Couverture de RDN_412

Article de revue

Le Régent, la marine et les colonies 1er septembre 1715-2 décembre 1723

Pages 879 à 893

Notes

  • [*]
    Patrick Villiers, professeur émérite en histoire moderne, Université du Littoral-côte d’Opale, 38 bis rue Stanislas Julien, 45000 Orléans.
  • [1]
    Saint-Simon, Mémoires, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », Gallimard, 1953.
  • [2]
    Tous ces points sont développés dans P. Villiers, La marine de Louis XV et de Louis XVI, une marine incomprise ? Paris, Fayard, fin 2015.
  • [3]
    H. Fréville, L’Intendance de Bretagne (1689-1790). Essai sur l’histoire d’une intendance en Pays d’États au xviii e siècle, Rennes, Plihon, 1953, 3 vol.
  • [4]
    Archives nationales, fonds Marine, B1 1, Délibérations du conseil de marine, fol. 8.
  • [5]
    Archives Nationales, fonds Marine, C5 18/24, enquête Le Masson du Parc.
  • [6]
    P. Villiers, Traite des noirs et navires négriers au xviii e siècle, Grenoble, Terre et mer, 1983.
  • [7]
    P. Haudrère, La Compagnie française des Indes, thèse, Paris, Librairie de l’Inde, 1989, t. 1.
  • [8]
    Archives nationales, F12 1834A. Voir P. Villiers, La France sur mer, de Louis XIII à Napoléon 1er , Pluriel, Fayard, 2015, p. 125 et sq.
  • [9]
    C. Frostin, « La piraterie américaine des années 1720 vue de Saint-Domingue », Cahiers d’Histoire, t. XXV, 1980-2, p. 177-210.
  • [10]
    J. Petitfils, Le Régent, Paris, Fayard, p. 843 et sq.
  • [11]
    P. Villiers, La marine de Louis XV et de Louis XVI, une marine incomprise, Paris, Fayard, 2016, p. 165-175.

1 « Le Roi est mort, Vive le Roi ». En application de ce vieil adage, l’avènement de Louis XV se fait de lui-même mais il n’en n’est pas de même pour la Régence rendue nécessaire par le jeune âge de Louis XV. En ce 1er septembre 1715, si les droits de Philippe d’Orléans ont été confirmés par la volonté formelle de Louis XIV, le vieux roi, par son testament, a cherché à limiter les pouvoirs de son neveu. Les historiens continueront longtemps à épiloguer pour déterminer si Philippe n’a pas grossi à l’excès les limites à son autorité que le roi-soleil a tenté de lui imposer par ce testament. Toujours est-il que la conjoncture est délicate pour le duc d’Orléans. Le nouveau Régent ne veut pas d’une autorité diminuée par un conseil de Régence dont il n’a pas choisi les membres et où il devrait s’incliner devant la pluralité des suffrages. À cela s’ajoutent les difficultés relevant de la politique extérieure. Beaucoup pensent que le jeune Louis XV est de santé fragile. S’il vient à mourir, le duc d’Orléans doit lui succéder mais le roi d’Espagne tient pour nulle et non avenue sa renonciation au trône de France. L’équilibre européen laborieusement instauré par le traité d’Utrecht serait alors remis en cause.

2 Face à de telles difficultés, Philippe d’Orléans s’appuie sur le Parlement pour casser le testament du feu Roi et obtient de remplacer le Conseil de Régence imaginé par le testament par un système à sept Conseils, la polysynodie, parmi lesquels le Conseil de la Marine. Après avoir examiné l’organisation souvent méconnue de ce conseil, nous évoquerons les problèmes maritimes et coloniaux auxquels le conseil et le Régent eurent à faire face et comment il y fut répondu. C’est donc avec des institutions pour le moins imparfaites que la Régence aborde une conjoncture particulièrement tourmentée, dans ces conditions sa politique fut moins subie que voulue.

Le Conseil de Marine

3 Le Conseil de Marine est chargé « de tout ce qui concerne la marine du Levant et du Levant, les galères, les consulats, les colonies, pays et concessions des Indes orientales et occidentales et d’Afrique, les fortifications des places maritimes ». Sa composition est rarement étudiée et pourtant elle est très révélatrice. Le conseil a pour chef nominal le comte de Toulouse et pour président le vice-amiral duc d’Estrées. Saint-Simon dans ses Mémoires laisse entendre qu’il a joué un rôle déterminant dans la composition de ce conseil :

4

« Le Conseil de Marine fut aisé à composer. Le comte de Toulouse, comme amiral, en fut chef ; le maréchal d’Estrées, premier vice-amiral, en fut président ; le maréchal de Tessé y entra comme général des galères ; Coetlogon, mort maréchal de France, et d’O, comme lieutenants généraux de mer ; Bonrepos qui avait été intendant général de la marine, que j’aidai à en être ; Vauvray et un autre intendant de marine, avec La Grandville, maître des requêtes, pour rapporteur des prises. J’y fis mettre pour secrétaire ce même La Chapelle que Pontchartrain avait chassé de ses bureaux et dont j’ai parlé plus d’une fois » [1].

5 Comme toujours avec Saint-Simon, il est bon de revenir aux sources et d’étudier dans le détail la carrière des membres du conseil, à commencer par son chef, Toulouse, né Louis-Alexandre de Bourbon à Versailles en 1678. Troisième fils de Louis XIV et de Mme de Montespan, il est légitimé en 1681 et reçoit alors le titre de comte de Toulouse. À la mort de son demi-frère Vermandois brutalement décédé en 1683, le roi lui accorde la charge d’Amiral de France, puis en 1694 celle de gouverneur de Guyenne en 1694 et de la Bretagne en 1695. Toutes les côtes de France sont dorénavant soumises à une juridiction unique : l’Amirauté. La charge de l’Amirauté est une des plus lucratives de France. Toulouse reçoit au titre de la guerre de la ligue d’Augsbourg (1688-1697), puis, de celle de Succession d’Espagne (1702-1713) le « dixième du produit des prises faites par les corsaires comme par les navires du roi ». Selon mes estimations, ce produit aurait atteint plus de 200 millions de livres tournois.

