Couverture de RDN_417

Article de revue

Mineur au front, soldat au fond. La formation d’une icône de la classe ouvrière

Pages 855 à 870

Notes

  • [*]
    Nicolas Verschueren, Chargé de recherches FNRS, Université libre de Bruxelles, CP133/01, 50 avenue F.D. Roosevelt, 1050, Bruxelles, Belgique.
  • [1]
    Voir par exemple la déclaration de M. Patrick Devedjian, ministre délégué à l’industrie, sur le rôle du secteur minier dans l’histoire économique et sociale de la France, La Houve le 23 avril 2004. M. Fontaine, Fin d’un monde ouvrier. Liévin, 1974, Paris, éditions EHESS, 2014.
  • [2]
    B. Hogenkamp, « A mining film without a disaster is like a western without a Shoot-out : Representations of Coal Mining Communities in Feature Films » dans Towards a Comparative Coalfields Societies, S. Berger, A. Croll et N. LaPorte éds., Burlington, Ashgate, 2005, p. 86-98 ; T. Perron, « Nitrates et gueules noires ou le filon minier », Positif, novembre 1993, p. 24-30.
  • [3]
    P. Aron, Lecture à Ma nuit au jour le jour, Bruxelles, Labor, 2001, p. 254.
  • [4]
    E. Jünger, Orages d’acier, traduit de l’allemand par Henri Plard, Paris, Christian Bourgeois, 1970, p. 75.
  • [5]
    H. Barbusse, Le feu. Journal d’une escouade, Paris, Gallimard, 2007, p. 63, 114, 212 et 339.
  • [6]
    Voir le roman prolétarien de P. Hubermont, Treize hommes dans la mine, Bruxelles, Labor, 1993.
  • [7]
    P. Barton, P. Doyle et J. Vandewalle, Beneath Flanders Fields, The Tunnellers’ War 1914-15, Gloucestershire, Spellmount, 2007 ; A. Byledbal, Les soldats fantômes de la Grande Guerre souterraine, 1915-1919. De l’immigrant pakeha au vétéran oublié : les hommes de la New Zealand Engineers Tunnelling Company, Thèse de Doctorat, Université d’Artois, 2012.
  • [8]
    George Orwell en Angleterre, André Gide en France ou Henri Storck et Joris Ivens en Belgique illustrent bien cet intérêt renouvelé pour les communautés minières.
  • [9]
    B. Mattéi, « Portrait du mineur en héro » dans La foi des charbonniers. Les mineurs dans la Bataille du charbon 1945-1947, B. Mattéi éd., Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1986, p. 83-97.
  • [10]
    M. Lazar, « Le mineur de fond : un exemple de l’identité du PCF », Revue française de science politique, 1985, Vol. 35, n° 2, p. 190-205.
  • [11]
    G. Hardach, « Industrial Mobilization in 1914-1918 : Production, Planning and Ideology » dans The French Home Front, 1914-1918, P. Friedenson éd., Providence/Oxford, Berg, 1992, p. 57-88.
  • [12]
    Affiche de United States Fuel Administration, Hoover Institution, http://hoohila.stanford.edu/poster/view_subject.php?posterID=US+4039, consulté le 26 mai 2014.
  • [13]
    Une partie de ce corpus documentaire est référencé et disponible sur le site de l’Université de Yale : http://photogrammar.yale.edu/
  • [14]
    http://www.loc.gov/pictures/item/oem2002009143/PP/ page consultée le 6 octobre 2015. Plusieurs de ces mises en scène très illustratives peuvent être consultées via le portail internet de la Librairie du Congrès, notamment celle où un mineur apprend à un soldat le maniement du pic.
  • [15]
    W. Lund, « Mobilizing our Manpower, Speech on June 6, 1942 », Vital Speeches of the Day, Vol. 8, n° 19, p. 581-583.
  • [16]
    R. Trempé, Les trois batailles du charbon, 1936-1947, Paris, La Découverte, 1989.
  • [17]
    N. Verschueren, Fermer les mines en construisant l’Europe. Une histoire sociale de l’intégration européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2012, p. 123.
  • [18]
    M. Holler, Étude des représentations filmiques du travail à travers la Cinémathèque des Charbonnages de France. Le stakhanovisme à la française, Mémoire de maîtrise en Arts du Spectacle, directeur Frédéric Gimello-Mesplomb, Université Paul Verlaine–Metz, 2005.
  • [19]
    Pour une analyse des représentations cinématographiques de la Grande Guerre : L. Véray, La Grande Guerre au cinéma. De la gloire à la mémoire, Paris, Ramsay Cinéma, 2009.
  • [20]
    A. Viseux, Mineur de fond, Fosses de Lens. Soixante ans de combat et de solidarité, Paris, France Loisirs, 1991, p. 368.
  • [21]
    A. Morelli, « L’appel à la main-d’œuvre italienne dans les charbonnages et sa prise en charge à son arrivée en Belgique dans l’immédiat après-guerre », Revue belge d’histoire contemporaine, 1988, n. 1-2, p. 83-130.
  • [22]
    Voir à ce sujet, les articles, reportages et témoignages publiés lors du cinquantième anniversaire de la catastrophe de Marcinelle.
  • [23]
    S. Salma, Marcinelle 1956, Belgique, Casterman, 2012. Dans la bande dessinée, Pain d’alouettes, Christian Lax opère une connexion implicite similaire. Dans un récit qui se situe au lendemain de 1918, se rencontrent trois enfers : celui de la course cycliste Paris-Roubaix, celui des tranchées et celui du métier de mineur. C. Lax, Pain d’alouettes, s.l., Futuropolis, 2009.
  • [24]
    E. Mattiato, La légion du sous-sol, Bruxelles, Labor, 2005.
  • [25]
    G. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999, p. 94-109.
  • [26]
    A. Cronin, Sous le regard des étoiles, Paris, Albin Michel, 1937.
  • [27]
    Ibid., p. 121-123.
  • [28]
    Ibid., p. 111.
  • [29]
    M. Majerova, Le chant du mineur, Paris, Les éditeurs réunis, 1951.
  • [30]
    Ibid., p. 78.
  • [31]
    Ibid., p. 127.
  • [32]
    J. Horne et A. Kramer, German Atrocities, 1914 : A History of Denial, New Haven, Yale University Press, 2001.
  • [33]
    Pour des informations plus approfondies sur la littérature prolétarienne belge, voir le livre de P. Aron, La littérature prolétarienne en Belgique francophone depuis 1900, Loverval, Labor, 2006.
  • [34]
    M. Ragon, Histoire de la littérature prolétarienne en France, Paris, Albin Michel, 1986.
  • [35]
    N. Verschueren, « Le mineur dans la littérature prolétarienne belge », Aden, 2012, vol. 11, n° 2, p. 35-54.
  • [36]
    P. Aron, La littérature… op. cit., n. 32, p. 217.
  • [37]
    Voir les descriptions de Constant Malva dans C. Malva, Un mineur vous parle, Bassac, Plein Chant, 1985, p. 81. Ce rite initiatique du passage à l’âge adulte et à la virilité se retrouve chez Richard Llewellyn dans son roman Qu’elle était verte ma vallée mais également chez Cronin où le récit se termine sur le premier regard attendri de la mère pour son fils qui décide finalement de devenir un homme en partant travailler à la mine. À un autre niveau, le film de Stephen Daldry, Billy Elliot, pose la question maintes fois évoquées dans le cinéma britannique de la masculinité d’une classe ouvrière confrontée à la désindustrialisation.
  • [38]
    C. Malva, Ma nuit au jour le jour, Bruxelles, Labor, 2001.
  • [39]
    Ibid., p. 74.
  • [40]
    Ibid., p. 18.
  • [41]
    Ibid., p. 189.
  • [42]
    L. Lecharolais (alias L. Gérin), Profondeur 1400, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1943.
  • [43]
    Ibid., p. 93.
  • [44]
    C. Malva, Un mineurop. cit. (n. 37), p. 51.
  • [45]
    P. Lannoy, « Montrer la nation au travail. Productions et usages des images du travail dans l’industrie automobile durant l’entre-deux-crises (1929-1973) » dans Images du travail, travail des images, J.-P. Géhin et H. Stevens éds., Rennes, PUR, 2012, p. 101-102.
  • [46]
    M. Morpurgo, War Horse, Londres, Kaye et Ward, 1982 ; H. Clara, « Nos haras inconnus » dans Littérature prolétarienne en Wallonie, Bassac, Plein chant, 1985 ; G. Tempest, The Long Face of War : Horses and the Nature of Warfare in the French and British Armies on the Western Front, thèse de doctorat non publiée, Yale University, 2013.
  • [47]
    M. Fontaine, Fin d’un mondeop. cit., p. 71.

