Notes
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[*]
Patrick Descamps, Directeur du musée de Bergues, Rue de l’Amiral Courbet, Tourcoing.
-
[1]
B. Ceysson, « Peindre, sculpter dans les années 30 en France », L’Art dans les années 30 en France, cat. exp. Musée d’art et d’industrie, Saint-Étienne, 14 mars-30 avril 1979.
-
[2]
Journal officiel du 30 novembre 1876.
-
[3]
Journal officiel du 18 février 1884.
-
[4]
M. Tomasek, « Pierre Ladureau » Dictionnaire biographique dunkerquois, Dunkerque, Société dunkerquoise d’histoire et d’archéologie, 2014. Nous tenons à remercier Michel Tomasek qui nous a permis d’accéder à sa documentation relative à Ladureau.
-
[5]
Auteur inconnu, « esquisse d’une chronologie », Hommage à Pierre Ladureau, cat. exp. Musée Jean de La Fontaine, Château-Thierry, 12 juin-2 août 1976.
-
[6]
N. Coret, « Pierre Ladureau (1882-1974) », Les Peintres de la vallée de la Marne, La Renaissance du Livre, Tournai, 2000. François-Louis Français (1814-1897), peintre paysagiste.
-
[7]
Nous n’avons pas trouvé le nom de Ladureau dans les registres de l’école de dessin de Dunkerque conservés aux archives municipales de Dunkerque. L’article de l’Écho du Nord cité ci-après corrobore ce fait.
-
[8]
L. Bocquet, « Les célébrités septentrionales M. Pierre Ladureau », l’Écho du Nord, 16 juillet 1923.
-
[9]
Archives départementales du Nord, 2T2865.
-
[10]
Voir le site de l’Académie Julian.
-
[11]
Information tirée du Nord maritime transmise par Michel Tomasek.
-
[12]
Ladureau exposera notamment à Troyes (Salon de la Société artistique de l’Aube), à Bordeaux (Salon des Amis des Arts), à Lyon (Salon du Sud-Est organisé par l’union régionale des arts plastiques), au Havre (Salon des Amis des Arts).
-
[13]
Le fait qu’Edmond Aman-Jean ait été sociétaire de ce Salon n’est sans doute pas étranger à ce choix.
-
[14]
Archives nationales, cote F/21/4228.
-
[15]
L. Bocquet, « Les célébrités septentrionales M. Pierre Ladureau », l’Écho du Nord, 16 juillet 1923.
-
[16]
Auteur inconnu, « esquisse d’une chronologie », Hommage à Pierre Ladureau, cat. exp. Musée Jean de La Fontaine, Château-Thierry, 12 juin-2 août 1976.
-
[17]
Il se peut que Ladureau doive son exposition chez Devambez à son compatriote le peintre-graveur Benjamin Damman (1835-1921) qui était un des artistes attitrés de cette galerie.
-
[18]
Archives nationales, cote F/21/4228, lettre du 11 mai 1912.
-
[19]
Archives nationales, cote F/21/4228.
-
[20]
Archives nationales, cote F/21/4228, lettre du 10 mars 1933. Le tableau est conservé au Musée des Beaux-Arts de Lyon auquel il a été attribué.
-
[21]
À ce propos voir le fonds Desrumaux aux Archives départementales du Nord, cote 142 J.
-
[22]
Archives départementales du Nord, cote 142 J, lettre non datée.
-
[23]
Archives nationales, cote F/21/4228.
-
[24]
Archives nationales, cote F/21/4228, lettre du 21 novembre 1939.
-
[25]
Archives nationales, cote F/21/4228.
-
[26]
Ladureau est notamment associé à Robert Lotiron, Maurice Asselin et Charles Picart Le Doux.
-
[27]
Archives nationales, cote F/21/4228.