6 Louis-Alexandre de Bourbon est ainsi devenu un des hommes les plus riches de France. Dès son enfance, il a été préparé à cette tâche administrative mais également militaire, car par l’ordonnance de 1669, l’Amiral de France doit commander les escadres. Louis XIV le nomme en 1697 lieutenant général des armées navales. En 1702 il apprend à commander en naviguant en Méditerranée sous les ordres du vice-amiral d’Estrées. Le 24 août 1704, comme commandant en chef, il livre le combat de Velez-Malaga contre l’amiral Rooke avec d’Estrées comme mentor. Au lendemain du combat, alors que la flotte anglaise retraite vers la Manche, Toulouse, trop prudent ne suit pas Relingue qui veut reprendre le combat et laisse ainsi s’échapper la flotte anglaise. L’amiral de France commande à nouveau en chef en 1705. En 1706, il est avec l’armée navale devant Barcelone en mission d’appui des troupes terrestres, c’est son dernier commandement à la mer. L’étude de ses commandements à la mer confirme en partie le point de vue de Saint-Simon. Si l’amiral de France est de bonne volonté, il n’a pas de véritable talent pour la conduite d’une flotte de guerre et a laissé les décisions aux deux vice-amiraux, Châteaurenault pour le Levant et Victor-Marie d’Estrées pour le Ponant [2].

7 D’Estrées (1660-1737), marquis de Cœuvres puis duc, participe avec son père à la campagne de Tobago en 1677 puis aux bombardements d’Alger en 1682-1683. Au siège de Luxembourg en 1684, il reçoit la charge de vice-amiral en survivance de son père aux dépens des autres officiers de marine qui ont plus d’ancienneté et de compétence. Il va cependant se comporter honorablement à la victoire de Béveziers en 1690, puis à la campagne contre Nice et Barcelone en 1691. Sous les ordres de Tourville en 1693, il participe à la prise du convoi de Smyrne et se distingue également au blocus et la prise de Barcelone en 1697. En 1702, avec Toulouse à ses côtés, il conduit Philippe V d’Espagne en Italie puis en Sicile. La demie victoire de Velez Malaga lui vaut de recevoir la Toison d’Or et le titre de général des mers d’Espagne. En 1707, il tente d’assurer le blocus de Barcelone mais est contraint d’abandonner devant la flotte anglaise. Il cesse alors de naviguer héritant cette même année des charges de son père décédé. Très érudit, il entre à l’Académie des sciences en août 1707 puis à l’Académie française en mars 1715. À défaut d’être un grand tacticien maritime, c’est un marin expérimenté mais également par sa haute naissance un homme de cour très influent.

8 Suivons l’ordre de Saint-Simon pour étudier les autres membres du Conseil. En premier, Claude François Bidal, marquis d’Asfeld, lieutenant général (1665-1743), est le fils de Pierre Bidal, marchand drapier, bourgeois de Paris et banquier de la Reine de Suède. Il se distingue de 1683 à 1689 aux côtés de son frère aîné Alexis dit le baron d’Asfeld qui commande le régiment de dragons du même nom. La guerre de la ligue d’Augsbourg le voit s’illustrer sous le nom de chevalier d’Asfeld lors de nombreuses batailles, particulièrement dans les Flandres. Après une brillante campagne aux Pays-Bas en 1703, il se fait remarquer dans la conquête de l’Espagne pour Philippe V, servant notamment sous les ordres du maréchal de Tessé. Ses exploits le font nommer lieutenant-général en 1705. Il participe à de nombreux sièges, s’emparant de Tortosa en 1708 et surtout d’Alicante en 1709. De retour en Espagne, il participe à la prise de Barcelone en 1714 et à la conquête de Majorque. En remerciement, Philipe V le nomme chevalier de la Toison d’or en 1715 et marquis héréditaire d’Asfeld. Pour sa compétence en matière de sièges, il est également nommé au Conseil de la Guerre en 1716 et sera nommé directeur général des fortifications en 1718.

9 Comme le marquis d’Asfeld, René de Froulay, comte de Tessé, général des galères, maréchal de France (1648-1725), n’a aucune véritable expérience maritime. Aide de camp du maréchal de Crêqui en 1669, il est autorisé en 1674 à lever le régiment de Tessé-dragons. En janvier 1675, il est choisi pour commander la cavalerie de l’expédition de Messine. En 1685, le roi lui accorde la charge de maître de camp et lui confie la mission d’imposer la révocation de l’édit de Nantes dans la principauté d’Orange puis dans le Languedoc et le Dauphiné où ses dragonnades laissent un très mauvais souvenir. Il se fait également tristement remarquer dans le sac du Palatinat en 1689. C’est cependant un brillant militaire comme le prouve le siège de Pignerol. Il révèle également des talents de diplomates qui permettent la conclusion du traité de Turin du 29 août 1696. Lors de la guerre de succession d’Espagne il défend avec succès Mantoue ce qui lui vaut de devenir maréchal de France en 1703 puis d’être nommé général en chef des armées d’Espagne. Son abandon du siège de Barcelone en 1706 occasionne sa mutation à Toulon où il s’illustre en repoussant Eugène de Savoie en 1707. Louis XIV le nomme alors ambassadeur à Rome et lui accorde, en 1712, la charge vacante de général des galères. C’est sa connaissance de la chose militaire et ses talents de diplomate qui lui valent d’être au conseil.

10 En revanche, Coëtlogon, et le marquis d’O sont de bons marins. Alain Emmanuel de Coëtlogon (1646-1730) est issu d’une famille de la noblesse bretonne. Cadet de famille, il entre dans la Marine et livre son premier combat à Solebay, sur le Sage, commandé par Tourville. Il se distingue en 1673 au cours des trois combats livrés contre Ruyter, ce qui lui vaut d’être nommé capitaine de vaisseau le 26 janvier 1675 à 29 ans seulement. Il participe à la plupart des grands combats de la marine française de la guerre de Hollande et de la guerre de la ligue d’Augsbourg. À la suite de sa belle conduite, en 1702, dans la défense des colonies espagnoles puis à Velez-Malaga, Jérôme Pontchartrain le nomme commandant du port de Brest d’octobre 1705 à avril 1707 puis de juin 1708 à 1709. Le 18 septembre 1715, il entre au Conseil de Marine avec voix délibérative et un an plus tard est élevé à la dignité de vice-amiral du Levant. C’est donc un brillant militaire mais très obéissant et peu politique qui entre au conseil. Saint-Simon dit de lui :

11

« C’était, aussi bien que Châteaurenault, un des plus braves hommes et des meilleurs hommes de mer qu’il y eût. Sa douceur, sa justice, sa probité et sa vertu ne furent pas moindres. Il avait acquis l’affection et l’estime de toute la marine, et plusieurs actions brillantes lui avaient fait beaucoup de réputation chez les étrangers. Il avait du sens, avec un esprit médiocre mais fort suivi et appliqué ».

12 Si l’on en croit le petit duc, le marquis d’O (1654-1728) n’a pas la même valeur. Gabriel Claude de Villers, marquis de Franconville, dit le « marquis d’O », s’engage à 17 ans dans la marine où il obtient le grade de lieutenant de vaisseau. Il est remarqué par Madame de Maintenon qui le place comme gouverneur aux côtés du comte de Toulouse jusqu’en 1696 et devient ensuite son premier gentilhomme. Il tire de cette charge une fortune et un avancement considérable. Nommé chef d’escadre en 1702 alors qu’il n’a plus navigué depuis des années, il participe à la bataille de Velez-Malaga aux côtés du comte de Toulouse. Au conseil de guerre qui décide de la poursuite du combat, il est un des grands partisans du retour à Toulon. Il est cependant nommé lieutenant général des armées navales en 1707. Saint-Simon et le Marquis Dangeau sont ses ennemis. Tous deux lui reprochent ses intrigues à la Cour et son appartenance au parti des Dévots. Selon le premier, c’est un « dévot de profession ouverte, assidu aux offices de la chapelle, où, dans d’autres temps on le voyait encore en prière ; et de commerce qu’avec des gens en faveur ou en place, dont il espérait bien tirer parti, et qui, de leur côté le ménageaient à cause de ses accès… »

13 Le profil de Jacques Charles Bochard comte de Champigny (1650-1720), chef d’escadre, est bien différent des deux membres précédents. Il appartient à la noblesse de robe bourguignonne. Quatrième fils de l’intendant Jean Bochard de Champigny, il entre dans les gardes de la marine en 1670, seul moyen d’être officier sans avoir à acheter sa charge. En 1677, comme lieutenant de vaisseau il participe à la prise de Cayenne puis est blessé au combat de Tabago. Il participe à de nombreux combats pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg. Capitaine de vaisseau en 1693, il se fait remarquer en 1696, en 1697 et en 1698 dans des combats particuliers (au commandement de deux ou trois vaisseaux en division). Il est seulement nommé chef d’escadre en 1707 à l’âge de 57 ans, juste mais tardive reconnaissance de ses mérites. C’est le moins élevé en grade du Conseil, mais également un marin qui a peu d’appui à la Cour. Il est significatif que Saint-Simon ne le nomme pas, il en est de même pour François Antoine Ferrand de Villemilan, intendant de Bretagne (1657-1731).

14 Fils d’Antoine Ferrand (1603-1689), avocat du roi au bureau de finance puis lieutenant particulier au Châtelet, François Ferrand est d’abord conseiller au Châtelet en 1677, puis lieutenant particulier au Châtelet le 19 juillet 1683 et maître des requêtes le 13 avril 1690. Il est intendant de Bourgogne de février 1694 à juin 1705 puis de Bretagne jusqu’à sa nomination au Conseil. Ce dernier poste est particulièrement important mais également exposé à des conflits de compétence avec l’amirauté. On retrouve de nombreuses interventions de sa part dans la correspondance avec les colonies. C’est à l’évidence un technicien très compétent. Il est à noter que son père a participé aux interrogatoires de la marquise de Brinvilliers sous les ordres de La Reynie et que lui-même a débuté sa carrière au Châtelet avec les interrogatoires et le jugement de La Voisin. Sa carrière est peut-être un remerciement de son silence dans un tel scandale mais sa compétence ne peut être mise en doute [3]. Il siège également au Conseil de Commerce.

15 Bonrepaus et Vauvré sont au contraire de hauts personnages, on peut même les considérer comme le sommet de la hiérarchie des intendants de la Marine. Avec la création d’une marine permanente, Colbert a dû créer une administration spécifique, les commissaires et les intendants de la Marine. La construction d’un vaisseau nécessite approximativement 1 500 à 2 000 chênes centenaires et 80 à 100 000 journées de travail. À partir de 1692, la flotte française atteint le nombre exceptionnel de 120 vaisseaux qu’il a fallu construire et ensuite entretenir en permanence. Chaque arsenal, en temps de guerre, mobilise des milliers d’ouvriers sans compter la gestion des centaines d’officiers et des milliers de matelots. Les sommes à gérer se comptent en millions de livres. L’intendant de marine y règne en maître, secondé par les commissaires de la marine. Il a les mêmes pouvoirs de police et de justice que les intendants des provinces. Il faut des hommes fiables tel François d’Usson, marquis de Bonrepaus (1644-1719) qui commence dans la marine comme sous-lieutenant des galères avant d’acheter une charge de commissaire général de la marine en 1676 avec mission de mettre au point le système des classes, fondement du recrutement des matelots français. Brillant administrateur, ayant toute la confiance de Seignelay, il devient intendant général de la Marine et est également un des principaux rédacteurs de la grande ordonnance de la Marine de 1689. Adjoint de Pontchartrain lors de la campagne de la Hougue en 1692, il est rendu responsable de cet échec et quitte la marine pour devenir ambassadeur au Danemark puis en Hollande. Sa nomination au Conseil de Marine le tire d’une demi-retraite.

16 Vauvré est également très brillant. Jean Louis Girardin de Vauvré (1647-1724) entre dans la marine comme enseigne de vaisseau en 1665. Colbert le remarque et l’affecte comme commissaire à l’arsenal de Rochefort en pleine construction sous les ordres de son cousin germain Colbert de Terron. Nommé commissaire général en 1673, il embarque dans l’escadre de Duquesne et à nouveau en 1676. Il est intendant de Dunkerque lorsque le roi visite l’arsenal. Le roi le félicite et le nomme alors à Toulon dont il reste l’intendant de marine jusqu’en septembre 1715. Il s’illustre particulièrement lors du siège de la ville en 1707.

17 Né en 1688, Julien de La Granville appartient à la génération suivante. D’une famille de robe, il est le petit-fils de Joseph Bidé de La Granville (1635-1679), maître des requêtes en 1671, intendant de Limoges, mort en 1679 à Rennes où il était alors président à mortier au Parlement de Bretagne. Son père, Louis Charles Bidé de La Granville, né en 1655, meurt en 1689, un an après la naissance de Julien. Julien de La Granville n’a donc pas bénéficié du réseau de son père mais sa compétence en droit maritime et comme spécialiste du droit des prises le fait nommer maître des requêtes en 1715. Il a été certainement remarqué par le comte de Toulouse qui préside le conseil des prises. Julien de La Granville se marie en 1714 et est nommé, l’année suivante, maître des requêtes. À la dissolution du Conseil de Marine, en 1723, il sera nommé intendant d’Auvergne. La composition de ce Conseil de Marine est vraiment hétérogène. Si Toulouse est le chef du Conseil de Marine, d’Estrées en est le président. Le choix du Régent n’est pas neutre. Pense-t-il que les deux hommes vont se neutraliser ? Pour quelles raisons y avoir mis le marquis d’O. Est-ce pour faire plaisir à Toulouse qui peut ainsi compter sur sa voix ? On peut également s’interroger sur les raisons du choix du marquis d’Asfeld et du comte de Tessé qui n’ont manifestement aucune compétence maritime. Une clé est peut-être leurs connaissances des affaires espagnoles et les rapports privilégiés qu’ils ont entretenus avec Philippe V d’Espagne. La question des rapports maritimes et commerciaux de la France avec l’Espagne et ses colonies est effectivement déterminante pour le commerce extérieur de la France mais elle va temporairement passer au second plan, car le royaume est face à une crise financière majeure. C’est dans ce contexte que la marine royale doit passer de la guerre à la paix.

La marine de guerre et le retour de la paix

18 En 1715, les arsenaux sont au bord de la faillite financière comme en témoigne le 15 septembre l’intendant du port de Brest : « le corps de la marine à Brest n’a plus aucune ressource pour subsister et les officiers attendent avec impatience les secours qui leur ont été promis ». De Toulon, l’intendant informe le duc d’Orléans que les officiers de Marine ne pourront prendre le deuil du feu roi car ils ne peuvent acheter leur tenue à la suite du non-paiement de leurs appointements. Les plus pauvres des gradés de la Marine dont la solde annuelle n’est pourtant que de 216 livres (à comparer à la solde mensuelle d’un bon matelot : 12 livres par mois) ne peuvent se rendre à leur cours faute de souliers.

19 Un recensement du 1er juillet 1716 dénombre 945 officiers à rémunérer dont 14 officiers généraux, 135 capitaines de vaisseaux, 48 capitaines de frégates légères, 228 lieutenants de vaisseaux, 35 lieutenants de frégates légères et 363 enseignes de vaisseaux. Cet effectif est lié aux guerres de Louis XIV. Il a fallu recruter un corps d’officiers proportionnel à la flotte de guerre. L’effectif ne peut pas diminuer rapidement avec le retour à la paix car les officiers de marine sont tous « entretenus ». Depuis Richelieu, il n’y a plus de vénalité des emplois dans la marine. À cela s’ajoute le fait qu’il n’y a pas de retraite prévue, il faudra attendre 1765. Le Régent va alors user d’expédients, le premier consiste à ne pas payer les soldes mais il en résulte un lourd endettement pour les officiers les plus pauvres, or la marine est surtout composée de cadets de famille. Les permissions de se retirer sur les terres familiales sont immédiatement accordées, de même que les autorisations de naviguer au commerce mais globalement les effectifs diminuent peu et la solde des officiers est une dépense quasi incompressible de la marine. Le Conseil de Marine va essayer de préparer l’avenir en créant en 1716 la compagnie des 80 gardes du Pavillon Amiral, installée à Brest et Toulon, et recrutée dans l’élite des gardes de la marine.

20 Le renvoi des marins et les officiers mariniers ne posent pas de problèmes. Recrutés dans le cadre du système des classes, dès le désarmement du navire, ils sont immédiatement renvoyés dans leurs quartiers maritimes. Heureusement pour eux, la conjoncture leur est favorable avec la reprise de la pêche à la morue, du grand cabotage et du commerce colonial.

21 Tout navire de guerre comporte des soldats pour maintenir la discipline et compléter les effectifs. Même si les soldats appartiennent à des régiments coloniaux ou de marine, leur recrutement et leurs soldes sont calqués sur l’armée de terre. Dès 1713, les régiments liés à la marine sont dissous, on dit « réformés » à cette époque, seuls sont gardés ceux nécessaires à la sécurité des arsenaux et à la garde des vaisseaux.

22 Quelques chiffres permettent de mesurer la crise budgétaire. En 1715, après paiements des rentes et autres gages, les revenus nets de l’État s’élèvent à 69 millions de livres alors que les dépenses avouées atteignent 146 millions. Quant à la dette constituée, elle avoisine la somme astronomique de 2,1 milliards auxquels il faut ajouter 700 millions de papiers à ordre et divers billets représentant la dette flottante. Le service de cette dette colossale représente à lui seul 165 millions. Le Régent décide de tailler dans les dépenses militaires. Le budget de la guerre (marine inclue) est limité à 47 millions en 1715. Si l’armée est frappée par des réductions d’effectifs et de régiments, la marine est véritablement sacrifiée. Le Conseil de Régence décide que les fonds accordés à la marine et aux colonies pour 1716 ne seront plus que de huit millions de livres (contre 30 en 1705) dont un million sera destiné aux galères et deux millions et demi aux colonies. Les quatre millions restant vont aux dépenses incompressibles : soldes des officiers et des troupes, entretien des casernes et des hôpitaux. Dès lors, il ne reste plus d’argent pour les radoubs, encore moins pour la construction d’un navire. Là encore, les intendants des ports protestent à raison devant l’état des vaisseaux : « on a beaucoup de peine d’en tenir à flot » mais plus grave encore, on oblitère l’avenir : « ils dépérissent de manière qu’il sera impossible de les radouber ». Le Régent répond invariablement : « Son Altesse royale a destiné des fonds pour les dépenses de la marine et les fera délivrer le plus promptement qu’il sera possible » [4].

23 Dès lors, les coupes budgétaires ne peuvent porter que sur la construction et l’entretien des bâtiments des arsenaux. L’évolution de la flotte de 1715 à 1722 montre les choix qui ont été faits. Depuis Colbert, les bureaux de la marine remettent chaque année au roi et à son ministre un petit livre relié écrit sur papier velin qui recense l’état de la marine indiquant notamment tous les officiers du garde marine à l’amiral de France et les navires du roi, de l’humble barque au vaisseau de 110 canons. En 1715, l’État de la marine indique 120 « vaisseaux réglés » et 80 « vaisseaux effectifs ». Ces chiffres doivent être pris avec beaucoup de prudence, il faut flatter les autorités. Les vaisseaux réglés font référence à l’optimum de la marine atteint en 1692, les « vaisseaux effectifs » sont ceux qui, après entretien, pourraient effectivement naviguer en escadre. En réalité, faute de crédits depuis 1705, beaucoup de vaisseaux âgés, ou endommagés à la suite de combats, n’ont pu être entretenus correctement. Les chiffres sont ainsi totalement illusoires. En outre radier un vaisseau est une procédure complexe. On peut en effet récupérer du bois réutilisable lors de la démolition des vieux navires, encore faut-il trouver des entrepreneurs de main-d’œuvre solvables. On laisse donc sur les états de la Marine des vaisseaux bien incapables de naviguer. À partir de 1715, des contrats de démolition sont progressivement passés dans chaque arsenal. Si le nombre de « vaisseaux réglés » est toujours de 120, le nombre « effectif » ne cesse de diminuer chutant à 66 en 1716 puis à 49 en 1717. Ce dernier chiffre doit cependant être pris par l’historien avec beaucoup de prudence car même sans naviguer, tout navire a besoin tous les ans d’un entretien minimal de sa coque : le petit radoub où l’on vérifie son doublage. Le maître-constructeur peut également estimer nécessaire un grand radoub et, au pire, une refonte à 10 %, au tiers, voire une demi-refonte. Groignard estimera en 1775 qu’un navire de guerre s’use de 10 % par an, même sans naviguer. Faute de crédit, on peut penser que moins de 20 vaisseaux sont en état de prendre la mer en 1717. Les intendants, avec la complicité tacite du Conseil de Marine, laissent dépérir les navires les plus puissants, mais également les plus coûteux, pour ne conserver que les navires de troisième et de quatrième rangs qui vont de 38 à 66 canons. Ces derniers coûtent encore trop d’argent pour être radouber et trop d’hommes pour naviguer. Dans les faits, seules les flûtes et les frégates vont naviguer. Seule la reprise économique pourrait procurer des ressources. Il faut donc favoriser le commerce maritime.

La reprise maritime et coloniale des années 1715-1718

24 Dès le retour de la paix, l’activité maritime et coloniale est indiscutable sur toutes les côtes de France. La guerre a évidemment perturbé les trafics traditionnels : le sel, les vins, les pêches, mais elle ne les a jamais arrêtés. Le retour de la paix voit l’armement immédiat des flottes de pêche à la morue, au hareng, au maquereau ou à la sardine avec comme corollaire les flottes du sel, d’abord de Guérande ou de Brouage puis du Portugal. Il en est de même pour le grand cabotage européen. Les navires battant les pavillons hanséatique et prussien, de la Baltique ou des ports des Provinces-Unies reviennent en force, sûrs de pouvoir échanger les planches, le goudron ou le chanvre du Nord contre le sel, les vins et les alcools.

25 Le Régent, à la recherche de toutes les ressources possibles, cherche à favoriser cette reprise. Il fera lancer en 1722 une des premières grandes enquêtes des côtes françaises et sur l’état des pêches. Elle sera menée par Le Masson du Parc et reste encore une référence [5] mais c’est sur la réorganisation du commerce colonial que le Conseil de Marine et le Régent vont porter leurs efforts. La protection des colonies et le développement du commerce colonial pendant la guerre de Succession d’Espagne avaient amené Pontchartrain et les gouverneurs des différentes colonies à prendre des mesures souvent contradictoires. Louis XIV avait été obligé d’autoriser le commerce libre des ports pendant la guerre de Succession d’Espagne à côté des compagnies à charte.

26 À partir de 1716, le Régent éprouve le besoin de mettre fin à la confusion des textes qui définit le commerce avec les colonies tout en restant dans le cadre de la stricte doctrine mercantiliste d’un assujettissement des colonies, imposées par la métropole dans l’intérêt de ses producteurs, de ses négociants et de ses armateurs. Le Régent va d’abord favoriser le commerce négrier. Par les lettres patentes du 16 janvier 1716, le privilège de la traite des noirs est accordée sur les côtes africaines depuis la rivière de Sierra Leone jusqu’au cap de Bonne-Espérance aux armateurs de cinq ports : Rouen, Saint-Malo, Nantes, La Rochelle et Bordeaux. Le Régent remet ainsi en cause le monopole de la compagnie du Sénégal et de la compagnie de Guinée, cependant les armateurs doivent leur payer un droit pour captif traité. Les marchandises destinées à la traite des noirs bénéficient de l’exemption des droits de sortie. Les marchandises telles que les sucres et autres espèces de marchandises provenant de la vente des captifs aux colonies seront exemptées de la moitié des droits à payer pour être commercialisées en France, c’est le système des Acquits de Guinée. Nantes devient le premier port avec 12 négriers en moyenne. Les Montaudouins se distinguent avec 7 négriers sur 12 en 1718, 7 sur 9 en 1719 et 7 sur 17 en 1720 [6].

27 En avril 1717, le Régent publie les Lettres Patentes portant règlement pour le commerce des colonies françaises. Elles seront complétées en 1719 puis en 1727 et resteront en vigueur jusqu’à la Révolution bien que des corrections nombreuses y soient apportées. Dans le cadre de la stricte doctrine mercantiliste, les colonies doivent commercer exclusivement avec la métropole, cependant à côté des compagnies, les négociants de certains ports sont autorisés. Treize ports métropolitains se voient accorder ce privilège : Calais, Dieppe, Le Havre, Rouen, Honfleur, Saint-Malo, Morlaix, Brest, Nantes, La Rochelle, Bordeaux, Bayonne et Cette (Sète). Dans ces ports, tout navire destiné aux colonies doit faire soumission de revenir à son port de départ sauf cas de relâche forcée ou de naufrage. Les marchandises du royaume destinées aux colonies bénéficient d’exemption fiscale, elles sont exemptes de tous les droits de sortie, sauf de ceux de la Ferme générale des Aides et des Domaines. Le bœuf salé d’Irlande, particulièrement recherché pour nourrir les esclaves, bénéficie d’une exemption totale des droits. Les marchandises en provenance des colonies et destinées à être réexportées vers l’étranger pourront être entreposées sans payer d’autre droit que le 3 % du domaine d’Occident.

28 Dans les premiers temps qui suivent ces mesures, les négociants des ports, particulièrement ceux de Marseille, sont assez réticents car ils doivent déclarer toutes les marchandises à bord des navires, même si elles sont exemptes de taxes. Ces négociants y voient une atteinte à la liberté du commerce. Chaque armateur craint que les employés des Fermes à qui l’on doit communiquer un état détaillé des cargaisons ne le communique à ses concurrents. Le Régent ne cède pas et Marseille accepte à son tour cette législation en février 1719, suivie par Dunkerque en octobre 1721. Tous les armateurs s’engagent, moyennant une lourde caution de 10 000 livres, à ce que leurs navires fassent le retour dans le port de départ initial.

29 C’est dans ce contexte que le Régent va soutenir Law et son système qu’il n’est pas question ici d’analyser, si ce n’est pour rappeler les conséquences sur les compagnies de commerce. En janvier 1717, le Conseil de Marine approuve la demande du financier Crozat de céder à Law sa concession en Louisiane qui prend alors le nom de Compagnie d’Occident. Elle s’engage à faire venir 6 000 Blancs et 3 000 noirs mais perd le monopole de la traite. Le 15 décembre 1718, le Régent oblige les Rouennais et les Havrais à vendre à la Compagnie d’Occident les établissements du Sénégal et ses 17 navires pour 1 600 000 livres. Le 23 mai 1719, John Law obtient du Régent la réunion de la Compagnie d’Occident à la Compagnie des Indes ; dans le même temps, la compagnie des Indes orientales et celle de la Chine sont supprimées au profit de la compagnie d’Occident. La nouvelle compagnie a alors une réelle activité maritime. De mai 1719 à décembre 1720, elle fait 57 armements dont une dizaine pour la Louisiane, 13 pour le Sénégal, 9 à la mer du sud et 9 pour l’océan indien, activité qui bénéficie largement à Lorient et Nantes.