1L’allégorie du mineur-soldat combattant pour le salut économique et militaire de la nation constitue un poncif de la symbolique ouvrière qui puise ses racines dans la première guerre mondiale avant de se fixer durablement dans les années 1940. En France, elle est épisodiquement réactivée à la suite d’événements marquants comme lors de la fermeture de la dernière mine de charbon à la Houve ou lors de la catastrophe de Liévin en 1974 [1]. Cette analogie entre le mineur et le soldat se greffe sur un imaginaire de l’univers minier qui s’est progressivement façonné à partir du Germinal d’Émile Zola [2]. En effet, aux lieux communs littéraires où figurent la catastrophe minière et la quête d’un réalisme se sont rajoutées certaines caractéristiques de la première guerre mondiale. L’utilisation des masques à gaz, parfois directement inspirés des masques de mineurs, les sacrifices individuels et collectifs, la hiérarchisation sociale des rôles, les combats dans le Nord de la France, le creusement des tranchées ou l’empathie envers les chevaux [3] ; tout concourt à structurer une concomitance métaphorique entre le mineur et le soldat.

2John Williams Streets, poète britannique et ancien mineur mort au front en 1916, compare dans un de ses poèmes son engagement à la mine à celui dans les tranchées, accomplissant son devoir dans les deux cas au péril de sa vie. S’échinant à creuser sa tranchée, Ernst Jünger décrit la manière dont un mineur lui a transmis ses techniques de métier pour faciliter son travail [4]. Dans Le feu, Henri Barbusse parle de « faces charbonneuses » ou de « gueules noires » pour décrire les visages de ses camarades « tapant comme des mineurs » et se débattant sous les bombardements dans un « grisou palpitant » [5]. Les récits militaires en se centrant sur un groupe d’individus (l’escouade pour reprendre le titre de Barbusse) sont à rapprocher des narrations minières autour d’une équipe où le caporal/lieutenant est remplacé par le porion/ingénieur, un personnage de l’entre-deux [6]. Si Jünger évoque le rôle des mineurs dans l’apprentissage des techniques de creusement des tranchées, c’est que le savoir-faire minier est stratégique lors de la stabilisation du front. Loin des combats terrestres, la première guerre mondiale est un conflit aérien, naval, sous-marin mais aussi souterrain. Le travail de sape s’avère être un enjeu stratégique dans ces batailles enlisées. En 1915, Henry de Varigny publie un opuscule, Mines et Tranchées, décrivant les nouvelles techniques militaires s’inspirant des qualités du travail des mines pour saper la tranchée adverse et ouvrir une brèche dans le front allemand. Dans l’Artois, l’armée néo-zélandaise utilise ses propres techniques minières pour contrer les stratégies allemandes dans ce qui représente une véritable bataille souterraine [7].

3Cette congruence entre les deux univers établit progressivement une icône militarisée de la classe ouvrière qui se développe dans les années 1930 lorsque de nombreux artistes et intellectuels se penchent à nouveau sur les conditions des ouvriers de la mine [8]. Le succès de cette allégorie s’explique par sa capacité à multiplier les interprétations qui se déclinent suivant les intentions de leurs auteurs. Elles sont rassemblées ici en trois groupes constitués à partir d’œuvres artistiques, de discours politiques et d’affiches de propagande issus de contextes nationaux distincts. Le premier groupe d’interprétations associe classiquement le mineur et le soldat dans une logique d’augmentation de la production en jouant la carte du devoir patriotique [9]. À cette image militarisée s’oppose un deuxième groupe d’interprétations où le mineur est l’incarnation pacifique du soldat, une figure capable de dépasser les antagonismes nationaux. À la même époque une troisième interprétation du binôme mineur-soldat surgit au sein de la littérature prolétarienne belge dans laquelle l’ouvrier de la mine compte pour peu de chose, son sort s’assimilant à celui de chair à canon de l’industrie moderne.