1C’est en 1976, deux années après sa disparition, que Colette Prieur, conservatrice du musée Jean de La Fontaine à Château-Thierry (Aisne), organisait une exposition rétrospective de 67 œuvres de Pierre Ladureau. Ce fut la dernière manifestation d’envergure consacrée à ce peintre et le modeste catalogue l’accompagnant le seul et le plus complet jamais édité. En dépit d’œuvres passant régulièrement en ventes publiques et d’un noyau de collectionneurs, Ladureau a rejoint le purgatoire des peintres et les réserves des musées. En France, jusqu’au début des années soixante, les grandes synthèses consacrées à l’art moderne traitaient à parts égales les artistes dit d’avant-garde inscrivant leurs œuvres dans une rupture formelle et ceux, majoritaires, demeuraient fidèles à une tradition figurative sans cependant être les tenants d’un académisme qu’eux-mêmes rejetaient. Pour ces peintres, généralement nés dans les vingt dernières années du xixe siècle, être figuratif, sans être surréaliste, n’était pas disqualifiant ; les deux courants picturaux cohabitaient apportant chacun son écot à l’art des premières décennies du siècle suivant. Puis, leur « moment historique » considéré comme révolu, le regard porté sur eux par une nouvelle génération d’historiens et de critiques se modifia. Le discours prit le pas sur la réalité. La majorité d’entre eux – à l’exception des figures tutélaires de l’art moderne, Picasso, Braque, Léger, Matisse –, fut peu à peu frappée d’obsolescence et s’effaça progressivement. Déconsidérés par une approche de l’histoire de l’art plus formaliste, emportés par l’idéologie du progrès permanent, ils devinrent les figures d’un nouvel académisme. Ce phénomène fut renforcé également par le jeu des concurrences et des compétitions qui animent le champ artistique. En effet, pour la majorité des artistes nés dans l’entre-deux-guerres, il fallait en finir avec les normes esthétiques de ces aînés. Ils devinrent les parangons d’un art petit-bourgeois, étriqué, d’autant plus que certains comme Segonzac (1884-1974), Gromaire (1892-1974), Lotiron (1886-1966) et Ladureau avaient eu l’indélicatesse de ne pas s’effacer, faisant perdurer cet art inactuel ! En 1979, Bernard Ceysson, dans le catalogue d’une exposition pionnière consacrée à l’art des années trente en France [1], fut l’un des premiers à tenter d’extirper l’histoire de l’art moderne de sa gangue idéologique, en « tentant de saisir dans sa vérité la production artistique d’une époque ». Il mettait fort justement en garde contre les méfaits d’une approche de l’histoire de l’art « qui dans son repérage des indices de nouveauté ne diffère guère du commentaire journalistique décrivant les aménagements qui rendent, chaque année nouveaux, les modèles des différentes firmes automobiles ». Il ne s’agit pas ici de réhabilitation, notre propos est simplement d’apporter quelques éléments nouveaux sur le parcours artistique de Pierre Ladureau ainsi que sur le contexte dans lequel il a évolué avec le souhait de donner une vision équilibrée de l’art en France à cette période. Ces artistes manquent singulièrement d’un « isme » qui puisse les identifier confortablement. Nous pensons que c’est en multipliant ce type d’études – elles doivent aussi porter sur le marché de l’art, sur la politique culturelle de l’État, sur presse artistique et la critique – que nous y parviendrons.
Jeunesse et apprentissage de la peinture
2Pierre-Florimond Ladureau est né à Dunkerque le 28 août 1882. Il est le premier enfant de Georges-Fernand Ladureau (1849-1928) et de Marie-Alexandrine Germain (1862-1945). Il sera suivi de Germaine-Georgette et Yvonne-Marie, nées respectivement en 1886 et 1890. Natif de Lille où son père Florimont Albert (1816-1868) exerçait la profession d’avocat, Georges Ladureau s’établit dans la cité corsaire après la guerre de 1870. Il y exerce successivement les professions d’agent de change [2], d’avoué [3], de courtier maritime, de juge et achève sa carrière en qualité de président du tribunal de commerce [4]. Du côté maternel, le berceau familial est situé à Buzancy dans les Ardennes. Le grand-père de Pierre, Victor-Flavien Germain (1828-1902) a lui quitté l’Argonne ardennaise pour Château-Thierry où il s’est installé comme docteur en médecine.
