Couverture de RDR_057

Article de revue

Liberté de l’esprit. Un mensuel gaulliste

Pages 79 à 95

Notes

  • [1]
    Une première version de cet article a été publiée sous le titre « L’aventure de Liberté de l’esprit : Claude Mauriac directeur de revue » dans les Nouveaux cahiers François Mauriac, n° 23, 2015.
  • [2]
    Jean Charlot, Le Gaullisme d’opposition 1946-1958, Fayard, 1983, p. 178.
  • [3]
    D’après SUDOC, seules la BNF, la BDIC de Nanterre, la Fondation nationale des sciences politiques et la bibliothèque du DILA disposent d’une collection complète. Il n’y en a pas à la Fondation Charles de Gaulle.
  • [4]
    Jacques Julliard, La Quatrième République, Le Livre de poche, 1981, p. 16.
  • [5]
    Au catalogue de cette collection figurent des livres de Raymond Aron (Espoir et peur du siècle, L’Opium des intellectuels, Paix et guerre entre les nations), James Burnham (L’Ère des organisateurs), Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne), Jacques Ellul, Arthur Koestler et Manès Sperber.
  • [6]
    Voir Claude Mauriac, Aimer de Gaulle. Le Temps immobile [noté TI ci-après], 5, Grasset, 1978, p. 470.
  • [7]
    Yann Delbrel, « Un avocat dans son siècle : Georges Izard, compagnon de route de la famille Mauriac », Nouveaux Cahiers François Mauriac, n° 23, 2015, p. 81.
  • [8]
    Il a collaboré comme reporter ou comme critique aux périodiques suivants : Sept, Le Siècle médical, Marie-Claire, La Flèche, Le Figaro, Le Jour, Carrefour, Cavalcade. Voir Jean Touzot, « Claude Mauriac adepte comblé du journalisme », Nouveaux Cahiers François Mauriac, n° 23, 2015, p. 31-40.
  • [9]
    Claude Guy (1915-1992) qu’il avait connu à la Faculté de droit de Paris, s’était engagé dans les Forces aériennes françaises libres. En juin 1944, il devient l’aide de camp du général de Gaulle.
  • [10]
    Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 1999, p. 606.
  • [11]
    Claude Mauriac, « Pour un dialogue de bonne foi », Liberté de l’esprit, n° 1, février 1949, p. 2-3. Les références ultérieures à la revue seront notées LE.
  • [12]
    Les fées financières qui se sont penchées sur le berceau de la revue sont vichyssoises. Voir Patrick Louis, La Table ronde : une aventure singulière, Paris, La Table ronde, 1992.
  • [13]
    François Mauriac, Lettres d’une vie, Grasset, 1981, p. 532.
  • [14]
    François Mauriac, Préface aux Bloc-notes, t. 1, Le Seuil, coll. « Points », 1993, p. 38.
  • [15]
    Sur cette question, voir Jeanyves Guérin, Les Listes noires de 44, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2016.
  • [16]
    Claude Mauriac, « Une question de vie ou de mort », LE, n° 27, janvier 1952, p. 2.
  • [17]
    En décembre 1948, Claude Mauriac, rendant compte du premier roman de Nimier, Les Épées, à La Table ronde salue « un écrivain, un vrai ».
  • [18]
    La présence de Claude Elsen pourrait étonner, car cet auteur fut, en Belgique, condamné pour faits de collaboration. De même, celle de Louis Salleron qui fut pétainiste.
  • [19]
    Caillois qui avait fondé le Collège de sociologie, devient directeur de la revue Diogène en 1952.
  • [20]
    Roger Nimier, « Le choix des victimes », LE, n° 1, février 1949, p. 12-14.
  • [21]
    Claude Mauriac, « Pour un dialogue de bonne foi », art. cit., p. 2.
  • [22]
    Jean Lescure, « Lettre ouverte à Claude Mauriac », LE, n° 3, avril 1949, p. 68.
  • [23]
    Roger Nimier, « La comtesse de Ségur au secours de la Révolution », LE, n° 3, avril 1949, p. 68-69.
  • [24]
    Roger Nimier, « Les Girondins », LE, n° 2, mars 1949, p. 68.
  • [25]
    Gaëtan Picon, « Malraux et la psychologie de l’art », LE, n° 1, 3 et 4, 1949.
  • [26]
    Raymond Aron, Mémoires, t. 1, Pocket, 1985, p. 313-328.
  • [27]
    « Quand, intellectuel européen, je me déclare solidaire de la lutte des États-Unis contre l’entreprise stalinienne, je n’entends pas approuver du même coup tous les traits de la civilisation américaine » (« Impostures de la neutralité », LE, n° 13, septembre 1950).
  • [28]
    Raymond Aron, « Le Pacte atlantique », LE, n° 3, avril 1949, p. 52.
  • [29]
    Raymond Aron, Mémoires, t. 1, op. cit., p. 361-363.
  • [30]
    Claude Mauriac, TI, 5, p. 487.
  • [31]
    Le 11 avril 1950, le colonel Rémy, résistant historique, compagnon de la Libération et grande figure du RPF, publie dans Carrefour un article titré « La justice et l’opprobre ». Il y prône la réhabilitation du maréchal Pétain. L’article fait scandale. De Gaulle désavoue son auteur qui démissionne du RPF. Voir Jean Charlot, op. cit., p. 195-204.
  • [32]
    Id.
  • [33]
    Tony Judt, Un Passé imparfait, Fayard, 1992, p. 285-286.
  • [34]
    Claude Mauriac, TI, 5, p. 16.
  • [35]
    Raymond Aron, « Impostures de la neutralité », art. cit., p. 151-157.
  • [36]
    Aron a préfacé la thèse de Branko Lazitch, Lénine et la troisième Internationale (La Baconnière, 1950) dont LE publie des extraits.
  • [37]
    André Rousseaux, « Un martyr de la liberté », LE, n° 2, mars 1949, p. 27. Cf. Emmanuel Mounier et Jean-Marie Domenach, « Le procès du cardinal Mindszenty », Esprit, n° 154-155, mars-avril 1949, p. 339-366.
  • [38]
    Pierre Scize, « Leçon de l’affaire Kravchenko », LE, n° 3, avril 1949, p. 59. Guillaume Malaurie et Guillaume Terrel (L’Affaire Kravchenko, Robert Laffont, 1982) significativement citent, non cet article, mais celui que le même auteur donne à La Bataille. L’on rappellera que l’avocat du transfuge soviétique était Maître George Izard, ami de la famille Mauriac.
  • [39]
    Pierre Scize et Léon Werth, « Le procès Rousset-Lettres françaises », LE, n° 17, janvier 1951, p. 15-16.
  • [40]
    René Tavernier, « Les illusionnistes », LE, n° 1, février 1949, p. 7.
  • [41]
    Claude Mauriac, « Pour un dialogue de bonne foi », Art. cit.
  • [42]
    Raymond Aron, « Neutralisme et engagement », Polémiques, Gallimard, 1955, p. 199-217.
  • [43]
    Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme, Fayard, 1995.
  • [44]
    Rassemblement démocratique révolutionnaire. Liberté de l’esprit ignore la SFIO et le MRP. On y fait sien le mot lancé par Malraux aux assises du RPF en 1949 : « Il y a nous, les communistes et rien ». La mort de Léon Blum ne suscite aucun article.
  • [45]
    Claude Mauriac, « Pour un dialogue de bonne foi », LE, n° 1, février 1949, p. 2.
  • [46]
    Voir René Tavernier, « Les illusionnistes », LE, n° 1, février 1949, p. 7-8.
  • [47]
    « Mises au point », LE, n° 2, mars 1949, p. 1-2.
  • [48]
    Voir Michel Winock, « Esprit ». Des intellectuels dans la Cité, 1930-1950, Le Seuil, coll. « Points », 1996.
  • [49]
    Pierre de Boisdeffre, « Le drame d’Esprit », LE, n° 3, avril 1949, p. 63-64.
  • [50]
    François Fejtö, « L’affaire Rajk est une affaire Dreyfus internationale », Esprit, novembre 1949 ; Jean Cassou, « La révolution et la vérité », Esprit, décembre 1949.
  • [51]
    Emmanuel Mounier, « De l’esprit de vérité », Esprit, novembre 1949.
  • [52]
    Emmanuel Mounier, « Fidélité », Esprit, février 1950, p. 178-180.
  • [53]
    Claude Elsen, « Le dialogue impossible », LE, n° 8, janvier 1950, p. 23-24.
  • [54]
    Geneviève de Gaulle et Max-Pol Fouchet, « Hommage à Mounier », LE, n° 9, avril 1950, p. 41. Cf. François Mauriac, « L’exemple d’Emmanuel Mounier », Le Figaro, 27 mars 1950.
  • [55]
    Raymond Aron, « Réponse à Sartre », LE, n° 5, juin 1949, p. 101-102.
  • [56]
    Jules Monnerot, « Petit crayon de Sartre », LE, n° 37, janvier 1953, p. 31 sq.
  • [57]
    Jacques Robichon, « Libérons le roman fançais de M. Sartre », LE, n° 16, décembre 1950, p. 263-267.
  • [58]
    Jacques Robichon, « Dieu, le diable et M. Sartre », LE, n° 23, septembre 1951, p. 210-221.
  • [59]
    Jacques Robichon, LE, n° 10, mai 1950.
  • [60]
    Albert Palle, « Les Temps modernes et la démocratie », LE, n° 33, juillet-août 1952, p. 189-193.
  • [61]
    Tony Judt, op. cit., p. 287-288.
  • [62]
    Jacques Robichon (1920-2007) est journaliste à Paris Presse, Carrefour et au Figaro littéraire. Il publie en 1953 un livre sur François Mauriac.
  • [63]
    Jean José Marchand contribuait, sous l’occupation, à Confluences et Poésie 41. Après la guerre, il écrit dans Combat et rejoint Le Rassemblement.
  • [64]
    Stanislas Fumet, « Partage de midi au Théâtre Marigny », LE, n° 1, février 1949, p. 16-17.
  • [65]
    Gaëtan Picon, « Malraux et la “psychologie de l’art” », LE, nos 1, 3 et 4, février, avril et mai 1949, p. 19-22, 66-67 et 89-91.
  • [66]
    Gaëtan Picon, « Note sur Pierre-Jean Jouve », LE, n° 8, janvier 1950, p. 4.
  • [67]
    Louis Sigean, « Les Enfants tristes : notre après-guerre », LE, n° 25, novembre 1951, p. 285-287.
  • [68]
    Claude Mauriac, « La Monnaie de l’absolu », LE, n° 13, septembre 1950, p. 172.
  • [69]
    Claude Mauriac, L’Alittérature contemporaine, Albin Michel, 1958.
  • [70]
    Claude Mauriac, « L’Homme révolté », La Table ronde, n° 48, décembre 1951, p. 98-109 et Hommes et idées d’aujourd’hui, Albin Michel, 1953, p. 161-178.
  • [71]
    Claude Mauriac, « Les merleaupontifs et le confort intellectuel », LE, n° 8, janvier 1950, p. 28-30.
  • [72]
    Jean Lacouture, Malraux, une vie dans le siècle, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 1976, p. 355.
  • [73]
    Le RPF verse 100 000 francs annuels à Liberté de l’esprit. L’abonnement coûte 240, 500 puis 650 francs et le numéro se vend 20, 50, 80 francs.
  • [74]
    Voir Pierre Grémion (éd.), Preuves, une revue européenne à Paris, Julliard, 1989.
  • [75]
    Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, op. cit., p. 522.