30 Les pêches et particulièrement les pêches lointaines sont également encouragées par le Conseil de Marine. Les Anglais ont bien compris l’importance de la pêche à la morue pour la France et leur ont laissé le droit de pêche en mer. On aurait pu croire que les Anglais chercheraient à tout prix à éliminer les morutiers français mais, dans les faits, les ports anglais abandonnent la pêche à la morue au profit des ports de la Nouvelle Angleterre. Les Français cherchent alors un littoral de substitution où les équipages venus de métropole pourraient faire sécher la morue. Leur choix se porte sans hésitation sur le Cap-Breton. En 1718, le Régent choisit de fortifier le site du Havre – à – l’Anglais où ont été rapatriés les habitants de Plaisance à partir de 1714. Le port forteresse est nommé Louisbourg en l’honneur du roi et l’île du Cap-Breton rebaptisée île Royale. L’île Saint-Jean, aujourd’hui île du Prince-Édouard, est occupée en 1720 contribuant à la naissance d’une nouvelle Acadie. Cependant toutes ces initiatives vont se heurter à une conjoncture particulièrement défavorable que l’on ne peut que résumer à grands traits.

La dure réalité de la conjoncture : la guerre contre l’Espagne, le demi-échec du système de Law, la peste de Marseille, la crise aux colonies

31 En ce qui concerne la politique extérieure, l’agressivité de Philippe V contre le Régent se traduit par le rapprochement avec l’Angleterre et une courte guerre contre l’Espagne ; ce rapprochement commence par le sacrifice du port de Mardyck. Louis XIV avait tenté de contourner les clauses du traité d’Utrecht concernant Dunkerque en permettant à l’intendant Leblanc de construire un autre port, à Mardyck, relié à Dunkerque par un canal de 6 km et terminé par des écluses et un chenal de 80 à 100 m de largeur, formant ainsi un bassin capable de contenir une cinquantaine de vaisseaux. Les travaux commencés en mai 1714 sont inaugurés en avril 1715, représentant la somme de 1 800 000 livres. Les négociants dunkerquois retrouvent ainsi un nouveau port et le nouveau bassin permet à la France de disposer d’une base navale en mer du Nord. Les Whigs ne sont pas dupes de ces travaux et, dès lors, en demandent systématiquement la destruction. Dans un premier temps, Philippe d’Orléans élude le problème de Mardyck mais devant l’attitude agressive de Philippe V, il envoie Dubois comme négociateur secret à La Haye en juillet 1716. Dubois y rencontre Walpole et Stanhope qui font de la destruction du port une condition essentielle de la signature d’un traité. Au terme de laborieuses négociations menées à Hanovre par Dubois, les Anglais acceptent l’idée d’un traité avec la France mais la Régence doit achever la destruction des fortifications de Dunkerque et détruire la grande écluse du port de Mardyck qui dorénavant ne jouera plus qu’un rôle économique marginal. Le vieux port de Dunkerque ne reprendra que très lentement son activité, surtout après 1730.

La guerre contre l’Espagne

32 Philippe V n’accepte pas le traité d’Utrecht et particulièrement ses conséquences en Méditerranée. C’est pourquoi, après la prise réussie de la Sardaigne en 1717, le roi d’Espagne se tourne vers la Sicile où le marquis de Leyde débarque le 3 juillet 1718. Les Anglais ripostent en écrasant la flotte espagnole à Passaro le 20 août mais ne déclare la guerre que le 3 janvier 1719, suivi le 9 janvier 1719 par le Régent exaspéré par la conspiration de Cellamare découverte le mois précédent. Bien que le comte de Toulouse n’ait pas participé à cette conspiration, le Régent va l’éloigner du Conseil de Marine.

33 Philippe d’Orléans opte pour une guerre surtout terrestre. Il constitue une armée de 36 000 hommes commandée par le maréchal de Berwick avec le marquis d’Asfeld sous ses ordres. Cette armée fait campagne au Pays Basque, prenant Fontarabie le 16 juin puis Saint-Sébastien le 19 août. Vigo est dévastée quelques jours plus tard. Dans les eaux européennes, la marine française ne joue qu’un rôle secondaire. Les opérations navales vont principalement se dérouler aux Antilles et surtout dans le golfe du Mexique.

34 À Saint-Domingue, les deux gouverneurs conviennent d’un état de neutralité réciproque. Seule la Louisiane devient le théâtre d’un conflit armé car les Espagnols redoutent l’action de la nouvelle compagnie d’Occident. De la Louisiane, la compagnie arme trois frégates transportant des troupes et des habitants, soit 400 hommes au total, qui s’emparent des forts de Pensacola et de l’île Sainte-Rose. Cependant les navires Le Maréchal de Villars et le Comte de Toulouse, ramenant à La Havane la garnison de Pensacola en application des conventions de capitulation, sont saisis et les équipages français retenus à La Havane. Ces deux navires sont incorporés dans les forces espagnoles et participent à l’envoi d’une force de 1 200 hommes qui reprend le fort de Pensacola mais échoue devant l’île Dauphine. Le Régent envoie alors une petite escadre commandée par d’Esnos de Champmeslin, qui reprend Pensacola le 14 septembre 1719. Les hostilités cessent avec la signature de la paix le 17 février 1720. Si la Louisiane a su préserver sa liberté, la guerre a coûté cher à la Compagnie et a fortement ralenti la mise en valeur de l’intérieur de la colonie. La signature de la paix coïncide avec les premières attaques contre le cours des actions de la compagnie des Indes. Si la guerre a coûté cher à la Compagnie, elle n’est pas responsable de l’effondrement du système de Law dont les causes politico-économiques sont bien connues [7].

