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Article de revue

Les deux premières revues homosexuelles de langue française : Akademos (1909) et Inversions/L’Amitié (1924-1925)

Pages 64 à 83

Notes

  • [1]
    Jacques d’Adelswärd-Fersen : Ainsi chantait Marsyas… Poèmes. Avec un dossier sur Akademos par Mirande Lucien, Montpellier : GKC/QuestionDeGenre, 2012, p. 116.
  • [2]
    Roger Peyrefitte, L’Exilé de Capri, avant-propos de Jean Cocteau, Flammarion, 1959.
  • [3]
    Messes noires. Lord Lylian, réédité avec préface de Jean de Palacio et postface de Jean-Claude Féray, QuestionsDeGenre/GKC, 2011.
  • [4]
    Ainsi chantait Marsyas… réédité avec un dossier sur Akademos par Mirande Lucien, QuestionsDeGenre/GKC, 2012.
  • [5]
    Réédité avec La Neuvaine du petit fauve, préface de Patricia Marcoz, Quintes-Feuilles, 1910.
  • [6]
    Le baiser de Narcisse, réédition QuestionsDeGenre/GKC, 2012.
  • [7]
    Section 7 nov.-31 déc. 1908 (f. 45). Aimablement communique par Régis Schlagdenhauffen qui a eu accès au journal personnel inédit d’Eugène Willem qui, Alsacien francophone,, garde son prénom français pour ses écrits personnels.
  • [8]
    Cité dans L’Étoile-absinthe, « Jarry et Sarluis », 1981, p. 89-97.
  • [9]
    Inversions et L’Amitié, Réédition d’une revue condamnée. Préface et notes de Mirande Lucien, Lille : Cahiers GKC, 2006, p. 259.
  • [10]
    BB 18 6174, doss. 44 BL 303 « Inversions »
  • [11]
    Copie de l’ensemble de ces documents m’a été aimablement fournie par OLIVIER JABLONSKI ; qu’il en soit chaleureusement remercié.
  • [12]
    Je souligne.
  • [13]
    Axieros, Platoniquement, Préface et notes Mirande Lucien, Lille : Cahiers GKC, 2006, 191 p.
  • [14]
    L’ouvrage est édité chez Delpleuch, en 1924, avec une préface de Louis Estève.
  • [15]
    Réédition, p. 105.
  • [16]
    Voir à ce propos Le Séminaire Gai et les textes de d’Olivier Jablonsky
  • [17]
    Réédition du FHAR, Rapport contre la normalité, 1971, Montpellier : Les Cahiers Question-DeGenre/GKC, « Bibliothèque GayKitschCamp », 2013.
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1 Akademos (1909) et Inversions (1924-1925) prolongée un bref moment sous le titre L’Amitié (1925) sont les deux premières revues homosexuelles en langue française. Elles méritent qu’on s’y intéresse à ce titre. Toutes les deux ont pour référence les revues allemandes qui traitent du même sujet et spécialement celle intitulée Der Eigene dirigée par Adolf Brand, qui, fondée en 1896, disparaît en 1909. Ni l’une ni l’autre des revues françaises ne connaîtra une semblable longévité.

2 Le premier numéro d’Akademos paraît le 1er janvier 1909 et le dernier à Noël de la même année. Inversions dure moins d’une année, puisque son premier numéro est daté du 15 novembre 1924 et le quatrième et dernier paraît le 1er mars 1925. Le titre change ensuite et un numéro intitulé L’Amitié sort en avril 1925.

3 Akademos cesse de paraître parce qu’elle n’a pas réussi à fidéliser un nombre suffisant d’abonnés tandis qu’Inversions/L’Amitié est stoppée par une condamnation judiciaire. On est en droit d’opposer la prudence du baron Jacques d’Adelswärd-Fersen, créateur d’Akademos, à l’intrépidité des promoteurs d’Inversions.

4 Quinze ans séparent ces deux revues. Entre les deux, il y a la Première Guerre mondiale. À Berlin, le 10 novembre 1918, devant le Reichstag, Magnus Hirschfeld aura beau clamer avec d’autres « Uraniens de tous les pays, unissez-vous ! », la guerre entre les deux pays, et son après-guerre qui n’est de fait qu’une entre-deux-guerres, jette une ombre sur cette fraternité-là aussi.

Akademos

Le contexte historique

5 En France, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, l’homosexualité n’est pas un délit, l’Assemblée constituante de 1791 n’ayant pas retenu la notion de « crime infâme », comme on l’appelait sous l’Ancien Régime. La situation était différente en Allemagne ou en Angleterre. Si l’homosexualité ne peut être, en France, qu’une circonstance aggravante, comme on le verra à propos du procès Renard, auteurs et directeurs de publications peuvent être condamnés pour « outrage aux bonnes mœurs », délit dont le contour est difficile à cerner. J’y reviendrai à propos d’Inversions/L’Amitié dont la vie fut abrégée à ce titre par les tribunaux.

6 Le 25 juin 1895, la condamnation d’Oscar Wilde soulève l’indignation et produit, dans ce qu’on va pouvoir appeler progressivement « le milieu homosexuel », un électrochoc.

7 En 1897, Magnus Hirschfeld crée à Berlin le « Comité scientifique humanitaire » qui se donne pour tâche l’abolition du paragraphe 175 du Code pénal prussien, paragraphe qui établit des mesures discriminatoires envers les homosexuels. Depuis le milieu du siècle, de publication en publication, Karl Heinrich Ulrichs, Magnus Hirschfeld et d’autres se sont efforcés de montrer que l’homosexualité n’est qu’une forme, parmi d’autres, de la conduite sexuelle. Les écrits et les prises de position politique d’Hirschfeld vont déborder largement la sphère germanique et permettre aux homosexuels, hommes et femmes, de défendre une identité homosexuelle.

