence de jeune homme doublée d’une assurance de grand bourgeois. Ce dernier trait aurait pu m’être antipathique sans le bonheur de séduction, la sincérité d’émotion, l’élégance et les drôleries de langage qui contribuaient, ainsi que son sourire et ses yeux d’un bleu clair, à son charme.

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79En tant que directeur de revue, Jean Piel se montrait capricieux, autoritaire (non sans humour), entier et fidèle dans ses goûts littéraires et philosophiques (il avait, par exemple, la plus vive admiration et une grande amitié pour Clément Rosset). Jean Piel prenait plaisir à exiger les articles dans des délais absurdement brefs et à vous lancer sur des pistes inconnues. Pour moi, ce fut surtout le cinéma italien et japonais, et, dans cette ligne japonisante, le travail passionnant de Maurice Pinguet. Mais, aussi, réciproquement, il était partant pour partager vos élans et s’enthousiasmer avec vous pour de nouveaux auteurs, ainsi à propos de Thomas Bernhard. Écrire dans Critique une série d’articles sur l’écrivain autrichien allait m’entrainer à me lancer dans un livre sur lui…

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81Je me souviens qu’au jour de l’an Jean Piel était toujours le premier à me souhaiter au téléphone, de sa voix si faible et si proche, la bonne année. Je me rappelle aussi qu’à la dernière visite que je lui fis, chez lui, en 1995, alors qu’il était alité, j’avais adopté un ton d’optimisme, à quoi il avait répondu sur un mode brusque mais sans emphase particulière : “Non, je ne me relèverai pas. Et c’est normal.”

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83Il faisait très beau. J’avais mis un chemisier bleu. Sa couleur de prédilection.

Critique Memories #8 : Donatien Grau

84En 2008, j’avais découvert dans la bibliothèque de l’École normale des volumes d’une revue intitulée Critique, qui rendait compte de livres, le plus souvent récents, voire même contemporains. Tels étaient les exemplaires qui m’étaient arrivés entre les mains. Et je me suis dit : que se passerait-il si une telle revue publiait une étude sur Henri de Régnier ? Idée saugrenue, quand j’y repense.

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86Je regarde l’ours : le directeur s’appelle Philippe Roger. Google m’aide à trouver la photo d’un homme à l’allure concentrée (ce devait être le site de l’université de Virginie), et une adresse de courriel. J’écris.

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88Quelques jours plus tard Philippe Roger me répond. Contribuer, oui, et Henri de Régnier, pourquoi pas. Je me mets donc au travail. J’envoie à Philippe Roger le texte, fin 2008. Il me répond qu’il va présenter le texte au conseil de rédaction. Ce qu’il fait. Texte accepté, avec la nécessité d’en réécrire des parties. Il souhaite le faire avec moi, me donne rendez-vous à son bureau de l’EHESS, boulevard Raspail.

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90J’y entre, à vingt-et-un ans, pour la première fois. Je monte au bureau de Philippe, et le rencontre. Sa chaleur, son intelligence, sa réserve aussi me frappent. Après quelques plaisanteries, nous nous mettons au travail. Je ne crois pas avoir jamais connu de séance d’editing aussi intense, aussi juste, et aussi précise. Avec ce que je nomme depuis le « principe de Philippe Roger » : la partie la plus faible d’un texte est toujours, presque toujours, notamment chez les chercheurs, et les jeunes chercheurs de surcroît, son premier paragraphe, ou ses deux premiers paragraphes. L’effet d’atterrissage du plein air pré-texte au cœur du sujet est quasiment toujours manqué. Donc il vaut mieux partir medias in res. L’article parut ainsi, amélioré de la chute de ses deux premiers paragraphes.