Le mineur héros de la nation

4Outre les tactiques militaires stricto sensu, la mise en œuvre d’une guerre totale, mobilisant l’ensemble des forces de la nation participe très concrètement à la construction d’un triptyque du soldat-citoyen-ouvrier et plus particulièrement du mineur qui prend son extension après 1945 [10]. L’âge de la guerre totale requérant la mobilisation de l’ensemble des économies nationales a pour incidence la formation d’un front de l’arrière [11]. L’appel au soutien des mineurs américains à l’effort de guerre en 1917 préfigure les différentes batailles du charbon menées en Europe dans les années 1930 et 1940. L’Administration américaine de l’énergie, une agence créée en 1917 pour faire face à la pénurie de charbon publie des affiches illustrant le soldat et le mineur unis dans les tranchées. Présentés dos à dos, le mineur sur un amas de charbon et le soldat surplombant sa tranchée, les deux guerriers sont figés dans une même attitude de conquête. Cet appel à l’accroissement de la production, illustré par Walter Whitehead, représente ce qui constitue l’allégorie classique du mineur-soldat. S’ils sont parés de leur uniforme et de leurs instruments respectifs, leur posture symétrique les unit tout en les différenciant. Lorsqu’en 1917 le président Woodrow Wilson lance un appel aux mineurs pour les enjoindre à extraire davantage de charbon, il joue sur un sentiment de culpabilité chez l’ouvrier qui n’effectuerait pas le travail supplémentaire requis : « The only worker who deserves the condemnation of his community is the one who fails to give his best in this crisis » [12].

5Cette amorce de campagne productiviste prend nettement plus d’ampleur durant la seconde guerre mondiale. Ainsi, les War Production Drives incitent les travailleurs à soutenir l’effort de guerre au travers d’une vaste campagne de communication. Parmi les nombreuses actions entreprises à l’époque, citons les Anthracite Rallies en 1942 où convergent les univers du mineur et du soldat. Immortalisés sur la pellicule par le photographe William Perlitch, ces événements constituent un des points de rencontre entre les univers industriels et militaires au travers de scènes d’apprentissage du maniement des outils du mineur et des armes du soldat [13]. Les mises en scène illustratives du dur labeur du mineur, telle l’impressionnante descente dans le puits, tendent à unifier les soldats et les mineurs dans leur bataille respective. Elles visent surtout à « faire prendre conscience » aux mineurs de leur rôle dans la victoire finale comme l’illustre une des photographies de William Perlitch où l’on voit un mineur, affichant un sourire éclatant à la lecture d’une brochure de l’Anthracite War Production Committee[14].

Fig. 1
Fig. 1
Stand by the boys in the trenches. Affiche de Walter Whitehead, United States Fuel Administration, 1918, Imperial War Museum © IWM (Art.IWM PST 17372).

6Cette image du mineur-soldat se précise tout au long des années 1940. Dans la brochure mentionnée ci-avant, le message est clair : « every miner is a war worker ». Bien entendu, le mineur n’est pas le seul travailleur ciblé par la propagande productiviste. Ainsi, une affiche montrant une femme au travail titre : « Women in the war. We can’t win without them ». Une autre montre le visage d’un ouvrier avec un appel clair : « Produce for Victory ! » Pour Wendell Lund, directeur de la division ouvrière du War Production Board, le rapprochement entre la bataille de la production et celle du front est évident :

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« American workers realize that they are turning out planes and bombs that will soon step up the striking power of the United Nations until every Nazi industrial center flout another flaming Essen or Cologne – until the munitions plants of Tokyo and Osaka are reduced to rubble by our own Flying Fortresses. American workers are helping to crush the military power that has always exploited workers and thus to liberate common men from systems that make them slaves [15] ».

8Outre la dangerosité du métier de mineur, l’appel au don de soi et les spécificités techniques du travail (gaz, casque, marteau-piqueur, explosion…) établissent des liens visuels concrets entre l’exploitation du charbon et le vécu de la guerre. Cette bataille du charbon est engagée non seulement aux États-Unis mais également en Grande-Bretagne par l’intermédiaire du Ministry of Fuel and Power. Bien que la campagne de mobilisation britannique vise davantage à réduire la consommation intérieure des foyers et à appeler à une solidarité nationale face à l’ennemi, l’expression bataille du charbon allait faire florès. La dimension militarisée qui prend corps pendant la première guerre mondiale se consolide en 1940-1945 pour se muer en cliché de la reconstruction. L’affiche du Anthracite War Production Committee est explicite à ce sujet. Le mineur et le soldat s’unissent dans le combat pour la victoire, les deux silhouettes se confondent y compris dans leur « instrument de travail respectif ».

9La création de ce binôme est loin de se limiter au monde anglo-saxon. Comme l’a très bien montré Rolande Trempé pour la France, les appels à la production de charbon ne datent pas de l’immédiat après-guerre [16]. Mais au lendemain de la seconde guerre mondiale, le mineur français devient une icône sociale fédératrice tour à tour résistant, homme nouveau et soldat de la reconstruction [17]. Les films réalisés par les Charbonnages de France après 1945 s’inspirent de ce langage guerrier pour qualifier le travail du mineur autour d’un vocabulaire militaire établissant une convergence explicite entre les figures du soldat et du mineur [18]. Le discours et le montage cinématographique de ces films sont des facsimilés des productions mettant en scènes les bataillons au combat : explosions, cadrage sur les bottes, percussions du marteau-piqueur,… [19]. Langage militaire et langage industriel fusionnent dans un élan de modernité et de stakhanovisme. Dans son récit autobiographique, le mineur français Augustin Viseux se rappelle cette période de la bataille du charbon lorsque le drapeau national flottait audessus des puits les plus efficients pendant que les veines les plus productives portaient les noms des illustres vainqueurs de la guerre [20].