8 Mais la société ne l’entend pas ainsi et au début du XXe siècle la « visibilité » homosexuelle se manifeste surtout dans les prétoires !

9 En octobre 1900, l’écrivain belge Georges Eekhoud est poursuivi devant les Assises de Bruges pour son livre Escal-Vigor : le premier roman à parler ouvertement et positivement d’un amour entre hommes. Eekhoud est acquitté et son livre connaît un succès de scandale et de reconnaissance.

10 En 1902, à Berlin, c’est le procès Krupp : Fritz Krupp, condamné pour sa conduite à Capri, se suicide.

11 En 1903, Fersen est inquiété pour l’affaire dite « des messes noires », sur laquelle je reviendrai.

12 En 1907 et 1908, se tient à Berlin un procès contre le comte Kuno von Moltke, maire de Berlin et chef de l’État-Major, et le prince Philipp zu Eulenburg, le plus proche ami et le conseiller politique du Kaiser. Le scandale éclabousse toute la cour de Berlin et la vieille noblesse européenne à laquelle appartient le baron Jacques d’Adelswärd-Fersen. Il suffit de lire Le Figaro de 1908 pour comprendre que « les scandales allemands » constituent une véritable chronique.

13 En février, puis en juin 1909, se tient à Paris le procès Renard : Pierre Renard, maître d’hôtel, est accusé sans preuve de l’assassinat de son employeur. Son homosexualité, qu’il ne nie pas, est longuement évoquée et constitue un argument décisif. Il est envoyé au bagne. Dans une lettre à Schlumberger du 23 ou 24 juin 1909, Gide écrit : « Le procès Renard me rend malade ». Ce procès sera pour beaucoup dans sa décision de publier Corydon.

14 En 1909, reprend et se termine le procès Eulenburg interrompu par la maladie du prévenu.

15 C’est dans ce contexte historique tellement pesant, où l’homosexualité est objet de scandale, que Jacques d’Adelswärd-Fersen projette de créer Akademos[1].

Jacques d’Adelswärd-Fersen

16 Jacques d’Adelswärd-Fersen, a dit Cocteau, est « une de ces créatures incapables de créer des chefs-d’œuvre et qui cherche, faute de mieux, à en devenir un elle-même [2] ». C’est une autre image du personnage que je voudrais donner.

17 Jacques d’Adelswärd est né à Paris en 1880. Il est l’arrière-petit-fils d’un officier suédois capturé par les Français en 1793 à Longwy, où il s’est ensuite fixé. Le nom de Fersen, que Jacques va substituer ou ajouter à son véritable patronyme, est un nom d’emprunt. Le jeune Jacques, qui a perdu son père très jeune, passe la plus grande partie de l’année à Paris avec sa mère et ses deux sœurs. Il est élève, notamment, à Janson-de-Sailly. Il retrouve pour les vacances la propriété familiale de Longwy. Après avoir obtenu son baccalauréat, il suit en 1898 des cours à l’université de Genève, où il fait paraître, à dix-neuf ans, son premier livre : Contes d’amour. En cinq ans il publiera ensuite, à Paris, trois recueils de poèmes et un récit. Le troisième recueil, L’Hymnaire d’Adonis, à la façon de Monsieur le Marquis de Sade, paru chez Vannier, en 1903 attire l’attention du Parquet juste avant que ne commence ce que les journaux ont appelé « L’affaire des messes noires ». En bref, on peut dire que le jeune homme organisait, dans son somptueux appartement de l’avenue de Friedland, des fêtes qui se voulaient inspirées de l’Antiquité, au cours desquelles défilaient des jeunes hommes et des enfants de très bonne famille en costume grec, pendant que lui-même et ses amis récitaient des poèmes. Accusé de finir ses soirées d’une manière contraire aux bonnes moeurs, il fut arrêté, le 9 juillet 1903, pour conduite indécente avec des jeunes gens mineurs et offense à l’ordre public. Conduit à la prison de la Santé puis à l’hôpital-prison de Fresnes, Fersen fut condamné à une peine de prison de six mois, la durée de sa détention.

18 En 1905, en s’inspirant du scandale, il publie Lord Lyllian. Messes noires[3], puis deux recueils de poèmes. En 1907, c’est Ainsi chantait Marsyas…[4] et, en un seul volume, Une Jeunesse[5] et Le Baiser de Narcisse[6] dédicacé à « N.C. plus beau que la lumière romaine ». C’est qu’entre-temps est entré dans la vie de Fersen pour ne plus en sortir un jeune maçon romain de 15 ans, Nino Cesarini.

19 En 1907, Fersen a 27 ans. Il lui reste exactement 16 ans avant de mourir dans la villa Lysis qu’il s’est fait construire à Capri. Ses dernières années représenteront une longue descente dans l’enfer de l’alcool et de la drogue, mais avant, un travail va l’occuper quasi deux ans : la conception, puis la direction durant l’année 1909, de la revue Akademos.