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92La drôlerie de Philippe, son humour presque anglais pour un penseur si français (même s’il est en fait ce que les Américains rêveraient que soit un cultural critic), son extrême rigueur, et sa générosité sont pour moi synonymes de Critique. Mes rapports avec la revue ont partie liée à sa personne. Ce que j’ose appeler notre amitié, notre compagnonnage, a aussi été la clef pour ma découverte des travaux des membres du conseil, et de l’invitation par un d’entre eux, Élie During, à contribuer en 2010 à un numéro intitulé « À quoi pense l’art contemporain ? ». Et, au même moment, quand, enseignant à l’École normale, j’organisai une « Rentrée des revues », Critique participa avec trois belles rencontres, avec Élie, Françoise Balibar et Yves Hersant.

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94Il y aurait bien d’autres récits à rapporter ici, trop pour refuser la nostalgie. Mais je m’en voudrais de manquer la plus grande aventure, celle où Philippe et moi nous parlâmes chaque jour, plusieurs fois par jour. Celle où j’en vins, en 2015, à vivre de l’intérieur l’expérience éditoriale de Critique : lorsque je fus invité par le directeur et le conseil de rédaction à diriger un numéro sur l’œuvre de Pierre Guyotat.

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96Pierre Guyotat avait été soutenu, lors de la sortie d’Éden, Éden, Éden, par les préfaces de deux membres du conseil de rédaction de l’époque (Roland Barthes, Michel Foucault, dont le texte remis trop tard paraît dans L’Observateur) et deux collaborateurs réguliers (Michel Leiris, Philippe Sollers). Si Régnier était antimoderne, Pierre Guyotat est résolument moderne. Je pris donc cette invitation comme une mission, et je voulus faire de ce numéro un manifeste, qui aurait pu se mesurer, par la qualité des auteurs, aux numéros historiques, pour un artiste bien vivant et déjà dans l’histoire. D’Alain Badiou à Pierre Brunel et Michel Zink, en passant par Ray Brassier, Catherine Brun, Emanuele Coccia, Michaël Ferrier, Tristan Garcia, Ann Jefferson, Tiphaine Samoyault, Edmund White, et Pierre Guyotat lui-même, avec deux magnifiques inédits, le pari fut relevé, et une contribution majeure à l’herméneutique de l’œuvre fut ajoutée. Combien d’échanges, de retours sur textes, de discussions sur des points de traduction…

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98Autres souvenirs : les deux soirées autour du numéro, l’une avec Pierre Guyotat lui-même à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, l’autre à la librairie Gallimard avec Catherine Brun, Ann Jefferson, Tiphaine Samoyault ; le compte-rendu d’un de mes propres travaux, Néron en Occident, par Shadi Bartsch, dans la revue ; la présence de Philippe lors de mes soutenances de thèse, et encore récemment au séminaire du Collège de France ou un autre membre du conseil de rédaction, Antoine Compagnon, m’avait invité à m’exprimer ; tant de conversations éditoriales avec Lanwenn Huon et Sabrina Valy.

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100En vérité, mes souvenirs de Critique sont la mémoire d’amitiés et d’admirations toujours réinventées.

Critique Memories #9 : Peter Szendy

Critique : une écologie de la lecture

101Critique : ce seul mot sans phrase, ce titre, écrit en capitales noires sur une couverture blanche, m’aura sans doute d’autant plus fait rêver qu’il se prête à tant de lectures.

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103On peut entendre Critique comme un nom, comme un adjectif, voire comme un verbe, conjugué à la deuxième personne de l’impératif [1]. L’injonction (critique !), la profession (celle de la ou du critique), la réception (le compte-rendu critique d’un ouvrage), le questionnement des conditions de possibilité (l’entreprise critique kantienne)… : qui sait lesquelles de ces multiples portées du mot résonnaient en moi lorsque j’ai pour la première fois feuilleté un numéro de Critique (l’un des premiers que j’ai dû prendre en main, dans les rayons de la librairie Compagnie, rue des Écoles, là où se côtoyaient des exemplaires anciens mis en vente, c’était sans doute celui consacré à « L’œil et l’oreille », en 1981) ?

