Couverture de RDN_387

Article de revue

La stratégie européenne de General Motors, de l'adaptation au protectionnisme à la mise en place du marché unique (1920-1993)

Pages 857 à 876

Notes

  • [*]
    Thierry Grosbois, professeur vacataire à l’Université du Luxembourg, rue des Halles, 249, 5621 Morialmé (Belgique).
  • [1]
    « General Motors Corporation », dans International Directory of Company Histories, vol.1, éd. T. Derdak, Chicago-Londres, Gale, 1988, p. 171-173. Sur la présidence de W.C. Durant, lire A. Madsen, The Deal Maker. How William C. Durant Made General Motors, New York, Wiley, 1999 ; A.J. Kuhn, GM Passes Ford 1918-1938. Designing the General Motors Performance-Control System, Londres, Pennsylvania State University Press, 1986, p. 33-43 ; J. Wysner, Every Purse and Purpose. General Motors and Automotive Business, Davisburg, Wilderness Adventure Books, 1994, p. 39-40.
  • [2]
    Les activités extra-automobiles de GM dans l’aviation, les automotrices et l’électroménager notamment, facilitent une stratégie anti-cyclique, en permettant de compenser les difficultés temporaires de l’automobile.
  • [3]
    J.-L. Loubet, Histoire de l’automobile française, Paris, Seuil, 2001, p. 91.
  • [4]
    Ce principe de diversification géographique des investissements avait été appliqué par GM aux États-Unis. Si, sous la présidence de Durant, les usines GM s’étaient concentrées excessivement à Flint, son successeur, Sloan, décide de répartir la production entre différentes implantations aux États-Unis, à la fois pour des raisons politiques, économiques et sociales. En produisant des pièces et des véhicules dans diverses régions des États-Unis, GM accède à des sources d’approvisionnement plus diversifiées, à une main-d’œuvre plus abondante, tout en réduisant les risques de grèves pouvant bloquer l’ensemble de la production ; A.J. Kuhn, GM Passes Ford 1918-1938, op. cit., p. 148-149.
  • [5]
    En Asie, GM s’intéresse au marché australien. Ford Canada y avait créé une compagnie, Ford-Australie, à Geelong, pour y fabriquer les carrosseries des Ford vendues en Australie. Dès 1926, GM fonde des ateliers de montage dans ce pays, à la suite du blocage des changes décidé par le gouvernement australien. En raison de ces restrictions monétaires, la filiale australienne de GM ne peut plus envoyer ses bénéfices à la maison-mère, ni payer les châssis importés des États-Unis. Les droits de douane imposés sur un certain nombre de composants entraînent leur fabrication en Australie même. Mais les pressions exercées par le gouvernement australien sur GM et Ford afin d’assurer la construction complète des véhicules dans le pays se heurtent à un refus des industriels américains, qui ne l’estiment pas rentable en raison de l’étroitesse du marché. Après la seconde guerre, ils changeront d’avis. Le gouvernement australien accepte, en 1946, la proposition de GM de produire sur place une voiture au « goût australien ». Les premières voitures australiennes sortent des chaînes de montage en 1948. C. Zablot, La restructuration de l’industrie automobile dans la concurrence internationale, thèse de doctorat de 3e cycle en sciences économiques, Université de Paris X Nanterre, 1983, p. 193, 202.
  • [6]
    A.J. Kuhn, GM Passes Ford 1918-1938, op. cit., p. 96-97.
  • [7]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, New York, Twayne Pub, 1992, p. 89 et 108 ; J. Foreman-Peck, « The American challenge of the twenties : multinationals and the European motor industry », Journal of Economic History, t. 42, 1982, p. 875.
  • [8]
    W. Abelshauser, « Two Kinds of Fordism. On the Differing Roles of the Industry in the Development of the two German States », in H. Shiomi et K. Wada, Fordism Transformed. The Development of Production Methods in the Automobile Industry, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 271.
  • [9]
    À propos de cette acquisition, le président A. Sloan affirme: « Finance Committee did not deal with finances except incidentally… The question of business policy in relation to finances, was paramout… The question of finances did not arise. We all knew that we had the money. We have always had the money in recent years in General Motors to do anything we wanted ». C.W. Cheape, Strictly Business. Walter Carpenter at Du Pont and General Motors, Baltimore-Londres, John Hopkins University Press, 1995, p. 160.
  • [10]
    J. Foreman-Peck, The American challenge of the twenties, op. cit., p. 875.
  • [11]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 92-93, 110, 113 ; A.J. Kuhn, GM Passes Ford 1918-1938, op. cit., p. 96-97.
  • [12]
    Heinz Nordhoff dirige, après la seconde guerre, la firme Volkswagen et transforme en succès commercial la Coccinelle, en appliquant à sa production de stricts principes fordistes, à l’exemple de la Ford, T. K. Ludvigsen, Battle for the Beetle. The untold story of the post-war battle for Adolf Hitler’s giant Volkswagen factory and the Porsche-designed car that became an icon for generations around the globe, Cambridge, Bentley Publishers, 2000.
  • [13]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 140 et 151.
  • [14]
    A.J. Kuhn, GM Passes Ford 1918-1938, op. cit., p. 101-103 ; J. WYSNER, Every Purse and Purpose, op. cit., p. 159-160.
  • [15]
    M. Freyssenet, « Intersecting Trajectories and Model Changes », in M. Freyssenet, A. Mair, K. Shimizu, G. Volpato (dir.), One best way ? Trajectories and industrial Models of the World’s Automobile Producers, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 10-12 et 45.
  • [16]
    Depuis l’implantation de Ford au Canada en 1904, l’industrie automobile canadienne a toujours été dominée par les constructeurs américains. Cette présence au Canada avait été le résultat d’un tarif douanier élevé qui avait incité les sociétés américaines à établir dès le début du siècle des usines de montage plutôt que d’y exporter des produits finis. Cette situation a permis le développement séparé de l’industrie automobile canadienne, principalement en Ontario, par rapport aux États-Unis mais sans croissance autonome en raison du contrôle exercé sur les filiales par les maisonsmères américaines. À la suite de la mise en œuvre de l’accord canado-américain sur l’automobile, un double phénomène a été observé : d’une part, la production automobile canadienne a connu une croissance significative, et d’autre part, l’autonomie relative de l’industrie canadienne vis-à-vis des USA a disparu progressivement. L’accord de 1964 instaure le libre-échange entre les fabricants homologués, et non entre les consommateurs, ce qui supprime l’essentiel des contraintes étatiques de la période précédente. Il a permis au Canada de se spécialiser dans la production de quelques modèles destinés à son marché intérieur ou à l’exportation vers les USA. En contrepartie, une grande variété de véhicules d’origine américaine provenant des sociétés mères ont pu entrer au Canada en franchise de douane. Cet accord a facilité la réduction des coûts de production au Canada, grâce aux économies d’échelle réalisées, tout en accélérant l’homogénéisation progressive par le haut des niveaux de salaires des travailleurs de l’automobile entre les États-Unis et l’Ontario. Mais cela n’a pas mis l’industrie automobile canadienne à l’abri de la concurrence extérieure. L. de Mautort, « L’internationalisation de la production automobile entre la stratégie des firmes et celle des États », in L’internationalisation de l’industrie automobile, Paris, 1984, p. 4-5 (Actes du Gerpisa, n° 1).
  • [17]
    M.S. Flynn, « The General Motors Trajectory : Strategic Shift or Tactical Drift ? », in M. Freyssenet, A. Mair, K. Shimizu, G. Volpato (dir.), One best way ? (…), op. cit., p. 181.
  • [18]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 182.
  • [19]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 186-187 ; R. Hudson et E. W. Shamp, Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe?, Berlin-New York, 1995, p. 98.
  • [20]
    E. de Banville, B. Dankbaar, J.-J. Chanaron, G. Volpato, Vers un système automobile européen, Paris, Economica, 1991, p. 110-114.
  • [21]
    Comme le démontre Mancke à propos de l’industrie sidérurgique, la lourdeur des structures générée par l’intégration verticale poussée explique les difficultés de la firme concernée lorsqu’elle doit répondre par exemple à une variation spontanée de la demande. Une firme très intégrée verticalement perd des opportunités intéressantes de développement, même si elle bénéficie d’une relative sécurité en terme d’approvisionnements. R.B. Mancke, « Iron Ore and Steel : a Case Study of the Economic Causes and Consequences of Vertical Integration », Journal of Industrial Economics, vol. 20, n° 3, juillet 1972, p. 220-229.
  • [22]
    M. Freyssenet, Intersecting Trajectories and Model Changes, op. cit. p. 12-13 ; U. Jürgens, T. Malsch et K. Dohse, Breaking from Taylorism. Changing forms of work in the automobile industry, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 22-23.
  • [23]
    F. Bricnet et P.-A. Mangolte, L’Europe automobile, virages d’une industrie en mutation, Paris, Nathan, 1990, p. 70 et 73.
  • [24]
    Cette création avait été précédée de la fondation, en 1977, d’un premier centre d’études international à Warren (Michigan), dans le but de coordonner à l’avenir la conception automobile entre les départements américains et ceux situés à l’étranger.
  • [25]
    Ne produisant que 75 000 voitures en 1978, Vauxhall devait à l’avenir importer des modèles allemands, certains déjà montés, et d’autres destinés au montage en Grande-Bretagne, avec un taux variable de composants britanniques.
  • [26]
    E. de Banville, B. Dankbaar, J.-J. Chanaron, G. Volpato, Vers un système automobile européen, op. cit., p. 117-118 ; Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe ?, op. cit., p. 70-71.
  • [27]
    A. Surzur, Le marché automobile européen face au défi japonais, Rennes, Apogée, 1995, p. 45 ; U. Jürgens, T. Malsch et K. Dohse, Breaking from Taylorism, op. cit., p. 32-33.
  • [28]
    Un redéploiement géographique est également décidé parallèlement aux États-Unis, où GM décide d’implanter ses nouvelles usines de production dans le Sud et le Sud-Est, au détriment des anciennes régions industrielles du Nord telles que Detroit, et ce afin de suivre le changement géographique de la demande d’automobiles, tout en profitant d’une main-d’œuvre moins chère et moins syndicalisée. M. Freyssenet, Intersecting Trajectories and Model Changes, op. cit., p. 14-15.
  • [29]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 222-223 ; U. Jürgens, T. Malsch et K. Dohse, Breaking from Taylorism, op. cit., p. 32-33.
  • [30]
    M. Freyssenet, Intersecting Trajectories and Model Changes, op. cit., p. 14.
  • [31]
    M.S. Flynn, The General Motors Trajectory : Strategic Shift or Tactical Drift ?, op. cit., p. 188 ; Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe ?, op. cit., p. 9.
  • [32]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 241.
  • [33]
    Au début des années quatre-vingt-dix, Volkswagen contribue à la modernisation de Skoda, avec l’approbation du gouvernement tchécoslovaque, en y investissant directement, avant de prendre le contrôle du producteur tchèque.
  • [34]
    F. Bricnet et P.-A. Mangolte, L’Europe automobile, op. cit., p. 158 et 161 ; Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe ?, op. cit., p. 102-104, 113, 231 ; J.-J. Chanaron, « Les enjeux de l’Europe centrale », La lettre du Gerpisa, n° 111, mars 1997 (publié sur Internet).
  • [35]
    L’excellente rentabilité de sa filiale européenne par rapport aux performances médiocres des usines contrôlées par la maison-mère explique cette décision d’implantation à Zurich de GM International Operations, censée diriger toutes les activités de GM hors de l’Amérique du Nord. Les produits européens étaient perçus comme pouvant s’adapter facilement aux demandes des marchés émergents. Mais ce mouvement vers la globalisation de la firme est stoppé par une crise interne qui éclate en 1997, lorsque la direction d’Opel entre en conflit ouvert avec le centre de Zurich, en arguant que les ressources de son centre de développement à Dudenhofen (près de Francfort) étaient captés par GM International au détriment des besoins propres d’Opel. En 1998, la décision fut prise de rapatrier GM International auprès de la maison-mère à Detroit. GM International disparaît, tandis que les structures organisationnelles mondiales sont restructurées. Les présidents des quatre régions (Amérique du Nord, Europe, Amérique latine et Asie) restent responsables de toutes les opérations dans leur zone. Mais, en parallèle, treize Global Process Leaders se voient chargés chacun de la coordination mondiale d’une fonction particulière (développement des produits, fabrication, ventes, achats, qualité, etc.). GM Europe perd, dans la nouvelle structure son rôle directeur exercé depuis 1992. K. Becirspahic, « Une année d’un constructeur : Opel », La lettre du Gerpisa, n° 122, avril 1998 (publiée sur Internet).
  • [36]
    M.S. Flynn, The General Motors Trajectory : Strategic Shift or Tactical Drift ?, op. cit., p. 203 ; F. Bricnet et P.-A. Mangolte, L’Europe automobile, op. cit., p. 179.
  • [37]
    Financial Times, 5 octobre 1990.
  • [38]
    K. Becirspahic, Une année d’un constructeur : Opel, op. cit., p. ???.
  • [39]
    S. Kaptouom, Compétitivité industrielle et stratégies de croissance de la firme. Cas du secteur automobile, thèse de doctorat en sciences de gestion, Université de Paris I-Sorbonne, 1996, p. 344- 345.
  • [40]
    C. Storai, Les stratégies internationales des firmes du secteur automobile, thèse de doctorat ès sciences économiques, Université de Sophia-Antipolis, 1995, p. 178.
  • [41]
    Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe ?, op. cit., p. 94-95.
  • [42]
    M. Freyssenet et Y. Lung, « Entre mondialisation et régionalisation : quelles voies possibles pour l’internationalisation de l’industrie automobile ? », Mondialisation ou régionalisation, Évry, 1996, p. 31 (Actes du Gerpisa, n° 18).
  • [43]
    Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe ?, op. cit., p. 69 ; E. de Banville, B. Dankbaar, J.-J. Chanaron, G. Volpato, Vers un système automobile européen, op. cit., p. 174- 175.
  • [44]
    M-C. Belis-Bergouignan, G. Bordenave et Y. Lung, « Global Strategies in the Automobile Industry », in Mondialisation ou régionalisation, Évry, 1996, p. 106-107 (Actes du Gerpisa, n° 18).