Le projet

20 À la fin de l’année 1907, de la Villa Lysis à Capri, il écrit à Georges Eekhoud :

21

« La permission fort aimable que vous m’avez donnée d’écrire à Hirschfeld sous votre égide sera mise à profit. Je ne connaissais après mes passages en Allemagne que Brand et son Eigene. D’autre part, j’attendais, afin de correspondre avec les chefs allemands du parti, la réalisation d’un projet à moi, que j’ose vous confier : je voudrais, n’ayant d’ailleurs comme titre suffisant que l’orgueil de nos idées et une ardeur indicible à les savoir moins méconnues, fonder à Paris, en février prochain, une revue d’art, de philosophie, de littérature, dans laquelle petit à petit pour ne pas faire d’avance un scandale, on réhabilite l’autre Amour. J’espère, cher monsieur Eekhoud, que vous nous ferez l’honneur, un jour, de votre compagnie et de ce talent, universel aujourd’hui, qui vous range parmi les apôtres du « mouvement ». Dans tous les cas, je vous remercie pour la sympathie si délicatement exprimée, pour les espoirs que nous partageons, pour les bonheurs décrits, que tous les deux, nous avons en marge des autres, savourés. »

22 Le projet est là, précisément exposé, l’objectif clairement défini : réhabiliter « l’Autre Amour ». Et, ce faisant, on rejoint « un parti » ou « un mouvement ».

23 Une nouvelle lettre de Fersen à Eekhoud décrit avec précision la forme que prendra la revue et montre que Fersen y a pensé toute l’année 1908.

24

« Villa Lysis, 4 août 1908
« Cher Monsieur Eekhoud,
« En décembre ou en janvier dernier, je crois, [donc décembre 1907, janvier 1908] nous avons parlé d’un projet de revue que nous voulions fonder des amis et moi avec l’aide de l’éditeur Messein. Il s’agissait – sans donner de prime abord à la publication un parti pris, une étiquette, une allure de combat – d’arriver à mettre en lumière la question de la liberté passionnelle – les différentes théories sensuelles. Il s’agissait en quelques mots de défendre l’Autre Amour, par le souvenir des temps passés, par les espoirs des temps présents. « Akademos » est maintenant une chose décidée. Revue mensuelle (que nous espérons plus tard faire paraître tous les quinze jours) elle comprendra dans chaque numéro un roman (à suivre), deux ou trois nouvelles, deux poèmes, deux pages de musique, un courrier de Paris, critique des livres, critique des théâtres, une critique d’art spécialement à l’affût des manifestations [illisible] et, variant avec chaque édition une lettre de l’étranger. De temps à autre un article de philosophie, de médecine, de jurisprudence. Akademos enfin, contiendra outre la couverture, deux hors texte, reproduction d’une œuvre antique ou moderne (sculpture, architecture, peinture ou paysage). Je serai en fin septembre à Paris [donc septembre 1908] pour mes accords avec Messein et d’autres amis. Vous dirais-je à présent, cher Monsieur Eekhoud, que votre talent robuste nous a tout de suite fait penser à vous ? […] Il me reste enfin à vous demander ceci : nous sommes inexpérimentés, inconnus, faibles. Aidez-nous. Aidez-nous en nous indiquant soit des littérateurs éminents, soit de jeunes débutants belges ou français, dans ces idées et qui collaboreraient – à la condition pour les débutants de ne recevoir des honoraires qu’à leur deuxième collaboration. Agréez, cher Monsieur Eekhoud, avec mes excuses pour une aussi longue lettre, mes sentiments de sympathie et d’admiration.
« Fersen
« P. S. : Veuillez bien me répondre aussitôt que vous le pourrez : à cause de la composition. »

25 Dès 1908, il a déjà décidé Numa Praetorius, de son vrai nom Eugen Willem, le rédacteur régulier de la biographie dans les Annales dirigées par Magnus Hirschfeld, à travailler pour lui. Dans le journal inédit de celui-ci, on lit : « J’ai pas mal travaillé à la biographie et terminé la première lettre pour d’Adelsward [7]. »

L’histoire de la revue

AKADEMOS
Revue mensuelle d’Art libre et de critique
Direction 24, rue Eugène-Manuel
Paris
Administration 19, quai Saint-Michel
Chez A. Messein, libraire-éditeur.

26 a été publiée régulièrement de janvier à décembre 1909, datée du 15 du mois.

27 L’ensemble comprend 1025 pages, réparties en 11 numéros de 160 pages (parfois 158 ou 159) et un dernier numéro, « Noël 1909 », de 224 pages.

28 Prix : 2,50 F. Abonnement 30 F.

29 En mai 1909, Fersen est optimiste. Écrivant à Eekhoud pour le remercier de l’envoi d’un article paru en février, il lui dit que la revue se vend bien au numéro, mais que les abonnements sont très peu nombreux. « On considère dangereux, dit-il, de s’abonner ». Et il poursuit : « Au lieu de m’aider, toute une catégorie bien peu indulgente et nullement intellectuelle d’adonisiens me tourne le dos – est-ce par habitude ? dirait un plaisantin. » Mais « il reste la volonté de continuer la tâche, et l’espoir de former un parti. » Fersen espère même faire paraître la revue, dès le premier janvier 1910, deux fois par mois. En fait le dernier numéro d’Akademos date de décembre 1909. Ne pouvant envisager de faire vivre la revue une nouvelle année il semble que les responsables ont publié dans le numéro de décembre tous les articles qu’ils détenaient.