3Dans sa petite enfance, Pierre Ladureau est atteint de poliomyélite [5]. Il n’en gardera pas de lourdes séquelles mais cela l’exonérera cependant de service militaire. Il effectue toute sa scolarité à Dunkerque notamment au collège Jean-Bart. Ses vacances se déroulent chez ses grands-parents maternels, dans leur grande demeure de la rue Saint-Martin. Il trouve là un milieu particulièrement propice au développement de sa sensibilité artistique. En effet, son grand-père, lui-même peintre amateur, est l’ami des paysagistes Émile Dardoize (1826-1901) et Frédéric Henriet (1826-1918) qui ont influencé le jeune Ladureau :
« Je suis né à Dunkerque, mais tout mes souvenirs me rattachent à Château-Thierry où je passais toutes mes vacances chez mes grands-parents, même celles de Pâques où j’ai vu revenir les cloches, Ô candeur ! Mon grand-père y était médecin (…). J’avais tout enfant, chaque été vécu dans l’intimité d’un vieux peintre, ami de mon grand-père, qui venait chaque automne faire une petite campagne de sous-bois, m’emmenait du bois Pierre au ru Fondu, dessiner près de lui. Le vieux peintre ami était Émile Dardoize, ami lui-même de Français. Par Henriet, il me semble avoir vécu un peu dans l’intimité de Corot et de Daubigny. Aussi, ont-ils eu, plus que nuls autres, une influence certaine sur moi » [6].
5Lors de ses séjours axonais, Ladureau fera également la connaissance de la famille Aman-Jean et de son parent, le collectionneur Jules Maciet (1846-1911). Ce dernier possède une demeure à deux cent mètres de la maison grand-paternel que le jeune Pierre fréquente assidûment. Peut-on imaginer un environnement plus stimulant pour décider d’une vocation artistique ? Maciet, grand mécène du musée des Arts Décoratifs, Edmond Aman-Jean (1858-1936), peintre proche des artistes de la bande noire (Charles Cottet, Émile-René Ménard, André Dauchez, René-Xavier Prinet, Lucien Simon se réclament de Gustave Courbet ainsi que du courant réaliste et utilisent volontiers des couleurs sombres), lui prodiguent conseils et l’éveillent à l’art de son temps. Il fera également par l’intermédiaire d’Aman-Jean la connaissance d’Étienne Moreau-Nélaton (1859-1927), peintre et collectionneur des impressionnistes. À Dunkerque, dans un univers qui apparaît, somme toute, un peu moins stimulant d’autant qu’il n’y a pas d’antécédent artistique dans la famille, son entourage ne décourage pas cette vocation qui ne déroge pas à l’ethos de son milieu. En terme de formation, mis à part les cours de dessin reçus dans le cadre de sa scolarité et lors de ses séjours à Château-Thierry, il ne semble pas que Pierre Ladureau soit passé par l’école de dessin de Dunkerque [7] ou ait pris des leçons particulières. Dans ce milieu bourgeois et cultivé, c’est davantage le goût de la littérature qui domine. Ainsi, son père, Georges, a été un temps correspondant du journal l’Écho du Nord [8] et, comme membre de la société dunkerquoise pour l’encouragement des sciences, des lettres et des arts, il a publié quelques études. Pierre, lui, est un littéraire comme le rapportent ses biographes. Il apprécie les symbolistes belges et tout particulièrement Maeterlinck, Rodenbach et Verhearen. C’est d’ailleurs dans les matières littéraires qu’il excelle lorsqu’il passe les épreuves du baccalauréat de l’enseignement secondaire classique série Lettres-Mathématiques en 1900 [9]. Ce goût pour les belles lettres et l’écriture ne le quittera véritablement jamais. En 1901, comme tout jeune peintre un tant soit peu ambitieux, Ladureau se rend à Paris afin de recevoir sa première véritable formation