1General Motors (GM) représente l’archétype de la production de masse au sein du secteur de l’industrie automobile, étant parvenu dès l’entre-deux-guerres à surpasser son principal concurrent, Ford, que ce soit sur le marché intérieur américain ou à l’exportation. Cette montée en puissance a été rendue possible grâce à une structure organisationnelle plus décentralisée, inventée en 1922 par son président, Alfred P. Sloan, et une meilleure adaptation aux réalités du marché.

2GM est fondée par plusieurs constructeurs automobiles installés à Detroit qui, en 1903, décident, sous l’impulsion du directeur de Buick, William C. Durant, de fusionner au moyen de l’échange d’actions. Oldsmobile et Buick sont rejointes en 1909 par Cadillac et Oakland (la future Pontiac). Des résultats financiers améliorés sont l’immédiate conséquence de cette union. En 1911, la compagnie se dote d’une instance de coordination rassemblant des experts provenant des diverses fabriques. Chevrolet, fondée par Louis Chevrolet, rejoint GM en 1918. Dès 1920, plus de trente compagnies américaines actives dans le secteur automobile ont été acquises par le biais du rachat partiel ou total de leur capital. Mais le président Durant ne se préoccupe guère de réorganiser ce vaste ensemble en constituant une équipe directoriale et en adoptant des règles communes de comptabilité, d’inventaire, de planification qui seraient à même d’en évaluer la profitabilité. Il ne cherche pas à coordonner la politique des prix entre les diverses marques automobiles constituant son groupe, ce qui entretient la concurrence interne entre ses divisions. Dans sa boulimie d’acquisition, il diversifie la compagnie au-delà du seul secteur automobile, en investissant dans des sociétés productrices de réfrigérateurs (Frigidaire Co) et de tracteurs. La compagnie chimique Du Pont contribue à l’apport de ressources financières nécessaires au développement de GM, au point d’en devenir l’actionnaire de référence [1].

3Sans expérience dans les fournitures à destination militaire, GM convertit pendant la première guerre mondiale ses installations en vue de produire du matériel de guerre. De 1917 à 1919, 90 % de la production de camions sortant de GM est destinée à l’effort militaire. La guerre est l’occasion pour le groupe d’accroître sa politique de diversification, notamment vers le matériel agricole et les tracteurs, le matériel nautique, les équipements électriques, etc. Mais son extension est telle qu’il connaît à la fin de la première guerre mondiale des difficultés financières et organisationnelles [2].

L’expansion de General Motors en Europe au cours de l’entre-deux-guerres

4Immédiatement après la guerre, GM ne se montre guère intéressée à construire des véhicules en Europe : en 1919, la compagnie refuse la proposition de l’ingénieur André Citroën d’entrer dans le capital de sa firme à hauteur de 50 % [3]. En effet, GM, qui n’envisage pas de s’implanter en France, ne souhaite pas envoyer en Europe les managers dont elle a besoin aux États-Unis même. L’intérêt pour l’expansion internationale ne s’affirme chez elle qu’en réponse à la montée du protectionnisme en Europe. L’internationalisation des constructeurs automobiles américains s’accroît entre les deux guerres principalement pour cette raison. Sous la contrainte des politiques douanières et monétaires restrictives mises en place par les États européens, GM établit des chaînes d’assemblage sur les marchés nationaux convoités, selon le principe building where you sell[4], ce qui lui permet, en outre, d’éviter les coûts excessifs du transport maritime transatlantique d’automobiles déjà assemblées.