30 Le sommaire du premier numéro compte des noms prestigieux et mérite d’être reproduit :

Laurent Tailhade Les carnets de Stéphane Baillehache
(souvenirs sur Verlaine)
Émile Verhaeren La Belle fille
Roger Charbonlnel (Jean Ferval) La Renaissance du paganisme
Jean Moreas Ajax (Fragment)
Edmond Pilon Dans les jardins d’Esther (méditation sur Racine)
Henri Barbusse La Lettre d’amour
Colette - Willy Music-Hall
E. Maël L’Esclave
Robert Scheffer Plumes d’oies et plumes d’aigles
Julien Ochsé Le Jardin / La Source / Soir d’été / La Maison / Fin
Sonyeuse In memoriam René Laurent
Maurice de Noisay À Gabriel d’Annunzio
Arthur Symons Gîte d’Automne
Fernand Benoit La femme instable ou Apologie de la flèche
Annie de Pene Sincérité
Kurt Martens Frank Wedekind
R. Laloue Je t’écris… Mélodie [Partition]
Legrand-Chabrier L’invitation à l’enterrement
La Direction Notre but

31 Dans le numéro de février se trouve un article de Georges Eekhoud et il y en aura un autre en août. Il y a un texte de Jules Bois, auteur qu’on retrouve en novembre. On lit dans ce même numéro la signature de Marinetti ainsi que quatre poèmes de Renée Vivien. Péladan collabore aux numéros d’avril et d’août, René Ghil, de mai et d’août ; Tristan Derème (pseudonyme de Philippe Huc) en mars et en octobre. En mars, on trouve une collaboration de Tancrède de Visan, l’auteur de Essai sur le symbolisme, un article sur Gobineau dont les réflexions suscitent beaucoup de réactions à l’époque ; en décembre un poème d’André Salmon, qui, avec Jarry et Apollinaire, a fondé la revue Le Festin d’Ésope. On remarque encore Francis de Croisset, pseudonyme de Franz Wiener. Méritent enfin d’être relevées les collaborations de Maxime Gorki, J.-H. Rosny aîné, Tristan Klingsor, Robert de Jouvenel, Achille Essebac, Camille Mauclair, Maurice Gauchez et Guilbeaux.

32 Dans les comptes rendus on trouve les signatures de Gauthier-Villars (dit Willy), d’Henri Clouard et d’Eugen Wilhelm, qui critique l’Electra de Richard Strauss sur un livret de Hugo von Hofmannsthal, vu à Dresde.

33 Les fidèles collaborateurs, outre Fersen, bien sûr, sont le directeur par intérim Robert Scheffer, Victor Litschfousse et Tancrède de Visan, pseudonyme de Vincent Biétrix.

34 La revue offre plusieurs types d’illustrations, presque toutes tirées en pleine page sur un papier différent du vergé sur lequel sont composés les textes. Antiquité et Renaissance dominent. Le caractère homosexuel est parfois évident comme dans le Saint Sébastien de Ribera ou Le Jeune Violoniste de Raphaël. Une part assez importante est cependant réservée au monde contemporain. Ainsi la reproduction d’une sculpture dédiée à Verlaine, toujours une eau-forte sur papier chiffon, ou encore le Jacchos d’après Maxwell Armfield. On retiendra le fascinant portrait d’un androgyne en collant d’acrobate, dont le modèle fait penser aux Picasso de la période bleue. L’œuvre est de Sarluis et porte un titre allégorique : L’Inquiétude. On a enfin de nombreuses « silhouettes » du caricaturiste Moyano, imprimées sur papier couché.

35 La beauté ferséenne ne plaît pas à tout le monde. Ainsi dans son Journal littéraire Léautaud note, le 21 janvier 1909 : « Akademos, revue de Fersen, est parue. On y donne une représentation d’un tableau de Sarluis, L’Inquiétude, où est campé une sorte de jeune apache vêtu d’un maillot collant si vulgaire ! Ces messieurs ont un goût singulier. Passe qu’on aime les jeunes gens, mais de ce genre [8]. »

L’esprit de la revue

36 Comme le précise l’avertissement signé : « La Direction » qui figure dans le no 1, « Akademos est une tribune libre. On y admet toutes les opinions […] les auteurs gardent intégralement la responsabilité de leurs articles ». Mais on peut cependant percevoir quel est l’esprit qui anime les promoteurs et dirige leurs choix.

37 « Nous venons d’un pays, clair lumineux et tranquille… », lit-on dès la première page, dans un article non signé intitulé « Inaugural ». La revue est animée par le mythe du retour dans un paradis perdu, le pays de la Beauté, dont l’Art et l’Autre Amour sont les manifestations normales. Les religions chrétiennes ont fourvoyé l’homme en lui imposant une morale qui bride ses instincts naturels. Il lui faut retrouver la liberté de Rome et de la Grèce ou poursuivre le rêve d’Alexandre et atteindre l’Extrême-Orient. Cet idéal est imprégné d’hellénisme oxfordien tel que l’enseigna Walter Pater ou le professe John Addington Symonds, qui a donné quelques articles à Akademos. Pour Fersen, descendant de maîtres de forges de Lorraine française, c’est la langue et la culture de France qui sont les héritières de la Grèce et de Rome.

38 L’idéal d’Akademos est un idéal aristocratique. Si dans ses lettres à Georges Eekhoud, Fersen parle d’ « un avenir virilisé où le Peuple dominera » et s’il lui dit à quel point il a partagé ses « Communions » et ses « Vues » – en d’autres termes à quel point il a été séduit par les descriptions des jeunes hommes en culotte de velours qui font les délices d’Eekhoud – ce n’est pas en costume de peine qu’il fait photographier ou peindre Nino, son jeune amant maçon. Il l’habille en pâtre grec parce que Nino sort, à ses yeux, d’un poème de Virgile.

39 Fersen, d’une certaine façon, est misogyne. La femme est la rivale – c’est le fil conducteur d’Ainsi chantait Marsyas… Elle est dangereuse, comme dans toute la littérature fin-de-siècle. Mais quand elle fait sérieusement profession d’écrivain (et non de muse de l’écrivain) elle est accueillie en égale. C’est vrai pour Colette, comme pour son amie Annie de Penne.