1 Claude Mauriac aujourd’hui est souvent vu comme le compagnon de Gilles Deleuze, Michel Foucault, Maurice Clavel et Jean-Paul Sartre dans leur combat en faveur des immigrés et des détenus. On a oublié qu’il fut longtemps une figure éminente de la mouvance gaulliste et que celle-ci, contrairement à ce que l’on affirme généralement, était loin d’être composée de médiocres. On y trouvait André Malraux et François Mauriac, bien sûr, mais aussi Pierre-Jean Jouve, Romain Gary, Joseph Kessel, Maurice Clavel et d’autres encore. Après 1947, le RPF dut « s’organiser pour tenir » [2]. Le général de Gaulle, qui est un authentique écrivain, et Malraux, délégué à la propagande donc en charge de la presse, ont tenu à ce que le mouvement soit ouvert au milieu intellectuel. Il lui fallait, à cette fin, disposer d’une revue qui soit une interface avec ce milieu. Sartre en effet avait Les Temps modernes, les communistes La Nouvelle Critique, la droite La Table ronde. Esprit, sous la houlette d’Emmanuel Mounier puis d’Albert Béguin, avait affermi sa position. Les gaullistes eurent Liberté de l’esprit, qui fit paraître 41 numéros entre février 1949 et juillet 1953 [3]. Alors que la Quatrième République, écrit Jacques Julliard, fut en « rupture totale et permanente » [4] avec les intellectuels, méprisant leur travail et leurs valeurs, De Gaulle, là aussi, marquait sa différence.