5GM commence à s’intéresser aux marchés extérieurs lorsque son marché domestique approche de la saturation, au milieu des années 1920. De nouveaux marchés sont recherchés en Europe et en Asie, où l’usage de la voiture est nettement moins répandu qu’aux États-Unis, afin de contrecarrer la possibilité d’une stagnation du marché domestique [5]. GM poursuit en Europe une stratégie d’implantations similaire à celle qu’a adoptée son concurrent, Ford. Cependant, si Ford choisit la croissance interne par la création de filiales, GM opte pour la croissance externe, en acquérant des producteurs automobiles locaux dont elle conserve les marques. À la fin des années vingt, les constructeurs européens, ayant accru leur compétitivité et leur efficience, en s’inspirant du fordisme, deviennent des concurrents sérieux pour les producteurs nord-américains. Or, GM, qui souhaite s’implanter sur des marchés hautement compétitifs tels que la Grande-Bretagne et l’Allemagne, hésite à consentir des investissements coûteux dans de nouvelles implantations industrielles qui nécessiteraient la mise à disposition de managers et ingénieurs américains talentueux dont la maison-mère a besoin sur son propre marché domestique. Plutôt que de fonder de nouvelles usines à l’étranger, A.P. Sloan propose au Finance Committee de GM d’approuver des investissements tendant à la prise de contrôle de firmes automobiles européennes déjà établies sur leurs marchés nationaux respectifs. L’acquisition de firmes étrangères présente l’avantage de résultats acquis dans un délai très court, grâce au contrôle de marques familières aux consommateurs locaux. Ce n’est pas un hasard si, au cours de l’entre-deux-guerres, GM s’implante sur les mêmes marchés européens que sa rivale Ford, la Grande-Bretagne et l’Allemagne : il s’agit d’une extension à l’Europe de la compétition féroce que se livrent les deux multinationales sur le marché intérieur américain. Ces acquisitions accélèrent le mouvement de concentration de l’industrie automobile en Europe dès l’entre-deux-guerres [6].

6Le premier pays concerné par l’expansion de la multinationale américaine, la Grande-Bretagne, est choisi en raison de la familiarité linguistique et de la présence préalable de Ford. De plus, l’implantation sur le sol britannique permet d’accéder au marché automobile de toute la zone sterling, soit la moitié du monde de l’époque. GM craint en effet que des restrictions monétaires empêchent les clients potentiels de cette zone de se procurer des dollars pour acheter des voitures américaines importées. En 1925, GM propose au constructeur Austin de le racheter. Suite à son refus, le groupe prend le contrôle de Vauxhall, pour un prix d’acquisition de 2,6 millions de dollars. Cette firme ne produit alors que 1 500 voitures par an, ce qui contraint sa maison-mère à redéfinir ses orientations. Bien que Vauxhall ne constitue pas une acquisition idéale, elle procure à GM une première expérience dans la fabrication de voitures outre-mer. En 1928, l’inauguration d’une chaîne d’assemblage permet une production intégrée d’automobiles, grâce à l’usage intensif de presses. Jusqu’au début des années trente, les chiffres de production chez Vauxhall restent modestes. Mais GM décide d’y transférer l’assemblage de voitures et camions Chevrolet, fabriqués depuis 1924 à Hendon (près de Londres). Le modèle haut de gamme de Chevrolet étant frappé de taxes très élevées, la filiale est progressivement spécialisée dans l’assemblage de camions légers Chevrolet qui concurrencent efficacement les autres modèles disponibles sur le marché britannique, le Ford AA et le Morris. Dès 1930, 85 % des châssis sortant de l’usine Vauxhall y sont destinés. Globalement cette stratégie paraît plus judicieuse que celle de Ford. GM souligne sa volonté d’adapter au mieux ses produits au marché britannique et place en 1930 à la tête de Vauxhall un directeur général d’origine britannique, Charles Bartlett, qui parvient à gagner la confiance des travailleurs et à maintenir de bonnes relations sociales dans l’entreprise jusqu’à son départ en retraite en 1954. Le nouveau management britannique lance sa première automobile particulière en 1931, qui se révèle un succès : les parts de marché de Vauxhall passent de 1,1 % en 1929 à 10,4 % en 1939. D’autre part, dès le milieu des années trente, Vauxhall domine le marché du camion léger, grâce au modèle Bedford, dérivé du modèle américain Chevrolet [7].

7En Allemagne, la décision d’investissement de GM est directement liée à la mise en vigueur du tarif douanier de 1926, caractérisé par un taux moins élevé sur les pièces détachées d’automobiles que sur les modèles complets. À la suite de cette décision, une dizaine de fabricants d’automobiles décident d’établir des usines d’assemblage en Allemagne : GM, Ford, Chrysler, Citroën et Fiat figurent parmi elles. Globalement, les constructeurs étrangers contrôlent dès 1927 le tiers du marché intérieur allemand. Cette pénétration étrangère exerce une forte pression sur les constructeurs allemands qui obtiennent de leur gouvernement, en 1928, une augmentation du tarif douanier sur les pièces détachées importées. Cependant, dès cette date, GM s’impose comme le second producteur en Allemagne, après Opel. Le déclin des industriels allemands de l’automobile, incapables de soutenir la concurrence des firmes américaines, se confirme après le déclenchement de la grande crise des années trente. GM en profite pour racheter Opel en 1929, tandis que Ford ouvre une nouvelle usine à Cologne en 1931.

8Opel, qui était leader du marché allemand durant les années vingt, était une entreprise familiale disposant d’ateliers modernes, équipés de machines-outils d’origine américaine [8]. Après avoir adopté la chaîne de montage dès 1923, il était parvenu à vendre de nombreux véhicules, sans en retirer cependant des bénéfices confortables. Dès 1926, il avait proposé à GM de prendre une participation à son capital. Pour les dirigeants américains, la décision était difficile à prendre, même si la question du financement ne pose guère de difficultés, grâce aux énormes disponibilités financières du constructeur. Le comité financier de GM réfléchit longuement à l’opportunité d’une prise de contrôle d’un constructeur étranger d’une telle importance qui revenait à une implication à long terme en Europe continentale. Le président A.P. Sloan était d’avis que la politique financière devait toujours être subordonnée au projet industriel de la firme [9] et fut partisan du rachat, en raison de la position commerciale favorable d’Opel sur le marché allemand (26 % de part de marché en 1928), de son large réseau de distribution et du modernisme de ses installations. Après avoir effectué des études conséquentes, GM se décide donc à acquérir, en mars 1929, 80 % du capital d’Opel, puis le reste en 1931. Des modèles d’inspiration américaine, comportant une technologie novatrice pour le marché allemand, apparaissent en 1931. Tout au long des années trente, les produits Opel bénéficient d’avancées technologiques avant Vauxhall, ce qui esquisse déjà les évolutions divergentes qui seront celles des deux filiales après la guerre [10].

9Comme Ford, GM profite du programme industriel du régime nazi qui favorise la construction automobile pour les besoins de son économie de guerre. GM et Ford consentent des investissements considérables dans leur filiale allemande, ainsi que dans le marketing destiné à populariser la voiture familiale auprès des classes moyennes allemandes, en s’inspirant de l’expérience acquise aux États-Unis dans la diffusion des modèles populaires. L’Opel Olympia, sortie en 1935, et sa version plus compacte, l’Opel Kadett, lancée deux ans plus tard, deviennent des succès commerciaux. Elles sont produites jusqu’en 1940. GM construit également, à partir de 1931, des camions, assemblés depuis 1936 dans une nouvelle usine sise à Brandenburg, près de Berlin, afin de répondre aux commandes militaires du régime nazi. Cependant, la crise économique qui frappe les États-Unis, puis l’Europe n’incite guère la direction de GM à accroître ses investissements hors du territoire nord-américain au cours des années précédant la seconde guerre mondiale : si, en 1927, les marchés extérieurs représentent 18 % de ses ventes, ce pourcentage décroît par la suite. Les risques d’expropriation, puis de guerre, les restrictions de plus en plus sévères au commerce international et la mise en place de stricts contrôles des changes suscitent la réduction des engagements à l’étranger, afin de garantir les intérêts des actionnaires du groupe [11].

L’impact de la seconde guerre mondiale et de la guerre de Corée

10En raison de l’entrée en guerre des États-Unis à la fin de l’année 1941, GM et Ford perdent le contrôle de leurs filiales allemandes. Des Allemands prennent la direction des usines, sous l’autorité du gouvernement nazi. L’usine Opel de Brandenburg continue à produire des camions tout au long de la guerre. Elle est dirigée à partir de 1942 par Heinz Nordhoff, entré chez Opel en 1929, qui deviendra après-guerre un patron célèbre de l’industrie automobile allemande en présidant VW [12]. L’usine Opel de Rüsselsheim fabrique des moteurs d’avion, des voitures et des pièces détachées, mais son niveau de production n’atteindra jamais celui d’avant-guerre. En Grande-Bretagne, les usines Vauxhall sont chargées, à partir de 1940, de la production du nouveau tank lourd, le Churchill. Mais la production britannique étant insuffisante pour couvrir les besoins de l’armée, le Sherman américain, importé des États-Unis après l’entrée en guerre de ce pays, supplante le Churchill pour l’équipement des divisions blindées alliées en 1944 [13].