40 Si l’influence hellénistique est profonde chez Fersen, celle des anarchistes l’est aussi et ce tendre est un violent lorsqu’il s’agit de fustiger le pouvoir et l’Église, comme dans « Ode au pape et au roi » en hommage à Francisco Ferrer, anarchiste espagnol, instituteur et responsable, dit-on, d’émeutes anticléricales. Il fut condamné à mort et exécuté.

41

L’homme vêtu de nuit et laveur de ténèbres,
Le prêtre,
Aidé par les soldats – ce passif bétail –
A dressé l’holocauste, au signe de la croix,
D’un de ces fiers païens, créateurs de science.
Ferrer assassiné.

Inversions/L’Amitié

42 Si la visibilité homosexuelle fut grande surtout dans les prétoires européens pendant les dix premières années du XXe siècle, elle s’impose dans la littérature française des années 20 et 30. C’est en 1921 que Proust publie Sodome et Gomorrhe I et en 1922 Sodome et Gomorrhe II. En 1924 Gide donne sa version définitive de Corydon (dont des versions circulent depuis 1911). Il publie en 1926 Les Faux-Monnayeurs et Si le grain ne meurt.

Le contexte historique

43 Au lendemain de la guerre de 14-18, la république sans Dieu fait peur aux traditionalistes de toutes obédiences. Des ligues se créent pour garantir la moralité des citoyens : Ligue française pour le relèvement de la moralité publique, Société de protestation contre la licence des rues, comités antipornographiques.

44 La littérature, devenue loisir de masse, doit être contrôlée. L’Église catholique participe à cette croisade en créant des Comités de la Bonne Presse. À propos de l’homosexualité, si les anarchistes, pour la plupart, y voient une liberté parmi d’autres, on peut compter sur les communistes pour faire régner l’ordre moral dans leurs troupes. On se souvient des déclarations péremptoires d’André Breton, alors même que Crevel, Aragon et d’autres, se taisent et en souffrent.

45 Le législateur, en instaurant le délit de presse, l’avait fait au nom de la défense des mœurs républicaines et de la morale publique. La loi du 2 août 1882 pénalisait prioritairement l’écrit peu cher et à large diffusion. Elle distinguait le livre qui relevait de la Cour d’Assises, de la brochure, de la feuille volante ou du journal, qui relevaient, eux, de la juridiction correctionnelle. Celle du 16 mars 1898 introduisait le terme d’« obscénité » et amalgamait « obscénité » et « malthusianisme », donnant ainsi une information sur l’obscénité visée.

46 L’histoire de la revue Inversions[9], montre que les requérants, tout en sachant que la loi ne prévoit pas de sanction dans ce cas précis, obtiendront un procès pour pousser la jurisprudence à introduire plus de sévérité dans les affaires de ce genre.

Les promoteurs de Inversions/L’Amitié

47 Grâce aux minutes du procès intenté contre les revues, nous connaissons l’état civil des hommes qui sont à l’origine de cette initiative courageuse. Gustave Léon Beyria est né à Lombez, dans le Gers, il a 27 ans au moment de la création de la revue. À peu de choses près, le même âge que Fersen. Mais lui est employé de bureau et demeure 25, rue du Colisée, à Paris. Gaston Ernest Henri Lestrade, est né, lui aussi, à Lombez dans le Gers, il a 24 ans. Il est employé des postes et demeure à Paris au 1, rue de Bougainville. Dans le même petit hôtel habite Adolphe Zahnd, 22 ans, tapissier. Il est originaire de Suisse alémanique dont il a la nationalité.

48 Contrairement à Akademos, Inversions est l’œuvre de gens modestes : des provinciaux qui exercent à Paris des métiers peu prestigieux. Ce ne sont pas des écrivains et ils n’ont manifestement aucune relation personnelle dans le milieu littéraire. Ils connaissent cependant assez bien, probablement grâce à Adolphe Zahnd, les mouvements et les revues allemandes alors que Fersen se fait introduire auprès d’eux par le Belge Georges Eekhoud. Il faut dire qu’entre-temps les homosexuels, à Berlin, s’affichent au grand jour.

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L’histoire de la revue

INVERSIONS
…dans l’art, la littérature
l’histoire, la philosophie et la science

49 a tenu moins d’un an. Elle compte 4 numéros datés des

50 15 novembre 1924

51 15 décembre 1924

52 1er février 1925

53 1er mars 1925

54 Elle change ensuite de titre pour tenter d’échapper au procès qui lui est intenté et s’appelle L’Amitié. Elle garde la même adresse. On a ainsi un dernier numéro daté d’avril 1925.

55 Le prix du numéro reste constant : 1 F 50. Le format aussi : 25 x 31. Chaque numéro compte 16 pages. L’administration et la rédaction sont situées 1, rue Bougainville, Paris 7e. Le gérant indiqué pour les numéros d’Inversions est Beyria. Celui de L’Amitié est Lestrade. Le nom de l’imprimeur n’est pas le même d’un numéro à l’autre.

56 L’histoire de la revue est brève, parce que ses deux promoteurs sont accusés très vite d’outrage aux bonnes mœurs et condamnés lourdement.

Le procès

57 Le procès est représentatif de l’état d’esprit de l’époque et intéressant à ce titre. Il n’est pas dicté par la loi mais exigé par l’opinion publique.

58 On peut le reconstituer à partir de documents conservés aux Archives nationales [10] et aux archives de la ville de Paris [11].