2 La paternité du titre Liberté de l’esprit – que la collection fondée par Raymond Aron aux éditions Calmann-Lévy portait déjà [5] – est attribuée à Malraux. Le général de Gaulle et Malraux s’accordèrent aisément pour confier la responsabilité de la revue à Claude Mauriac, l’homme idéal pour tisser des liens avec les intellectuels [6] alors qu’il est docteur en droit et qu’il ne s’était engagé ni dans la Résistance ni dans la Collaboration. Il allie « une sensibilité de gauche » et une « aversion pour le communisme » [7]. Il possède deux atouts : d’une part, une expérience du journalisme [8], de l’autre, ses entrées dans le milieu littéraire. Il connaît André Gide, Paul Valéry, André Breton, Jean Cocteau, Marcel Jouhandeau. Ce n’est pas son père mais son condisciple Claude Guy [9] qui l’a fait recruter comme secrétaire du général à l’été 1944. Il le reste quatre ans. Il est parallèlement critique cinématographique au Figaro littéraire et adhère au RPF en 1947. Il a un nom, à défaut d’une œuvre.

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3 Le fils de François Mauriac fut à la fois le directeur et le rédacteur en chef de la revue, laquelle n’a pas d’organigramme ni de collaborateurs permanents. Car il ne s’agit ni d’élaborer une doctrine ni de construire un programme : le RPF, Malraux le répète de discours en discours, n’est pas un parti traditionnel. Si Le Rassemblement est un outil de combat, Liberté de l’esprit se veut plutôt un organe de débat. Son sous-titre, « Cahiers mensuels destinés à la jeunesse intellectuelle » en appelle à la jeunesse, une constante chez Malraux homme politique. Les livraisons eurent entre 24 et 48 pages, ce qui en fait de modestes cahiers. La revue a peu de publicité mais accepte des placards de revues amies, en l’occurrence La Table ronde et Preuves. Il est difficile d’évaluer sa diffusion. Il est vraisemblable qu’elle fut peu importante : « Revue quelque peu confidentielle », estime Michel Winock [10]. Les militants de base, sans qu’on les taxe d’anti-intellectualisme primaire, préféraient sans doute lire Le Rassemblement, La Bataille ou Carrefour plutôt qu’un mensuel austère. L’Observateur démarre, en 1950, avec un tirage de 15 000 exemplaires. Dans le texte liminaire du premier numéro qui fait fonction de manifeste, Claude Mauriac distingue les « compagnons » des « amis » du mouvement gaulliste. Dans l’idiolecte gaulliste, les premiers sont les adhérents, les seconds, les compagnons de route. D’entrée, il assure les uns et les autres qu’ils disposeront d’une « totale liberté de pensée et d’action ». Puisque « Le R.P.F. est un Rassemblement », toutes les « bonnes volontés » sont les bienvenues. Au discours idéologique, on opposera « le langage de la bonne foi et de la mesure » [11].

4 Quand il prend ses fonctions, Claude Mauriac a l’expérience de La Table ronde[12]. Cette revue, au départ, se voulait littéraire et pluraliste. Aron, Camus et Paulhan figuraient au sommaire de son premier numéro, et Malraux à son comité de rédaction. Or, très vite ces auteurs résistants s’étaient éloignés, constatant que la droite littéraire y avait placé ses hommes et en avait fait une revue de choc. François Mauriac qui voulait qu’elle fût « une revue de dialogue et d’échange » [13] se retrouva au milieu de « chevau-légers maurrassiens », impertinents mais extrémistes. Comme celui-ci le constata avec humour, « jamais poule n’avait couvé autant de canards » [14]. Sans doute exagère-t-il un peu, mais il dut en tout cas mettre en garde son fils. Une revue gaulliste ne pouvait se permettre de publier Jouhandeau, Montherlant et Fraigneau : il est des voisinages compromettants [15].

5 En janvier 1952, Claude Mauriac dresse un premier bilan et reprécise la posture de la revue. Il la caractérise par une liberté et une unité de ton et l’entente de ses collaborateurs sur l’essentiel, à savoir l’avenir de la France. Son rôle est celui d’un « catalyseur » face à la menace majeure qui pèse sur la France et sur l’Europe occidentale : le communisme stalinien. Or le système des partis installé par la constitution de la iv e République est impuissant à défendre la France. Liberté de l’esprit a surtout une « doctrine » qu’illustrent trois noms, cités dans l’article : Malraux, Aron et Monnerot. Et Claude Mauriac de renvoyer dos à dos les nationalistes de droite et les neutralistes de gauche. « Nos sommaires sont en majorité composés avec des signatures d’hommes de gauche ». Il ajoute : « Certains d’entre nous ont une sensibilité de gauche ; d’autres, moins nombreux, ont une mentalité de droite » [16]. L’on rangera d’un côté Malraux, Max-Pol Fouchet, Léopold Sédar Senghor, René Tavernier, de l’autre Thierry Maulnier, Roger Nimier [17], Claude Elsen [18], qui ont été recrutés à La Table ronde, et Louis Salleron. Les uns et les autres cohabitent aux mêmes sommaires. Mais il n’y a pas de travail en commun. Liberté de l’esprit n’est pas Esprit.

6 Plus de cent auteurs ont contribué au mensuel. Le général de Gaulle ne lui a donné aucun texte. François Mauriac, qui ne manque pas de tribunes, du Figaro à La Table ronde, n’entend pas, à l’époque, se marquer comme gaulliste. Il soutient, on le sait, le MRP et se prononce contre le RPF. Sa contribution se limite à un court texte sur Victor Hugo et à une lettre à son fils. Mais Claude Mauriac obtient les signatures de figures prestigieuses qui enrichissent le capital symbolique de Liberté de l’esprit. La NRF, empêchée, est représentée par plusieurs de ses figures et d’abord Jean Paulhan, Jean Grenier et Roger Caillois [19]. Francis Ponge a été communiste. Jules Monnerot vient de la mouvance surréaliste. Stanislas Fumet a dirigé Temps présent. René Tavernier a fondé Confluences et Max-Pol Fouchet Fontaine sous l’Occupation. Jean Lescure a animé la revue Messages. Denis de Rougemont est un ancien non-conformiste des années 1930 et un partisan de l’Europe fédérale. Thierry Maulnier, ancien de L’Action française, est, de même que Raymond Aron, mais sur une autre ligne, un pilier du Figaro, quotidien peu favorable au RPF. Roger Nimier enfin est un Hussard marqué à droite. L’éventail des générations est donc large, comme l’est celui des sensibilités. Il y a bien rassemblement. Les gaullistes ont eux aussi leurs compagnons de route. Les politiques sont représentés par des parlementaires ou des intellectuels comme Michel Debré, Jacques Soustelle, Louis Vallon, Robert Poujade, Jacques Debû-Bridel, Edmond Michelet, Christian Fouchet, Louis Terrenoire, Yvon Morandat, Pierre Dumas. Plus d’un sera ministre sous la Cinquième République, même si l’on note un absent de marque : Georges Pompidou.