11Dès avant l’entrée en guerre des États-Unis à la suite de Pearl Harbor, GM commence à convertir ses usines américaines à la production de guerre. La décentralisation et la flexibilité pratiquées par le management rendent possible cette opération rapidement et dans de bonnes conditions. William S. Knudsen, de GM, est nommé par le Président Roosevelt à la tête du War Resources Board, chargé de planifier la conversion des usines vers l’économie de guerre. Entre 1940 et 1945, GM devient un fournisseur important de matériels militaires, répondant à des commandes très diversifiées (chars d’assaut, navires de guerre, chasseurs, bombardiers, fusils, canons). GM bénéficie de 8 % de l’ensemble des contrats militaires gouvernementaux. L’entrée du groupe dans le marché aéronautique dès 1929, grâce à la prise de contrôle de 24 % du capital de Bendix Aviation Corp., de 40 % de Fokker Aircraft Corp. of America et d’Allison Engineering, lui permet d’accéder à des technologies de motorisation transférables aux véhicules automobiles. Pendant la guerre, GM produit 1 300 avions et un quart des moteurs d’avion fabriqués aux États-Unis. Les moteurs produits par Allison Engineering sont utilisés dans de nombreux avions de chasse [14].

12La guerre de Corée s’est également traduite par une reconversion partielle des capacités de production du groupe vers les commandes militaires, quoique dans une proportion moindre qu’au cours de la seconde guerre mondiale. En 1950, elles représentent 19 % de ses activités, pour redescendre à 5 % en 1956. Les efforts de standardisation consécutifs à la concentration et aux commandes militaires l’ont poussé à prendre le contrôle de nombreux sous-traitants, ce qui le fait devenir un constructeur automobile fortement intégré.

La croissance inégalée de l’âge d’or (1945-1973)

13Au cours du quart de siècle postérieur à la seconde guerre mondiale, GM atteint le pinacle de son modèle industriel, dominant à la fois le marché automobile nord-américain, de loin le plus vaste du monde, et l’industrie automobile mondiale. Le sloanisme reste, jusqu’en 1973, une référence pour la plupart des constructeurs automobiles, américains ou européens. Au cours des années soixante, plusieurs groupes européens (Fiat, Renault, Peugeot et Volkswagen) cherchent à adapter cette méthode de production dans leurs usines. À la fin de cette décennie pourtant, le modèle sloaniste a atteint ses limites aux États-Unis [15].

14Durant toute cette période, la mentalité se révèle chez GM plus insulaire et moins universaliste que chez Ford. Après avoir, durant l’entre-deux-guerres, investi massivement en Europe pour s’emparer de marchés nationaux convoités, GM en vient à oublier les préceptes universalistes qui restent fondamentaux chez Ford. Cette attitude, justifiée d’un point de vue politique, n’était guère rationnelle du point de vue économique. GM avait d’ailleurs adopté, aux États-Unis même, une politique semblable à celle qu’il suivait en Europe, tendant à disperser ses implantations dans de nombreux États fédérés, de manière à être au plus près de la demande, mais aussi pour satisfaire les revendications politiques et économiques locales. Ses filiales en Europe, puissamment insérées dans les économies nationales, tant en Grande-Bretagne qu’en Allemagne, continuent à jouir d’une large indépendance. Il s’agit désormais de branches industrielles européennes parallèles et autonomes qui ne sont pas intégrées au sein des divisions de la maison-mère aux États-Unis. La structure organisationnelle de GM ne s’est pas internationalisée. La seule exception concerne le Canada où, à la suite de la signature en 1964 d’un traité de commerce permettant la levée des barrières douanières et la diminution des taxes fiscales sur les échanges transfrontaliers de véhicules, GM rationalise sa production à la mesure d’un marché étendu désormais au sous-continent nord-américain [16]. Mais le Marché Commun constitué à partir de 1957 ne s’engage pas dans cette direction et n’incite pas GM à intégrer ses activités industrielles en Europe. D’autre part, le groupe n’inclut pas dans sa stratégie l’exportation vers l’Europe à partir des États-Unis. Sa position dominante sur le marché intérieur américain n’y incite guère. GM ne voit aucun intérêt à exporter des voitures américaines vers l’Europe où elles mettraient à mal les positions commerciales détenues par ses filiales. Les marchés américain et européen restent donc cloisonnés, au point que l’on assiste à la naissance de lignes de produits complètement indépendantes les unes des autres, sans aucune intégration industrielle ou technologique [17].

15Après la seconde guerre, GM ne se soucie guère de développer de nouveaux modèles de voitures Vauxhall destinées au marché britannique. Opel et Vauxhall s’associent pour développer ensemble le modèle Viva, produit à partir de 1963 dans une nouvelle usine située près de Liverpool. Par contre, GM accorde davantage d’attention aux camions Bedford qui adoptent le moteur Diesel à la fin des années 1950 et restent leaders sur le marché britannique dans le segment des modèles légers [18].

16Contrairement à ce relatif désintérêt pour la Grande-Bretagne, GM investit massivement dans sa filiale allemande. Au cours des années cinquante, Opel reconstruit ses usines et équipements endommagés par la guerre. La maisonmère y exerce un contrôle plus strict qu’avant-guerre, en envoyant sur place des managers et ingénieurs américains. À partir de 1953, la production s’accroît considérablement. Opel exploite le segment moyen du marché automobile, avec des modèles situés entre VW et Mercedes-Benz. L’Opel Rekord de 1953 concurrence directement les modèles Ford équivalents. L’expansion du marché automobile européen devient intense au cours des années 1960. Opel en profite pleinement. Si, au cours de cette période, les ventes aux États-Unis ont atteint la saturation et se limitent désormais au remplacement des véhicules existants, l’Europe occidentale est encore loin de cette situation. La demande poursuit sa croissance jusqu’en 1973. L’Opel Kadett de 1962, produite dans une nouvelle usine située à Bochum, au cœur de l’ancien bassin industriel de la Ruhr, concurrence avec succès VW sur le segment des modèles populaires. Au même moment, GM décide d’internationaliser sa filiale Opel, en construisant des usines d’assemblage en France (Strasbourg, 1968) et en Belgique (Anvers, 1969) [19]. À la faveur du Marché Commun, Opel devient progressivement une marque à l’identité européenne forte qui n’est plus attachée au seul marché allemand.

Le choc énergétique et la remise en cause du modèle sloanien (1973-1984)

17L’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE, le 1er janvier 1973, renforce le recentrage géographique du groupe au profit de l’Allemagne. Depuis 1945, la production des usines britanniques était essentiellement destinée au marché local, alors en croissance soutenue, et, plus secondairement, à celui des pays du Commonwealth. L’entrée dans le Marché Commun a pour effet de faire progresser rapidement les importations britanniques d’automobiles, tandis que les exportations vers le reste de la CEE restent faibles. La crise économique de 1973 provoque le marasme du marché intérieur britannique entre 1974 et 1977 et la chute de la production. Les décisions stratégiques de GM favorisent le déclin de l’industrie automobile britannique, accentué par les problèmes sociaux qui agitent en permanence les usines situées dans ce pays. La détérioration de la productivité et la baisse de la qualité des fabrications incitent à privilégier les investissements de modernisation dans d’autres sites, en Allemagne, Belgique ou Espagne. La reprise de 1978-1979 se traduit par une dégradation de la balance commerciale britannique dans le secteur automobile. GM et, dans une moindre mesure, Ford préfèrent produire en Europe continentale une partie des véhicules destinés au marché britannique. En 1980, le taux de pénétration des importations dépasse 50 %. Cette tendance se renforce au cours de la décennie suivante, GM et Ford important désormais massivement en Grande-Bretagne des automobiles provenant de leurs unités continentales, tandis que les exportations britanniques continuent à stagner [20].

18Les succès significatifs enregistrés par GM depuis qu’au cours de l’entre-deux-guerres, dépassant Ford, le groupe s’était imposé comme premier constructeur mondial, ont eu pour effet de figer ses stratégies et ses conceptions. Celles-ci se révéleront nettement moins efficaces à l’occasion du changement brutal de l’environnement consécutif aux deux chocs pétroliers. GM avait négligé, au début des années soixante-dix, les contrôles anti-pollution, en continuant à construire des véhicules fortement consommateurs en essence. Les nouvelles lois fédérales américaines sur la pollution de l’air et la sécurité routière l’obligent à consentir dans ce domaine de lourds investissements, dans un contexte rendu difficile en raison des chocs pétroliers. La production de masse avait renforcé le conservatisme technologique. L’augmentation du prix du pétrole en 1973 et en 1979 remet en cause la position oligopolistique des grands constructeurs automobiles américains, une partie de la clientèle préférant acheter de plus petites voitures, moins polluantes et moins coûteuses. Le renchérissement des carburants bouleverse la demande, la réduction de la consommation d’énergie devenant un argument essentiel de vente, particulièrement pour le segment le plus concurrentiel du marché, celui des petites et moyennes cylindrées. La taille gigantesque du premier producteur automobile mondial, ainsi que sa forte intégration verticale, se transforment en handicap, induisant une lourdeur d’adaptation face au retournement conjoncturel [21]. Ceci crée des opportunités pour les groupes japonais et européens. Volkswagen en profite pleinement, grâce à son modèle Golf, rebaptisé Rabbit aux États-Unis, qui est idéalement positionné parmi les petites voitures économiques [22].