La peste frappe Marseille et Toulon

35 C’est alors que le commerce du Levant va être lourdement frappé par la peste de Marseille qui ravage la Provence de juin 1720 à avril 1722. Toute la Provence est affectée. Le tiers ou la moitié des 90 000 habitants de Marseille a disparu ; à Toulon on dénombre 10 000 morts, soit la moitié de la population. Les artisans et les ouvriers de l’arsenal sont les plus touchés. Le port réussit cependant à lancer en 1722 et 1723 les vaisseaux le Solide et le Duc d’Orléans, mais au prix de mille difficultés, une grande partie de la main-d’œuvre qualifiée ayant disparu.

La crise coloniale

36 La guerre contre l’Espagne et la peste de Marseille entravent la reprise du commerce extérieur français et du commerce colonial comme le montrent les chiffres suivants tirés du Tableau général contenant la progression annuelle de la valeur intrinsèque des marchandises étrangères de toutes espèces entrées en France comparée avec la valeur intrinsèque des marchandises de toutes espèces sorties pour l’Étranger formant la Balance du Commerce de la France avec l’Étranger depuis et compris l’année 1716, époque du travail ordonné par l’arrêt du Conseil du 29 février 1716[8]. Le Régent a en effet ordonné que soit créé un Bureau du Commerce chargé d’établir des statistiques commerciales.

Commerce colonial de la France de 1716 à 1723

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Commerce colonial de la France de 1716 à 1723

37 À cette date, la plus grande partie du commerce extérieur de la France se fait par mer. La courte guerre contre l’Espagne incite les armateurs à retarder leurs expéditions d’où le chiffre erratique de 158 millions de livres d’exportations en 1720. La baisse du commerce colonial est surtout visible en 1721. En 1720 et 1721, un véritable état de piraterie s’installe des côtes de Virginie à Saint-Domingue bien étudié par Charles Frostin [9]. À cela s’ajoute une politique hasardeuse de peuplement de la Louisiane et de Saint-Domingue. Le Régent, sanctionnant durement la renaissance de la RPR, encourage la déportation des protestants en Louisiane en 1720 et 1721 [10]. Il poursuit ainsi sa politique commencée en mars 1719 par laquelle les magistrats ont été priés de condamner à la relégation aux îles et au Mississipi ceux que l’on envoyait habituellement aux galères, faux sauniers et orphelines dont le sort a été si bien décrit dans Manon Lescaut. En dépit des protestations des intendants coloniaux, ces arrivées ajoutent à l’instabilité des colonies encore marquées par la fin de la guerre. Il suffit ainsi d’une rumeur à propos de la compagnie des Indes pour que Saint-Domingue s’enflamme. Faute de forces navales disponibles, l’intendant et le gouverneur cèdent et acceptent les revendications des colons. La révolte ne prendra fin qu’avec l’arrivée d’une division commandée par le chef d’escadre d’Esnos-Champmeslin fin novembre 1723 au Petit-Goave.

38 Au terme de ce bref tableau de l’activité maritime et coloniale de la France du Régent de 1715 à 1723, on ne peut nier que le Régent ait cherché à mener une politique maritime et coloniale. Il faudrait faire une recherche approfondie pour reconstituer à partir des archives ce qui a été de l’initiative du Régent et de celle du Conseil de Marine. Il semble que les avis et recommandations du Comte de Toulouse aient été pris en compte d’autant que les deux hommes avaient de l’estime l’un pour l’autre. Il est clair qu’après la conspiration de Cellamare, le comte de Toulouse s’est effacé mais la conjoncture internationale et la crise économique et financière ont été les principaux obstacles à la politique du Régent. Si le commerce colonial repart très vivement après 1723, le choix du Régent et de Dubois de sacrifier la marine de guerre française pour se concilier l’Angleterre sera repris par le cardinal Fleury. Les conséquences se feront lourdement sentir pendant la guerre de Succession d’Autriche et plus encore pendant la guerre de Sept Ans [11].


Mots-clés éditeurs : marine, Philippe d’Orléans, Philippe V, Régent, comte de Toulouse, Conseil de Marine, colonies

Date de mise en ligne : 26/05/2016

https://doi.org/10.3917/rdn.412.0879

Notes

  • [*]
    Patrick Villiers, professeur émérite en histoire moderne, Université du Littoral-côte d’Opale, 38 bis rue Stanislas Julien, 45000 Orléans.
  • [1]
    Saint-Simon, Mémoires, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », Gallimard, 1953.
  • [2]
    Tous ces points sont développés dans P. Villiers, La marine de Louis XV et de Louis XVI, une marine incomprise ? Paris, Fayard, fin 2015.
  • [3]
    H. Fréville, L’Intendance de Bretagne (1689-1790). Essai sur l’histoire d’une intendance en Pays d’États au xviii e siècle, Rennes, Plihon, 1953, 3 vol.
  • [4]
    Archives nationales, fonds Marine, B1 1, Délibérations du conseil de marine, fol. 8.
  • [5]
    Archives Nationales, fonds Marine, C5 18/24, enquête Le Masson du Parc.
  • [6]
    P. Villiers, Traite des noirs et navires négriers au xviii e siècle, Grenoble, Terre et mer, 1983.
  • [7]
    P. Haudrère, La Compagnie française des Indes, thèse, Paris, Librairie de l’Inde, 1989, t. 1.
  • [8]
    Archives nationales, F12 1834A. Voir P. Villiers, La France sur mer, de Louis XIII à Napoléon 1er , Pluriel, Fayard, 2015, p. 125 et sq.
  • [9]
    C. Frostin, « La piraterie américaine des années 1720 vue de Saint-Domingue », Cahiers d’Histoire, t. XXV, 1980-2, p. 177-210.
  • [10]
    J. Petitfils, Le Régent, Paris, Fayard, p. 843 et sq.
  • [11]
    P. Villiers, La marine de Louis XV et de Louis XVI, une marine incomprise, Paris, Fayard, 2016, p. 165-175.

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