Fig. 2
Fig. 2
Working together for Victory. Office for Emergency Management. War Production Board. 1/1942-11/3/1945, The U.S. National Archives and Records Administration.
Fig. 3
Fig. 3
La bataille du charbon en Belgique. Affiche du ministère du Travail de la Prévoyance sociale, 1945-1947, © Carhop, Affiche, La bataille du Charbon, 1946.

10En Belgique, la campagne de mobilisation pour gagner la bataille du charbon s’évertue à militariser au maximum le discours à destination des mineurs. Plus encore qu’en France ou en Grande-Bretagne, la Belgique souhaite profiter de son avantage industriel pour relancer rapidement son économie nationale. L’adéquation du mineur-soldat est d’autant plus soutenue que la classe ouvrière refuse majoritairement de redescendre au fond des puits de charbonnage [21]. Cet appel à la mobilisation initié par le ministère du Travail et de la Prévoyance sociale en 1945-1947 établit un lien indéfectible entre le soldat et le mineur pour en faire le cœur de son dispositif de recrutement comme en témoigne l’affiche ci-dessous. À l’instar de la campagne américaine, le mineur et le soldat forment une entité commune où chaque caractéristique de l’univers de l’un se reflète dans celui de l’autre. Au rouge de la guerre et du drapeau, répond le noir du charbon et de l’industrie. Derrière chaque mineur se cache un soldat. Pic sur l’épaule, casque vissé sur la tête, le mineur incarne le soldat de la reconstruction, l’ouvrier dévoué pour le bien de la nation.

11Cet appel à la mobilisation n’est pas le seul fait des gouvernements intéressés par une reprise économique rapide mais il est également présent dans les discours des organisations syndicales et du parti communiste belge. Un opuscule du parti communiste belge de 1945 reprend en tout point cette figure du mineur qui surgit à l’avant-plan pour briser de sa main vigoureuse une croix gammée en participant à l’assaut militaire sur fond de paysage industriel.

12Au-delà d’un effet de propagande ponctuel, la confusion du mineur et du soldat devient inhérente à la présentation du mineur. Ainsi, l’immigration italienne en Belgique s’est largement inspirée de l’adéquation entre le mineur et le soldat comme référence à leur intégration dans la société belge. Pour ces Italiens, leur immigration massive à partir de 1946 est une prolongation de leur expérience de guerre. La catastrophe de Marcinelle du 8 août 1956 où 136 Italiens ont perdu la vie renforce la valeur sacrificielle de leur métier. A posteriori, la construction d’une mémoire de l’immigration italienne en Belgique reprend le thème de la bataille du charbon qui aurait été gagnée par les mineurs italiens dont le sang versé pour le salut économique de la Belgique doit être commémoré au même titre que les autres grandes catastrophes nationales [22]. Pour prendre un exemple récent de cette adéquation, la bande dessinée Marcinelle 1956 de Sergio Salma associe la bataille du charbon au vécu des mineurs italiens et à la catastrophe de Marcinelle [23]. Cette connexion entre le drame de 1956, l’immigration italienne et la bataille du charbon est également reprise par Eugène Mattiato, un ouvrier italien venu travailler dans les mines belges dont le livre La légion du sous-sol a été écrit peu de temps après les événements de Marcinelle [24].

Fig. 4
Fig. 4
La bataille du charbon défendue par le Parti communiste belge. Couverture de l’opuscule d’Ernest Burnelle, Bruxelles, les éditions populaires, s.d.

13Si le travail du mineur a pu être considéré comme un parallélisme au combat du soldat, la comparaison se poursuit lors des funérailles au lendemain des catastrophes minières ainsi que dans les métaphores accompagnant le déclin industriel. Dans son reportage sur les grèves insurrectionnelles du Borinage en 1959, le photographe français Jeanloup Sieff associe distinctement dans plusieurs clichés le cimetière aux terrils et chevalements. Pareillement, le cinéaste belge Paul Meyer utilise le même procédé visuel pour parler de l’avenir des charbonnages borains dans Déjà s’envole la fleur maigre où résonnent les mots Borinage, charbonnage, chômage pour se terminer par un plan muet sur un cimetière. Tels les mémoriaux des morts au combat dans la Somme, les stèles deviennent le vestige concret des hommes tombés au combat [25].

14Cependant, cette adéquation dans les représentations communes au soldat et au mineur ne fonctionne pas uniquement dans un objectif de valorisation ou d’hommage au peuple de la nuit. Dans les années trente apparaît dans la littérature et le cinéma une lecture du mineur qui serait la version pacifiée du soldat de la Grande Guerre.

Le mineur pacifiste

15Du rapprochement entre les expériences des tranchées et du travail des galeries de mine est ressortie une image du mineur qui s’opposerait à celle du soldat. L’analogie se mue en un double inversé où les attributs martiaux du mineur le transforment en avocat de la paix des peuples européens. Ce plaidoyer pacifiste apparaît distinctement dans trois œuvres artistiques créées dans des contextes géographiques très différents mais dans une chronologie similaire. Le célèbre film de Georg Pabst, Kameradschaft (La tragédie de la mine, 1931) ainsi que les romans de l’écrivain écossais Archibald Joseph Cronin, The stars look down (Sous le regard des étoiles, 1935) et de l’auteure tchécoslovaque Marie Maejerova, Havířská balada (Le chant du mineur, 1938) offrent trois interprétations concomitantes d’un mineur situé à l’opposé des velléités guerrières.

16Le film de Pabst est tout entier consacré à la réconciliation franco-allemande et à la fraternité qui pourrait unir les deux peuples. Son scenario s’inspire de l’histoire de la catastrophe de Courrières ayant coûté la vie à 1 099 mineurs en 1906, un événement tragique marqué par un élan de solidarité des mineurs allemands venus prêter main forte aux secouristes français. En déplaçant cet événement au début des années trente, le réalisateur allemand tente de démontrer que la camaraderie des mineurs, la fraternité des ouvriers est plus forte que la crise économique et le ressentiment national. Afin d’appuyer son propos, la catastrophe se déroule dans une ancienne mine allemande située désormais à la frontière des deux pays à la suite du traité de Versailles. Entre le début du film qui voit une querelle entre un enfant français et un enfant allemand pour une partie de billes et la fin du film qui se clôture par la reconstruction de la frontière souterraine, toute la narration s’articule autour du caractère artificiel voire puéril des antagonismes nationaux qui sont battus en brèche par la solidarité universelle des mineurs face à la catastrophe. Parmi toutes les scènes illustratives de ce dualisme entre le mineur pacifiste et le soldat va-t-en-guerre, deux en soulignent nettement le propos.