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105Je pense aujourd’hui à cette belle histoire française qu’est l’histoire de Critique. J’y pense en écrivant ces lignes depuis les États-Unis où j’enseigne et où les débats autour du mot de « critique » font rage. On en parle sans article défini ni indéfini : critique (allongez le i de la dernière syllabe) est le sujet ou l’objet d’innombrables phrases qui sont bien souvent des variations sur une question posée par Bruno Latour dans le titre de son article publié en 2004 par la revue Critical Inquiry, à savoir : « Why Has Critique Run Out of Steam ? »

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107La question de Latour est sans détours : il ne s’agit pas de savoir si la critique est épuisée, mais pourquoi elle l’est (en commençant à traduire ses mots anglais, je suis obligé, en français, de préciser le genre : le ou la critique). Ce diagnostic, qui semble donc assuré et qui a été repris en chœur depuis, procède pourtant par des rapprochements pour le moins cursifs (on supposera qu’ils tirent leur efficace rhétorique précisément du choc de l’inattendu) ; ainsi : « Qu’est devenue la critique quand la DARPA [l’agence américaine pour les projets de recherche avancés dans le domaine de la défense] utilise […] le slogan baconien Scientia est potentia ? N’ai-je pas lu ça quelque part chez Michel Foucault ? […] Est-ce que Surveiller et punir est devenu le livre de chevet de Mr. Ridge [Tom Ridge, qui était à l’époque le secrétaire d’État américain à la sécurité intérieure] ? [2] »

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109À coups de juxtapositions de ce genre, le lecteur devrait se laisser convaincre de l’épuisement (ou pire : de la complicité suspecte avec le pouvoir) de ce que l’on entasse, sans s’embarrasser de distinctions, dans un contenant commode nommé critique, à savoir : « des gens comme Nietzsche et Benjamin », par exemple, ou encore « les bombes à neutrons de la déconstruction » (sic, p. 230). Que la déconstruction, notamment, ait été justement « une déconstruction de la critique [3] », voilà qui ne semble nullement arrêter Latour : pourquoi prendre le détour d’une lecture des textes quand le slogan suffit ?

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111Critique (qui a publié en 2012 un beau numéro intitulé « Bruno Latour ou la pluralité des mondes ») reste précisément à mes yeux l’un des rares espaces où la lecture peut compter sur un écosystème qui admet la durée des tours et retours, qui n’est pas voué à la consommation de marques intellectuelles, de logos du type « Foucault » ou « déconstruction ». Veut-on déclarer obsolètes le charbon et la vapeur (steam) de ce que l’on croit être la vieille critique ? Encore faudrait-il le faire sans les remplacer par des packagings en plastique jetable. L’écologie de la lecture en souffre.

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113Bataille avait d’abord songé à baptiser sa revue Critica, un titre pensé depuis le neutre pluriel latin qui signifie « philologie [4] ». Dans l’intitulé qui s’est finalement imposéCritique –, on n’entend plus vraiment le neutre, mais plutôt l’oscillation infinie et infiniment rapide entre le masculin et le féminin.

114*

115Qu’est-ce que cette oscillation ? Entre quoi et quoi ?

116*

117Imaginons : le critique, celui ou celle qui écrit des critiques ou des comptes rendus, ne cesserait de s’effacer au profit de la critique, de la pratique questionnante, de la lecture qui ausculte ce qu’elle lit ; et inversement, lorsque celle-ci tend à devenir un genre, lorsqu’elle se fige dans des protocoles ou des diagnostics assurés, on aimerait penser que la critique (la discipline, le champ critique) puisse prêter l’oreille à ce qu’on appellerait le critique, cette fois non pas pour nommer le praticien ou le professionnel des critiques, mais plutôt pour viser l’instance critique au cœur de la critique.

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119Pourra-t-on entendre ce syntagme : « le critique », comme on entend « le politique » ?

120*

121C’est cette possibilité fragile et puissante à la fois que Critique, je crois, préserve mieux que tant d’autres espaces critiques.