7 La première livraison comprend des textes de Jean Amrouche et de Max-Pol Fouchet, deux anciens amis de Camus, et un article du jeune Roger Nimier. On y lit : « Nous ne ferons pas / la guerre / avec les épaules de M. Sartre ni avec les poumons de M. Camus. […] Le silence de M. Camus, dans le silence universel, n’aurait rien de très remarquable, si le même écrivain ne s’élevait pas (avec éloquence) en faveur des nègres, des Palestiniens ou des Jaunes » [20]. Son article, délibérément calomnieux, envoyait un message désastreux. Camus, auteur antitotalitaire s’il en fut, était de ceux que Malraux, qui se voyait volontiers en trait d’union entre De Gaulle et la gauche, pouvait espérer rallier au général. « Oui, nous nous rejoindrons un jour, Albert Camus » [21], écrivait Claude Mauriac. L’article de Nimier choque Jean Lescure qui le fait savoir [22]. Le dandy provocateur devra présenter ses excuses à Camus [23]. Entre temps, il s’en est pris aux « Girondins » [24].

8 Plus particulièrement, deux auteurs phares, amis et complémentaires, animent Liberté de l’esprit. À l’écrivain Malraux, le lyrisme ; à l’écrivant mais grand intellectuel Raymond Aron, les analyses politiques et géopolitiques de situations empiriques. Le premier réserve ses discours politiques au Rassemblement. Il ne traite ici que de questions culturelles, en l’occurrence de l’art et de la littérature. À Claude Mauriac il donne d’abord des avants-textes du Démon de l’absolu puis de la Psychologie de l’art, que Claude Mauriac en personne et Gaëtan Picon commentent longuement [25]. Référence majeure de la revue, Malraux s’y pose en écrivain. C’est lui qui fait écrire, par exemple, Julien Segnaire alias Paul Nothomb, son compagnon de l’escadrille Espana, son vieil ami Pascal Pia ou encore Albert Ollivier et évidemment Gaétan Picon. Reste que, malgré son prestige, il a échoué à attirer les écrivains qui, avant la guerre, faisaient partie de son réseau amical, Louis Guilloux ou Jean Guéhenno.

9 Raymond Aron, dans ses Mémoires, explique son adhésion au RPF par des raisons pragmatiques de politique intérieure, en l’occurrence son allergie au régime ou système des partis [26]. Conformément à sa philosophie, ce libéral choisit le moindre mal, à savoir l’Occident, les démocraties, l’alliance américaine, le mouvement gaulliste. Sa tâche est critique : elle est de démystifier la réalisation marxiste-léniniste de l’utopie collectiviste, non d’exalter l’utopie libérale ni de faire l’éloge du général. Il refuse d’opposer un credo à un autre credo. Aucune cause, pense-t-il en philosophe de l’histoire, n’est jamais pure [27]. Sa géopolitique n’est pas celle du général. Si Le Grand Schisme a donné une stature internationale à ce gaulliste hétérodoxe, en tant que libéral, il n’est pas prophète en son pays. Il apporte à la revue gaulliste sa culture historique et philosophique, son intelligence du politique. S’interdisant les facilités de la rhétorique et de l’abstraction, il lui fournit près de vingt textes substantiels dont certains seront repris dans Les Guerres en chaîne, Polémiques et L’Opium des intellectuels. Dans l’un d’eux, le premier, il prend, contre Étienne Gilson, la défense du Pacte atlantique [28]. De Gaulle laisse passer l’article. Il ne voulait pas, estime après coup Aron, apparaître comme un censeur [29]. Par la suite, Aron confiera à Liberté de l’esprit des articles compatibles avec la géopolitique du mensuel, et au Figaro ses articles atlantistes ou favorables à la construction européenne.

10 Liberté de l’esprit, en revanche, ne publia pas la Lettre aux directeurs de la Résistance de Jean Paulhan suite à un véto du général [30]. Comme dans l’affaire Rémy [31], le sacré, le capital historique du gaullisme étaient en cause. Ses adversaires, communistes et neutralistes, ne cessaient de dépeindre le RPF comme un parti fasciste. Il ne fallait pas offrir de prises à leurs campagnes. Le mensuel trouve là des limites à son autonomie. De Gaulle attendait de la « cohésion » entre la revue et le mouvement. À ce propos, Claude Mauriac note, dans son journal, ces paroles du général : « Il est certain que la liberté d’esprit doit être sauvegardée et exercée, mais à condition qu’on ne sape pas en son nom les forces nationales qui la garantissent » [32].

11 L’historien Tony Judt remarque ce fait lourd : en France, l’idéologie républicaine et l’idéologie marxiste ont occupé l’espace intellectuel, laminant le postulat libéral [33]. Les authentiques libéraux étaient discrédités comme conservateurs voire réactionnaires. L’historien donne quelques noms : Jacques Maritain, Jean Paulhan, François Mauriac, Raymond Aron. Sans doute aurait-il pu ajouter Claude Mauriac. Ces auteurs disposaient d’un appréciable capital symbolique, mais ils étaient isolés. Il se trouve, ironie ou ruse de l’histoire, que plusieurs d’entre eux ont été publiés dans un mensuel gaulliste.

12 Liberté de l’esprit a deux axes politiques forts : la critique du communisme et de l’Union soviétique, la défense et illustration du gaullisme. « Il faut tenir tête aux communistes », avait déclaré Malraux à Claude Mauriac en 1945. Il ajoutait : « Et bien sûr, il faut accepter d’être traîné dans la boue » [34]. On mesure mal aujourd’hui le terrorisme idéologique qu’exercent alors le PCF et ses nervis de la plume. L’URSS vise à la domination mondiale et l’Europe occidentale est en première ligne, condamnée à s’unir et à s’allier aux États-Unis. Il importe de ne pas renouveler face à l’URSS les erreurs commises dans les années 1930 face au Reich. Pour qu’on n’en arrive pas à une guerre totale, il faut que les démocraties occidentales gagnent la guerre des propagandes, la guerre idéologique. Le NKVD et le Coca-Cola ne sont pas à mettre sur le même plan. Dans cette conjoncture, Aron assume courageusement son anticommunisme. Les neutralistes [35] du Monde, d’Esprit et de L’Observateur, pour Aron, favorisent l’URSS dans la mesure où ils tiennent les États-Unis pour la principale menace contre la France et l’Europe occidentale. De bonnes feuilles d’ouvrages publiés par Aron chez Calmann-Lévy alimentent les sommaires de la revue [36]. Malraux, dans le texte qui ouvre le premier numéro et qu’il a intitulé « Culture » a donné l’exemple quand il s’en est pris au congrès de Wroclaw qu’il préfère appeler de Breslau. Le cardinal Mindszenty est, pour André Rousseaux, un « martyr de la liberté » [37]. L’on ne s’étonnera pas de la place faite aux procès que Viktor Kravchenko [38] puis David Rousset intentent aux Lettres françaises[39] qui avaient réagi par la diffamation grossière à leurs témoignages implacables. De numéro en numéro, les collaborateurs de la revue, et d’abord Jean Chauveau dont c’est la tâche à partir de janvier 1951 (« signes des temps »), plutôt que de les insulter, pointent les sottises et les énormités proférées par Maurice Thorez, Aragon, Guillevic, Laurent Casanova et Jean Kanapa. On a là un « collier de perles ». En ce sens, Liberté de l’esprit est bien un périodique de guerre froide.