artistique. C’est probablement sur les conseils de ses amis castrothéodoriciens, qu’il s’inscrit à l’Académie Julian où il suit les cours de Jean-Paul Laurens (1838-1921) pendant une année [10]. La fréquente-t-il afin de préparer le concours d’entrée à l’École des Beaux-Arts, voie classique pour celui qui souhaite embrasser la carrière de peintre ou simplement pour parfaire son bagage initial ? On ne peut que conjecturer sur ce point. Une chose est certaine, il ne fréquenta jamais l’école de la rue Bonaparte. Après cette courte escapade parisienne, il semble que Ladureau regagne directement sa ville natale et peint en solitaire. Il parcourt alors la Flandre, son attirance pour le symbolisme le conduit évidemment vers Bruges (fig. 1) qu’il peindra avec constance de l’aube au crépuscule jusque vers 1910. Dunkerque et la petite cité pittoresque de Bergues sont également pour lui des lieux d’élection. La première œuvre que nous connaissons de Ladureau est un tableau intitulé Avant-port pendant le séjour des escadres (fig. 2) datée de 1901. Elle reprend une photographie publiée dans l’ouvrage « Fêtes franco-russes de Dunkerque en septembre 1901 » édité par les soins de la société photographique de Dunkerque. Dans ce tableau de veine réaliste, il se montre encore maladroit et hésitant, affichant les limites d’un apprentissage encore sommaire. Ce quasi-autodidacte va alors peu à peu conquérir ses moyens, agrégeant influences naturalistes, symbolistes et impressionnistes, voire fauves. En 1904, Ladureau est de nouveau à Paris où il dispose d’un atelier rue de Coëtlogon, à la limite du quartier de Montparnasse. Il lance sa carrière de façon traditionnelle par la présentation d’œuvres au Salon ou plutôt aux salons. Il choisit ainsi d’exposer dans le plus conservateur d’entres-eux, celui de la Société des artistes français qui demeure également le plus populaire, et également au moins contraignant Salon d’automne. Il n’en néglige pas moins sa province natale et expose également à l’exposition du « Nord de la France » à Arras. Ladureau s’efforcera, pendant une grande partie de sa carrière, de maintenir cette double stratégie de monstration parisienne et provinciale à même de diversifier les opportunités de ventes. Cette tendance est évidemment nettement plus significative à ses débuts et tend à se raréfier au milieu des années trente, l’artiste, alors reconnu, étant davantage soutenu par des galeries parisiennes. Ainsi, présente-t-il régulièrement des œuvres dans les vitrines des commerçants dunkerquois qui servaient alors de galerie [11] comme il expose dans les Salons de la région, voire au-delà [12]. La deuxième guerre mondiale, la disparition de sa mère, demeurée à Dunkerque, en 1945 ajoutées au poids des années l’éloigne du dunkerquois et plus généralement du Nord. L’année 1906 marque son adhésion au Salon des indépendants où il exposera jusqu’en 1956. Ce salon, comme le Salon d’automne, fruit de tensions apparues au Salon des artistes français et au Salon de la nationale, regroupe les tendances les plus libérales de l’art de cette période. Il correspond sans conteste davantage à la quête artistique de Ladureau qui néanmoins figurera encore aux artistes français en 1907 comme il exposera par la suite à la nationale [13]. Le jeune peintre cherche vraisemblablement sa voie et tente aussi d’exister dans ce Paris où abondent les apprentis peintres. En 1908, ses efforts sont récompensés par l’achat du tableau La Pluie, Bailleul par l’État au Salon des indépendants. Une nouvelle acquisition de l’État est effectuée dans ce même salon en 1911 [14].