59 Le 17 novembre 1924, deux jours après la sortie du premier numéro, à Paris, le ministre de l’Intérieur envoie au garde des Sceaux un exemplaire d’Inversions en lui demandant « d’examiner si une telle publication lui paraît devoir être poursuivie ». Une série de notes internes au Parquet répercute cette demande et on apprend que quelqu’un réclame des poursuites contre Inversions et se déclare prêt à déposer une plainte. Il s’agit de M. Henry de Forge, vice-président de l’Association des écrivains combattants, demeurant à Paris, 88 bd. de Port-Royal.

60 Une note du 10 décembre 1924 fait état d’une question écrite au président de la Chambre demandant si la législation actuelle autorise une revue de l’homosexualité, dénommée Inversions, à faire connaître son existence par le moyen d’annonces dans la presse.

61 Le 22 décembre, le Procureur général près de la cour d’appel de Paris fait savoir au garde des Sceaux qu’il a eu connaissance de l’annonce d’une conférence sur l’homosexualité par le club du Faubourg et par différents journaux et que les termes de l’affiche « en dépit d’un sujet audacieux et choquant, ne paraissent pas en eux-mêmes délictueux » Il ajoute qu’il a lu la revue Inversions et n’y a relevé « ni une expression ordurière, ni un terme obscène ». Il poursuit en disant :

62

« L’interprétation donnée par la Cour de cassation aux lois de 1882, 1898 et 1908 sur l’outrage aux bonnes mœurs, depuis son arrêt du 25 mars 1911, paraît, dans ces conditions, s’opposer à toute poursuite. La Cour suprême considère, en effet, que l’expression “ou contraire aux bonnes mœurs”, que la loi de 1898 a ajoutée à la notion d’obscénité de la loi de 1882, ne contient aucun élément juridique différent de l’obscénité. L’obscénité reste donc la condition essentielle du délit, ce qui revient à exiger de la disjonction employée par la loi de 1882 modifiée en 1898, en dépit aussi du but de cette loi qui était d’atteindre plus aisément les publications licencieuses, la réunion de l’obscénité et de l’immoralité.
« Une stricte application de cette jurisprudence m’amènerait donc à considérer que la publication de la revue Inversions ne met pas en évidence les éléments juridiques qui caractérisent le délit d’outrage aux bonnes mœurs et, par conséquent à conclure au classement de cette affaire.
« J’estime cependant, qu’il y a lieu de tenir compte du mouvement manifeste de l’opinion, qui se montre favorable à la répression de l’outrage aux bonne mœurs et à la protection de la jeunesse contre la dépravation. La revue ci-jointe nous montre par un exemple frappant que la jurisprudence s’est trompée en considérant que l’immoralité n’est dangereuse que si elle s’accompagne d’obscénité. Cette publication, en effet, bien que ne contenant rien d’obscène, est pourtant à un plus haut point contraire aux bonnes mœurs, elle est scandaleuse, elle est dangereuse. Elle fournit donc au ministère public l’occasion d’appeler une fois encore la jurisprudence à se prononcer sur cette question.
« Je donne à mon substitut de la Seine des instructions en vue de requérir contre Beyria, l’ouverture d’une information sous l’inculpation d’outrages aux bonnes mœurs. » [12]

63 Le 26 décembre 1924, le Procureur général près de la cour d’appel fait parvenir au garde des Sceaux la lettre qui lui a été adressée par M. Henry de Forge.

64 Elle mérite d’être reproduite :

65

« Monsieur le Garde des Sceaux,
« Je viens vous exprimer ma respectueuse indignation contre la publication et la mise en vente dans les kiosques des boulevards de la revue Inversions, revue officielle de la pédérastie, qui proclame clairement son ignoble programme.
« Le gouvernement qui, en ce moment, donne avec raison, un coup de balai dans quelques mauvais lieux équivoques, n’a rien fait contre cette ordure.
« Si demain mon fils, attiré par cette feuille au titre très visible, l’achète et se pervertit, quelle responsabilité encourez-vous ?
« En Allemagne, la police pourchasse die …eit revue immonde du même genre, qui ne se vend que sous le manteau.
« Inversions se vend sur les boulevards, affiche son adresse et organise des petites annonces.
« Je suis certain, Monsieur le Garde des Sceaux, que si vous prenez officiellement quelque juste mesure contre cette revue, tous les pères de famille vous approuveront.
« Dans l’espoir d’une réponse favorable, faute de quoi je serais prêt à déposer une plainte entre les mains du procureur de la République – plainte qui fera quelque bruit – je vous prie d’agréer l’expression de mes respectueux sentiments.
« Henry de Forge
« Vice-président de l’Association des écrivains combattants.
« Membre du comité de la Société des gens de lettre.
« Je vous donne ces titres uniquement pour que vous sachiez qui je suis, mais c’est comme père de famille que j’entends protester jusqu’au bout. Ce sera votre honneur d’e…er tout ce fumier. »

66 C’est un certain Louis Coquet, colonel en retraite, qui écrit ensuite au ministre de l’Intérieur, en lui envoyant l’annonce de la parution d’Inversions insérée dans Le Mercure de France. Ce qui provoque une question écrite d’un député à la présidence de la Chambre pour savoir si la législation actuelle autorise une revue de l’homosexualité dénommée Inversions à se faire connaître par le moyen d’annonces dans la presse. Il reçoit la réponse suivante : « Une information a été ouverte au parquet de la Seine contre le gérant de la publication dont il s’agit, sous l’inculpation d’outrages aux bonnes mœurs ».