Critique Memories #10 : Benjamin et Pierre Antoine Fabre, Critique de pere en fils

La vie avec Critique

122Si l’on considère que le père a acheté ses premiers Critique autour des numéros 44-45, que le fils l’a rejoint au début des années 1970, et que l’un et l’autre lui restent fidèles aujourd’hui, on peut sûrement dire qu’ils constituent à eux deux un vieux lecteur bicéphale de la revue, qui n’a guère quitté leur paysage visuel, traînant toujours ici et là, à l’avant d’un bureau ou à l’arrière d’une voiture.

123Critique a connu dans leur vie deux accidents, sans gravité au bout du compte, mais le premier explique sans doute le second, à plus de cinquante ans d’écart.

124*

125Dans le courant de l’année 1969, à Santiago du Chili, un cercle d’étudiants entourait le père, qui pouvait être menacé par des représailles policières après la révélation publique des mauvais traitements qu’il avait subis quelques mois auparavant pour avoir hébergé un dirigeant du Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR). Tout colis arrivant dans la maison inquiétait ce cercle. Aussi un jour, le père, ses deux fils et ce groupe d’étudiants emportèrent tout au fond du jardin un lourd paquet et y mirent le feu, prenant la fuite aussitôt après. Mais le paquet brûlait, et rien ne venait. Aussi s’en approchèrent-ils prudemment pour découvrir, navrés, les dernières livraisons de la revue L’Homme et de la revue Critique qui lui avaient été expédiés par son fidèle libraire de Grenoble, Jean Clémancey, qui vient de mourir.

126Les bords étaient noircis, mais le reste était sauf.

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128Le père se rappelle d’ailleurs que cet accident fut d’autant plus incongru sans doute que, pendant son long séjour au Chili, les sujets traités par la revue s’éloignaient de plus en plus, non seulement de ce qui constituait l’horizon socio-politique du Chili dans les années 60, mais des demandes du public étudiant auquel il avait affaire. Par exemple, s’il regarde le numéro de septembre 1968, qui précéda de peu son arrestation, il trouve des articles de Deleuze sur Lewis Carroll, d’André Miquel sur la poésie arabe, de Todorov sur Benjamin Constant, de Pierre Guerre sur la peinture en Asie Centrale et d’Hervé Rousseau sur Napoléon… Tous thèmes, fort intéressants par eux-mêmes, mais bien éloignés des débats qui agitaient le Chili révolutionnaire de ces années.

129Mais à bien y réfléchir, la revue Critique a joué pour lui selon les moments de sa vie des rôles différents mais qui eurent aussi quelque chose de profondément semblable.

130À partir de 1950, le père, pris dans la préparation de l’agrégation, rencontrait rarement, au sommaire de la revue, les auteurs du programme. Tout ce qui était hors programme pouvait représenter du temps perdu. Les perspectives qu’offrait la revue donnaient alors une impression de liberté, hors de la clôture des travaux agrégatifs – Plotin, Malebranche, ou encore Cournot…

131Au début de sa carrière d’enseignant, les sujets qu’il avait à traiter se rencontraient rarement dans Critique. Il arrivait parfois que certains articles du programme y soient abordés mais, la plupart du temps, il s’agissait d’une lecture plutôt gratuite, qui pouvait constituer une sorte de réserve théorique.

132Tout cela traversé par les difficultés de concilier la lecture de la revue avec celles qu’exigeait un stalinisme parfois critique mais toujours fidèle jusqu’en 1956. Non seulement cette lecture était rarement partagée par ses camarades, pourtant grands lecteurs en général, mais la revue s’intéressait rarement à ce qui était, pour des staliniens à l’époque, les objets importants. Elle pouvait même apparaître – et être parfois dénoncée – comme une voie par laquelle s’infiltraient des visions petites-bourgeoises, avec Bataille, Blanchot, Weil, et plus encore Barthes ou Foucault. Il se souvient de vifs conflits à l’intérieur des débats cellulaires.

133Ainsi, à toutes ces étapes de la vie du père, Critique resta toujours comme un terrain de liberté, parfois difficile à défendre – père et fils s’en souviendront aussi plus loin.