19La vision insulaire de GM aux États-Unis aboutit ainsi, au cours des années quatre-vingts, à un paradoxe. La productivité de sa filiale européenne Opel s’accroît plus rapidement que celle des usines américaines contrôlées par la maison-mère. Pour préserver la compétitivité d’Opel, gravement affectée par le choc pétrolier de 1973, GM transfère des capitaux vers sa filiale, investissant massivement dans de nouveaux produits et de nouvelles usines. Opel se redresse, devenant un leader du marché automobile européen au cours des années 1980. C’est alors la plus rentable des activités de GM dans le monde. Opel améliore son taux de pénétration, principalement dans les pays voisins comme le Benelux, la Suisse et l’Autriche, et adopte les techniques japonaises de production, à une époque où elles ne sont pas encore mises en œuvre chez GM aux États-Unis. Entre 1974 et 1988, le constructeur allemand connaît une croissance ininterrompue de sa production, si l’on excepte un creux en 1980-1981 [23].

20Ainsi, face à ses déboires aux États-Unis, GM décide d’améliorer l’efficacité de ses filiales en Europe, afin de maintenir leurs capacités concurrentielles vis-à-vis des véhicules japonais importés. En 1979, est établi un centre de coordination européen à Zurich [24]. Une véritable intégration européenne débute entre les diverses filiales nationales, d’abord dans les domaines du design et de la production, puis dans celui des approvisionnements. La direction des achats de GM Europe réorganise le réseau de ses fournisseurs à l’échelle européenne. La production de moteurs est arrêtée en Grande-Bretagne et transférée en 1982 dans une nouvelle usine située à Aspern, près de Vienne. Un recentrage géographique s’opère, au détriment de la Grande-Bretagne et au profit de l’Allemagne et de l’Espagne. À partir de 1979, Vauxhall, qui avait jusqu’alors fonctionné comme une branche nationale autonome, devient une simple filiale d’assemblage, à la marge de manœuvre réduite au minimum [25]. Les modèles produits dans les usines de Luton (Cavalier, Ascona) et d’Ellesmere Port (Astra, Kadett) sont dérivés de ceux conçus par Opel en Allemagne où sont désormais concentrés les bureaux d’études de GM Europe. La production de Vauxhall est de fait destinée au seul marché britannique. Cette stratégie améliore nettement sa position concurrentielle en Grande-Bretagne, où Vauxhall accroît sa part de marché, passant de 8,6 % en 1981 à 16,1 % en 1990. Fin 1986, GM ferme sa division poids lourds de Bedford, en représailles contre le refus du gouvernement britannique de lui vendre Leyland Truck et Land Rover [26].

21Ce recentrage géographique décidé en 1979 s’accompagne de l’implantation d’une usine d’assemblage en Lorraine, région durement touchée par la crise et disposant, dès lors, d’une main-d’œuvre abondante. Le constructeur américain aurait pour ce faire bénéficié des aides offertes par le gouvernement français aux entreprises acceptant de s’installer dans les régions sidérurgiques en déclin. Mais, à une époque où la France ferme ses frontières aux véhicules japonais en décrétant des quotas d’importation, Renault et Peugeot font pression sur le gouvernement français afin qu’il dissuade GM de poursuivre ce projet. C’est ce qui explique que, quelques années plus tard, GM portera son choix sur l’Espagne, pays candidat à l’entrée au Marché Commun, pour y implanter une nouvelle usine [27].

22Tout ceci a pour effet de concentrer sur Opel les efforts européens du groupe. Des ingénieurs américains et européens y travaillent sur des modèles de voitures destinés à l’Europe et au marché mondial. L’usine de montage belge, située à Anvers, est complètement intégrée à la production allemande. L’Opel Kadett de 1975 se voit modifiée afin de l’adapter aux marchés australien, japonais et nord-américain, même si, en 1981, un modèle GM américain est lancé sur le marché européen, sous le nom d’Opel Ascona / Vauxhall Cavalier. Il s’agit d’un prototype de voiture mondiale (world car), dans la mesure où le moteur provient d’Australie, la transmission du Japon et des États-Unis, la carrosserie d’Allemagne, le carburateur de France. Au début des années 1980, les usines européennes de GM sont interconnectées au moyen d’un réseau informatique transeuropéen. Parallèlement, le centre de recherches de Rüsselsheim se voit confier la responsabilité de la R&D au niveau mondial, à la seule exception du marché nord-américain : il compte alors plus de 7 000 employés. Dans cette stratégie européenne, l’Espagne occupe bientôt une place privilégiée. Le marché est loin de la saturation et GM s’appuie sur Opel pour le développer. Opel construit en 1982 une usine à Saragosse, afin de produire des petits modèles destinés à l’ensemble de l’Europe méridionale. Le gouvernement espagnol est favorable à cette implantation qui permet à GM de disposer d’une main-d’œuvre abondante et peu coûteuse, avec des perspectives de croissance d’autant plus intéressantes que l’Espagne s’apprête à entrer dans le Marché Commun [28]. Les coûts salariaux inférieurs à ceux de l’Europe du Nord et la modernité des installations rendent cette usine très compétitive, permettant à Opel de surmonter la crise du marché automobile de 1980-1981, consécutive au second choc pétrolier. Tandis que la Corsa est produite à Saragosse, les modèles du segment moyen de la gamme, tels que la Kadett, restent produits en Allemagne dans l’usine de Bochum. Enfin GM s’adapte à la fluctuation des taux de change en Europe. En 1980, 38 % des automobiles Vauxhall destinées au marché britannique sont fabriquées sur le continent. En 1987 au contraire, pour profiter de la faiblesse de la livre sterling, une partie des automobiles Opel vendues sur le continent sont fabriquées dans les usines Vauxhall. GM suit désormais une stratégie européenne, sans souci de maintenir la cohérence des marchés automobiles nationaux, comme le montre le cas britannique [29].

La recherche de la domination mondiale (1985-1993)

23Obligée de rationaliser drastiquement sa structure organisationnelle nord-américaine en raison de la vive concurrence japonaise, GM ferme plusieurs usines aux États-Unis au cours des années 1980, tout en en ouvrant d’autres en Europe occidentale dans la perspective du marché unique. Cette apparente contradiction résulte de l’évolution historique qui a conduit le groupe à maintenir une forte dichotomie entre la maison-mère et ses divisions américaines d’une part, les filiales européennes d’autre part. GM continue à ne pas voir dans l’expansion des exportations de ses véhicules depuis les États-Unis une réponse adéquate à la crise grave que subit le groupe sur le marché intérieur américain. L’exportation de véhicules produits aux États-Unis vers les marchés européen et japonais ne paraît ni possible, ni souhaitable. Les voitures américaines ne répondent pas aux conditions de circulation en vigueur dans ces pays. De plus, GM dispose de filiales en Europe qui conçoivent et produisent des modèles adaptés aux normes techniques et aux spécificités des marchés locaux. Afin de lutter contre la concurrence des petites voitures japonaises aux États-Unis, GM choisit d’y importer les véhicules compacts produits dans ses usines européennes. La mondialisation, qui s’accentue au cours des années 1990, renforce une stratégie qui consiste désormais à utiliser toutes les capacités internationales du groupe, en n’hésitant pas à solliciter GM Europe pour distribuer aux États-Unis des plates-formes moyennes (Opel Vectra) et à recourir aux filiales de sous-traitance implantées hors des États-Unis, tandis que celles situées sur le sol américain subissent les effets des délocalisations ou sont revendues [30].

24Bien que sa stratégie industrielle reste fragmentée et non intégrée au niveau transatlantique ou mondial, GM profite de la dispersion de ses activités. Durant les années quatre-vingts, ses ventes automobiles en Europe lui procurent des revenus importants, à une époque où les difficultés industrielles et concurrentielles s’aggravent aux États-Unis. C’est en effet à cette époque que l’augmentation rapide de la valeur du yen par rapport au dollar, renchérissant les biens exportés par le Japon, incite tous les constructeurs japonais, à l’exception de Daihatsu, à s’implanter aux États-Unis. Si Renault abandonne le marché américain, par contre, BMW et Mercedes installent également des usines sur place. La multiplication des concurrents rend hautement compétitif le marché intérieur américain, obligeant GM à réorganiser sa gamme en 1984 et à diminuer son offre pléthorique de modèles stylistiquement proches les uns des autres. En 1986, la direction annonce la fermeture de onze usines aux États-Unis et la réduction en cinq ans d’un quart des effectifs. Dans un tel contexte, le marché européen devient vital pour GM, les gains procurés par ses opérations permettant de couvrir les pertes gigantesques subies aux États-Unis. En 1989, GM Europe génère 44 % des profits nets totaux de GM dans le monde. Ceci explique que GM s’engage dans une compétition féroce en Europe pour y accroître ses parts de marché, notamment par rapport à ses principaux concurrents américains, principalement Ford, et aux constructeurs japonais. La maison-mère de Detroit consent ainsi d’énormes investissements afin de faire de l’ensemble Opel-Vauxhall une grande marque généraliste européenne. En 1992, GM parvient à dépasser Ford en Europe en termes de parts de marché, qui atteignent respectivement 12,4 % et 11,3 % [31].