67 Comme le procès ne se tient qu’en mars 1926, la revue a pu entre-temps changer de nom – elle est devenue L’Amitié – et de directeur : à Beyria a succédé Lestrade. Ce qui explique qu’en définitive les deux hommes sont impliqués.

68 Le verdict rendu le samedi 20 mars 1926 par la 12e chambre correctionnelle du tribunal de première instance du département de la Seine est le suivant :

69

« Le tribunal après en avoir délibéré conformément à la loi,
« Attendu que Beyria, Lestrade et Zahnd sont poursuivis en vertu de la loi du 2 avril 1882 pour avoir livré à la publicité une revue intitulée Inversions ;
« Attendu qu’il résulte des débats que cette revue sans être obscène est nettement contraire aux bonnes mœurs, qu’il n’est nullement nécessaire que les textes poursuivis présentent dans leur forme des expressions ordurières et obscènes et qu’il est suffisant qu’ils soient de nature à porter atteinte à la morale publique ; que l’intention du législateur est formelle et que son but a été d’atteindre ce qui sans être obscène au sens propre du mot est plus que licencieux,
« Attendu d’autre part que la revue Inversions est non seulement contraire aux bonnes mœurs mais qu’elle peut avoir le grave inconvénient de favoriser et de propager les méthodes anticonceptionnelles ; que Beyria est non seulement gérant mais qu’il a de son propre aveu assumé la charge de directeur ; qu’en cette qualité il doit être tenu responsable comme auteur principal ; que Lestrade l’a aidé et assisté en qualité de secrétaire dans la consommation du délit ; qu’il doit être retenu comme complice ; en ce qui concerne Zahnd, attendu que l’inculpation n’est pas suffisamment établie par ces motifs relaxe Zahnd des fins de la poursuite sans dépens et déclare :
« 1. Beyria coupable d’avoir à Paris en mil neuf cent vingt-quatre et mil neuf cent vingt-cinq commis le délit d’outrage aux bonnes mœurs en vendant ou en mettant en vente sur la voie publique ou dans les lieux publics des écrits et imprimés autres que le livre contraire aux bonnes mœurs ;
« 2. Lestrade coupable d’avoir dans les mêmes circonstances de temps et de lieu aidé ou assisté Beyria auteur du délit ci-dessus spécifié dans les faits qui l’ont préparé ou facilité ou dans ceux qui l’ont consommé […] condamne Beyria à six mois d’emprisonnement et à deux cents francs d’amende et Lestrade à six mois d’emprisonnement et à deux cents francs d’amende ; les condamne en outre solidairement aux dépens lesquels sont liquidés à la somme de cent vingt cinq francs quatre vingt dix centimes plus cinq francs pour droits de poste ; fixe au minimum la durée de la contrainte par corps s’il y a lieu de l’exercer. »

70 Beyria et Lestrade font appel de ce jugement et le 27 octobre 1926 la peine est ramenée à 3 mois d’emprisonnement et à 100 F d’amende.

71 Ils introduisent ensuite un pourvoi en cassation. Mais la Cour de cassation confirme, le 31 mars 1927, le jugement rendu en appel. Aucune possibilité, donc, de rebondissement.

figure im3

L’esprit de la revue et son contenu

72 La génération de 1924 ne se contente pas de rêver d’un monde idéal, plus ou moins accessible aux moins fortunés, elle a appris à revendiquer des droits et avant tout celui d’être fièrement soi-même.

73 L’objectif de la revue est clairement affiché :

74

« Elle se consacrera entièrement à “la défense de l’homosexuel” […]
« Nous voulons crier aux invertis qu’ils sont des êtres normaux et sains, qu’ils ont le droit de vivre pleinement leur vie, qu’ils ne doivent pas, à une morale qu’ont créée des hétérosexuels, de normaliser leurs impressions et leurs sensations, de réprimer leurs désirs, de vaincre leurs passions.
« Il ne suffit pas qu’ils semblent être une minorité pour qu’on fasse d’eux des anormaux ou des malades.
« INVERSIONS veut être leur Revue, ils y chanteront leur amour aussi beau, aussi noble que les autres amours. »

75 lit-on dès la première page du premier numéro, dans un article intitulé « Sur le seuil », signé “Inversions”.

76 La fin de l’article montre qu’il n’y a aucune naïveté dans cette entreprise, mais une forte conviction et beaucoup de courage :

77

« Notre effort se heurtera sans doute à bien des obstacles, à de nombreuses difficultés ; à vous tous, homosexuels, nos amis, nos frères, de nous aider et de nous soutenir ».

78 Inversions veut regrouper tous ceux qui souffrent de leur solitude et leur apporter « l’écho des voix de leurs frères d’amour ». C’est dans cette perspective, que nous appellerions communautariste, qu’il faut situer les annonces de livres ou de manifestations et aussi ce qu’on appelle « les petites annonces »

79 Sur les quatre-vingt pages que compte la revue, trois signatures d’écrivains allemands sont clairement identifiées : Caesareon, Numa Praetorius et S. Ch. Waldecke, ce qui au lendemain de la Première Guerre mondiale montre un esprit internationaliste. On trouve sept écrivains français contemporains, dont une femme : C. Spiess, Armand, Willy, Louis Estève, G. Pioch, Ménalkas, pseudonyme de Suzanne de Callias, et Axieros, de loin le plus important des contributeurs, puisqu’il donne à la revue des poèmes, des extraits de son ouvrage intitulé Platoniquement[13] et qu’il traduit plusieurs textes allemands. On identifie évidemment Voltaire, Swinburne, Goethe ou Anacréon, mais leur accord n’a pas été sollicité. Tous les autres noms, à ma connaissance, n’ont laissé aucune trace dans les dictionnaires. Il est très probable que d’assez nombreux articles ont été rédigés par Beyria et Lestrade qui ont adopté plusieurs pseudonymes différents pour faire illusion. On lit clairement dans G. Edartsel l’exact inverse de Lestrade.

