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Article de revue

Remembrance sur la vie des revues littéraires en 1980

Pages 2 à 13

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1 Qu’est-ce qui pousse de jeunes gens à fonder une revue, au-delà d’une pulsion narcissique, du besoin de reconnaissance ou de la tentation du collectif ? La vaniteuse présomption que l’on va mieux faire… ? Certainement le juvénile désir d’un entier soi-même : d’emblée la revue aurait fonction de carné.

2 Les Cahiers de Leçons de Choses sont nés en janvier 1980. Nous lisions de moins en moins les grandes revues de création, austères et pour tout dire, plutôt étriquées, confinées en dogmes et genres sans porosité : revues d’arts ; revues de poésie (obligatoirement en vers et généralement sans images) ; revues de littérature (forcément en prose pour la partie création), etc. Nous rêvions de croiser, tisser, métisser, mélanger, décliver. Et nous voulions éprouver le concept de revue, en tant que forme littéraire. Le support, ou plus exactement le medium (ici un cahier d’écolier détourné) générait du sens. Le mode d’impression combinant typo et offset – maîtrisé tant bien que mal pour une nécessaire autonomie économique – favorisait collage et assemblage. Une aventure parmi tant d’autres, car l’on dénombrait plus de trois cent revues. Même s’il faut reconnaître que bien peu échappaient au principe de recueil de textes, ou de chapelet d’auteurs mis en page élémentairement. Le Jardin ouvrier en Picardie (rééditée par Poésie / Flammarion), Travers en Haute-Saône, Faix ou l’ainée Dire en Lorraine faisaient notamment figures d’exception.

Cahiers de Leçons de choses, cinquième cahier, Lyon, 1982, « Musique contemporaine : Rencontres de Metz 1981 »

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Cahiers de Leçons de choses, cinquième cahier, Lyon, 1982, « Musique contemporaine : Rencontres de Metz 1981 »

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3 Nous étions tentés par le hors-genre. J’esquissais quelques investigations du côté du « geste poétique » sorti du livre, encouragé notamment par Bernard Heidsieck. Les expérimentations recouvraient le champ poétique, celui des arts plastiques, comme celui de la critique d’art. Une tentative de déplacer l’écriture sur l’art en écriture avec l’art, dont je pus éprouver quelques applications dans les dernières livraisons d’Opus International.

4 Je retiens de cette « formation » lointaine – outre le fait de m’être remis depuis à lire les revues – la lecture en miroir du poème ; celle lente et nonchalante, à la vitesse manuelle du plomb typographique. La meilleure école au fond, pour s’émanciper de l’uniforme apprentissage du corps enseignant – consciencieux – avec lequel la France sait lire depuis des décennies, selon une vitesse de lecture adaptée à l’article du journal, profilée au roman feuilletoniste populaire mais : trop rapide pour appréhender l’épaisseur et la verticalité de arts poétiques ; et trop lente à présent pour rivaliser avec les pratiques numériques. Apprendre à lire. Oui, mais quoi ?

5 Notre projet d’apprentis revuistes ne tombait pas du ciel, et ce ne fut probablement pas un hasard si ces cahiers retinrent l’attention de Jean-Michel Place, qui en assura sympathiquement la diffusion à partir du numéro 4. Nos références en revues provenaient notamment de Cabaret Voltaire et de DADA – dont les notes et autres annonces nous régalaient – ou de Nord-Sud, rééditées par Jean-Michel Place.

6 Il y avait aussi la berlinoise Der Sturm, dont je consultais la collection à la Bibliothèque Universitaire de Strasbourg, à l’époque où l’Aubette, au design conçu par Arp, Taeuber et Van Doesburg, semblait à jamais perdue. Merz, la revue de leur ami Schwitters restait inaccessible. Je ne l’ai eue entre les mains qu’au moment où je préparais mon Narré des îles Schwitters (Al Dante).

7 Der Sturm fascinait, par son cosmopolitisme, ses audaces formelles, ses contributions vaillantes tant en arts plastiques qu’en arts poétiques. Mais encore par sa régularité et sa longévité. Elle me semblait – sans aucune raison fondée d’ailleurs – prolonger une ancêtre mythique : Athenaeum. Nous étions bien entendu lecteurs de L’absolu littéraire (Seuil) de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe. Venait par surcroît de paraître L’œuvre complète de Novalis dans la traduction d’Armel Guerne (Gallimard), puis celle de Tzara (Flammarion). Si les avant-gardes nous fascinaient, nous savions toutefois que nous devions nous construire ailleurs. Nous ne manquions aucun des films de Wim Wenders, nous fréquentions les festivals de musique contemporaine ; nous écoutions Zappa ou bien sûr Nico, Can ou The Residents, les premiers groupes de « rock industriel ». Et c’était en outre à Berlin autant l’épanouissement des installations in situ que de la « peinture sauvage ». Pour localiser la création littéraire innovante en France, les revues constituaient l’un des rares possibles.

8 Paris était bien évidemment un centre attractif. J’avais repéré d’atelier (puis d’atelier / change errant). Notre intérêt pour la poésie visuelle et la poésie concrète, peu avant que je ne rencontre Emmett Williams (à Berlin), Eugen Gomringer et Jean-François Bory, me conduisit à Tibor Papp, puis Paul Nagy, qui me firent découvrir, entre autres, le numéro conçu et réalisé par le regretté Bruno Montels, celui par Claude Minière, et bien entendu Mezura de Jacques Roubaud. Il y eut surtout la première édition mise en œuvre selon les indications de Stéphane Mallarmé d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, à l’initiative de Mitsou Ronat.

9 Les revues patronnes étaient Action poétique, Change et Tel Quel. Mon intérêt (distant) pour les deux premières n’avait d’égal que la circonspection envers la troisième (pour ce qui lui restait à vivre), surtout quand elle prenait des accents « poétophobes ». Je n’adhérais déjà pas à cette « logique de fiction ». Un jeune auteur sentait d’ailleurs derrière ces regroupements paradoxaux plutôt altiers, quelques forces de dissuasion, devinait plus de territoires occupés que de zones franches, quelques probables immeubles de rapport, et les doctes mono-vérités que ces coulisses impliquent. Si l’époque ne vivait plus « au cœur d’un discours crénelé » comme l’énonçait Michel Foucault en 1966, ces revues restaient en position défensive, comme elles l’avaient été auparavant face à la contre-culture new-yorkaise et berlinoise. Les soleils semblaient décliner, et sans relève. Je faisais toutefois erreur, et n’aurais pu imaginer ma collaboration à Action poétique vingt ans plus tard (entre-temps le spectre de la revue s’était spectaculairement élargi et rajeuni). Quant à la « jeune » revue Po&Sie, dont l’apport en traduction était salutaire, elle donnait à lire dans le domaine français ceux qu’on lisait déjà. Surtout, elle n’échappait pas à l’époque au ton professoral. Un poète en herbe turbulent aurait plutôt parlé – Ayios Neofytos priez pour lui – d’un esprit de services culturels d’ambassades.

10 Tout l’inverse de l’impertinente et allègre revue, néanmoins fort sérieuse, qu’on mentionne rarement quoiqu’elle fît un travail d’élargissement durant des décennies – presque tout le monde y a publié – : la revue Phantomas « qui vogue dans la quarante-cinquième dimension. » Son numéro de 1967 qui consacrait quatre-vingts pages au dadaïste Raoul Hausmann, à l’époque entièrement oublié, est historique. J’ai connu cette revue dans des circonstances assez comiques. Nos premiers cahiers distribués et diffusés par une structure ne payant pas (bien des libraires étourdis oubliaient de régler leurs factures), j’avais pris rendez-vous. Je patientais dans une salle en consultant ouvrages et revues en rayon, pendant que les responsables de la remarquable revue Artistes hurlaient dans le bureau du gérant d’Argon. Quand mon tour arriva, nous avons convenu d’emblée qu’Artistes y était allé un peu fort. « Bon, vous n’allez bien sûr pas nous payer » dis-je dans la foulée, et il acquiesça. « Je vous propose de prendre l’équivalent de la somme due en ouvrages que vous diffusez. » « Prenez tout ce que vous voulez » fut sa réponse hilare. Parmi les auteurs belges représentés, beaucoup venaient du surréalisme, proches de Cobra et de Phantomas et Le Cheval d’attaque. Théodore Koenig en particulier.

Phantomas n° 68-72, juillet 1967, numéro Raoul Haussmann

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Phantomas n° 68-72, juillet 1967, numéro Raoul Haussmann

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11 Selon une autre géographie poétique et un axe franco-allemand affiché, il y avait à Munich Akzente, et Litfass à Berlin, où le mot poète ne faisait déjà plus ricaner. Outre-Rhin Dichter, plus large que Lyriker, est moins réductible au spécialiste de vers (évanescents). On l’emploie aussi pour Thomas Mann, Arno Schmidt ou Günther Grass. Que les Allemands aient lu Novalis n’étonnera personne, mais ils semblent aussi avoir tiré les leçons baudelairiennes du « miracle d’une prose poétique ». Baudelaire, on l’oublie paresseusement, considérait Les misérables en poème plutôt qu’en roman. Mais laisserait-on dire que La route des Flandres de Claude Simon est un grand poème ; voire, que Claude Ollier est un poète ? Et qui se souvient qu’en couverture du Fou d’Elsa est mentionné : poème ?

12 Ceux d’entre nous qui lisaient Paul Celan, Helmut Heissenbütel, Hans Magnus Enzensberger ou Johannes Poethen, Oskar Pastior ou encore Christa Wolf, avaient repéré la vigilance éthique corollaire à leur recherche formelle, et la perspective collective qui sous-tend leur art. Un jeune auteur trouvait en outre chez les Allemands l’expression de la colère qu’avait incarnée par exemple Hans Magnus Enzensberger (cet énervement de la langue que je retrouvais parfois dans TXT). Sans parler des Autrichiens, Ingeborg Bachmann, Thomas Bernhardt mais surtout Friedericke Mayröcker et Ernst Jandl. Il ne faudrait en effet pas oublier la revue Manuskripte plus inventive et plus insolente que ses deux sœurs allemandes.

13 Qu’est-ce qui fait qu’une revue au sommaire quasi bouclé ne voit pas le jour ? Peut-être ces projets avortés caractérisent-ils les années 1990-2000 ? Manque de crédits ; de crédibilité ? De créance, ou plutôt de croyance. Parce qu’il faut déployer une énergie collective considérable pour que nos convictions partagées soient ensuite incarnées sur un support. Une revue est un théâtre d’opérations, qui perdure aussi longtemps que ses animateurs le métamorphosent en un théâtre où tout « est vrai ». Un comité de revue n’est ni un collège de personnalités tirant chacune dans un sens, ni un état-major sous la direction du chef. Il y eut du reste dans les années 80 un mode inédit de direction : le couple, Tartalacrème de Marie-Hélène Dhénin et Alain Frontier demeurant l’archétype dans la durée. Au même moment à peu près, il y eut aussi la première revue littéraire, Land, dirigée par deux femmes : Catherine Weinzaepflen et Christiane Veschambre, dans cet univers patriarcal (à l’image de la commission Poésie du C.N.L., dont des femmes devinrent régulièrement membres seulement à partir de 1990).

14 Après les cinq livraisons de la revue Limon, un projet de nouvelle revue autour des éditions du Limon fit l’objet de plusieurs réunions. Mais peut-être le beau titre de cette revue qui ne vit jamais le jour était-il prémonitoire : 32 décembre ? Une tentative moins discordante au sein d’un autre « collège » intitulé Nuit-grave – nous avions constitué le sommaire radical de deux livraisons – refroidit l’enthousiasme initial des éditions Textuel.

15 Lorsqu’on pense revue (édition papier, en ligne ou sur support audio), on oublie parfois celle que Blaise Gautier nomma génialement la Revue parlée du Centre Georges Pompidou. S’il n’y avait d’I.S.S.N, il y avait bien périodicité et sommaire (programmation imprimée). C’était, avec les lectures plus sobres pilotées par Emmanuel Hocquard au Musée de la Ville de Paris, un repère de l’oralité et du collectif, notamment pour moi de retour de Berlin-Ouest où les lieux de récitals et de performances étaient nombreux. On assistait une fois par semaine à une lecture par son auteur, tantôt bouleversante, tantôt catastrophique. Sans relancer la polémique obsolète des auteurs qui liraient moins bien que les comédiens, je dirai que si Baudelaire ou Mallarmé étaient piètres lecteurs en public – comme l’attestent plusieurs témoignages wallons – j’aurais aimé y assister !

16 La fréquentation était irrégulière – sans l’obscène obligation du chiffre – mais je me souviens d’une fois où Blaise Gautier furieux et découragé nous annonça en privé qu’il allait tout arrêter : nous étions trois. Il y avait heureusement aussi des soirées où la salle était comble (lors du festival Polyphonix par exemple). Ces deux lieux, et quelques autres, notamment radiophoniques, ont contribué à renouer avec la voix du texte en public, qui avait disparu des usages. Et lorsque j’eus l’opportunité de fonder en 1983 un espace dédié à la lecture en public dans ce que les Lyonnais nommaient sarcastiquement leur « petit Beaubourg », j’intitulai forcément ce cycle Revue parlée de l’elac. Pierre Guyotat y lut un large extrait du Livre en 1984. La périodicité était de deux soirées par mois, jusqu’à ce qu’elle laissât place en 1989 à l’Écrit-Parade.

17 Blaise Gautier, selon une approche méthodologique de sa revue inscrite dans l’éphémère, avait mis en place un dispositif d’enregistrement et d’archivage systématique, qu’il eut encore le temps de faire transcoder sur support digital avant sa mort en 1992. Je pense au patrimoine de ces voix d’auteurs qui sommeille – peut-être même en voie d’extinction – alors qu’il est possible, grâce au site http://writing.upenn.edu/pennsound, d’accéder aux voix des américains modernes et post-modernes…

18 Pourquoi l’institution française ne ferait-elle donc pas circuler les voix d’auteurs à l’ œuvre par les routes ou autoroutes du son ? Pourquoi l’oralité comme l’oralisation du poème pose-t-elle des difficultés en France, comme nulle part ailleurs ? L’un des facteurs est la domination persistante d’une tradition souvent exclusive issue du roman feuilletoniste populaire qui, comme le montrait déjà Walter Benjamin dans « Le narrateur » (Écrits français, Gallimard) est d’essence visuelle et muette. Henri Chopin qui, en 1963, fonda la revue OU incluant un disque vinyl de performances sonores, en savait quelque chose…

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