17La première intervient lorsqu’un sauveteur allemand porte secours à un mineur français qui le voit surgir le visage couvert d’un masque à gaz, réminiscence de son vécu dans les tranchées. Une transition sonore couvre la scène entre le martellement du mineur appelant à l’aide et le crépitement des mitrailleuses. Enivré par la tension provoquée par la catastrophe minière (qui peut être considérée comme la conséquence de la crise économique de 1929), l’ouvrier français se jette sur le sauveteur allemand tel qu’il le fit pour sauver sa vie dans les tranchées quinze ans plus tôt. En ce sens, la crise économique et la catastrophe ôtent la lucidité nécessaire pour distinguer l’allié de l’assaillant.

18Le deuxième extrait de film voit trois mineurs allemands détruire l’ancienne frontière souterraine, érigée en 1919, pour secourir les mineurs français ensevelis. Le film se termine par la liesse des mineurs allemands et français se félicitant de la réussite du sauvetage et des perspectives de paix qui s’ouvrent à eux. Dans une symbolique appuyée, le réalisateur montre qu’au même moment à quelque 800 mètres en-dessous des réjouissances, deux officiers entérinent la reconstruction de la frontière escamotée par les mineurs.

19C’est une démarche relativement similaire à Pabst qui anime Archibald Cronin dans son livre Sous le regard des étoiles[26]. Si le cinéaste allemand fait de l’univers de la mine un lieu de pacification des sociétés européennes, l’écrivain écossais utilise le contexte de la première guerre mondiale pour dénoncer le massacre des ouvriers de la mine au travers l’histoire de trois jeunes personnages, David Fenwick, fils de mineur qui s’engage dans une carrière politique au Parti travailliste pour tenter d’obtenir la nationalisation des mines, Joe Gowlan, un fils de mineur opportuniste qui profite de l’économie de guerre pour s’enrichir et devenir le patron de la mine, et enfin Arthur Barras, fils du directeur de la mine qui place son père sur un piédestal avant de le haïr pour la manière dont il a sacrifié les mineurs pour ses intérêts financiers. La catastrophe minière est le grand événement dramatique du livre pendant que la première guerre mondiale en constitue la toile de fond. Les communautés minières paieraient ainsi leur tribut à la réussite économique du pays pareillement aux soldats sur le continent dans le domaine militaire.

20À l’intérieur des relations qui unissent les trois personnages, les rapports entre les conséquences de la guerre et celles du système d’exploitation des mines sont en permanence mis en balance. Le refus d’Arthur Barras de s’enrôler au grand dam de son père est un reproche détourné à celui-ci pour avoir perpétré le sacrifice injustifié des mineurs [27]. L’allusion se transforme en affirmation lorsque le même personnage explique à sa fiancée :

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« Les hommes sont tués sur le front comme ceux-là l’ont été dans la mine, exactement, sans nécessité, d’une façon atroce. La catastrophe et la guerre sont pour moi absolument la même chose : elles ne font qu’un seul et immense massacre » [28].

22Alors que Pabst utilise l’univers de la mine pour dénoncer le futur conflit armé entre la France et l’Allemagne, Cronin renverse la perspective en se servant de la violence de la Grande Guerre et de ses atrocités pour dénoncer le sort réservé aux mineurs anglais. Tout au long du livre, la question sociale dans les mines est en quelque sorte étalonnée sur celle de la guerre. Le devoir, le patriotisme, la mort, la paix forment des termes interchangeables autorisant une connexion répétée entre deux univers et deux expériences apparemment différentes. La question de la nationalisation des mines portée par David Fenwick reprend donc cette notion du don de soi, du service à l’économie de la nation. L’auteur pousse le parallèle assez loin en utilisant la figure d’un patron d’usine de production d’obus profitant de l’économie de guerre qui décide de partir pour le front pour participer à cette grande aventure, pendant que son adjoint, Joe Gowlan, séduit son épouse, à peine son train a-t-il quitté la gare. Il revient de la guerre avec un violent traumatisme psychologique après avoir été enseveli par un obus.

23Dans son roman, Le chant du mineur, Marie Majerova utilise un procédé relativement similaire à Archibald Cronin [29]. Le récit du livre prolonge l’histoire de la famille de mineurs Hudec dont il était déjà question dans son roman précédent, La Sirène. Dans ce roman, l’auteure suit le parcours de Rodolphe Hudec pendant et après la première guerre mondiale. On retrouve, sous des traits parfois grossis, la célébration des valeurs du mineur à l’opposé des actes et des comportements des soldats voire du reste de l’humanité. Tout comme le soldat, le mineur doit affronter une mort qui peut survenir à tout instant.

24

« Il l’avait toujours aperçue en compagnie de camarades semblables à lui, la main dans la main de son compagnon, dans le cercle fermé des poitrines innombrables de toutes les équipes de la mine, derrière les remparts épais des corps des mineurs de tout le bassin. Ils étaient forts, les mineurs, et leur inébranlable fraternité arrachait à la mort bien des victimes » [30].

25Cette exaltation des vertus des ouvriers de la mine face à la mort se confirme à plusieurs reprises dans le roman comme lors des funérailles organisées pour les mineurs décédés dans la catastrophe minière.

26

« Des spectateurs de tous les coins d’Allemagne se retrouvèrent à cet enterrement par centaines de mille,…, ils vinrent à cet enterrement extraordinaire parce qu’ils ne pouvaient pas assister à l’enterrement de leurs parents sur les champs de bataille lointains et dans des hôpitaux inconnus » [31].