134*

135Mais arrivons au second accident, bien des années plus tard, en 2018 : le père, désormais retiré, mais toujours lecteur de Critique, reçut chez lui le numéro 860-861 de la revue, intitulé « Vivre dans un monde abîmé ». C’est probablement en raison de ce lointain autodafé dont les livraisons de l’année 1969 étaient sorties indemnes, que le très rare froissage de l’angle droit bas de son exemplaire lui sembla insolite au point qu’il prêta fugitivement à la direction de la Revue l’intention d’avoir expressément fait chiffonner ce coin, en forme de compassion avec la dévastation du monde. Les émissaires (dont le fils) que le père envoya inspecter les piles des librairies de Paris et de province ne trouvant aucune autre trace de ce désastre allégorique, il fallut renoncer à cette idée. Mais à regret.

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137Si l’on excepte ces deux épisodes, la collection de la revue s’aligne sans une égratignure sur les rayonnages de la maison du père (le fils ayant quant à lui traitreusement photocopié certains articles dans les bibliothèques parisiennes et disposant donc d’une armée plus disparate). Quelque part aussi, au-dessus de l’un de ses rayonnages, un répertoireindex rouge, dans lequel le père a inscrit au fil de ces plus de soixante années la matière de chaque livraison, index dont le fils devra inexorablement poursuivre l’écriture.

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Un moment critique

139Le fils comme le père gardent dans leurs souvenirs celui d’une séquence souvent difficile, au cours surtout des années 1970 – le numéro de septembre 1968 (plus haut évoqué) n’accusait pas encore le coup de ces évolutions –, dans laquelle l’écriture de la revue était entrée dans un certain hermétisme, comme d’ailleurs beaucoup d’autres de la même époque, Tel Quel, Change, Les Cahiers du Cinéma, Cinétique, etc. Le souvenir est bien celui-là, mais son appréciation varie entre les deux lecteurs. Le fils faisait encore à cette époque ses dents conceptuelles, et il trouvait probablement ses délices à voleter dans l’éther ; le père, en revanche, n’en était plus à ces apprentissages, et il était peut-être aussi plus réticent à l’égard des courants politiques – pro-chinois en particulier – qui traversaient la littérature théorique de cette époque.

140Avec le recul du temps, on peut cependant essayer de comprendre cette période comme celle d’un scientisme appelé par l’exigence d’une double démarcation des sciences de l’Homme par rapport à la tradition philosophique et à l’héritage des humanités classiques. Il fallait faire plus dur que les durs, formaliser, schématiser.

141Le fils, occupé dans ces dernières années par l’inventaire des archives de Louis Marin – membre très actif de Critique dans les années 70 et 80 –, se pose également une autre question : bon nombre sont les œuvres les plus engagées sur le terrain sémiologique puis sémiotique dans ces années à être devenues, sur un second versant de leur trajectoire, des œuvres littéraires. Ou pour le dire autrement en reprenant les termes de Roland Barthes lui-même, nombreux sont les « écrivants » dans le champ sémiologique à être devenus des écrivains : Barthes, Umberto Eco, Louis Marin lui-même dans l’évolution d’un style d’écriture – et nous pourrions en trouver beaucoup d’autres, Hubert Damisch par exemple, dans les dernières années de sa vie, ou Gérard Genette. On a souvent donné, dans la dernière décennie du xxe siècle, une interprétation anti-moderne de ces évolutions, en faisant de ces tournants littéraires la marque d’un abandon du scientisme des « années structuralistes ».

142Mais ne peut-on pas tout à l’inverse proposer – passant ici du constat à l’hypothèse – que l’écriture, dans l’essence de son geste, ou pourrait-on dire dans le tracé du signe, portait d’emblée l’entreprise sémiologique au cœur de la littérature dans ses transparences et ses opacités – voir dans ses hermétismes. On pourrait proposer une autre lecture, non pas seulement de ces évolutions, mais aussi de l’époque « scientiste » elle-même, dans ses schémas, ses figures, ses dessins (si nombreux dans les manuscrits de Louis Marin, mais aussi dans ceux de Damisch). Bref, on pourrait ressaisir l’aventure sémiologique comme un ars scribendi, dont les cinquante dernières années auraient fait apparaître successivement et simultanément les multiples traits.