L’émergence d’un peintre
6Profondément marqué par la découverte de la tauromachie [15] lors d’un séjour effectué avec ses parents à Vichy vers 1895, Pierre Ladureau, effectue cette même année, un long séjour en Espagne. Il l’évoquera ainsi quelques années plus tard : « Appelez comme vous voudrez cette compréhension qu’on a d’un pays et d’un peuple, je l’avais avant de partir ; rien n’est venu éliminer ou rompre cette harmonie, si difficiles, si inconfortables qu’aient pu être certaines heures ». Il y fait un autre séjour dans les années 1950 et présente assez régulièrement des toiles inspirées par ce pays (fig. 3). Ce premier grand périple va en entraîner une série d’autres. Dans les trois années qui suivent, Ladureau va également se rendre en Italie [16], séjourner en Bretagne et visiter l’Alsace. Il parfait ainsi sa formation et engrange de la matière pour développer son œuvre. Il délaisse alors quelque peu les salons et les lieux d’expositions ; il s’inscrit à nouveau à l’Académie Julian en 1899. La ville de Château-Thierry lui commande en 1911 un décor pour son théâtre qui comprend un panneau sur le thème de la danse et un autre la comédie. À cette époque, sa peinture s’éclaircit et gagne en matière, la couleur fait également irruption ; il opère une forme de synthèse entre impressionnisme et fauvisme. Ladureau se défait peu à peu de ses premières influences symbolistes, ses effets de reflets de lune dans l’eau, ses rues désertes au crépuscule… Il participe également à sa première exposition parisienne de groupe à la galerie Georges Petit. En 1912, prêt pour une grande exposition personnelle, il débute dans la renommée galerie Devambez [17], avec 173 œuvres, principalement des paysages, issues de ses récents voyages. Sollicitant à cette occasion un achat de l’État, il reçoit l’appui, par un courrier, du sénateur du Nord Jean-Baptiste Trystram (1845-1927) [18]. Cette démarche n’aboutit pas. Ladureau, dont l’atelier est désormais situé 12, rue de l’Armorique, va poursuivre ses expositions dans les salons parisiens et en province. Il continue de voyager à Saint-Tropez et sur la côte varoise, en Bretagne, ce qui l’incite, peut-être, à multiplier les scènes de plage animées. Une nouvelle exposition personnelle est organisée en avril-mai 1914, cette fois, par la galerie Lorenceau. Le critique Louis Vauxcelles (1870-1943) y consacre un article assez élogieux : « […] Pierre Ladureau n’est pas bridé, contraint par une technique ou une formule. Certes, il a subi, comme toute la jeune génération, la bienfaisante action de l’enseignement impressionniste ; et son métier, jadis analytique et timoré, s’est élargi dans le même temps que sa palette s’éclaircissait […] » (Gil Blas, 1er mai 1914). La guerre ralentit ses activités mais il n’est pas mobilisé et peut se consacrer à l’évolution de son style en tentant de s’éloigner du pittoresque qui lui semblait encombrer son art. Comme nombre de ses contemporains, il se tourne vers Cézanne et le cubisme pour essayer de dépasser cet écueil. C’est principalement le souci d’ordre et de construction qu’il va retenir. Ladureau n’adhérera jamais cependant au mouvement cubiste, qui ne sera pour lui qu’une tentation et ne l’influencera que superficiellement. Il est vrai que ce dernier avait alors vécu son moment historique et qu’il ne conservait son influence que comme rempart à la dilution impressionniste. Cette nouvelle orientation lui permet également de se libérer de la contrainte de la couleur dont il se défie désormais car elle peut conduire à des facilités décoratives (fig. 4).
L’affirmation d’un peintre
7La mutation est lente et ce n’est véritablement qu’à l’orée des années vingt qu’elle est complètement opérée ainsi qu’en attestent ses paysages de Bretagne. Ladureau qui travaillait auparavant ses paysages sur le motif, les médite de plus en plus dans le calme de l’atelier. Cette étape n’est néanmoins pas la fin de son évolution, son style se modifiant jusqu’à la fin de cette décennie pour parvenir à des tableaux solidement composés, à la pâte onctueuse et délicatement grenue, aux effets de lumière délicats qui s’inscrivent dans une forme de tradition modernisée.
8La paix revenue, Ladureau reprend le chemin des salons et participe indistinctement à celui de la nationale, qu’il délaisse bientôt, aux indépendants et au salon d’automne. En 1922, signe d’une certaine reconnaissance, il est retenu pour une exposition, à Bogota, consacrée à la peinture moderne française par le ministère des Affaires étrangères. Il s’investit alors davantage dans la vie des salons parisiens. Ainsi, le peintre participe à la création du salon des Tuileries en 1923, est membre du comité de la société des Artistes indépendants de 1923 à 1926 et de celui du Salon d’automne. Ces différentes activités lui permettent de s’affirmer et de se faire reconnaître par ses pairs, comme de se faire connaître de l’administration des Beaux-Arts au sein de laquelle il noue de solides relations notamment avec Robert Rey (1888-1964) [19]. Le 10 janvier 1924, il épousa Fernande Mathonat (1889-1976), rencontrée quelques années auparavant.
9La suite de la décennie est marquée par quelques expositions personnelles à Paris, galerie Panardie (1923), galerie Fabre (1926), galerie de l’art contemporain (1927 et 1929) comme en province, à Lille, notamment galerie Montsallut (1924) ou à Dunkerque chez Roussel (1926). Les voyages se font plus rares, Ladureau travaillant désormais presque exclusivement dans son atelier. Cependant, il effectue encore régulièrement des déplacements dans le Dunkerquois ainsi qu’à Château-Thierry où il participe à la vie artistique locale.
10Les années trente marquent l’apogée de la carrière de Pierre Ladureau en terme de reconnaissance officielle comme elles annoncent son inévitable déclin. Désormais considéré comme l’un des éminents paysagistes de « l’école française » par la critique du « juste milieu », plus antiacadémique que résolument moderne, il bénéficie d’achats réguliers et de commandes de l’État (fig. 5). Cette politique vise aussi à soutenir les artistes alors que la crise économique affecte significativement le marché de l’art. Ce dernier qui avait connu une expansion très importante à partir des années vingt, avec la multiplication des galeries et des artistes, était devenu hautement spéculatif. Ladureau peut cependant bénéficier d’un solide réseau relationnel, ainsi l’ancien président du conseil Édouard Herriot (1872-1957) intervient-il auprès du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts au printemps 1933 pour qu’un achat soit effectué au salon de la crémaillère [20]. Il doit probablement cette intervention à Émile Bollaert (1890-1978) dont il est proche et qui est alors directeur général des Beaux-Arts. Un second tableau figurant Château-Thierry est acquis la même année durant le Salon d’automne. 1933 est décidément une année faste pour Ladureau qui est fait chevalier de la Légion d’honneur à titre professionnel. Du côté du marché de l’art, après une exposition personnelle à la galerie Marcel Bernheim en 1931, il entre à la galerie Druet (fig. 6) dans laquelle exposent notamment André Lhote (1885-1962), Robert Lotiron (1886-1966) ou encore André Favory (1888-1937). Il y demeure jusqu’en 1938, participant à plusieurs expositions de groupe et se voyant consacrer quatre expositions personnelles. À l’occasion de l’exposition internationale de 1937, il collabore à la décoration du pavillon Flandres-Artois, réalisant avec Albert Dequene (1897-1973) un important panneau sur le thème du travail ; une médaille d’or lui est alors décernée. À cette occasion est créée une association informelle d’artistes originaires du Nord appelée la « ghilde » [21]. Elle est composée de Pierre-Paul Desrumaux (1899-1990), Albert Dequene, Lucien Jonas (1880-1947), Gaston Molière (1875-1963), Felix Del Marle (1889-1952) et de Pierre Ladureau. En 1939, à l’initiative de Del Marle et de Desrumaux, le petit groupe participe à l’exposition du progrès social à Roubaix et à Lille : Ladureau réalise, avec Paul-Alex Deschmacker (1889-1973), qui a rejoint le groupe, des décorations pour le pavillon du Nord situé parc Barbieux à Roubaix.
Un long hiver
11En dépit de l’intense activité qu’il déploie, sa situation financière ne semble guère florissante [22]. L’arrivée de la seconde guerre ne va pas améliorer cette situation. En novembre 1939, il bénéficie de la commande d’un panneau décoratif pour l’école pratique de commerce et d’industrie d’Abbeville [23]. Toutefois, dans une lettre adressée à Georges Huismans (1889-1957), directeur général des Beaux-Arts qui lui a obtenu cet achat, Ladureau exprime sobrement son désarroi : « (…) elle arrive à un moment où son opportunité est grande matériellement et moralement. Ça m’est une double raison de vous remercier » [24]. D’autres achats de tableaux et la commande d’un carton à tapisserie pour les Gobelins [25] suivent durant ces années de guerre, aidant Ladureau à passer ces instants difficiles. Si les occasions d’exposer sont désormais plus rares, il parvient cependant à participer à quelques expositions de groupe, la plus notable d’entre elles étant celle organisée à la galerie Sélection à Tunis en 1943 [26].
12Ladureau que nous avons vu actif dans les sociétés artistiques a également pris des responsabilités dans différents syndicats professionnels. Comme membre du bureau directeur du syndicat national des arts graphiques et plastiques, il s’investit dans l’entraide aux artistes. Son engagement est également politique, puisqu’il rejoint le Front national des arts et participe à l’album Vaincre édité clandestinement au profit des francs-tireurs et partisans français en 1944. Il réunit douze lithographies, réalisées par huit artistes : André Fougeron (1913-1998), Pierre-Paul Montagnac (1883-1961), président du Salon d’automne, Boris Taslitzky (1911-2005), déporté, emprisonné à Buchenwald, Jean Aujame (1905-1965), Édouard Goerg (1893-1969), Louis Berthommé Saint-André (1905-1977), Édouard Pignon (1905-1993) et lui-même (fig. 7). Au sortir de la guerre, il se voit contraint de vendre la maison de son grand-père maternel où il résidait lors de ses séjours à Château-Thierry. Sa mère étant décédée en 1945, il ne retourne plus guère dans le Nord et trouve donc refuge dans son atelier parisien. À partir de 1948, c’est à la galerie Van Ryck, que l’on peut considérer comme secondaire, qu’il expose. Ladureau a mis un terme à ses voyages et fixe désormais ses souvenirs en les revisitant. Il propose ainsi régulièrement des paysages d’Espagne, d’Italie, de Flandre (fig. 8), de Champagne ou de Provence qu’il montre également au Salon d’automne comme à celui des Tuileries où il expose toujours. Ladureau peut encore bénéficier du soutien de ses vieux amis dont celui de Pierre Goutal, chef du bureau des travaux d’art, qui intervient pour l’achat de tableaux par l’État. Il intercède en sa faveur pour l’obtention du grade d’officier de la Légion d’honneur, effective en 1953 [27]. En 1952, Ladureau quitte définitivement son atelier parisien et s’installe dans une maison au 15 quai de la Poterne à Château-Thierry. Après sa rupture avec la galerie Van Ryck en 1960, il organise quelques expositions temporaires dans son atelier. C’est ainsi opéré un glissement progressif d’un peintre au rayonnement national à celui d’un artiste implanté localement : Ladureau devient le peintre de Château-Thierry et de la vallée de la Marne. L’âge, le renouvellement des modes et des collectionneurs, la désaffection de la critique y contribuent. Sa ville natale le met à l’honneur en 1962 en exposant ses œuvres en compagnie de celles de deux jeunes peintres dunkerquois Gallos et Neuville. Il continue à peindre des paysages de la Marne et des sujets espagnols (fig. 9) jusqu’à ses derniers jours. Pierre Ladureau s’éteint à Château-Thierry le 5 novembre 1974.
13Homme probe et discret, ami fidèle et dévoué, résolument tourné vers son art qu’il a su faire évoluer constamment, Ladureau a fait carrière sans tapage sachant trouver son public, s’attirer l’attention de la critique et des pouvoirs publics pour émerger de la cohorte de peintres qui œuvrait alors. Son parcours apparaît assez exemplaire de celui de nombre d’artistes de sa génération, tant dans son évolution et les choix esthétiques qui le sous-tendent que dans ses stratégies, objectivées ou non. Il a évidemment trop produit, mais comment pourrait-il en être autrement ? Abusée par certaines vues à la séduction commerciale, la peinture est aussi un produit de consommation ! Mais une fois séparé le bon grain de l’ivraie, l’ossature de l’œuvre apparaît, le patient constructeur par la forme et la lumière émerge. S’il n’est certes pas leur équivalent, Ladureau pourrait s’inscrire dans une filiation qui de Corot, à Delacroix et Courbet passerait par Cézanne. On a souvent tendance à oblitérer l’influence des premiers cités sur la peinture figurative non académique avant la seconde guerre mondiale. Il conviendrait que Ladureau puisse, sans désordre, se réinscrire dans cette histoire longue.