25Absente du segment des voitures de luxe, GM-Europe, alors dirigée par Robert Eaton, achète en 1986 le constructeur britannique Lotus, puis en 1990 la moitié du capital du constructeur suédois Saab, gravement affaibli par les concurrences japonaise et allemande et manquant d’argent frais. Après que Volvo et Fiat aient été approchés sans succès, GM accepte d’y investir 500 millions de dollars, fondant avec Saab une joint-venture contrôlée à parité par les deux constructeurs. La multinationale américaine accède ainsi à la production de voitures de luxe et cherche à concurrencer VW, qui utilise la marque Audi, Fiat qui emploie Lancia, et même Mercedes et BMW. Il apparaît rapidement que la différence de taille entre les deux partenaires permet à GM de dominer Saab. Ceci se traduit par la décision de fermeture de l’usine modèle Saab de Malmö, afin de réduire les pertes financières. Au cours des années 1990, GM ne réussit cependant pas à faire de Saab l’égal de Mercedes et BMW, malgré l’abaissement consenti des automobiles haut de gamme chez Opel, où le modèle Senator disparaît. Cet échec relatif provient en grande partie du fait qu’il s’avère difficile de positionner Saab en tant que marque européenne, alors que ses automobiles sont produites en Suède, dans un pays qui se refuse à adopter l’euro [32].

26Au début des années 1990, la chute du communisme suscite l’espoir d’une expansion future du groupe sur le marché automobile est-européen. En quelques années, la plupart des constructeurs y sont rachetés par des groupes occidentaux. L’Europe centrale et orientale représente une opportunité d’expansion pour GM. Sa filiale Opel est devenue en Allemagne le principal concurrent du groupe VW, qui cherche également à pénétrer ces nouveaux marchés [33]. GM s’engage fortement dans cette voie, accroissant ses capacités de production sur place et assemblant des véhicules en Hongrie, Allemagne de l’Est et Pologne. En 1991, Opel crée une joint venture avec l’ancien constructeur est-allemand Wartburg, afin d’y produire des voitures Opel. Un an plus tard, GM contrôle 67 % d’une société commune fondée avec le groupe hongrois Raba, en vue de produire des moteurs et de monter l’Opel Kadett. Des investissements sont consentis au début des années 1990 dans de nouvelles usines situées non loin de la partie occidentale de l’Allemagne où se maintient le noyau dur de GM Europe : Eisenach en Saxe et Szentgotthardt en Hongrie, non loin de la frontière autrichienne. Outre la concurrence avec VW, ces décisions s’expliquent par la volonté d’Opel d’éviter le coût élevé de la main-d’œuvre à l’ouest de l’Allemagne et les relations sociales tendues avec le syndicat IG-Metall. Les coûts salariaux restent donc de puissants facteurs d’internationalisation, même s’ils ne représentent que moins de 20 % du prix de revient d’une automobile. L’usine d’Eisenach devient ainsi, au cours des années 1990, un site pilote que ses innovations organisationnelles transforment en l’un des sites les plus performantes d’Europe et un véritable modèle pour l’ensemble du groupe. Néanmoins, si la Pologne voit son marché automobile tripler entre 1990 et 1991 et si la tendance est positive en Hongrie et en Tchécoslovaquie, c’est loin d’être le cas dans les autres pays de l’Est. Les nouvelles installations est-européennes aggravent en fait une surproduction chronique en Europe. La demande locale a été surestimée, si bien que les principaux constructeurs automobiles européens se trouvent confrontés à des surcapacités lors de la crise de 1993. Les extensions en cours de l’usine d’Eisenach sont alors arrêtées. Puis, en 1998, à la suite de la crise du rouble, les projets d’engagements industriels en Russie et dans la CEI sont abandonnés.

27Tout au long des années 1990, les changements structurels et spatiaux de l’industrie automobile en Europe, notamment chez GM, ont été induits davantage par l’ouverture de l’Europe de l’Est et l’unification allemande que par l’émergence du marché unique européen de 1993 [34]. Celui-ci est ressenti comme une opportunité d’expansion pour les filiales européennes de GM, et non comme une menace. Dans cette optique, le centre de coordination GM Europe situé à Zurich se voit confier en 1992 les activités internationales de GM hors de l’Amérique du Nord, y compris dans les pays émergents de l’Amérique Latine et de l’Asie [35]. Ceci s’accompagne d’efforts accrus dans les installations de montage, notamment en Espagne. Dès 1988, dans la perspective du marché unique, on instaure une équipe de nuit au sein de l’usine de Saragosse, pour y rentabiliser les équipements et intégrer encore davantage l’usine espagnole au réseau industriel européen du groupe, les pièces détachées qui y sont produites étant expédiées par train vers l’usine Opel d’Eisenach [36].

28Face à la pénétration automobile japonaise en Europe, GM Europe se solidarise avec les producteurs européens pour demander à l’Union européenne le maintien de quotas d’importation. GM s’affirme ainsi en tant que constructeur européen, nouvelle image à laquelle la compagnie se conforme de plus en plus. Pourtant ses dirigeants ne partagent pas les réactions protectionnistes symbolisées par les prises de position publiques du président de Peugeot, Jacques Calvet. Robert Eaton, président de GM Europe, souligne pour sa part la nécessité de combler les écarts en terme d’efficience par rapport à la concurrence japonaise [37].

29Le positionnement d’Opel en tant que marque européenne, voire mondiale, se révèle également dans le parrainage d’événements sportifs internationaux. Opel soutient le club de football Bayern de Munich, s’assurant ainsi un surcroît de notoriété en Allemagne et en Europe. Même si les retombées immédiates de ce parrainage sont difficiles à mesurer, il a sans doute contribué à l’accroissement de la pénétration d’Opel en Bavière (16 % de part de marché en 1998, au lieu de 10 % en 1989), et surtout à Munich (25 % en 1998, contre 10,3 % en 1989). La notoriété d’Opel en tant que marque mondiale passe par l’exclusivité pour la Coupe du Monde de football depuis 1986. Le président de conseil de surveillance d’Opel confirme cette stratégie en affirmant : « Cet événement revêt une importance particulière pour nous dans la phase de mondialisation ». Cette déclaration s’inscrit parfaitement dans les nouvelles responsabilités qui incombent à Opel au sein de GM, investi de la mission de conquérir les marchés en expansion, tant en Europe centrale qu’en Asie ou Amérique latine grâce à des modèles adaptés aux conditions locales [38].

Conclusion

30Contrairement à Ford, dont l’identité forte s’est manifestée par l’emploi d’une seule marque dans le monde entier, GM a choisi de s’européaniser dès son entrée sur les marchés britannique et allemand au cours des années vingt, grâce à l’acquisition des firmes européennes Vauxhall et Opel dont ont été maintenus la marque et les modèles. Plus rapidement que Ford, GM a adapté ses fabrications aux exigences du marché automobile européen. Là où Ford a procédé par croissance interne, GM a opté délibérément pour la croissance externe, par le rachat de concurrents. Le protectionnisme des années trente a ainsi affecté le groupe moins durement que Ford, en raison de l’autonomie laissée à ses filiales européennes.

31Les années cinquante et soixante ont été marquées, sur le marché américain, par une domination telle qu’elle conduisait à ne plus redouter d’éventuelles concurrences, générant ainsi chez GM un certain laxisme, voire même de l’inertie. Son intégration verticale, poussée à un point extrême, enviée à l’époque par les autres constructeurs automobiles, a entraîné des effets pervers : rigidités, bureaucratie, sclérose. Elle a accru les coûts fixes ne pouvant être modulés en fonction des fluctuations de la demande. L’impact des modifications de la conjoncture sur l’activité du groupe en sera amplifié d’autant, à la baisse ou à la hausse, au fur et à mesure de la poursuite de cette intégration verticale et de la course à la taille. La crise des années soixante-dix révélera la fragilité du géant américain [39].

32Le succès passé ayant entretenu des illusions, GM a éprouvé des difficultés à s’adapter au nouvel environnement consécutif au choc pétrolier de 1973. Le marché nord-américain en est ressorti secoué par l’émergence d’une vive concurrence à partir du milieu des années 1970, qui a touché également l’Europe au début des années quatre-vingts. La demande s’est alors orientée vers des segments de marché négligés jusqu’alors. De nouveaux concurrents, principalement japonais, ont remis en cause les positions acquises, tandis que les exigences législatives en matière de pollution et de sécurité se sont accrues. Ces facteurs ont remis en cause à la fois le fordisme et sa variante, le sloanisme. Or, GM a hésité trop longtemps à les abandonner pour les nouvelles méthodes mises au point par ses concurrents japonais, particulièrement Toyota. Au milieu des années quatre-vingts, GM, tombé de son piédestal d’acteur dominant du marché mondial de l’automobile, est devenu le premier parmi les grands constructeurs. Ses difficultés montrent qu’il n’existe pas de forme organisationnelle parfaite permettant de répondre à toutes les situations nouvelles, lorsque l’environnement économique et le degré de concurrence changent rapidement.