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13 La ligne du mensuel est clairement antitotalitaire. « L’ennemi se nomme le totalitarisme », écrit René Tavernier [40]. Claude Mauriac l’affirme d’emblée : « L’ensemble de nos compagnons s’accorde à refuser le totalitarisme de droite ou de gauche » [41]. En juin 1950, il participe au Congrès pour la liberté de la culture qui se tient à Berlin et dont Raymond Aron est l’un des principaux orateurs [42], puis à la réunion de Bruxelles qui met en œuvre le projet. Comme le note Pierre Grémion, Liberté de l’esprit passe pour la structure d’accueil parisienne du Congrès [43]. La revue est alors la seule qui, en France, lui fasse écho en publiant le manifeste de Berlin, ses rapports et, en placards, ses sommaires. Un de ses collaborateurs, René Tavernier, est chargé par le Congrès du lien avec les intellectuels français. Jozef Czapski, pilier de Kultura, et Branko Lazitch, tous deux futurs contributeurs de Preuves, apportent à la revue gaulliste leur expérience du socialisme réel. Mais ce sont des pigistes, non des collaborateurs permanents. Reste que sur la question cardinale du stalinisme, des camps et des grands procès, Liberté de l’esprit a fait preuve d’une grande clairvoyance quand, dans leur grande majorité, les intellectuels français se montrèrent aveugles ou myopes.

14 Dans son tout premier article, Claude Mauriac lançait un appel à la gauche non communiste, représentée alors par le RDR [44], désignant André Breton et Camus comme des « adversaires fraternels », mais écartant Sartre auquel sont reprochées sa mauvaise foi et ses invectives [45]. Pour sauvegarder la paix, déclare-t-il, il vaut mieux compter sur de Gaulle que sur Garry Davis [46]. Le mois suivant, paraît une mise au point non signée mais attribuable à Claude Mauriac : « Nous considérons que le général de Gaulle et le Rassemblement dont il a pris la tête sont à l’heure actuelle pour la France et, dans une large mesure aussi, pour l’Europe, les garants d’une civilisation millénaire dont la liberté est la plus précieuse conquête. Là et là seulement réside le lien entre Liberté de l’esprit et le RPF. » [47] L’on pourra s’étonner de la place importante que tiennent Garry Davis et le RDR en 1949. C’est que le citoyen du monde et le parti de Sartre et Rousset exercent une indéniable attraction sur le milieu intellectuel. La présence de Camus et de Breton à leurs meetings a manifestement impressionné. L’on ne pouvait penser en 1949 que ce serait deux feux de paille.

15 Le rapport aux communistes est discriminant. Il y a ceux qui leur font des concessions, refusent tout anticommunisme, signent l’appel de Stockholm, et, la troisième voie étant fermée, ceux qui n’en font pas. Liberté de l’esprit combat les uns, cherche à séduire les autres. Avec les premiers, neutralistes, existentialistes ou personnalistes, les relations sont difficiles, le dialogue impossible. La revue Esprit, qui occupe une place essentielle dans le paysage, en 1949 s’est rapprochée des communistes [48]. Pierre de Boisdeffre interpelle les personnalistes [49]. Le procès Rajk et le schisme titiste amènent une nette prise de distance que traduisent des articles historiques de François Fejtö et de Jean Cassou [50]. Mounier, après avoir avalé beaucoup de couleuvres, n’en peut plus : il livre « De l’esprit de vérité » [51]. De Pierre Courtade à André Wurmser, de Roger Garaudy à Jean Kanapa, les staliniens aussitôt se déchaînent. Mounier néanmoins persiste et signe [52]. Claude Elsen en prend aussitôt acte avec satisfaction [53]. À sa mort survenue quelques semaines plus tard, Geneviève de Gaulle et Max-Pol Fouchet rendent hommage à Mounier [54]. Mais l’année suivante, Jean-Marie Domenach, considéré comme resté proche des communistes, est pris à partie. À chaque fois, les articles ne suscitent aucune réaction d’Esprit. La « revue des revues » ne les signale jamais : ces gens-là ne méritent pas qu’on leur réponde.

16 Sartre, neutraliste d’abord puis compagnon de route impavide des communistes, est la bête noire de la revue. En faisant preuve dès 1947 d’un antigaullisme viscéral et hystérique, il a tout fait pour l’être. Son magistère y est contesté comme il l’est à La Table ronde, à Preuves, à La Parisienne et dans les revues de Paulhan. Quand Aron publie une brillante « réponse à Jean-Paul Sartre », le verdict est féroce :

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« Quand il traite de politique, il a la sentimentalité juvénile […]. Les opinions absurdes ou odieuses qu’il me prête sont un moyen de camoufler sa propre démagogie […]. Sartre ne consent à emprunter ni la voie du socialisme travailliste ni celle du communisme. Du coup, il accumule les prétentions les plus puérilement contradictoires. » [55]

18 Jules Monnerot lui aussi s’en prend à Sartre [56]. Jacques Robichon s’attaque d’abord au romancier [57] puis à l’homme de théâtre. Son compte rendu du Diable et le bon Dieu est dépourvu d’aménité [58]. Le même applaudit Paul et Jean-Paul de Jacques Laurent [59]. Albert Palle, ancien élève de Sartre, condamne enfin la dérive communisante des Temps modernes[60]. Entre les deux mensuels, l’antagonisme est frontal.

19 On passera vite sur la défense et illustration du gaullisme. Elle est attendue. La revue évite, dans la mesure du possible, le culte de la personnalité qui, au même moment, ridiculise les communistes quand ils évoquent non seulement Staline mais aussi Thorez. Pour le dixième anniversaire de l’appel du 18 juin, l’essentiel d’une livraison réunit des témoignages d’Henri Focillon, Mme Félix Éboué, Gustave Cohen, Edmond Michelet, Michel Debré, Geneviève de Gaulle, Jules Monnerot, Robert Poujade, Christian Fouchet, Georges Cattaui, Max-Pol Fouchet. Cette liste de noms a été soigneusement dosée. On notera l’absence de Malraux, le chantre inspiré du général. Le meilleur de la revue n’est pas là, il est dans la critique du totalitarisme. Les libéraux dont Aron est le meilleur exemple, rappelle Tony Judt [61], sont d’admirables critiques des idéologies dominantes, marxisme ou existentialisme, ils n’attachent pas leur nom à une philosophie personnelle.