80 Un petit nombre d’articles font référence ou sont signés par des gens qui évoluent dans la mouvance de Camille Spiess et se considèrent comme « des anarchistes-individualistes ». Je pense à Armand, à Louis Estève ou à Waldecke. Au moment où s’amorce la montée du fascisme, ils tiennent des discours très dérangeants à propos de la race et du sexe. Leur homosexualité est marquée d’une prétention à l’excellence qui fait penser au Surhomme et à l’usage que l’on commence à faire ou que l’on fera de cette notion nietzschéenne. Je pense tout spécialement à l’extrait du livre de Camille Spiess intitulé Ainsi parlait l’homme[14] qui figure en tête du n° 3 d’Inversions[15]. L’allusion à « une confusion qui n’a pu naître que dans la cervelle d’un juif » est une allusion précise à Magnus Hirschfeld et à sa théorie du « troisième sexe ». Or on sait quel sort sera fait par les nazis aux institutions fondées par celui-ci, sous prétexte qu’il était homosexuel et surtout qu’il était juif.

81 La suite est à écrire. Je préciserai simplement avant de terminer cet article que, si la Révolution avait refusé d’inscrire ce qu’on n’appelle pas encore l’homosexualité dans le code pénal, à titre de délit, le régime de Vichy l’y a introduit. Le 6 août 1942, le maréchal Pétain signe un texte de loi fixant la majorité sexuelle à 15 ans pour les actes hétérosexuels et à 21 ans pour les actes homosexuels. C’est la première loi moderne, en France, établissant une discrimination en raison du sexe des partenaires. Le texte sera maintenu en 1945 et de Gaulle revenu au pouvoir, l’amendement Mirguet (18 juillet 1960) fera de l’homosexualité un « fléau social », ce qui donne au gouvernement le droit de légiférer par décret pour la combattre.

82 En 1952 apparaît un journal, fait unique en Europe, consacré en grande partie à l’homosexualité. Son titre est Futur et son directeur Jean Tibault. Son objectif est d’obtenir la dépénalisation de l’homosexualité. Interdit à l’affichage et aux mineurs de 21 ans, le journal est condamné en 1956 pour atteinte aux mœurs. Il cesse de paraître après 19 numéros [16].

83 Il serait injuste de ne pas évoquer la revue Arcadie (1954-1982) fondée par André Baudry, qui a permis à de nombreux homosexuels de ne pas se sentir totalement seuls, mais qui n’est pas à proprement parler une revue combattante.

84 Il faut ensuite attendre les années 70 avec la création du FHAR [17], et les revues Le Fléau social ou Antinorm. Le slogan qu’Hirschfeld criait devant le Reichstag en 1918 est devenu à la une de celui-ci : « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ».

figure im4

Date de mise en ligne : 06/07/2018

https://doi.org/10.3917/rdr.051.0064

Notes

  • [1]
    Jacques d’Adelswärd-Fersen : Ainsi chantait Marsyas… Poèmes. Avec un dossier sur Akademos par Mirande Lucien, Montpellier : GKC/QuestionDeGenre, 2012, p. 116.
  • [2]
    Roger Peyrefitte, L’Exilé de Capri, avant-propos de Jean Cocteau, Flammarion, 1959.
  • [3]
    Messes noires. Lord Lylian, réédité avec préface de Jean de Palacio et postface de Jean-Claude Féray, QuestionsDeGenre/GKC, 2011.
  • [4]
    Ainsi chantait Marsyas… réédité avec un dossier sur Akademos par Mirande Lucien, QuestionsDeGenre/GKC, 2012.
  • [5]
    Réédité avec La Neuvaine du petit fauve, préface de Patricia Marcoz, Quintes-Feuilles, 1910.
  • [6]
    Le baiser de Narcisse, réédition QuestionsDeGenre/GKC, 2012.
  • [7]
    Section 7 nov.-31 déc. 1908 (f. 45). Aimablement communique par Régis Schlagdenhauffen qui a eu accès au journal personnel inédit d’Eugène Willem qui, Alsacien francophone,, garde son prénom français pour ses écrits personnels.
  • [8]
    Cité dans L’Étoile-absinthe, « Jarry et Sarluis », 1981, p. 89-97.
  • [9]
    Inversions et L’Amitié, Réédition d’une revue condamnée. Préface et notes de Mirande Lucien, Lille : Cahiers GKC, 2006, p. 259.
  • [10]
    BB 18 6174, doss. 44 BL 303 « Inversions »
  • [11]
    Copie de l’ensemble de ces documents m’a été aimablement fournie par OLIVIER JABLONSKI ; qu’il en soit chaleureusement remercié.
  • [12]
    Je souligne.
  • [13]
    Axieros, Platoniquement, Préface et notes Mirande Lucien, Lille : Cahiers GKC, 2006, 191 p.
  • [14]
    L’ouvrage est édité chez Delpleuch, en 1924, avec une préface de Louis Estève.
  • [15]
    Réédition, p. 105.
  • [16]
    Voir à ce propos Le Séminaire Gai et les textes de d’Olivier Jablonsky
  • [17]
    Réédition du FHAR, Rapport contre la normalité, 1971, Montpellier : Les Cahiers Question-DeGenre/GKC, « Bibliothèque GayKitschCamp », 2013.

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