27Se référant à ses interprétations de la Grande Guerre, Marie Majerova traite du sort de Rodolphe Hudec en tant qu’invalide de la mine après avoir perdu deux doigts de la main droite qui l’entraîne dans un processus de déclassement social depuis son statut valorisé de mineur à celui de vagabond. La référence à la première guerre mondiale se retrouve jusque dans la description des atrocités allemandes et notamment à la description de deux infirmières tchèques au sein coupé par des soldats lors d’une révolte des mineurs pendant les dernières semaines du conflit [32]. Si cet événement ne propose pas une vision commune du mineur et du soldat, il atteste d’une influence indéniable de la première guerre mondiale pour la construction littéraire d’une figure du mineur opposée dans ses valeurs et ses comportements à celle du soldat de la Grande Guerre.

Le mineur-chair à canon

28Plusieurs œuvres de la littérature prolétarienne belge établissent également un parallèle entre le mineur et le soldat mais accordent une signification différente à ce rapprochement [33]. Cette littérature a connu son apogée en Belgique pendant les années trente dans le sillage des écrits d’Henry Poulaille en France [34] pour finalement s’éclipser après 1945 en raison de la collaboration de plusieurs écrivains emblématiques. Toujours est-il que nombre d’entre eux sont d’anciens mineurs ayant tenté de se lancer dans une carrière littéraire [35]. Il est bien difficile d’élaborer une véritable typologie de ces écrits en raison de leur caractère multiforme. Néanmoins, le mineur est souvent dépeint sous des traits peu élogieux. Ici encore, l’analogie avec le soldat des tranchées servira de référence pour illustrer la condition misérable de l’ouvrier de la mine. La catastrophe minière permet ainsi de donner à la vie ouvrière décrite par ces mineurs un caractère épique lui offrant l’opportunité d’entrer dans la littérature [36]. En outre, la première descente dans le puits correspond à un baptême du feu, à un rite initiatique pour l’enfant qui devient alors un adulte face à un univers qui le fascine autant qu’il le terrifie, un espace mythique fait de bravoure et d’aventure [37].

29Deux œuvres décrivent avec netteté cette représentation du mineur-chair à canon de l’industrie : le livre Profondeur 1400 de Louis Gérin écrit au milieu des années 1930 et Ma nuit au jour le jour de Constant Malva écrit en 1937-1938. Ni l’un, ni l’autre n’ont vécu l’enfer des tranchées mais ils présentent le travail de mineur comme une tâche inhumaine, condamnant à mort l’ouvrier à plus ou moins court terme.

30Les deux auteurs ont été ouvriers à la mine, Malva y a travaillé près de 20 ans et est certainement considéré comme le plus « prolétarien » de ces écrivains. Louis Gérin a réussi à quitter son métier de mineur après trois années passées au fond. L’objectif de ce dernier est d’offrir une version de Germinal écrite par un mineur, un grand roman lui permettant de sortir de sa condition sociale. Ses bonnes relations avec André Gide l’incitent à le croire du moins. Le style de Gérin dénote une forte influence du roman d’Émile Zola avec une tentative claire de faire de son manuscrit un roman tragique. Ma nuit au jour le jour est une entreprise littéraire plus originale que Constant Malva rédige à la manière d’un journal feuilleton dans lequel il raconte sa vie de mineur sur une année de temps [38].

31Les deux auteurs s’appliquent à montrer l’omniprésence de la fatalité, de la mort, les corps torturés par une situation inhumaine et la catastrophe minière. La séparation nette entre le monde à l’intérieur de la mine, violent et masculin, n’est pas sans rappeler l’atmosphère du front. Pour Malva, la mine est un enfer dont il veut sortir absolument, une sortie qu’il compare à une désertion, synonyme de survie. Il rejette l’idée d’un mineur-héros et compare le sort des mineurs à celui du soldat dans les tranchées condamnés à la mort inéluctable et anonyme. L’éboulement, le coup d’eau, le grisou ne sont que le miroir au vécu du soldat dans les tranchées : « Aujourd’hui, nous nous tuons à travailler pour qu’on forge les armes qui nous tueront demain » [39]. Il commence ainsi son livre sur l’expérience commune du mineur et du soldat qui fait le cœur de son récit : la fatalité, le renoncement et la mort indifférente. Dès lors, comme pour le soldat, au drame de la vie se substitue le drame de la mort. Le livre continue sur l’utilisation du masque à gaz et les différents modèles existants. Il exprime également la différence en grade dans la mine comme dans l’armée mais qui cache la réalité des connaissances et des expériences issues du travail. Parlant d’un ingénieur avec qui il converse fréquemment il écrit :

32

« Je suis son égal, son complice, mais il a un grade, lui. À l’armée, il y a des soldats qui sont supérieurs aux caporaux. Mais tout de même, les soldats sont des soldats, les caporaux des caporaux » [40].

33Finalement, Constant Malva pose la question du caractère volontaire du travail à la mine et de ce qu’il considère comme un prétendu attachement du mineur pour son puits ou son métier. En effet, un des thèmes souvent développés par Malva consiste à poser la question du caractère volontaire du travail à la mine, du consentement à choisir ce métier, de savoir si le mineur aime son travail. Pour lui, c’est une obligation, on y va car on n’a pas d’autres choix : « Aucun mineur ne voudrait que son fils soit mineur, il aime son métier comme il aime sa patrie » [41].

34Pour Gérin, l’angle d’approche est inversé. Dans son roman Profondeur 1400, il décrit le point de vue d’un directeur de charbonnage qui gère son entreprise comme un général en campagne se souciant peu des pertes, les mineurs se résumant à de la chair à canon [42]. Le calcul rationnel du directeur, la quête de grandeur pour l’entreprise, comparée au salut de la patrie, l’incitent à sacrifier les quelques mineurs qui pourraient être pris dans la catastrophe. Si le thème est similaire à celui traité par Archibald Cronin, les mineurs sont ici décrits comme des êtres anonymes, des fourmis perpétuant leur effroyable labeur en dépit de l’imminence de la catastrophe, de la mort.