20 Une revue se doit, en ces années-là, de publier des textes littéraires ou d’écrivains, Malraux et Claude Mauriac en obtiennent de Cioran, Francis Ponge, Jouve, Supervielle, Pierre Emmanuel, qui en donnent aussi à La Table ronde, et d’Emmanuel Berl, Léopold Sédar Senghor. S’y ajoutent dix lettres inédites de Tocqueville, deux de Gide, des inédits de Charles Du Bos. La littérature étrangère est représentée par Wiliam Faulkner, Charles Morgan, James Burnham, Karl Jaspers, Joseph Czapski. Pour le cent-cinquantenaire de Victor Hugo, Liberté de l’esprit donne la parole à Claudel et François Mauriac – qui lui réservent leurs seuls textes –, Henri Guillemin, Roger Caillois, Jean Cocteau, Gabriel Marcel, Jean-Louis Barrault et d’autres. Mais Europe consacre plus de pages à cet anniversaire, dans une perspective politique. Alors qu’Esprit, Preuves même, et évidemment La Nouvelle NRF et Les Lettres nouvelles offrent un laboratoire aux jeunes auteurs comme Les Temps modernes l’avait fait dans ses premières années, Liberté de l’esprit n’a découvert ou lancé aucun auteur important. À la même époque, La Table ronde pré-publie Le Confort intellectuel, Le Rivage des Syrtes, Mémoires d’Hadrien, Galigaï et Moïra.

21 Le mensuel, à la différence d’Esprit ou de Preuves, n’a pas les moyens de suivre l’actualité culturelle. Il n’a, par exemple, aucun critique dramatique ou cinématographique. Le suivi des livres nouveaux est confié à de jeunes collaborateurs (Jacques Robichon [62], Jean José Marchand [63], Claude Delmas, Claude Elsen, Pierre de Boisdeffre) auxquels l’on demande de courtes notes de lecture. Au même moment, Étiemble tient rubrique aux Temps modernes, Albert Béguin améliore la couverture de l’actualité littéraire à Esprit et La Table ronde a, parmi ses critiques, Albert-Marie Schmidt, Robert Kanters, Guy Dumur et, pour les essais, Claude Mauriac. Dans le mensuel gaulliste c’est aux auteurs plus anciens qu’il revient de commenter les monuments littéraires ou les écrits des « amis ». Ainsi Stanislas Fumet rend-il compte de la création de Partage de midi[64] puis des Mémoires improvisés de Claudel, Gaëtan Picon des écrits de Malraux sur l’art [65] et de Diadème de Pierre-Jean Jouve [66], Louis Sigean (alias Robert Poujade) des Enfants tristes de Roger Nimier [67], et Claude Mauriac lui-même de La Monnaie de l’absolu[68]. Il y en a trop peu pour qu’apparaisse une ligne, a fortiori une axiologie esthétique. Tout juste peut-on noter l’intérêt porté à des auteurs comme Gide et, bien sûr, Malraux, auxquels Claude Mauriac avait antérieurement consacré des livres. L’absence de l’oncle Marcel peut, en revanche, étonner. À lire les seuls sommaires de Liberté de l’esprit, l’on ne verrait pas à quel point le début des années 1950 fut une phase d’effervescence créatrice. On n’y commente ni Mémoires d’Hadrien ni Le Hussard sur le toit ni En attendant Godot. L’Allitérature contemporaine[69] ne s’annonce pas à Liberté de l’esprit.

22 Tandis que Péguy, Mounier, Sartre, en tant que directeurs de revues, font une large place à leurs propres écrits aux sommaires des Cahiers de la quinzaine, d’Esprit et des Temps modernes, Claude Mauriac, lui, écrit peu dans Liberté de l’esprit. On laissera de côté les quelques notes de lecture qu’il signe Gilles Debret et une nécrologie de Gide (mars 1951). Il faut attendre l’avant-dernière livraison, en mai 1953, pour qu’il donne des extraits anciens de son Journal. C’est à La Table ronde qu’il confie sa critique de L’Homme révolté[70].

23 En juin 1950 pourtant, il publie un article très polémique intitulé « Nos merleaupontifs et le confort intellectuel » ; il y répond à l’éditorial des Temps modernes où Sartre et Merleau-Ponty réagissaient à l’appel de David Rousset. Les « dialecticiens » de la revue existentialiste jouent « les bons apôtres », se désolidarisant des camps soviétiques sans condamner le régime qui les a institués. « Ni Tsaldaris, ni Franco ne se posent en champions du socialisme. Ensuite, il n’y a pas de commune mesure entre l’univers concentrationnaire tel qu’il existe à l’échelle soviétique et les emprisonnements politiques espagnols et grecs » [71]. Camus ou Aron auraient pu signer ce texte.

24 Le général de Gaulle signe l’arrêt de mort du mensuel quand, après sa déroute aux municipales, il saborde le RPF en mai 1953 et commence sa « traversée du désert ». Le RPF, vite devenu un parti comme les autres, s’est inséré dans le jeu parlementaire. Les têtes pensantes de la Troisième Force, en instituant les apparentements, voulaient affaiblir le mouvement gaulliste. Ils y sont parvenus. Les députés soucieux de leur carrière sont allés à la « soupe », pour citer le mot du général. Elle était « nourrissante » [72]. D’où des défections. La mort de Staline, si elle ne met pas fin à la Guerre froide, change la donne. La dynamique du parti communiste est enrayée. La crise de l’idée communiste commence. La question de la décolonisation devient cruciale. Sur cette question, le RPF est mal à l’aise. En cette même année 1953, Jean Paulhan relance La Nouvelle Revue française. Au même moment, Jacques Laurent crée La Parisienne et Maurice Nadeau Les Lettres nouvelles. Preuves avait pris son essor sur une ligne antitotalitaire : Malraux, Aron (avec une cinquantaine de textes entre 1952 et 1966), Maulnier, Monnerot, Jean Grenier, Denis de Rougemont et Claude Mauriac lui-même figurent à ses sommaires. Elle publie aussi Karl Jaspers, Branko Lazitch, Louis Fischer et James Burnham. Les deux mensuels étaient alliés mais aussi concurrents. L’un était de trop. La CIA disposait de plus de fonds que le RPF [73]. Disparut la revue financièrement la plus fragile : Liberté de l’esprit. L’espace s’était restreint pour le mensuel gaulliste.

25 Preuves[74] a vécu de 1951 à 1969. La revue dirigée par François Bondy a des atouts qui manquent à Liberté de l’esprit. La première est une revue internationale de langue française, la seconde une revue, pour l’essentiel, franco-française. Alors que Liberté de l’esprit se donne un carcan gaulliste, Preuves ratisse beaucoup plus large et peut recruter des collaborateurs chez les socialistes, les démocrates chrétiens, les libéraux et même les gaullistes. Hannah Arendt, Manès Sperber, Czeslaw Milosz, Ignazio Silone, Bertrand Russell lui apportent une puissance d’analyse considérablement supérieure. Cette revue cosmopolite et libérale est néanmoins dominée dans les années 1950. L’histoire lui a rendu justice et a retenu qu’elle a aidé à penser le totalitarisme, qu’elle a donné beaucoup d’informations sur l’Europe soviétisée, qu’elle a contribué à la construction européenne et qu’elle a légitimé toute une littérature moderne, de Gombrowicz à Ionesco. Elle fait aujourd’hui de l’ombre à Liberté de l’esprit dont les articles, sauf ceux d’Aron, sont rarement cités.

26 On sait que les écrivains répugnent à être directeurs de revues. Sartre a été une exception. André Gide a préférer influencer La NRF que la diriger. Il en a été de même pour Romain Rolland à Europe. François Mauriac n’est pas resté longtemps le gérant de Vigile. Camus ne dirige Combat que pendant quelques semaines et Empédocle dure à peine un an. Claude Mauriac, lui, s’est investi dans la tâche qui lui avait été confiée. Il y a sacrifié beaucoup de son temps. L’échec politique et économique de Liberté de l’esprit n’est pas à mettre à son débit. Le manque de moyens et la conjoncture historique lui donnaient une mission impossible. « Je suis de bonne foi dans mon gaullisme politique, confesse-t-il […]. Je n’ai accepté (non sans mal) le RPF que parce qu’il y avait à sa tête un homme en qui j’avais confiance et que j’admirais » [75].

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Date de mise en ligne : 06/07/2018

https://doi.org/10.3917/rdr.057.0079

Notes

  • [1]
    Une première version de cet article a été publiée sous le titre « L’aventure de Liberté de l’esprit : Claude Mauriac directeur de revue » dans les Nouveaux cahiers François Mauriac, n° 23, 2015.
  • [2]
    Jean Charlot, Le Gaullisme d’opposition 1946-1958, Fayard, 1983, p. 178.
  • [3]
    D’après SUDOC, seules la BNF, la BDIC de Nanterre, la Fondation nationale des sciences politiques et la bibliothèque du DILA disposent d’une collection complète. Il n’y en a pas à la Fondation Charles de Gaulle.
  • [4]
    Jacques Julliard, La Quatrième République, Le Livre de poche, 1981, p. 16.
  • [5]
    Au catalogue de cette collection figurent des livres de Raymond Aron (Espoir et peur du siècle, L’Opium des intellectuels, Paix et guerre entre les nations), James Burnham (L’Ère des organisateurs), Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne), Jacques Ellul, Arthur Koestler et Manès Sperber.
  • [6]
    Voir Claude Mauriac, Aimer de Gaulle. Le Temps immobile [noté TI ci-après], 5, Grasset, 1978, p. 470.
  • [7]
    Yann Delbrel, « Un avocat dans son siècle : Georges Izard, compagnon de route de la famille Mauriac », Nouveaux Cahiers François Mauriac, n° 23, 2015, p. 81.
  • [8]
    Il a collaboré comme reporter ou comme critique aux périodiques suivants : Sept, Le Siècle médical, Marie-Claire, La Flèche, Le Figaro, Le Jour, Carrefour, Cavalcade. Voir Jean Touzot, « Claude Mauriac adepte comblé du journalisme », Nouveaux Cahiers François Mauriac, n° 23, 2015, p. 31-40.
  • [9]
    Claude Guy (1915-1992) qu’il avait connu à la Faculté de droit de Paris, s’était engagé dans les Forces aériennes françaises libres. En juin 1944, il devient l’aide de camp du général de Gaulle.
  • [10]
    Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 1999, p. 606.
  • [11]
    Claude Mauriac, « Pour un dialogue de bonne foi », Liberté de l’esprit, n° 1, février 1949, p. 2-3. Les références ultérieures à la revue seront notées LE.
  • [12]
    Les fées financières qui se sont penchées sur le berceau de la revue sont vichyssoises. Voir Patrick Louis, La Table ronde : une aventure singulière, Paris, La Table ronde, 1992.
  • [13]
    François Mauriac, Lettres d’une vie, Grasset, 1981, p. 532.
  • [14]
    François Mauriac, Préface aux Bloc-notes, t. 1, Le Seuil, coll. « Points », 1993, p. 38.
  • [15]
    Sur cette question, voir Jeanyves Guérin, Les Listes noires de 44, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2016.
  • [16]
    Claude Mauriac, « Une question de vie ou de mort », LE, n° 27, janvier 1952, p. 2.
  • [17]
    En décembre 1948, Claude Mauriac, rendant compte du premier roman de Nimier, Les Épées, à La Table ronde salue « un écrivain, un vrai ».
  • [18]
    La présence de Claude Elsen pourrait étonner, car cet auteur fut, en Belgique, condamné pour faits de collaboration. De même, celle de Louis Salleron qui fut pétainiste.
  • [19]
    Caillois qui avait fondé le Collège de sociologie, devient directeur de la revue Diogène en 1952.
  • [20]
    Roger Nimier, « Le choix des victimes », LE, n° 1, février 1949, p. 12-14.
  • [21]
    Claude Mauriac, « Pour un dialogue de bonne foi », art. cit., p. 2.
  • [22]
    Jean Lescure, « Lettre ouverte à Claude Mauriac », LE, n° 3, avril 1949, p. 68.
  • [23]
    Roger Nimier, « La comtesse de Ségur au secours de la Révolution », LE, n° 3, avril 1949, p. 68-69.
  • [24]
    Roger Nimier, « Les Girondins », LE, n° 2, mars 1949, p. 68.
  • [25]
    Gaëtan Picon, « Malraux et la psychologie de l’art », LE, n° 1, 3 et 4, 1949.
  • [26]
    Raymond Aron, Mémoires, t. 1, Pocket, 1985, p. 313-328.
  • [27]
    « Quand, intellectuel européen, je me déclare solidaire de la lutte des États-Unis contre l’entreprise stalinienne, je n’entends pas approuver du même coup tous les traits de la civilisation américaine » (« Impostures de la neutralité », LE, n° 13, septembre 1950).
  • [28]
    Raymond Aron, « Le Pacte atlantique », LE, n° 3, avril 1949, p. 52.
  • [29]
    Raymond Aron, Mémoires, t. 1, op. cit., p. 361-363.
  • [30]
    Claude Mauriac, TI, 5, p. 487.
  • [31]
    Le 11 avril 1950, le colonel Rémy, résistant historique, compagnon de la Libération et grande figure du RPF, publie dans Carrefour un article titré « La justice et l’opprobre ». Il y prône la réhabilitation du maréchal Pétain. L’article fait scandale. De Gaulle désavoue son auteur qui démissionne du RPF. Voir Jean Charlot, op. cit., p. 195-204.
  • [32]
    Id.
  • [33]
    Tony Judt, Un Passé imparfait, Fayard, 1992, p. 285-286.
  • [34]
    Claude Mauriac, TI, 5, p. 16.
  • [35]
    Raymond Aron, « Impostures de la neutralité », art. cit., p. 151-157.
  • [36]
    Aron a préfacé la thèse de Branko Lazitch, Lénine et la troisième Internationale (La Baconnière, 1950) dont LE publie des extraits.
  • [37]
    André Rousseaux, « Un martyr de la liberté », LE, n° 2, mars 1949, p. 27. Cf. Emmanuel Mounier et Jean-Marie Domenach, « Le procès du cardinal Mindszenty », Esprit, n° 154-155, mars-avril 1949, p. 339-366.
  • [38]
    Pierre Scize, « Leçon de l’affaire Kravchenko », LE, n° 3, avril 1949, p. 59. Guillaume Malaurie et Guillaume Terrel (L’Affaire Kravchenko, Robert Laffont, 1982) significativement citent, non cet article, mais celui que le même auteur donne à La Bataille. L’on rappellera que l’avocat du transfuge soviétique était Maître George Izard, ami de la famille Mauriac.
  • [39]
    Pierre Scize et Léon Werth, « Le procès Rousset-Lettres françaises », LE, n° 17, janvier 1951, p. 15-16.
  • [40]
    René Tavernier, « Les illusionnistes », LE, n° 1, février 1949, p. 7.
  • [41]
    Claude Mauriac, « Pour un dialogue de bonne foi », Art. cit.
  • [42]
    Raymond Aron, « Neutralisme et engagement », Polémiques, Gallimard, 1955, p. 199-217.
  • [43]
    Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme, Fayard, 1995.
  • [44]
    Rassemblement démocratique révolutionnaire. Liberté de l’esprit ignore la SFIO et le MRP. On y fait sien le mot lancé par Malraux aux assises du RPF en 1949 : « Il y a nous, les communistes et rien ». La mort de Léon Blum ne suscite aucun article.
  • [45]
    Claude Mauriac, « Pour un dialogue de bonne foi », LE, n° 1, février 1949, p. 2.
  • [46]
    Voir René Tavernier, « Les illusionnistes », LE, n° 1, février 1949, p. 7-8.
  • [47]
    « Mises au point », LE, n° 2, mars 1949, p. 1-2.
  • [48]
    Voir Michel Winock, « Esprit ». Des intellectuels dans la Cité, 1930-1950, Le Seuil, coll. « Points », 1996.
  • [49]
    Pierre de Boisdeffre, « Le drame d’Esprit », LE, n° 3, avril 1949, p. 63-64.
  • [50]
    François Fejtö, « L’affaire Rajk est une affaire Dreyfus internationale », Esprit, novembre 1949 ; Jean Cassou, « La révolution et la vérité », Esprit, décembre 1949.
  • [51]
    Emmanuel Mounier, « De l’esprit de vérité », Esprit, novembre 1949.
  • [52]
    Emmanuel Mounier, « Fidélité », Esprit, février 1950, p. 178-180.
  • [53]
    Claude Elsen, « Le dialogue impossible », LE, n° 8, janvier 1950, p. 23-24.
  • [54]
    Geneviève de Gaulle et Max-Pol Fouchet, « Hommage à Mounier », LE, n° 9, avril 1950, p. 41. Cf. François Mauriac, « L’exemple d’Emmanuel Mounier », Le Figaro, 27 mars 1950.
  • [55]
    Raymond Aron, « Réponse à Sartre », LE, n° 5, juin 1949, p. 101-102.
  • [56]
    Jules Monnerot, « Petit crayon de Sartre », LE, n° 37, janvier 1953, p. 31 sq.
  • [57]
    Jacques Robichon, « Libérons le roman fançais de M. Sartre », LE, n° 16, décembre 1950, p. 263-267.
  • [58]
    Jacques Robichon, « Dieu, le diable et M. Sartre », LE, n° 23, septembre 1951, p. 210-221.
  • [59]
    Jacques Robichon, LE, n° 10, mai 1950.
  • [60]
    Albert Palle, « Les Temps modernes et la démocratie », LE, n° 33, juillet-août 1952, p. 189-193.
  • [61]
    Tony Judt, op. cit., p. 287-288.
  • [62]
    Jacques Robichon (1920-2007) est journaliste à Paris Presse, Carrefour et au Figaro littéraire. Il publie en 1953 un livre sur François Mauriac.
  • [63]
    Jean José Marchand contribuait, sous l’occupation, à Confluences et Poésie 41. Après la guerre, il écrit dans Combat et rejoint Le Rassemblement.
  • [64]
    Stanislas Fumet, « Partage de midi au Théâtre Marigny », LE, n° 1, février 1949, p. 16-17.
  • [65]
    Gaëtan Picon, « Malraux et la “psychologie de l’art” », LE, nos 1, 3 et 4, février, avril et mai 1949, p. 19-22, 66-67 et 89-91.
  • [66]
    Gaëtan Picon, « Note sur Pierre-Jean Jouve », LE, n° 8, janvier 1950, p. 4.
  • [67]
    Louis Sigean, « Les Enfants tristes : notre après-guerre », LE, n° 25, novembre 1951, p. 285-287.
  • [68]
    Claude Mauriac, « La Monnaie de l’absolu », LE, n° 13, septembre 1950, p. 172.
  • [69]
    Claude Mauriac, L’Alittérature contemporaine, Albin Michel, 1958.
  • [70]
    Claude Mauriac, « L’Homme révolté », La Table ronde, n° 48, décembre 1951, p. 98-109 et Hommes et idées d’aujourd’hui, Albin Michel, 1953, p. 161-178.
  • [71]
    Claude Mauriac, « Les merleaupontifs et le confort intellectuel », LE, n° 8, janvier 1950, p. 28-30.
  • [72]
    Jean Lacouture, Malraux, une vie dans le siècle, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 1976, p. 355.
  • [73]
    Le RPF verse 100 000 francs annuels à Liberté de l’esprit. L’abonnement coûte 240, 500 puis 650 francs et le numéro se vend 20, 50, 80 francs.
  • [74]
    Voir Pierre Grémion (éd.), Preuves, une revue européenne à Paris, Julliard, 1989.
  • [75]
    Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, op. cit., p. 522.

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