Mots-clés éditeurs : indépendant, Marne, salon(s), Dunkerque
Date de mise en ligne : 07/02/2017
https://doi.org/10.3917/rdn.415.0417Notes
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[*]
Patrick Descamps, Directeur du musée de Bergues, Rue de l’Amiral Courbet, Tourcoing.
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[1]
B. Ceysson, « Peindre, sculpter dans les années 30 en France », L’Art dans les années 30 en France, cat. exp. Musée d’art et d’industrie, Saint-Étienne, 14 mars-30 avril 1979.
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[2]
Journal officiel du 30 novembre 1876.
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[3]
Journal officiel du 18 février 1884.
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[4]
M. Tomasek, « Pierre Ladureau » Dictionnaire biographique dunkerquois, Dunkerque, Société dunkerquoise d’histoire et d’archéologie, 2014. Nous tenons à remercier Michel Tomasek qui nous a permis d’accéder à sa documentation relative à Ladureau.
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[5]
Auteur inconnu, « esquisse d’une chronologie », Hommage à Pierre Ladureau, cat. exp. Musée Jean de La Fontaine, Château-Thierry, 12 juin-2 août 1976.
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[6]
N. Coret, « Pierre Ladureau (1882-1974) », Les Peintres de la vallée de la Marne, La Renaissance du Livre, Tournai, 2000. François-Louis Français (1814-1897), peintre paysagiste.
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[7]
Nous n’avons pas trouvé le nom de Ladureau dans les registres de l’école de dessin de Dunkerque conservés aux archives municipales de Dunkerque. L’article de l’Écho du Nord cité ci-après corrobore ce fait.
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[8]
L. Bocquet, « Les célébrités septentrionales M. Pierre Ladureau », l’Écho du Nord, 16 juillet 1923.
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[9]
Archives départementales du Nord, 2T2865.
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[10]
Voir le site de l’Académie Julian.
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[11]
Information tirée du Nord maritime transmise par Michel Tomasek.
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[12]
Ladureau exposera notamment à Troyes (Salon de la Société artistique de l’Aube), à Bordeaux (Salon des Amis des Arts), à Lyon (Salon du Sud-Est organisé par l’union régionale des arts plastiques), au Havre (Salon des Amis des Arts).
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[13]
Le fait qu’Edmond Aman-Jean ait été sociétaire de ce Salon n’est sans doute pas étranger à ce choix.
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[14]
Archives nationales, cote F/21/4228.
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[15]
L. Bocquet, « Les célébrités septentrionales M. Pierre Ladureau », l’Écho du Nord, 16 juillet 1923.
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[16]
Auteur inconnu, « esquisse d’une chronologie », Hommage à Pierre Ladureau, cat. exp. Musée Jean de La Fontaine, Château-Thierry, 12 juin-2 août 1976.
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[17]
Il se peut que Ladureau doive son exposition chez Devambez à son compatriote le peintre-graveur Benjamin Damman (1835-1921) qui était un des artistes attitrés de cette galerie.
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[18]
Archives nationales, cote F/21/4228, lettre du 11 mai 1912.
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[19]
Archives nationales, cote F/21/4228.
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[20]
Archives nationales, cote F/21/4228, lettre du 10 mars 1933. Le tableau est conservé au Musée des Beaux-Arts de Lyon auquel il a été attribué.
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[21]
À ce propos voir le fonds Desrumaux aux Archives départementales du Nord, cote 142 J.
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[22]
Archives départementales du Nord, cote 142 J, lettre non datée.
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[23]
Archives nationales, cote F/21/4228.
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[24]
Archives nationales, cote F/21/4228, lettre du 21 novembre 1939.
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[25]
Archives nationales, cote F/21/4228.
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[26]
Ladureau est notamment associé à Robert Lotiron, Maurice Asselin et Charles Picart Le Doux.
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[27]
Archives nationales, cote F/21/4228.