143Plus jésuite que le père, le fils s’efforce ici de sauver les concettismi de cette époque.

144Cela reste peut-être cependant un différend entre les deux lecteurs, le plus jeune n’ayant pas connu la revue antérieure à 1968 et ne mesurant peut-être pas quel avait pu être le sentiment d’un obscurcissement dans la période ultérieure.

145*

En perspective de longue durée

146Au-delà du rappel de ce moment critique, ils ne peuvent cependant conclure ce bref mémoire sans souligner d’un trait appuyé ce qui reste – bien que ce soit presque difficile de le croire – l’une des constantes singulières deCritique, comme revue générale, depuis ces lointaines années 1950 : d’être une revue de publications françaises et étrangères. Et plus audacieusement encore (ces lignes s’écrivent – pourtant ? – au lendemain des élections européennes du 26 mai dernier), de publications étrangères en langue originale, n’ayant pas forcément vocation à être traduites, les articles les concernant restant par conséquent – surtout avant l’ère d’Amazon et autres coursiers transnationaux aussi gourmands que véloces – hors de tout soupçon promotionnel. Publications anglaises, bien sûr, et nord-américaines, mais aussi allemandes, italiennes, espagnoles plus rarement, russes parfois… Autant de livres que, soudain mélancolique, le père craint de ne pouvoir tous lire – et que le fils, dans un accès de lucidité, craint de ne pas lire non plus.

147*

148Mais voilà certainement une dimension (ou plutôt de multiples dimensions) de la revue qui mérite d’être spécialement saluée. Tout à la fois parce que Critique a, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, su faire le constat que le lecteur cultivé ne serait plus le lecteur « polyglotte » qu’il avait été dans les décennies et les deux siècles antérieurs, pour des raisons politiques (dans le rapport à l’Allemagne et à l’Espagne en particulier), mais aussi, beaucoup plus généralement, parce que l’anglais affirmait rapidement son hégémonie et que l’apprentissage des langues devenait celui d’une communication et non plus d’une lecture ; et qu’il fallait lire pour ce lecteur ; mais qu’il ne fallait pas pour autant renoncer à cette ouverture internationale, et d’abord européenne. Peut-être la revue est-elle encore aujourd’hui, de ce point de vue, un pari pour l’avenir.

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Colloque organisé par François Bordes, Sylvie Patron, Philippe Roger, en partenariat avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, avec les soutiens du Centre d’études et de recherches interdisciplinaires en lettres, arts, cinéma (CÉRILAC) [Université Paris Diderot], de l’Institut Éric Weil [Université Lille 3 - Sciences Humaines et Sociales], de la revue Critique et de la Direction régionale des affaires culturelles Normandie (DRAC) [Ministère de la Culture].
Informations :
https://cerisy-colloques.fr/revuecritique2019/
Quelques jours après la tenue du colloque, nous apprenions le décès de Patrizia Lombardo.

Date de mise en ligne : 03/04/2020.

https://doi.org/10.3917/rdr.063.0028

Notes

  • [1]
    Cf. Sylvie Patron, « Le nom de Critique », dans Manières de critiquer, textes réunis par Francis Marcoin et Fabrice Thumerel, Presses universitaires d’Artois, 2001, p. 202.
  • [2]
    Bruno Latour, « Why Has Critique Run Out of Steam ? », Critical Inquiry, vol. 30, n° 2, hiver 2004, p. 228 (ma traduction).
  • [3]
    Jacques Derrida, Points de suspension, Galilée, 1992, p. 226. En 1972 déjà, dans Marges – de la philosophie (paru aux Éditions de Minuit dans la collection… « Critique »), Derrida se demandait : « Si la valeur d’autorité demeurait au fond, comme celle de critique elle-même, la plus naïve ? »
  • [4]
    Sur l’histoire du titre de la revue, je renvoie de nouveau à Sylvie Patron, « Le nom de Critique », p. 200-201
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