33GM a maintenu une frontière étanche entre ses activités internationales et le marché nord-américain. Aucun effort d’intégration transatlantique n’a été réalisé depuis l’après-guerre, au point de permettre à deux branches industrielles, aux États-Unis et en Europe, de se développer indépendamment et parallèlement. Ce fonctionnement parallèle définit le caractère multirégional de la stratégie adoptée par GM [40]. Les effets néfastes de cette bipolarisation ont été plus graves aux États-Unis qu’en Europe où, grâce aux investissements réalisés dès les années soixante-dix, Opel a accru ses parts du marché européen, passées de 9,5 % à 12,4 % entre 1982 et 1992. GM a choisi d’en faire la principale marque européenne, au détriment de sa filiale britannique Vauxhall. Devenu un acteur majeur du secteur automobile européen, Opel a réalisé des bénéfices qui ont permis à la maison-mère américaine d’éviter les difficultés financières. Mais ses exportations vers d’autres continents, particulièrement aux États-Unis et au Japon, sont restées difficiles, en raison notamment de la fluctuation des taux de change au cours des années quatrevingts. À cette époque, Opel restait donc une marque limitée essentiellement au marché européen [41].

34Paradoxalement, General Motors se révèle ainsi comme un véritable constructeur automobile européen. Le groupe réorganise sa stratégie à partir de 1979 en créant une instance de coordination, GM Europe, située à Zurich. Celle-ci définit les stratégies commerciales et technologiques ainsi que la politique d’approvisionnements pour l’ensemble de l’Europe. L’autonomie et la cohérence de GM Europe sont donc assurées par rapport aux stratégies mondiales du groupe définies par la maison-mère. Les bureaux d’études localisés en Europe sont responsables de la mise au point de nouveaux modèles adaptés au marché européen. Seules les recherches à long terme restent essentiellement menées aux États-Unis. Les stratégies européennes du groupe s’insèrent dans une vision globale depuis le milieu des années 1980, à l’image des autres grandes multinationales américaines. Les prises de décisions stratégiques restent centralisées, mais l’autonomie reste garantie à l’échelle du continent européen.

35GM n’a donc pas attendu la mise en œuvre du marché unique européen de 1993 pour organiser sa production au niveau paneuropéen. À l’issue de ce processus, GM Europe apparaît même mieux intégrée au niveau transnational, en termes de stratégies et de productions, que les autres constructeurs automobiles européens. Au cours des années quatre-vingt-dix, la structure birégionale du groupe GM s’est renforcée, avec GM North America et GM Europe, Opel devenant le fer de lance des exportations du groupe dans le reste du monde, à tel point que le centre de coordination de Zurich coordonne les activités internationales de GM en dehors de l’Amérique du Nord [42].

36Contrairement à la vision plus universelle de Ford, GM a abandonné la conception de voitures mondiales, au profit d’une approche plus pragmatique jouant sur des alliances industrielles avec d’autres groupes (Toyota, Isuzu, Daewoo, Suzuki). Le groupe jongle avec l’idée : « Penser globalement, agir localement ». Il suit une stratégie mondiale, s’inspire d’idées, de matériaux, de designs, de composants provenant du monde entier, tout en adaptant ses produits aux conditions locales du marché, de manière à satisfaire les désirs particuliers de consommateurs dont les goûts et les conditions de vie varient selon les régions. Une voiture mondiale ne pourrait satisfaire tout le monde. Ses alliances industrielles ont donc permis à GM de multiplier les approches du marché et d’offrir la gamme mondiale la plus large, la mieux susceptible de satisfaire le plus grand nombre de niches [43].

37Au cours de l’après-guerre, GM a renforcé une structure organisationnelle et industrielle segmentée autour de deux pôles continentaux, nord-américain et européen, chacun étant doté d’une réelle autonomie. Les projets de coopération entre eux n’ont pas eu, comme chez Ford, de caractère systématique. Chez GM, seules quelques plates-formes et fabrications de composants ont été partagées entre les modèles européens et américains. À la veille du marché unique ouvert en 1993, le groupe ne répond donc pas aussi parfaitement que Ford à la définition d’une multinationale adaptée à la globalisation, en raison du régionalisme de ses productions [44]. Mais, à cette date, sa situation commerciale et financière semble avoir plutôt profité de ce pragmatisme, même si l’évolution ultérieure révélera la profonde fragilité.


Mots-clés éditeurs : General Motors, européanisation, Vauxhall, protectionnisme, Opel, globalisation