35Un des aspects chez Gérin qui est également présent dans d’autres ouvrages d’écrivains prolétariens belges, notamment chez Pierre Hubermont, est la figure de l’ingénieur, ce personnage situé à mi-distance sociale entre le mineur et le patron d’industrie. Il comprend, connaît et partage dans une large mesure le vécu du mineur mais est sous les ordres d’un supérieur à qui il doit obéissance. Il conçoit également la validité des principes de la raison économique de l’entreprise qui sont le pendant de la stratégie militaire à l’image du monologue intérieur de l’ingénieur dans Profondeur 1400 :

36

« Ah ! Ils m’ont bien bourré le crâne à leur École des Mines… ce Ferrière [le directeur]… je l’entends encore quand il est venu remettre les diplômes à la sortie : Messieurs, vous voilà Ingénieurs des Mines, c’est une belle et grande profession qui exige de vous des qualités de surhommes. La vie de centaines d’ouvriers va être mise entre vos mains, c’est un dépôt sacré qu’il vous faudra conserver au mépris même de votre vie… La Canaille !… Messieurs on va mettre entre vos mains la vie de centaines d’hommes, elle ne devra pas compter devant un morceau de charbon, voilà ce qu’il aurait dû dire… parce que c’est ça… » [43].

37Pour ces écrivains prolétariens, l’image du soldat en provenance de la première guerre ne sert ni à glorifier le mineur, ni à en faire un contre-modèle mais davantage à souligner son sort funeste et anonyme. Comme l’écrivait Constant Malva à son retour d’une journée de travail :

38

« Que je suis heureux de revoir ma femme, mes livres, mon intérieur, jusqu’au chat qui s’arrête de dormir pour me regarder. S’éveiller après un pénible cauchemar, revenir à la vie quand on s’est vu mort, quelle délicieuse chose » [44].

39Que ce soit dans le registre de la propagande productiviste ou dans les métaphores artistiques, le rapprochement entre le mineur et le soldat offre des grilles de lecture bien différentes. L’ouvrier de la mine est ainsi alternativement le soldat héroïque sauveur de la nation, l’homme nouveau porteur d’un monde pacifié et le fantassin anonyme écrasé par la brutalité d’un univers inhumain. Cette représentation patriotique du mineur participe à un mouvement plus large de nationalisation des activités industrielles dans les représentations photographiques [45]. Mais si Germinal a très clairement façonné une certaine image des mineurs et des communautés minières à l’instar d’une mine dévoreuse d’hommes ou de la catastrophe minière se muant en huis clos souterrain, il est bien difficile de trouver une œuvre séminale d’une portée aussi forte qui aurait contribué à la formation de l’analogie entre le mineur et le soldat. L’omniprésence de la mort, la fatalité et la camaraderie sont des expériences de vie interchangeables au mineur et au soldat. D’autres exemples permettent de poursuivre cette comparaison, notamment au sujet des chevaux de guerre et des chevaux de mine utilisés par les écrivains et cinéastes pour accentuer la violence et l’inhumanité de la guerre et du travail souterrain [46]. Bien entendu, le mineur n’a pas été la seule catégorie d’ouvriers à avoir fait l’objet d’une rhétorique l’associant à une figure militaire ou résistante. Le film La Bataille du rail et le musée de la sidérurgie à Sheffield proposent des évocations similaires dans lesquelles les cheminots sont des icônes de la résistance en France pendant que les sidérurgistes anglais produisent les éléments indispensables à la victoire alliée. Néanmoins, l’émergence d’un discours sur la société post-industrielle dans les années 1970 semble avoir donné une nouvelle interprétation à ce couple du mineur-soldat. La persistance de l’allégorie sert désormais à illustrer le caractère déshumanisant du travail minier et à légitimer un processus de désindustrialisation [47]. Reste à identifier dans quelle mesure cette nouvelle interprétation s’est véritablement diffusée dans les discours politiques, médiatiques et artistiques.


Mots-clés éditeurs : mines et mineurs, image du travail, littérature prolétarienne, première guerre mondiale, classe ouvrière

Date de mise en ligne : 07/07/2017

https://doi.org/10.3917/rdn.417.0855

Notes

  • [*]
    Nicolas Verschueren, Chargé de recherches FNRS, Université libre de Bruxelles, CP133/01, 50 avenue F.D. Roosevelt, 1050, Bruxelles, Belgique.
  • [1]
    Voir par exemple la déclaration de M. Patrick Devedjian, ministre délégué à l’industrie, sur le rôle du secteur minier dans l’histoire économique et sociale de la France, La Houve le 23 avril 2004. M. Fontaine, Fin d’un monde ouvrier. Liévin, 1974, Paris, éditions EHESS, 2014.
  • [2]
    B. Hogenkamp, « A mining film without a disaster is like a western without a Shoot-out : Representations of Coal Mining Communities in Feature Films » dans Towards a Comparative Coalfields Societies, S. Berger, A. Croll et N. LaPorte éds., Burlington, Ashgate, 2005, p. 86-98 ; T. Perron, « Nitrates et gueules noires ou le filon minier », Positif, novembre 1993, p. 24-30.
  • [3]
    P. Aron, Lecture à Ma nuit au jour le jour, Bruxelles, Labor, 2001, p. 254.
  • [4]
    E. Jünger, Orages d’acier, traduit de l’allemand par Henri Plard, Paris, Christian Bourgeois, 1970, p. 75.
  • [5]
    H. Barbusse, Le feu. Journal d’une escouade, Paris, Gallimard, 2007, p. 63, 114, 212 et 339.
  • [6]
    Voir le roman prolétarien de P. Hubermont, Treize hommes dans la mine, Bruxelles, Labor, 1993.
  • [7]
    P. Barton, P. Doyle et J. Vandewalle, Beneath Flanders Fields, The Tunnellers’ War 1914-15, Gloucestershire, Spellmount, 2007 ; A. Byledbal, Les soldats fantômes de la Grande Guerre souterraine, 1915-1919. De l’immigrant pakeha au vétéran oublié : les hommes de la New Zealand Engineers Tunnelling Company, Thèse de Doctorat, Université d’Artois, 2012.
  • [8]
    George Orwell en Angleterre, André Gide en France ou Henri Storck et Joris Ivens en Belgique illustrent bien cet intérêt renouvelé pour les communautés minières.
  • [9]
    B. Mattéi, « Portrait du mineur en héro » dans La foi des charbonniers. Les mineurs dans la Bataille du charbon 1945-1947, B. Mattéi éd., Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1986, p. 83-97.
  • [10]
    M. Lazar, « Le mineur de fond : un exemple de l’identité du PCF », Revue française de science politique, 1985, Vol. 35, n° 2, p. 190-205.
  • [11]
    G. Hardach, « Industrial Mobilization in 1914-1918 : Production, Planning and Ideology » dans The French Home Front, 1914-1918, P. Friedenson éd., Providence/Oxford, Berg, 1992, p. 57-88.
  • [12]
    Affiche de United States Fuel Administration, Hoover Institution, http://hoohila.stanford.edu/poster/view_subject.php?posterID=US+4039, consulté le 26 mai 2014.
  • [13]
    Une partie de ce corpus documentaire est référencé et disponible sur le site de l’Université de Yale : http://photogrammar.yale.edu/
  • [14]
    http://www.loc.gov/pictures/item/oem2002009143/PP/ page consultée le 6 octobre 2015. Plusieurs de ces mises en scène très illustratives peuvent être consultées via le portail internet de la Librairie du Congrès, notamment celle où un mineur apprend à un soldat le maniement du pic.
  • [15]
    W. Lund, « Mobilizing our Manpower, Speech on June 6, 1942 », Vital Speeches of the Day, Vol. 8, n° 19, p. 581-583.
  • [16]
    R. Trempé, Les trois batailles du charbon, 1936-1947, Paris, La Découverte, 1989.
  • [17]
    N. Verschueren, Fermer les mines en construisant l’Europe. Une histoire sociale de l’intégration européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2012, p. 123.
  • [18]
    M. Holler, Étude des représentations filmiques du travail à travers la Cinémathèque des Charbonnages de France. Le stakhanovisme à la française, Mémoire de maîtrise en Arts du Spectacle, directeur Frédéric Gimello-Mesplomb, Université Paul Verlaine–Metz, 2005.
  • [19]
    Pour une analyse des représentations cinématographiques de la Grande Guerre : L. Véray, La Grande Guerre au cinéma. De la gloire à la mémoire, Paris, Ramsay Cinéma, 2009.
  • [20]
    A. Viseux, Mineur de fond, Fosses de Lens. Soixante ans de combat et de solidarité, Paris, France Loisirs, 1991, p. 368.
  • [21]
    A. Morelli, « L’appel à la main-d’œuvre italienne dans les charbonnages et sa prise en charge à son arrivée en Belgique dans l’immédiat après-guerre », Revue belge d’histoire contemporaine, 1988, n. 1-2, p. 83-130.
  • [22]
    Voir à ce sujet, les articles, reportages et témoignages publiés lors du cinquantième anniversaire de la catastrophe de Marcinelle.
  • [23]
    S. Salma, Marcinelle 1956, Belgique, Casterman, 2012. Dans la bande dessinée, Pain d’alouettes, Christian Lax opère une connexion implicite similaire. Dans un récit qui se situe au lendemain de 1918, se rencontrent trois enfers : celui de la course cycliste Paris-Roubaix, celui des tranchées et celui du métier de mineur. C. Lax, Pain d’alouettes, s.l., Futuropolis, 2009.
  • [24]
    E. Mattiato, La légion du sous-sol, Bruxelles, Labor, 2005.
  • [25]
    G. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999, p. 94-109.
  • [26]
    A. Cronin, Sous le regard des étoiles, Paris, Albin Michel, 1937.
  • [27]
    Ibid., p. 121-123.
  • [28]
    Ibid., p. 111.
  • [29]
    M. Majerova, Le chant du mineur, Paris, Les éditeurs réunis, 1951.
  • [30]
    Ibid., p. 78.
  • [31]
    Ibid., p. 127.
  • [32]
    J. Horne et A. Kramer, German Atrocities, 1914 : A History of Denial, New Haven, Yale University Press, 2001.
  • [33]
    Pour des informations plus approfondies sur la littérature prolétarienne belge, voir le livre de P. Aron, La littérature prolétarienne en Belgique francophone depuis 1900, Loverval, Labor, 2006.
  • [34]
    M. Ragon, Histoire de la littérature prolétarienne en France, Paris, Albin Michel, 1986.
  • [35]
    N. Verschueren, « Le mineur dans la littérature prolétarienne belge », Aden, 2012, vol. 11, n° 2, p. 35-54.
  • [36]
    P. Aron, La littérature… op. cit., n. 32, p. 217.
  • [37]
    Voir les descriptions de Constant Malva dans C. Malva, Un mineur vous parle, Bassac, Plein Chant, 1985, p. 81. Ce rite initiatique du passage à l’âge adulte et à la virilité se retrouve chez Richard Llewellyn dans son roman Qu’elle était verte ma vallée mais également chez Cronin où le récit se termine sur le premier regard attendri de la mère pour son fils qui décide finalement de devenir un homme en partant travailler à la mine. À un autre niveau, le film de Stephen Daldry, Billy Elliot, pose la question maintes fois évoquées dans le cinéma britannique de la masculinité d’une classe ouvrière confrontée à la désindustrialisation.
  • [38]
    C. Malva, Ma nuit au jour le jour, Bruxelles, Labor, 2001.
  • [39]
    Ibid., p. 74.
  • [40]
    Ibid., p. 18.
  • [41]
    Ibid., p. 189.
  • [42]
    L. Lecharolais (alias L. Gérin), Profondeur 1400, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1943.
  • [43]
    Ibid., p. 93.
  • [44]
    C. Malva, Un mineurop. cit. (n. 37), p. 51.
  • [45]
    P. Lannoy, « Montrer la nation au travail. Productions et usages des images du travail dans l’industrie automobile durant l’entre-deux-crises (1929-1973) » dans Images du travail, travail des images, J.-P. Géhin et H. Stevens éds., Rennes, PUR, 2012, p. 101-102.
  • [46]
    M. Morpurgo, War Horse, Londres, Kaye et Ward, 1982 ; H. Clara, « Nos haras inconnus » dans Littérature prolétarienne en Wallonie, Bassac, Plein chant, 1985 ; G. Tempest, The Long Face of War : Horses and the Nature of Warfare in the French and British Armies on the Western Front, thèse de doctorat non publiée, Yale University, 2013.
  • [47]
    M. Fontaine, Fin d’un mondeop. cit., p. 71.

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