Date de mise en ligne : 21/03/2013

https://doi.org/10.3917/rdn.387.0857

Notes

  • [*]
    Thierry Grosbois, professeur vacataire à l’Université du Luxembourg, rue des Halles, 249, 5621 Morialmé (Belgique).
  • [1]
    « General Motors Corporation », dans International Directory of Company Histories, vol.1, éd. T. Derdak, Chicago-Londres, Gale, 1988, p. 171-173. Sur la présidence de W.C. Durant, lire A. Madsen, The Deal Maker. How William C. Durant Made General Motors, New York, Wiley, 1999 ; A.J. Kuhn, GM Passes Ford 1918-1938. Designing the General Motors Performance-Control System, Londres, Pennsylvania State University Press, 1986, p. 33-43 ; J. Wysner, Every Purse and Purpose. General Motors and Automotive Business, Davisburg, Wilderness Adventure Books, 1994, p. 39-40.
  • [2]
    Les activités extra-automobiles de GM dans l’aviation, les automotrices et l’électroménager notamment, facilitent une stratégie anti-cyclique, en permettant de compenser les difficultés temporaires de l’automobile.
  • [3]
    J.-L. Loubet, Histoire de l’automobile française, Paris, Seuil, 2001, p. 91.
  • [4]
    Ce principe de diversification géographique des investissements avait été appliqué par GM aux États-Unis. Si, sous la présidence de Durant, les usines GM s’étaient concentrées excessivement à Flint, son successeur, Sloan, décide de répartir la production entre différentes implantations aux États-Unis, à la fois pour des raisons politiques, économiques et sociales. En produisant des pièces et des véhicules dans diverses régions des États-Unis, GM accède à des sources d’approvisionnement plus diversifiées, à une main-d’œuvre plus abondante, tout en réduisant les risques de grèves pouvant bloquer l’ensemble de la production ; A.J. Kuhn, GM Passes Ford 1918-1938, op. cit., p. 148-149.
  • [5]
    En Asie, GM s’intéresse au marché australien. Ford Canada y avait créé une compagnie, Ford-Australie, à Geelong, pour y fabriquer les carrosseries des Ford vendues en Australie. Dès 1926, GM fonde des ateliers de montage dans ce pays, à la suite du blocage des changes décidé par le gouvernement australien. En raison de ces restrictions monétaires, la filiale australienne de GM ne peut plus envoyer ses bénéfices à la maison-mère, ni payer les châssis importés des États-Unis. Les droits de douane imposés sur un certain nombre de composants entraînent leur fabrication en Australie même. Mais les pressions exercées par le gouvernement australien sur GM et Ford afin d’assurer la construction complète des véhicules dans le pays se heurtent à un refus des industriels américains, qui ne l’estiment pas rentable en raison de l’étroitesse du marché. Après la seconde guerre, ils changeront d’avis. Le gouvernement australien accepte, en 1946, la proposition de GM de produire sur place une voiture au « goût australien ». Les premières voitures australiennes sortent des chaînes de montage en 1948. C. Zablot, La restructuration de l’industrie automobile dans la concurrence internationale, thèse de doctorat de 3e cycle en sciences économiques, Université de Paris X Nanterre, 1983, p. 193, 202.
  • [6]
    A.J. Kuhn, GM Passes Ford 1918-1938, op. cit., p. 96-97.
  • [7]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, New York, Twayne Pub, 1992, p. 89 et 108 ; J. Foreman-Peck, « The American challenge of the twenties : multinationals and the European motor industry », Journal of Economic History, t. 42, 1982, p. 875.
  • [8]
    W. Abelshauser, « Two Kinds of Fordism. On the Differing Roles of the Industry in the Development of the two German States », in H. Shiomi et K. Wada, Fordism Transformed. The Development of Production Methods in the Automobile Industry, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 271.
  • [9]
    À propos de cette acquisition, le président A. Sloan affirme: « Finance Committee did not deal with finances except incidentally… The question of business policy in relation to finances, was paramout… The question of finances did not arise. We all knew that we had the money. We have always had the money in recent years in General Motors to do anything we wanted ». C.W. Cheape, Strictly Business. Walter Carpenter at Du Pont and General Motors, Baltimore-Londres, John Hopkins University Press, 1995, p. 160.
  • [10]
    J. Foreman-Peck, The American challenge of the twenties, op. cit., p. 875.
  • [11]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 92-93, 110, 113 ; A.J. Kuhn, GM Passes Ford 1918-1938, op. cit., p. 96-97.
  • [12]
    Heinz Nordhoff dirige, après la seconde guerre, la firme Volkswagen et transforme en succès commercial la Coccinelle, en appliquant à sa production de stricts principes fordistes, à l’exemple de la Ford, T. K. Ludvigsen, Battle for the Beetle. The untold story of the post-war battle for Adolf Hitler’s giant Volkswagen factory and the Porsche-designed car that became an icon for generations around the globe, Cambridge, Bentley Publishers, 2000.
  • [13]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 140 et 151.
  • [14]
    A.J. Kuhn, GM Passes Ford 1918-1938, op. cit., p. 101-103 ; J. WYSNER, Every Purse and Purpose, op. cit., p. 159-160.
  • [15]
    M. Freyssenet, « Intersecting Trajectories and Model Changes », in M. Freyssenet, A. Mair, K. Shimizu, G. Volpato (dir.), One best way ? Trajectories and industrial Models of the World’s Automobile Producers, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 10-12 et 45.
  • [16]
    Depuis l’implantation de Ford au Canada en 1904, l’industrie automobile canadienne a toujours été dominée par les constructeurs américains. Cette présence au Canada avait été le résultat d’un tarif douanier élevé qui avait incité les sociétés américaines à établir dès le début du siècle des usines de montage plutôt que d’y exporter des produits finis. Cette situation a permis le développement séparé de l’industrie automobile canadienne, principalement en Ontario, par rapport aux États-Unis mais sans croissance autonome en raison du contrôle exercé sur les filiales par les maisonsmères américaines. À la suite de la mise en œuvre de l’accord canado-américain sur l’automobile, un double phénomène a été observé : d’une part, la production automobile canadienne a connu une croissance significative, et d’autre part, l’autonomie relative de l’industrie canadienne vis-à-vis des USA a disparu progressivement. L’accord de 1964 instaure le libre-échange entre les fabricants homologués, et non entre les consommateurs, ce qui supprime l’essentiel des contraintes étatiques de la période précédente. Il a permis au Canada de se spécialiser dans la production de quelques modèles destinés à son marché intérieur ou à l’exportation vers les USA. En contrepartie, une grande variété de véhicules d’origine américaine provenant des sociétés mères ont pu entrer au Canada en franchise de douane. Cet accord a facilité la réduction des coûts de production au Canada, grâce aux économies d’échelle réalisées, tout en accélérant l’homogénéisation progressive par le haut des niveaux de salaires des travailleurs de l’automobile entre les États-Unis et l’Ontario. Mais cela n’a pas mis l’industrie automobile canadienne à l’abri de la concurrence extérieure. L. de Mautort, « L’internationalisation de la production automobile entre la stratégie des firmes et celle des États », in L’internationalisation de l’industrie automobile, Paris, 1984, p. 4-5 (Actes du Gerpisa, n° 1).
  • [17]
    M.S. Flynn, « The General Motors Trajectory : Strategic Shift or Tactical Drift ? », in M. Freyssenet, A. Mair, K. Shimizu, G. Volpato (dir.), One best way ? (…), op. cit., p. 181.
  • [18]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 182.
  • [19]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 186-187 ; R. Hudson et E. W. Shamp, Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe?, Berlin-New York, 1995, p. 98.
  • [20]
    E. de Banville, B. Dankbaar, J.-J. Chanaron, G. Volpato, Vers un système automobile européen, Paris, Economica, 1991, p. 110-114.
  • [21]
    Comme le démontre Mancke à propos de l’industrie sidérurgique, la lourdeur des structures générée par l’intégration verticale poussée explique les difficultés de la firme concernée lorsqu’elle doit répondre par exemple à une variation spontanée de la demande. Une firme très intégrée verticalement perd des opportunités intéressantes de développement, même si elle bénéficie d’une relative sécurité en terme d’approvisionnements. R.B. Mancke, « Iron Ore and Steel : a Case Study of the Economic Causes and Consequences of Vertical Integration », Journal of Industrial Economics, vol. 20, n° 3, juillet 1972, p. 220-229.
  • [22]
    M. Freyssenet, Intersecting Trajectories and Model Changes, op. cit. p. 12-13 ; U. Jürgens, T. Malsch et K. Dohse, Breaking from Taylorism. Changing forms of work in the automobile industry, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 22-23.
  • [23]
    F. Bricnet et P.-A. Mangolte, L’Europe automobile, virages d’une industrie en mutation, Paris, Nathan, 1990, p. 70 et 73.
  • [24]
    Cette création avait été précédée de la fondation, en 1977, d’un premier centre d’études international à Warren (Michigan), dans le but de coordonner à l’avenir la conception automobile entre les départements américains et ceux situés à l’étranger.
  • [25]
    Ne produisant que 75 000 voitures en 1978, Vauxhall devait à l’avenir importer des modèles allemands, certains déjà montés, et d’autres destinés au montage en Grande-Bretagne, avec un taux variable de composants britanniques.
  • [26]
    E. de Banville, B. Dankbaar, J.-J. Chanaron, G. Volpato, Vers un système automobile européen, op. cit., p. 117-118 ; Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe ?, op. cit., p. 70-71.
  • [27]
    A. Surzur, Le marché automobile européen face au défi japonais, Rennes, Apogée, 1995, p. 45 ; U. Jürgens, T. Malsch et K. Dohse, Breaking from Taylorism, op. cit., p. 32-33.
  • [28]
    Un redéploiement géographique est également décidé parallèlement aux États-Unis, où GM décide d’implanter ses nouvelles usines de production dans le Sud et le Sud-Est, au détriment des anciennes régions industrielles du Nord telles que Detroit, et ce afin de suivre le changement géographique de la demande d’automobiles, tout en profitant d’une main-d’œuvre moins chère et moins syndicalisée. M. Freyssenet, Intersecting Trajectories and Model Changes, op. cit., p. 14-15.
  • [29]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 222-223 ; U. Jürgens, T. Malsch et K. Dohse, Breaking from Taylorism, op. cit., p. 32-33.
  • [30]
    M. Freyssenet, Intersecting Trajectories and Model Changes, op. cit., p. 14.
  • [31]
    M.S. Flynn, The General Motors Trajectory : Strategic Shift or Tactical Drift ?, op. cit., p. 188 ; Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe ?, op. cit., p. 9.
  • [32]
    J.M. Laux, The European Automobile Industry, op. cit., p. 241.
  • [33]
    Au début des années quatre-vingt-dix, Volkswagen contribue à la modernisation de Skoda, avec l’approbation du gouvernement tchécoslovaque, en y investissant directement, avant de prendre le contrôle du producteur tchèque.
  • [34]
    F. Bricnet et P.-A. Mangolte, L’Europe automobile, op. cit., p. 158 et 161 ; Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe ?, op. cit., p. 102-104, 113, 231 ; J.-J. Chanaron, « Les enjeux de l’Europe centrale », La lettre du Gerpisa, n° 111, mars 1997 (publié sur Internet).
  • [35]
    L’excellente rentabilité de sa filiale européenne par rapport aux performances médiocres des usines contrôlées par la maison-mère explique cette décision d’implantation à Zurich de GM International Operations, censée diriger toutes les activités de GM hors de l’Amérique du Nord. Les produits européens étaient perçus comme pouvant s’adapter facilement aux demandes des marchés émergents. Mais ce mouvement vers la globalisation de la firme est stoppé par une crise interne qui éclate en 1997, lorsque la direction d’Opel entre en conflit ouvert avec le centre de Zurich, en arguant que les ressources de son centre de développement à Dudenhofen (près de Francfort) étaient captés par GM International au détriment des besoins propres d’Opel. En 1998, la décision fut prise de rapatrier GM International auprès de la maison-mère à Detroit. GM International disparaît, tandis que les structures organisationnelles mondiales sont restructurées. Les présidents des quatre régions (Amérique du Nord, Europe, Amérique latine et Asie) restent responsables de toutes les opérations dans leur zone. Mais, en parallèle, treize Global Process Leaders se voient chargés chacun de la coordination mondiale d’une fonction particulière (développement des produits, fabrication, ventes, achats, qualité, etc.). GM Europe perd, dans la nouvelle structure son rôle directeur exercé depuis 1992. K. Becirspahic, « Une année d’un constructeur : Opel », La lettre du Gerpisa, n° 122, avril 1998 (publiée sur Internet).
  • [36]
    M.S. Flynn, The General Motors Trajectory : Strategic Shift or Tactical Drift ?, op. cit., p. 203 ; F. Bricnet et P.-A. Mangolte, L’Europe automobile, op. cit., p. 179.
  • [37]
    Financial Times, 5 octobre 1990.
  • [38]
    K. Becirspahic, Une année d’un constructeur : Opel, op. cit., p. ???.
  • [39]
    S. Kaptouom, Compétitivité industrielle et stratégies de croissance de la firme. Cas du secteur automobile, thèse de doctorat en sciences de gestion, Université de Paris I-Sorbonne, 1996, p. 344- 345.
  • [40]
    C. Storai, Les stratégies internationales des firmes du secteur automobile, thèse de doctorat ès sciences économiques, Université de Sophia-Antipolis, 1995, p. 178.
  • [41]
    Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe ?, op. cit., p. 94-95.
  • [42]
    M. Freyssenet et Y. Lung, « Entre mondialisation et régionalisation : quelles voies possibles pour l’internationalisation de l’industrie automobile ? », Mondialisation ou régionalisation, Évry, 1996, p. 31 (Actes du Gerpisa, n° 18).
  • [43]
    Towards a New Map of Automobile Manufacturing in Europe ?, op. cit., p. 69 ; E. de Banville, B. Dankbaar, J.-J. Chanaron, G. Volpato, Vers un système automobile européen, op. cit., p. 174- 175.
  • [44]
    M-C. Belis-Bergouignan, G. Bordenave et Y. Lung, « Global Strategies in the Automobile Industry », in Mondialisation ou régionalisation, Évry, 1996, p. 106-107 (Actes du Gerpisa, n° 18).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.91

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions